Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
L'EARL Finucchiola a demandé au tribunal administratif de Bastia de condamner l'Etat à lui verser des indemnités d'un montant respectif de 7 250 euros, 25 680 euros et 30 636 euros, en réparation des préjudices financiers et moraux qu'elle a subis du fait de l'accroissement, au cours des années 2014, 2015 et 2016, des dégâts causés à ses cultures agricoles par des sangliers provenant des dépendances du site pénitentiaire de Casabianda (commune d'Aléria).
Par un jugement n° 1601215, 1700081 et 1700478 du 15 février 2018, le tribunal administratif de Bastia a condamné l'Etat à lui verser la somme de 57 566 euros en réparation des différents préjudices subis.
Par un arrêt n° 18MA01770, 18MA01781, 18MA01782 du 4 novembre 2019, la cour administrative d'appel de Marseille, saisie de trois requêtes de la Garde des Sceaux, ministre de la justice tendant à l'annulation du jugement du 15 février 2018 du tribunal administratif de Bastia et au rejet des demandes de l'EARL Finucchiola présentées devant ce tribunal, a sursis à statuer jusqu'à ce que le Tribunal des conflits ait tranché la question de l'ordre de juridiction compétent pour connaître de ce litige.
Par une décision n° 4181 du 11 mai 2020, le Tribunal des conflits a déclaré la juridiction administrative seule compétente pour connaître du litige opposant l'EARL Finucchiola à l'Etat.
Par un arrêt n° 18MA01770, 18MA01781, 18MA01782 du 15 juillet 2020, la Cour a annulé le jugement du tribunal administratif de Bastia du 15 février 2018 et rejeté les demandes présentées par l'EARL Finucchiola.
Par une décision n° 444623 du 29 juillet 2022, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a annulé l'arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille du 15 juillet 2020 et a renvoyé devant la Cour l'affaire où elle a été de nouveau enregistrée sous les n° 22MA02191, 22MA02192 et 22MA02193.
Procédure devant la Cour après renvoi :
I. Sous le n° 22MA02191, par des mémoires, enregistrés les 15 novembre et 1er décembre 2022, le Garde des Sceaux, ministre de la justice demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Bastia du 15 février 2018 ;
2°) de rejeter les demandes de l'EARL Finucchiola présentées devant ce tribunal.
Il soutient que :
- la juridiction administrative est incompétente pour statuer sur les demandes présentées par l'EARL Finucchiola ;
- c'est irrégulièrement que le tribunal administratif n'a pas rouvert l'instruction à la suite de la production de son mémoire en défense ;
- la demande de première instance est mal dirigée et donc irrecevable, la gestion de réserve de chasse relevant de la compétence de la collectivité de Corse ;
- aucune carence fautive dans la régulation de la population de sangliers ne peut être reprochée à l'Etat dans la mesure où la gestion de la réserve naturelle ne ressortit pas à sa compétence, celle-ci relevant de la collectivité de Corse, de l'Office national de la chasse et de la faune sauvage, et de la fédération nationale des chasseurs ;
- en tout état de cause l'administration pénitentiaire a organisé des battues en lien avec les acteurs locaux pour réguler la population de sangliers et n'a donc commis aucune faute ;
- le lien de causalité entre les dommages allégués et l'action des sangliers provenant de son fond n'est pas établi ;
- en faisant droit à la demande, le tribunal administratif a indemnisé une seconde fois un préjudice déjà réparé en application de l'article L. 426-1 du code de l'environnement par la fédération départementale des chasseurs ;
- la faute de la victime est de nature à exonérer totalement ou partiellement l'Etat de sa responsabilité ;
- le fait du tiers exonère en partie l'Etat eu égard à la carence des acteurs locaux.
Par des mémoires en défense, enregistrés les 24 octobre, 25 novembre, 9 et 21 décembre 2022, l'EARL Finucchiola, représentée par Me Perreimond, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 6 000 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761 1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- elle subit depuis de nombreuses années des sinistres imputables aux sangliers provenant de la réserve de chasse du centre pénitentiaire de Casabianda, dont elle est voisine immédiate ;
- cette situation trouve son origine dans l'inaction fautive de l'administration pénitentiaire ;
- le jugement du tribunal, lui allouant la somme de 57 566 euros au titre de ses préjudices pour les années 2014 à 2016, doit être confirmé.
II. Sous le n° 22MA02192, par des mémoires, enregistrés les 15 novembre et 1er décembre 2022, le Garde des Sceaux, ministre de la justice demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Bastia du 15 février 2018 ;
2°) de rejeter les demandes de l'EARL Finucchiola présentées devant ce tribunal.
Il soutient que :
- la juridiction administrative est incompétente pour statuer sur les demandes présentées par l'EARL Finucchiola ;
- c'est irrégulièrement que le tribunal administratif n'a pas rouvert l'instruction à la suite de la production de son mémoire en défense ;
- la demande de première instance est mal dirigée et donc irrecevable, la gestion de réserve de chasse relevant de la compétence de la collectivité de Corse ;
- aucune carence fautive dans la régulation de la population de sangliers ne peut être reprochée à l'Etat dans la mesure où la gestion de la réserve naturelle ne ressortit pas à sa compétence, celle-ci relevant de la collectivité de Corse, de l'Office national de la chasse et de la faune sauvage, et de la fédération nationale des chasseurs ;
- en tout état de cause l'administration pénitentiaire a organisé des battues en lien avec les acteurs locaux pour réguler la population de sangliers et n'a donc commis aucune faute ;
- le lien de causalité entre les dommages allégués et l'action des sangliers provenant de son fond n'est pas établi ;
- en faisant droit à la demande, le tribunal administratif a indemnisé une seconde fois un préjudice déjà réparé en application de l'article L. 426-1 du code de l'environnement par la fédération départementale des chasseurs ;
- la faute de la victime est de nature à exonérer totalement ou partiellement l'Etat de sa responsabilité ;
- le fait du tiers exonère en partie l'Etat eu égard à la carence des acteurs locaux.
Par des mémoires en défense, enregistrés les 24 octobre, 25 novembre et 21 décembre 2022, l'EARL Finucchiola, représentée par Me Perreimond, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 6 000 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761 1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- elle subit depuis de nombreuses années des sinistres imputables aux sangliers provenant de la réserve de chasse du centre pénitentiaire de Casabianda, dont elle est voisine immédiate ;
- cette situation trouve son origine dans l'inaction fautive de l'administration pénitentiaire ;
- le jugement du tribunal, lui allouant la somme de 57 566 euros au titre de ses préjudices pour les années 2014 à 2016, doit être confirmé.
III. Sous le n° 22MA02193, par des mémoires, enregistrés les 15 novembre et 1er décembre 2022, le Garde des Sceaux, ministre de la justice demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Bastia du 15 février 2018 ;
2°) de rejeter les demandes de l'EARL Finucchiola présentées devant ce tribunal.
Il soutient que :
- la juridiction administrative est incompétente pour statuer sur les demandes présentées par l'EARL Finucchiola ;
- c'est irrégulièrement que le tribunal administratif n'a pas rouvert l'instruction à la suite de la production de son mémoire en défense ;
- la demande de première instance est mal dirigée et donc irrecevable, la gestion de réserve de chasse relevant de la compétence de la collectivité de Corse ;
- aucune carence fautive dans la régulation de la population de sangliers ne peut être reprochée à l'Etat dans la mesure où la gestion de la réserve naturelle ne ressortit pas à sa compétence, celle-ci relevant de la collectivité de Corse, de l'Office national de la chasse et de la faune sauvage, et de la fédération nationale des chasseurs ;
- en tout état de cause l'administration pénitentiaire a organisé des battues en lien avec les acteurs locaux pour réguler la population de sangliers et n'a donc commis aucune faute ;
- le lien de causalité entre les dommages allégués et l'action des sangliers provenant de son fond n'est pas établi ;
- en faisant droit à la demande, le tribunal administratif a indemnisé une seconde fois un préjudice déjà réparé en application de l'article L. 426-1 du code de l'environnement par la fédération départementale des chasseurs ;
- la faute de la victime est de nature à exonérer totalement ou partiellement l'Etat de sa responsabilité.
Par des mémoires en défense, enregistrés les 24 octobre, 25 novembre et 21 décembre 2022, l'EARL Finucchiola, représentée par Me Perreimond, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 6 000 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761 1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- elle subit depuis de nombreuses années des sinistres imputables aux sangliers provenant de la réserve de chasse du centre pénitentiaire de Casabianda, dont elle est voisine immédiate ;
- cette situation trouve son origine dans l'inaction fautive de l'administration pénitentiaire ;
- le jugement du tribunal, lui allouant la somme de 57 566 euros au titre de ses préjudices pour les années 2014 à 2016, doit être confirmé ;
- elle a fait installer une clôture électrique.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de l'environnement ;
- le code général de la propriété des personnes publiques ;
- le code civil ;
- la loi du 24 mai 1872 relative au Tribunal des conflits ;
- le décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ;
- la délibération n° 05/62 du 1er avril 2005 de l'assemblée de Corse portant sur la procédure d'institution et de fonctionnement des réserves de chasse et de faune sauvage en Corse ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme A...
- et les conclusions de M. Guillaumont, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. L'EARL Finucchiola a demandé au tribunal administratif de Bastia de condamner l'Etat à lui verser des indemnités en réparation des dommages causés à ses cultures au cours des années 2014, 2015 et 2016 par des sangliers provenant du centre pénitentiaire ouvert de Casabianda situé sur le territoire de la commune d'Aléria (Haute-Corse), qui occupe un site d'environ 1400 hectares, composé de bâtiments, d'une exploitation agricole et d'une zone de forêts et de maquis. Par un jugement du 15 février 2018, le tribunal administratif de Bastia a condamné l'Etat à verser à l'EARL la somme de 57 566 euros en réparation de ses divers préjudices. La Garde des Sceaux, ministre de la justice a relevé appel de ce jugement. Par un arrêt du 15 juillet 2020, la cour administrative d'appel de Marseille a annulé ce jugement. Par une décision du 29 juillet 2022, le Conseil d'Etat a annulé l'arrêt du 15 juillet 2020 et renvoyé l'affaire devant la Cour.
Sur la jonction :
2. Les trois requêtes susvisées sont dirigées contre le même jugement et présentent à juger des questions semblables. Elles ont fait l'objet d'une instruction commune. Il y a lieu de les joindre pour y statuer par un seul et même arrêt.
Sur l'exception d'incompétence opposée par la Garde des Sceaux, ministre de la justice ministre :
3. Sur renvoi effectué par l'arrêt de la Cour du 4 novembre 2019, le Tribunal des conflits, par une décision du 11 mai 2020, a relevé que le centre pénitentiaire ouvert de Casabianda appartient à l'Etat, a été affecté au ministère de la justice depuis l'année 1948 et en dernier lieu par une convention du 21 janvier 2015 pour les besoins du service public pénitentiaire et a fait l'objet d'aménagements spéciaux. Il en a déduit qu'il appartenait au domaine public de l'Etat dont le ministère de la justice avait la charge avant l'entrée en vigueur du code général de la propriété des personnes publiques et qu'en l'absence de tout acte de déclassement, il en était encore ainsi à la date des désordres constatés. Il a jugé en conséquence que le litige qui oppose l'EARL Finucchiola à l'Etat relève de la compétence de la juridiction administrative. La Garde des Sceaux, ministre de la justice n'est, dès lors, pas fondée à soutenir que la juridiction administrative ne serait pas compétente pour en connaître.
Sur la régularité du jugement :
4. En premier lieu, aux termes de l'article L. 5 du code de justice administrative : " L'instruction des affaires est contradictoire. (...) ". Aux termes du deuxième alinéa de l'article R. 611-1 du code de justice administrative : " La requête, le mémoire complémentaire annoncé dans la requête et le premier mémoire de chaque défendeur sont communiqués aux parties avec les pièces jointes (...) ". Aux termes du premier alinéa de l'article R. 611-17 du même code : " Le rapporteur règle, sous l'autorité du président de la chambre, la communication de la requête. Il fixe, eu égard aux circonstances de l'affaire, le délai accordé aux parties pour produire leurs mémoires (...) ". Aux termes de l'article R. 613-3 du même code : " Les mémoires produits après la clôture de l'instruction ne donnent pas lieu à communication, sauf réouverture de l'instruction. ".
5. Dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, le juge administratif a toujours la faculté de rouvrir l'instruction, qu'il dirige, lorsqu'il est saisi d'une production postérieure à la clôture de celle-ci. Il lui appartient, dans tous les cas, de prendre connaissance de cette production avant de rendre sa décision et de la viser. S'il décide d'en tenir compte, il rouvre l'instruction et soumet au débat contradictoire les éléments contenus dans cette production qu'il doit, en outre, analyser. Dans le cas particulier où cette production contient l'exposé d'une circonstance de fait ou d'un élément de droit dont la partie qui l'invoque n'était pas en mesure de faire état avant la clôture de l'instruction et qui est susceptible d'exercer une influence sur le jugement de l'affaire, le juge doit alors en tenir compte, à peine d'irrégularité de sa décision.
6. Conformément aux dispositions de l'article R. 613-3 du code de justice administrative, lesquelles doivent être combinées sur ce point à celles de l'article R. 611-1, le mémoire du 15 janvier 2018, alors même qu'il s'agissait du premier mémoire en défense de la ministre de la justice, n'avait pas à être communiqué dès lors qu'il avait été produit après la clôture de l'instruction. Il ressort des termes mêmes du jugement attaqué que ses visas font mention de ce mémoire produit après la clôture de l'instruction. S'il appartenait aux premiers juges, comme ils l'ont fait, de prendre connaissance de ce mémoire avant de rendre leur décision, ils n'étaient pas, en revanche, tenus de l'analyser. Par suite, le moyen tiré de l'irrégularité de la procédure suivie devant le tribunal administratif doit être écarté.
Sur le bien-fondé du jugement :
En ce qui concerne la responsabilité pour faute :
7. Aux termes du dernier alinéa de l'article L. 422-27 du code de l'environnement, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2002-92 du 22 janvier 2002, " En Corse les conditions d'institution et de fonctionnement des réserves de chasse sont fixées par délibération de l'assemblée de Corse ". Aux termes de l'article 1er du § 2 de la délibération n° 05/62 du 1er avril 2005 de l'assemblée de Corse portant sur la procédure d'institution et de fonctionnement des réserves de chasse et de faune sauvage en Corse, prise en application de ces dispositions législatives : " Tout acte de chasse est interdit dans une réserve de chasse et de faune sauvage. / Toutefois l'arrêté d'institution peut prévoir la possibilité d'exécuter un plan de chasse ou un plan de gestion, lorsque celui-ci est nécessaire au maintien des équilibres biologiques et agro-sylvocynégétiques ". Selon l'article 4 § 2 de la même délibération " La destruction des animaux nuisibles peut être effectuée par les détenteurs du droit de destruction ou leurs délégués sur autorisation préfectorale ".
8. Si un arrêté interministériel du 15 mai 1951 a érigé en réserve de chasse et de faune sauvage les dépendances du site pénitentiaire de Casabianda, l'article 4 § 2 de la délibération précitée du 1er avril 2005 de l'assemblée de Corse prévoient que les animaux des espèces classées nuisibles, auxquelles appartient le sanglier en Haute-Corse, peuvent être détruits sur autorisation préfectorale. Toutefois ces dispositions ne peuvent être regardées comme épuisant les obligations incombant à l'Etat lorsque les dommages générés par le gibier lui sont directement imputables en sa qualité de gestionnaire du domaine public.
9. Il résulte de l'instruction et notamment des rapports d'expertise produits par l'EARL Finucchiola que l'exploitation agricole de plus d'une centaine d'hectares qu'elle gère, dont l'activité principale est la culture fourragère et céréalière, est située en limite du site pénitentiaire de Casabianda et séparée de celui-ci par le ruisseau Tagnone. De manière récurrente et au moins depuis 2005, les plantations situées en bordure de ce ruisseau sont endommagées par des sangliers en provenance du domaine géré par les services de l'administration pénitentiaire. Ces dégâts se sont intensifiés au cours des années 2014, 2015 et 2016 ainsi qu'en attestent les procès-verbaux de constat d'huissier versés au débat, éléments corroborés par les nombreuses " coulées " relevées sur place par l'expert mettant en évidence une sur-fréquentation des sangliers. Il résulte de l'instruction, d'une part, que la société Finucchiola, exploitante de terres agricoles situées en limite du domaine du centre pénitentiaire ouvert de Casabianda, alertait depuis 2005 l'administration pénitentiaire sur les dégâts occasionnés sur ses terres par des sangliers en provenance de la réserve de chasse de ce centre et faisait valoir que les indemnisations forfaitaires perçues, à partir de 2011, auprès de la fédération départementale des chasseurs de la Haute-Corse au titre de la procédure prévue par les articles L. 426-1 et suivants du code de l'environnement ne lui permettaient pas d'obtenir réparation intégrale des préjudices subis sans que ce point soit contesté par l'administration, d'autre part, que le directeur du centre de Casabianda, après avoir informé la société, par un courrier du 12 septembre 2014 en réponse à une nouvelle réclamation de cette dernière, de son intention de faire établir un devis pour l'édification en limite du domaine pénitentiaire d'une clôture grillagée, puis de procéder sans délai aux travaux dès qu'il en obtiendrait le financement, n'a pas donné suite à cette annonce et, enfin, que les battues de régulation des sangliers organisées en 2016 et 2017 se sont révélées inefficaces. Il n'est pas contesté qu'aucune autre mesure n'a été prise. Par suite, en l'absence de mesures adaptées prises par l'administration pénitentiaire afin de tenter de restreindre la population de sangliers sur son domaine et de limiter les désagréments sur les parcelles mitoyennes, l'EARL établit l'existence d'une carence fautive susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat. Dès lors, la circonstance que les sangliers sont des " res nullus " dont le ministère de la justice n'est pas propriétaire et qui ne sont pas davantage à son usage au sens de l'article 1243 du code civil est sans incidence sur la faute de l'administration.
En ce qui concerne le lien de causalité :
10. Il résulte de l'instruction, et comme il a été dit au point 9, que la société Finucchiola, exploite des terres agricoles situées en limite du domaine du centre pénitentiaire ouvert de Casabianda et séparée de celui-ci par le ruisseau Tagnone. De manière récurrente et au moins depuis 2005, les plantations situées en bordure de ce ruisseau sont endommagées par des sangliers en provenance du domaine géré par les services de l'administration pénitentiaire. Ces dégâts se sont intensifiés au cours des années 2014, 2015 et 2016 ainsi qu'en attestent les procès-verbaux de constat d'huissier versés au débat, éléments corroborés par les nombreuses " coulées " relevées sur place par l'expert mettant en évidence une sur-fréquentation des sangliers. Les plantations des terrains situés à proximité du ruisseau le Tagnone subissent des dégâts de sangliers plus importants que sur le reste de l'exploitation et le domaine du centre de détention est constitué de bois et de maquis propices à la prolifération des sangliers. Dans ces conditions, et contrairement à ce que fait valoir la ministre en défense, le lien de causalité entre l'inaction fautive de l'Etat et les dégâts occasionnés doit être regardé comme établi.
En ce qui concerne les causes exonératoires :
11. En premier lieu, il résulte de l'instruction que les dommages causés par les sangliers étaient constatés de manière récurrente depuis plusieurs années, que les battues s'étaient avérées inefficaces et, que de l'avis de l'ensemble des acteurs, la seule solution satisfaisante consistait à implanter une clôture pour protéger les parcelles agricoles limitrophes. Un accord de principe avait d'ailleurs été donné par le directeur du centre pénitentiaire pour l'édification d'une clôture, ledit accord étant néanmoins soumis à la condition de l'obtention d'un financement et étant resté sans suite. Il résulte par ailleurs de l'instruction que l'EARL a acquis le 24 avril 2009 une clôture électrique pour un montant de 7 910,51 euros et que ladite clôture a été installée en bordure de la réserve de chasse de Casabianda depuis cette même année 2009. Par suite, aucune négligence ne pouvant être reprochée à l'EARL, la ministre n'est pas fondée à demander pour ce motif un partage de responsabilité.
12. En second lieu, la ministre invoque en outre la carence des acteurs locaux. Toutefois, il est indifférent que les conditions d'institution et de fonctionnement des réserves de chasse soient fixées en Corse non par l'Etat mais par une délibération de l'Assemblée corse, adoptée le 1er avril 2005. La réserve de Casabianda, qui préexistait au transfert de compétences en matière de création de zones de chasse intervenu en 2002, n'a fait l'objet d'aucune décision de classement en application de cette délibération de nature à impliquer une responsabilité quelconque de la collectivité de Corse. La zone en question est bien une dépendance domaniale relevant du ministère de la justice et une convention passée le 21 janvier 2015 avec le service des domaines désigne le ministère de la justice comme le gestionnaire du domaine, assumant à ce titre l'ensemble des responsabilités afférentes. Par suite, la ministre n'est pas fondée à invoquer une éventuelle carence des acteurs locaux.
En ce qui concerne les préjudices :
13. En premier lieu, la circonstance que les dégâts en cause ouvrent droit au régime d'indemnisation prévu à l'article L. 426-1 du code de l'environnement, à la charge de la fédération départementale des chasseurs, ne saurait faire obstacle à la réparation du préjudice résultant des fautes spécifiquement imputables à l'Etat, pour la part non couverte par cette indemnisation forfaitaire. En outre, il résulte de l'instruction que les sommes réclamées par l'EURL correspondent effectivement à la part non couverte par l'indemnisation forfaitaire.
14. En second lieu, il résulte de l'instruction, et notamment de deux rapports d'expertise non contredits sur ce point, que les dégâts constatés s'élèvent à 4 250 euros au titre de l'année 2014, à 22 680 euros pour la perte de récolte et la remise en état au titre de l'année 2015 et à 27 636 euros pour la perte de récolte au titre de l'année 2016. Ainsi, la société, qui n'a perçu aucune indemnisation de la fédération départementale des chasseurs à la suite des dégâts provoqués par les sangliers sur ses récoltes pour les années 2014, 2015 et 2016, est fondée à demander l'indemnisation du préjudice matériel, à raison de la somme totale de 54 566 euros.
15. Dans ces conditions, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par l'entreprise en l'évaluant à la somme de 3 000 euros, soit 1 000 euros par affaire.
16. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre de la justice n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bastia a condamné l'Etat à verser à l'EARL Finucchiola la somme de 57 566 euros en réparation des différents préjudices subis.
Sur les frais liés au litige :
17. Il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat le versement à l'EARL Finucchiola d'une somme totale de 2 000 euros au titre des frais qu'elle a exposés dans ces trois instances et non compris dans les dépens.
D É C I D E :
Article 1er : Les requêtes du Garde des Sceaux, ministre de la justice sont rejetées.
Article 2 : L'Etat versera à l'EARL Finucchiola une somme totale de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au Garde des Sceaux, ministre de la justice et à l'EARL Finucchiola.
Délibéré après l'audience du 24 mars 2023, où siégeaient :
- Mme Chenal-Peter, présidente de chambre,
- Mme Ciréfice, présidente assesseure,
- M. Prieto, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 7 avril 2023.
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N° 22MA02191, 22MA02192, 22MA02193
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