Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société Carmejane LLC a demandé au tribunal administratif de Nîmes de prononcer la décharge, en droits et majorations, des cotisations d'impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices 2011 et 2012.
Par un jugement n° 1702001 du 4 octobre 2019, le tribunal administratif de Nîmes a prononcé un non-lieu à statuer sur les conclusions tendant à la décharge de la pénalité prévue à l'article 1732 du code général des impôts et a rejeté le surplus des conclusions de sa demande.
Par un arrêt n° 19MA05309 du 17 mars 2022, la cour administrative d'appel de Marseille a rejeté l'appel formé par la société Carmejane LLC contre ce jugement.
Par une décision n° 465852 du 13 novembre 2023, le Conseil d'Etat statuant au contentieux a, saisi d'un pourvoi présenté pour la société Carmejane LLC, annulé l'arrêt n° 19MA05309 du 17 mars 2022 et décidé de renvoyer l'affaire devant la cour administrative d'appel de Marseille.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et des mémoires, enregistrés les 4 décembre 2019, 28 février 2020, 12 mai 2020 et 20 décembre 2023, la société Carmejane LLC, représentée par Me Naudin et Me Belmin, demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement n° 1702001 du 4 octobre 2019 du tribunal administratif de Nîmes en tant qu'il a rejeté le surplus des conclusions de sa demande ;
2°) de prononcer la décharge, en droits et majorations, des impositions restant en litige ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- les premiers juges ne se sont pas prononcés sur les éléments nécessaires à la mise en œuvre de la procédure d'opposition à contrôle fiscal ;
- le service vérificateur a méconnu l'article L. 13 du livre des procédures fiscales ;
- c'est à tort que l'administration a estimé qu'elle s'était opposée au contrôle fiscal et engagé la procédure d'évaluation d'office prévue à l'article L. 74 du livre des procédures fiscales ;
- la proposition de rectification est insuffisamment motivée concernant le taux de rendement retenu par l'administration ;
- elle n'entre pas dans le champ d'application du 1 de l'article 206 du code général des impôts, dès lors qu'elle n'a pas la forme d'une société commerciale et que son objet est civil ;
- elle ne se livre à aucune activité commerciale, industrielle ou artisanale au sens des articles 34 et 35 du code général des impôts et de la doctrine administrative et son activité ne présente pas de caractère lucratif ;
- les bases d'imposition sont exagérées, dès lors que certains des termes de comparaison retenus par l'administration pour évaluer ses biens immobiliers ne sont pas pertinents et que la valeur réelle de ces biens immobiliers est inférieure à celle estimée par l'administration ;
- l'administration n'a pas tenu compte des charges exposées ;
- compte tenu de ses charges déductibles et de l'amortissement des biens immobiliers dont elle est propriétaire, son résultat est déficitaire au titre des exercices en cause.
Par des mémoires en défense enregistrés les 30 janvier 2020, 16 mars 2020, 28 mai 2020, 30 janvier 2024 et 5 novembre 2024, le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique conclut au rejet de la requête.
Il soutient que les moyens invoqués par la société Carmejane LLC ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention signée le 31 août 1994 entre la France et les Etats-Unis en vue d'éviter les doubles impositions et de prévenir l'évasion et la fraude fiscales en matière d'impôts sur le revenu et sur la fortune ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Platillero,
- les conclusions de M. Ury, rapporteur public,
- et les observations de Me Belmin, pour la société Carmejane LLC.
Considérant ce qui suit :
1. La société Carmejane LLC, constituée sous la forme de " limited liability company " de droit américain et dont le siège est situé dans l'Etat de Californie (Etats-Unis), a été assujettie à des cotisations d'impôt sur les sociétés au titre des exercices clos en 2011 et 2012, assorties des intérêts de retard et de la pénalité prévue à l'article 1732 du code général des impôts en cas d'opposition à contrôle fiscal, établies par voie d'évaluation d'office en application des dispositions de l'article L. 74 du livre des procédures fiscales. Par un jugement du 4 octobre 2019, le tribunal administratif de Nîmes, après avoir prononcé un non-lieu à statuer sur les conclusions tendant à la décharge de la pénalité prévue à l'article 1732 du code général des impôts, a rejeté le surplus des conclusions de la demande de la société Carmejane LLC tendant à la décharge, en droits et majorations, de ces impositions. Par un arrêt du 17 mars 2022, la Cour a rejeté l'appel formé par la société Carmejane LLC contre ce jugement. Par une décision du 13 novembre 2023, le Conseil d'Etat statuant au contentieux a, saisi d'un pourvoi présenté pour la société Carmejane LLC, annulé l'arrêt du 17 mars 2022 et renvoyé l'affaire devant la Cour.
Sur le principe de l'assujettissement à l'impôt sur les sociétés en France :
2. Aux termes de l'article 206 du code général des impôts, dans sa rédaction alors en vigueur : " 1. Sous réserve des dispositions des articles 8 ter, 239 bis AA, 239 bis AB et 1655 ter, sont passibles de l'impôt sur les sociétés, quel que soit leur objet, les sociétés anonymes, les sociétés en commandite par actions, les sociétés à responsabilité limitée n'ayant pas opté pour le régime fiscal des sociétés de personnes dans les conditions prévues au IV de l'article 3 du décret n° 55-594 du 20 mai 1955 modifié, les sociétés coopératives et leurs unions ainsi que, sous réserve des dispositions des 6° et 6° bis du 1 de l'article 207, les établissements publics, les organismes de l'Etat jouissant de l'autonomie financière, les organismes des départements et des communes et toutes autres personnes morales se livrant à une exploitation ou à des opérations de caractère lucratif (...) ".
3. La société Carmejane LLC est propriétaire de biens immobiliers situés à Ménerbes dans le département du Vaucluse, composé d'un ensemble immobilier situé rue de l'Eglise, occupé à titre gratuit en tant que résidence principale par les parents de B..., associé de la société, et d'une maison située rue Sainte Barbe, attribuée comme logement de fonction au titre d'un avantage en nature à leur employé et sa compagne. L'administration a estimé que la renonciation de la société Carmejane LLC à percevoir des loyers au titre des années 2011 et 2012 ne relevait pas d'une gestion normale et a ainsi réintégré dans ses bénéfices et soumis à l'impôt sur les sociétés le montant des loyers dont celle-ci s'est privée.
4. D'une part, il appartient au juge de l'impôt, saisi d'un litige portant sur le traitement fiscal d'une opération impliquant une société de droit étranger, d'identifier d'abord, au regard de l'ensemble des caractéristiques de cette société et du droit qui en régit la constitution et le fonctionnement, le type de société de droit français auquel la société de droit étranger est assimilable. Compte tenu de ces constatations, il lui revient ensuite de déterminer le régime applicable à l'opération litigieuse au regard de la loi fiscale française.
5. Il résulte de l'instruction, notamment de l'accord d'exploitation du 8 juillet 2001 constitutif de la société Carmejane LLC conclu en vertu de la loi " Beverly-Killea limited liability company act " de l'Etat de Californie, que cette société a été constituée par deux membres personnes physiques, D...et son épouse, Mme C..., détenant chacun 49,5 % des parts, l'époux en étant par ailleurs le gestionnaire propriétaire à ce titre de 1% des parts. Les " limited liability companies " sont des sociétés existant dans l'ensemble des Etats des Etats-Unis et qui, bien que présentant des caractéristiques communes, sont principalement régies par le droit de chaque Etat. Les formalités de constitution de ces sociétés sont différentes de celles nécessaires pour la constitution des sociétés de capitaux françaises et elles disposent d'une plus grande latitude dans le choix de leur mode de gestion et de direction que les sociétés à responsabilité limitée françaises. Il résulte en outre de l'accord d'exploitation du 8 juillet 2001 que B..., en tant que gestionnaire, dispose du droit exclusif de gérer, contrôler et conduire les affaires de la société, du droit de trancher les éventuelles divergences d'opinions entre membres et son consentement exclusif doit être recueilli pour toute décision concernant les biens de la société, selon les articles 8.1, 8.3 et 8.4 de l'accord d'exploitation. B..., en cette même qualité, doit donner son consentement écrit pour admettre une personne supplémentaire en tant que membre ainsi que pour le retrait ou la démission d'un membre et doit, dans le cas général, consentir à la substitution d'un membre, ce qu'il peut refuser à sa discrétion, en vertu des articles 3.2, 3.4 et 9.2 de cet accord. Enfin, dans son article 13.1, ledit accord stipule qu'en cas d'événement affectant le mariage d'un descendant de B... ou de Mme A... nommément désignés, la société aura le droit, à la discrétion du gestionnaire, de rembourser l'intégralité de la participation du conjoint marié.
6. Il résulte ainsi de l'ensemble des caractéristiques de la société Carmejane LLC, dont la constitution et le mode de fonctionnement reposent sur l'association de personnes physiques mariées et non pas sur une participation financière d'associés, et du droit qui en régit la constitution et le fonctionnement que cette société ne peut être assimilée à l'une des formes de sociétés de capitaux mentionnées à l'article 206 du code général des impôts permettant son assujettissement à l'impôt sur les sociétés pour ce motif, la seule circonstance que la responsabilité des membres soit limitée à proportion de leurs apports en vertu de l'article 15.2 de l'accord d'exploitation ne suffisant pas, contrairement à ce que soutient le ministre, à l'assimiler à une société à responsabilité limitée de droit français.
7. D'autre part, les dispositions de l'article 206 du code général des impôts prévoient l'assujettissement à l'impôt sur les sociétés, au-delà des sociétés qu'elles désignent expressément, de toutes les personnes morales qui se livrent à une exploitation ou à des opérations de caractère lucratif.
8. Il résulte de l'instruction que si, d'après les termes de l'article 1.2 de son accord d'exploitation, la société Carmejane LLC " a pour objets (i) d'acquérir, d'acheter, de détenir comme investissement, de posséder, de louer, d'échanger, de céder, de vendre, de financer et d'aliéner par ailleurs un intérêt économique dans des biens immobiliers incluant, entre autres, des biens immobiliers situés à Carmejane, France, et à Ste Barbe, France ( les " Biens immobiliers ") (cet intérêt économique pouvant consister en une participation dans le Bien), y compris entre autres, d'emprunter et de prêter des fonds, et de conclure par ailleurs des accords de crédit en liaison avec ceci (collectivement, les " Activités de la Société "), (ii) d'acquérir, d'acheter, de détenir comme investissement, de posséder, de louer, d'échanger, de céder, de vendre, de financer et d'aliéner par ailleurs un intérêt dans tous autres investissements au choix du Gestionnaire et (iii) de s'engager dans toute action ou activité légitime pour laquelle une société à responsabilité limitée peut être constituée en vertu du droit de l'Etat de Californie, notamment, entre autres, toute action ou activité légitime accessoire, nécessaire, recommandée ou désirable pour conduire les Activités de la Société. La Société doit avoir le pouvoir de conclure tous les contrats et de s'engager dans toutes les actions et transactions nécessaires ou souhaitables pour atteindre les objectifs de la Société, et tous les autres pouvoirs à sa disposition en tant que Société à responsabilité limitée en vertu du droit californien ", elle s'est bornée à mettre à la mise à disposition à titre gratuit des biens immobiliers aux parents de son associé à titre de résidence principale, circonstance qui ne caractérise pas, par elle-même, une activité lucrative, sans qu'ait d'incidence à cet égard la circonstance que ces derniers mettent à leur tour à la disposition de leur salarié chargé d'entretenir la propriété et d'assurer son gardiennage, à titre d'avantage en nature, une partie des biens en cause, le ministre n'alléguant d'ailleurs même pas qu'elle aurait eu une activité susceptible de revêtir un caractère lucratif, tant dans le cadre de l'exploitation de l'immeuble en litige que dans un autre cadre, en application de ses dispositions statutaires constitutives. Dans ces conditions, la société Carmejane LLC ne peut être regardée comme s'étant livrée à une exploitation ou à des opérations de caractère lucratif permettant son assujettissement pour ce motif à l'impôt sur les sociétés sur le fondement de l'article 206 du code général des impôts.
9. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, que la société Carmejane LLC est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nîmes a rejeté le surplus des conclusions de sa demande. L'article 2 de ce jugement doit dès lors être annulé et la société Carmejane LLC doit être déchargée, en droits et majorations, des impositions en litige.
Sur les frais liés au litige :
10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat, qui est la partie perdante dans la présente instance, la somme de 2 000 euros au titre des frais que la société Carmejane LLC a exposés, sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
Article 1er : L'article 2 du jugement n° 1702001 du 4 octobre 2019 du tribunal administratif de Nîmes est annulé.
Article 2 : La société Carmejane LLC est déchargée, en droits et intérêts de retard, des cotisations d'impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices 2011 et 2012.
Article 3 : L'Etat versera à la société Carmejane LLC la somme de 2 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la société Carmejane LLC et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Copie en sera adressée à la direction de contrôle fiscal Sud-Est Outre-mer.
Délibéré après l'audience du 16 janvier 2025, où siégeaient :
- M. Duchon-Duris, président de la Cour,
- M. Platillero, président assesseur,
- Mme Mastrantuono, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 30 janvier 2025.
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N° 23MA02689