Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme A... B... a demandé au tribunal administratif de Bastia de condamner la collectivité de Corse à lui verser la somme de 100 000 euros en réparation des préjudices matériel et moral subis du fait du harcèlement et des fautes dont elle estime avoir été victime de la part de son employeur.
Par un jugement n° 2100362 du 7 juillet 2023, le tribunal administratif de Bastia a condamné la collectivité de Corse à lui verser une somme de 10 000 euros.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés les 7 septembre 2023 et 22 juillet 2024, ainsi qu'un mémoire, enregistré le 26 juillet 2024 et non communiqué, la collectivité de Corse, représentée par Me Muscatelli, demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement du 7 juillet 2023 ;
2°) de rejeter la demande présentée par Mme B... devant le tribunal administratif ;
3°) de mettre à la charge Mme B... une somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- la demande de première instance n'était pas recevable au regard des dispositions de l'article R. 411-1 du code de justice administrative dès lors que son fondement juridique n'était pas précisé à l'expiration du délai de recours ;
- aucune faute n'a été commise ; Mme B... a souhaité sa retraite anticipée pour des raisons n'ayant rien à voir avec le service ; ses candidatures sur différents postes de direction ont été analysées mais n'ont pas été retenues eu égard aux expériences plus adéquates d'autres candidats ; les agents n'ont aucun droit à avancement mais sa situation avait bien été examinée pour un éventuel avancement de grade au titre de l'année 2020 ; des missions lui ont bien été confiées et, si elle n'avait pas de bureau à son retour en octobre 2020 à la suite d'une longue absence pour maladie, c'est car elle avait sollicité une reprise en télétravail ; elle a bien été évaluée au titre de cette dernière année ;
- aucun préjudice n'est démontré ; la dégradation de l'état de santé de Mme B... n'est pas justifiée, ni même le moindre préjudice matériel.
Par des mémoires en défense, enregistrés les 6 mai et 22 juillet 2024, Mme B..., représentée par Me Peres, conclut, le cas échéant après le prononcé d'une expertise, au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 2 000 euros soit mise à la charge de la collectivité de Corse.
Elle soutient que la requête est non fondée dans les moyens qu'elle soulève.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code général de la fonction publique ;
- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Poullain,
- les conclusions de M. Guillaumont, rapporteur public,
- et les observations de Me de Casalta, substituant Me Muscatelli, représentant la collectivité de Corse.
Considérant ce qui suit :
1. Mme B... a été recrutée par la collectivité territoriale de Corse en 1996 et y a exercé, en dernier lieu au grade d'attachée principale, diverses fonctions de conseillère pour l'action culturelle et le spectacle vivant, attachée à la commission " développement social et culturel de l'Assemblée " et conseillère technique puis chargée de mission auprès du directeur général des services. Elle a pris sa retraite le 1er décembre 2020. Estimant avoir fait l'objet de diverses brimades et d'une " placardisation " dans son travail à compter de l'année 2018, après la fusion de la collectivité territoriale et des deux départements corses au sein de la collectivité de Corse le 1er janvier 2018, elle a recherché la responsabilité de son employeur. Celui-ci relève appel du jugement du tribunal administratif de Bastia qui, ayant considéré que des faits de harcèlement moral étaient établis, l'a condamné à verser la somme de 10 000 euros à Mme B..., en réparation du préjudice moral subi par l'intéressée.
Sur la fin de non-recevoir opposée par la collectivité de Corse :
2. Aux termes de l'article R. 411-1 du code de justice administrative : " La juridiction est saisie par requête. La requête indique les nom et domicile des parties. Elle contient l'exposé des faits et moyens, ainsi que l'énoncé des conclusions soumises au juge. / L'auteur d'une requête ne contenant l'exposé d'aucun moyen ne peut la régulariser par le dépôt d'un mémoire exposant un ou plusieurs moyens que jusqu'à l'expiration du délai de recours ".
3. Il ressort de la demande présentée pour Mme B... devant le tribunal administratif, enregistrée le 2 avril 2021, que l'intéressée y indiquait avoir subi " des brimades et placardisation, refus d'avancement, rejet de ses demandes de candidature, privation de son bureau et des outils de travail ainsi que de tout travail à accomplir ", et demandait l'indemnisation des préjudices subis en conséquence. Alors même qu'aucun texte ou principe général n'était cité, cette saisine se prévalait de fautes de la collectivité, susceptibles d'engager sa responsabilité. Contrairement à ce que soutient la requérante, elle contenait dès lors des moyens et était recevable au regard des dispositions de l'article R. 411-1 du code de justice administrative.
Sur le bien-fondé de la demande :
4. Aux termes du premier alinéa de l'article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires dans sa rédaction applicable au litige, devenu l'article L. 133-2 du code général de la fonction publique : " Aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ".
5. Il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement. Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile.
6. Pour soutenir qu'elle a été victime d'un harcèlement moral, Mme B... fait en premier lieu valoir qu'à la suite de la création de la collectivité de Corse, elle a, durant l'été 2018, candidaté sans succès sur divers postes de direction au sein de celle-ci, de directrice de l'orientation professionnelle, directrice de la communication institutionnelle et directrice de la culture, ainsi que sur un poste de chargée de mission du ou des schémas directeurs et des stratégies territoriales au sein de la direction générale adjointe des affaires sociales et sanitaires. Toutefois, la circonstance qu'aucune de ces candidatures n'a été retenue n'est pas susceptible de faire présumer l'existence d'un harcèlement moral ou de caractériser une quelconque faute, alors que le personnel de direction était nécessairement surnuméraire dans un contexte de fusion de collectivités, qu'elle n'occupait auparavant aucune fonction de management ni n'intervenait professionnellement dans les milieux sanitaires et sociaux, et que ses candidatures ont dûment été analysées, Mme B... ayant même été reçue en entretien pour deux de ces postes. La collectivité n'avait pas à justifier, davantage que ce qu'elle a fait par des messages d'information usuels, les appréciations portées sur les diverses candidatures reçues.
7. Les circonstances, évoquées en deuxième lieu, que Mme B... n'a pas obtenu un avancement au grade d'attaché hors classe avant de prendre sa retraite et qu'elle n'aurait pas reçu d'explications à cet égard malgré sa demande ne sont pas davantage de nature à faire présumer un harcèlement moral ou à caractériser une quelconque faute alors qu'elle ne détenait aucun droit à être inscrite au tableau d'avancement, établi au choix, que sa situation à cet égard a été dûment analysée et que la collectivité fait valoir qu'aucun agent n'a été nommé par la voie exceptionnelle entre 2019 et 2021.
8. Mme B... soutient en troisième lieu que ses responsabilités auraient diminué au point de ne plus avoir de mission à partir du 1er janvier 2018, ce qui n'est pas sérieusement contesté par la collectivité. Si l'intéressée n'établit pas s'être plainte auprès de son supérieur hiérarchique au cours de l'année 2018 d'une insuffisante ou insatisfaisante charge de travail, il résulte toutefois de l'instruction qu'un courrier au président de l'exécutif corse, daté du mois de décembre 2018, fait état de difficultés à cet égard. Ce n'est qu'à la suite de ce courrier que les missions de Mme B... auprès du directeur général des services ont été précisées, en début d'année 2019, comme étant liées à la préparation, la représentation, et au compte-rendu de diverses réunions, ainsi qu'à la rédaction, seulement ponctuelle, de notes ou rapports selon des lettres de mission. En revanche, si la requérante fait valoir qu'aucune suite n'aurait été donnée à la proposition qu'elle a effectuée le 22 janvier 2019 de travailler sur un rapport au sujet de l'aide aux aidants, il est constant qu'elle a été placée en congé de maladie puis en congés divers dès le 4 février 2019, moins de deux semaines après qu'elle a envoyé ce message, et jusqu'au 7 octobre 2020.
9. Si, en quatrième lieu, Mme B... a indiqué à son employeur, le 9 juin 2020, que le médecin de prévention l'avait informée le jour même qu'elle était en mesure de reprendre son travail en présentiel le lendemain mais que son bureau et son ordinateur avaient été attribués à un tiers durant son absence, il n'est pas contesté que le directeur général des services a immédiatement fait en sorte que l'intéressée dispose, à son retour, de l'équipement nécessaire à l'accomplissement de ses missions. Alors que Mme B... a finalement prolongé son absence, le médecin du travail a préconisé, le jour même de sa reprise, le 8 octobre 2020, que le télétravail soit privilégié. S'il a alors été indiqué à l'intéressée que sa demande avait été prise en compte et que les moyens nécessaires étaient mis en œuvre, il semble qu'aucune solution opérationnelle ne soit intervenue avant le placement de Mme B... à la retraite, le 1er décembre 2020. Elle n'a ainsi pas été en mesure de reprendre effectivement son travail avant cette date.
10. En cinquième lieu, il n'est pas contesté que Mme B... n'a pas bénéficié d'entretien d'évaluation au titre des années 2018 à 2020.
11. Il résulte de l'ensemble des éléments exposés ci-dessus que l'existence d'un harcèlement moral n'est pas établie. En revanche, les faits que Mme B... se soit trouvée désœuvrée au cours de l'année 2018, qu'elle n'ait pu effectivement reprendre le travail entre le 7 octobre et le 1er décembre 2020 et qu'elle n'ait pas bénéficié d'entretien professionnel durant les dernières années de sa vie professionnelle, caractérisent des fautes de la part de l'administration dans la gestion de la carrière de son agent.
12. Eu égard à ces fautes et sans qu'il soit besoin de prescrire une expertise, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par Mme B... en lui allouant une somme de 10 000 euros.
13. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur l'existence d'autres préjudices, que la collectivité de Corse n'est pas fondée à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bastia l'a condamnée à verser une somme 10 000 euros en réparation du préjudice moral subi par Mme B....
Sur les frais liés à l'instance :
14. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il en soit fait application au bénéfice de la collectivité de Corse. Il y a lieu, en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la collectivité de Corse une somme de 2 000 au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.
D É C I D E :
Article 1er : La requête de la collectivité de Corse est rejetée.
Article 2 : La collectivité de Corse versera une somme de 2 000 euros à Mme B... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la collectivité de Corse et à Mme A... B....
Délibéré après l'audience du 4 octobre 2024, à laquelle siégeaient :
- Mme Chenal-Peter, présidente de chambre,
- Mme Vincent, présidente assesseure,
- Mme Poullain, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 18 octobre 2024.
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N° 23MA02331
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