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22/07/2020 | FRANCE | N°19MA01072

France | France, Cour administrative d'appel de Marseille, 2ème chambre, 22 juillet 2020, 19MA01072


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. C... E..., agissant tant en son nom personnel qu'en qualité de personne habilitée à représenter M. D... E..., majeur protégé, Mme H... L..., Mlle G... E... et Mlle F... E... ont demandé au tribunal administratif de Toulon de condamner l'hôpital d'instruction des armées Saint-Anne de Toulon et le centre hospitalier de Saint-Tropez à verser à M. D... E... la somme de 3 683 493,07 euros, à M. C... E... la somme de 40 000 euros, à Mme L... la somme de 40 000 euros, à M. E... et à Mme L... la somme de

6 830,50 euros et à Mlles E... la somme de 20 000 euros chacune en réparation...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. C... E..., agissant tant en son nom personnel qu'en qualité de personne habilitée à représenter M. D... E..., majeur protégé, Mme H... L..., Mlle G... E... et Mlle F... E... ont demandé au tribunal administratif de Toulon de condamner l'hôpital d'instruction des armées Saint-Anne de Toulon et le centre hospitalier de Saint-Tropez à verser à M. D... E... la somme de 3 683 493,07 euros, à M. C... E... la somme de 40 000 euros, à Mme L... la somme de 40 000 euros, à M. E... et à Mme L... la somme de 6 830,50 euros et à Mlles E... la somme de 20 000 euros chacune en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis du fait de la prise en charge de Pierre E....

La caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) du Var a demandé au tribunal de condamner solidairement l'hôpital d'instruction des armées Saint-Anne de Toulon, le centre hospitalier de Saint-Tropez, la société hospitalière d'assurances mutuelles (SHAM) et la direction centrale du service de santé des armées à lui verser la somme de 399 416,98 euros au titre des débours et la somme de 1 066 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion.

La caisse nationale militaire de sécurité sociale a demandé au tribunal de condamner solidairement l'hôpital d'instruction des armées Saint-Anne de Toulon, le centre hospitalier de Saint-Tropez et la SHAM à lui verser la somme de 250 047,21 euros au titre des débours.

Par un jugement n° 1602050 du 31 décembre 2018, le tribunal administratif de Toulon a, en premier lieu, condamné le centre hospitalier de Saint-Tropez et l'Etat à verser chacun à M. D... E... la somme de 206 531,81 euros avec intérêts au taux légal à compter du 9 juillet 2007 et une rente annuelle de 5 750 euros, en deuxième lieu, condamné solidairement le centre hospitalier de Saint-Tropez, la SHAM et l'Etat à verser à la caisse nationale militaire de sécurité sociale la somme de 124 924,79 euros avec intérêts au taux légal à compter du 16 novembre 2016, et à la CPAM du Var les sommes de 69 804,26 euros au titre des débours et 1 066 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion et à rembourser à la caisse des dépenses de santé futures dans la limite de 129 849,02 euros et, en dernier, a rejeté le surplus des demandes et des conclusions.

Procédure devant la Cour :

Par une requête et des mémoires, enregistrés le 7 mars 2019, le 8 avril 2019 et le 24 octobre 2019, le centre hospitalier de Saint-Tropez et la SHAM, représentés par Me I..., demandent à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Toulon du 31 décembre 2018 en tant qu'il a condamné, d'une part, le centre hospitalier de Saint-Tropez à indemniser M. D... E... et, d'autre part, le centre hospitalier de Saint-Tropez et la SHAM à rembourser les débours exposés par la caisse nationale militaire de sécurité sociale et la CPAM du Var et à payer les frais futurs de santé à cette dernière ;

2°) de rejeter la demande présentée par MM. E..., A... L... et B... E... devant le tribunal administratif de Toulon et les conclusions de la CPAM du Var et de la caisse nationale militaire de sécurité sociale.

Ils soutiennent que :

- le jugement est insuffisamment motivé ;

- la demande de la victime est irrecevable dès lors que la saisine de la commission de conciliation et d'indemnisation ne peut être regardée comme constituant une réclamation préalable ;

- les demandes des victimes par ricochet sont irrecevables, la réclamation préalable ayant été adressée à l'établissement de soins après la lecture du jugement ;

- aucune erreur de diagnostic n'a été commise ;

- les conclusions de l'examen neurologique étaient conformes ;

- la faute commise par le centre hospitalier de Saint-Tropez est intervenue à hauteur d'un tiers ;

- l'avis du médecin de l'hôpital d'instruction des armées Saint-Anne de Toulon qui a conseillé de ne pas transférer le patient immédiatement est exonératoire ;

- à défaut, le retard de diagnostic est à l'origine d'une perte de chance de 10% ;

- l'absence de diagnostic d'aphasie est sans lien avec l'accident vasculaire cérébral ;

- même en cas de diagnostic précoce, une thrombolyse n'aurait pas pu être utilement mise en oeuvre ;

- l'installation d'un climatiseur n'est pas justifiée ;

- le taux horaire de l'assistance par une tierce personne ne peut pas être fixé à 18 euros ;

- les aides perçues en compensation de l'assistance d'une tierce personne doivent venir en déduction de la somme allouée à ce titre ;

- pour la période future, l'indemnisation de l'assistance d'une tierce personne ne peut revêtir que la forme d'une rente plus adaptée que le versement d'un capital ;

- la perte de gains professionnels ne peut pas être indemnisée ;

- l'incidence professionnelle, le déficit fonctionnel temporaire, les souffrances endurées, le préjudice esthétique temporaire, le déficit fonctionnel permanent, le préjudice d'agrément, le préjudice sexuel et le préjudice d'établissement ont été suffisamment indemnisés.

Par des mémoires, enregistrés le 29 avril 2019, le 21 janvier 2020, le 24 janvier 2020 et le 26 février 2020, la caisse nationale militaire de sécurité sociale, représentée par Me J..., demande à la cour :

1°) de réformer le jugement du 31 décembre 2018 par lequel le tribunal administratif de Toulon a limité à la somme de 124 924,79 euros le remboursement des débours exposés auquel il a condamné solidairement le centre hospitalier de Saint-Tropez, la SHAM et l'Etat ;

2°) de porter à la somme de 250 047,21 euros le montant des débours avec intérêts au taux légal à compter du 16 novembre 2016 et la capitalisation des intérêts ;

3°) de mettre à la charge solidaire du centre hospitalier de Saint-Tropez, de la SHAM et de l'Etat la somme de 2 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- sa demande est recevable dès lors qu'elle bénéficie d'un recours distinct de celui de son assuré et n'est pas tenue de présenter une réclamation préalable ;

- des prestations d'un montant de 250 047,21 euros ont été servies à son assuré jusqu'au 17 juillet 2007, somme dont elle est fondée à demander le remboursement.

Par des mémoires, enregistrés le 29 avril 2019 et le 24 janvier 2020, la CPAM du Var, représentée par Me J..., demande à la cour :

1°) de réformer le jugement du 31 décembre 2018 en tant que par celui-ci le tribunal administratif de Toulon a limité à la somme de 68 804,26 euros le remboursement des débours exposés auquel il a condamné solidairement le centre hospitalier de Saint-Tropez, la SHAM et l'Etat ;

2°) de porter à la somme de 399 416,88 euros le montant des débours ;

3°) de condamner solidairement le centre hospitalier de Saint-Tropez, la SHAM et l'Etat à lui verser la somme de 1 091 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion ;

4°) de mettre à la charge solidaire du centre hospitalier de Saint-Tropez, de la SHAM et de l'Etat la somme de 2 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que des prestations d'un montant de 250 047,21 euros ont été servies à son assuré à partir du 18 juillet 2007, somme dont elle est bien fondée à demander le reversement.

Par des mémoires, enregistrés le 31 mai 2019, le 16 août 2019 et le 28 février 2020, M. C... E..., agissant tant en son nom personnel qu'en qualité de personne habilitée à représenter M. D... E..., majeur protégé, Mme L... et Mlles E..., représentés par la Selarl Coubris, Courtois et Associés, demandent à la cour :

1°) de rejeter la requête ;

2°) par la voie de l'appel incident :

- de réformer le jugement du 31 décembre 2018 par lequel le tribunal administratif de Toulon a limité à la somme de 413 063,62 euros l'indemnité au versement de laquelle il a condamné à hauteur de 50% chacun le centre hospitalier de Saint-Tropez et l'hôpital d'instruction des armées Saint-Anne de Toulon en réparation du préjudice subi par Pierre E... et a rejeté les demandes indemnitaires de M. C... E..., de Mme L... et de Mlles E... ;

- de porter à la somme de 3 683 493,07 euros le montant de l'indemnité due à M. D... E... ainsi que les intérêts au taux légal à compter du 9 juillet 2007 ;

- de condamner l'hôpital d'instruction des armées Saint-Anne de Toulon et le centre hospitalier de Saint-Tropez à verser à M. C... E... la somme de 40 000 euros, à Mme L... la somme de 40 000 euros, à M. E... et à Mme L... la somme de 6 830,50 euros et à Mlles E... la somme à chacune de 20 000 euros ;

3°) de mettre à la charge du centre hospitalier de Saint-Tropez et de l'hôpital d'instruction des armées Saint-Anne de Toulon la somme de 2 500 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- les demandes indemnitaires des victimes indirectes sont recevables ;

- une erreur de diagnostic est imputable au centre hospitalier de Saint-Tropez ;

- l'hôpital d'instruction des armées Saint-Anne de Toulon a commis une faute en l'absence de prise en charge immédiate dans le service de neurologie ;

- la reconnaissance de l'aphasie aurait permis l'administration d'héparine permettant d'éviter la constitution d'un thrombus ;

- le partage de responsabilité par moitié entre les deux établissements de soins a été exactement fixé ;

- à défaut, la responsabilité du centre hospitalier de Saint-Tropez doit être fixée à 80 % et celle de l'hôpital d'instruction des armées Saint-Anne de Toulon à 20% ;

- la perte de chance doit être fixée à 80% ;

- l'installation d'un climatiseur est justifiée ;

- le taux horaire de l'assistance par une tierce personne doit être fixé à 18 euros ;

- les aides perçues en compensation de l'assistance d'une tierce personne ne viennent pas en déduction de la somme allouée à ce titre ;

- le taux journalier du déficit fonctionnel temporaire doit être évalué à 26 euros ;

- le déficit fonctionnel temporaire doit être fixé à 85% en dehors des périodes de déficit fonctionnel temporaire total ;

- l'assistance par une tierce personne, le déficit fonctionnel temporaire, les souffrances endurées, le préjudice esthétique temporaire et permanent, le déficit fonctionnel permanent, le préjudice d'agrément et le préjudice sexuel ont été insuffisamment évalués ;

- la perte de gains professionnels doit être indemnisée.

Par un mémoire, enregistré le 30 janvier 2020, la ministre des armées demande à la cour, par la voie de l'appel provoqué :

- à titre principal, d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Toulon du 31 décembre 2018 en tant qu'il a condamné l'Etat à indemniser M. D... E... et à rembourser les débours exposés par la caisse nationale militaire de sécurité sociale et la CPAM du Var et à payer les frais futurs de santé à cette dernière et de rejeter la demande présentée par MM. E..., A... L... et B... E... devant le tribunal administratif de Toulon et les conclusions de la CPAM du Var et de la caisse nationale militaire de sécurité sociale ;

- à titre subsidiaire, d'annuler ce jugement en tant qu'il a fixé la part de responsabilité de l'Etat à 50% du préjudice.

Elle soutient que :

- la requête de première instance et les conclusions de la caisse nationale militaire de la sécurité sociale sont tardives ;

- les demandes des victimes indirectes sont irrecevables en l'absence de réclamation préalable à la date du jugement ;

- le préjudice a pour seule origine l'erreur de diagnostic ;

- aucune faute ne peut être imputée au neurologue ;

- la responsabilité de l'Etat ne peut être retenue que pour un tiers ;

- le taux de perte de chance doit être fixé à 10 % ;

- les demandes indemnitaires doivent être ramenées à de plus justes proportions.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la santé publique ;

- le code de la sécurité sociale ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme M...,

- les conclusions de M. Argoud, rapporteur public,

- et les observations de MeDufaut, représentant les requérants.

Considérant ce qui suit :

1. Le centre hospitalier de Saint-Tropez, la SHAM et la ministre des armées demandent l'annulation du jugement du 31 décembre 2018 par lequel le tribunal administratif de Toulon a condamné l'établissement de soins et l'Etat à indemniser M. D... E... et à rembourser à la caisse nationale militaire de sécurité sociale et à la CPAM du Var les débours et les dépenses de santé futures. M. D... E... demande, par la voie de l'appel incident, une meilleure indemnisation des préjudices qu'il a subis et M. C... E..., Mme L... et Mlles E... l'indemnisation de leurs préjudices. La caisse nationale militaire de sécurité sociale et la CPAM du Var sollicitent la réformation de ce jugement en demandant un meilleur remboursement des sommes exposées pour le compte de leur assuré social.

Sur la recevabilité des conclusions de première instance :

2. En premier lieu, il résulte des articles L. 1142-7, R. 1142-13 à R. 1142-18 et R. 1142-19 à R. 1142-23 du code de la santé publique que la saisine des commissions de conciliation et d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales, dans le cadre de la procédure d'indemnisation amiable ou de la procédure de conciliation, par une personne s'estimant victime d'un dommage imputable à un établissement de santé identifié dans cette demande, laquelle doit donner lieu dès sa réception à une information de l'établissement mis en cause, doit être regardée, au sens et pour l'application du second alinéa de l'article R. 421-1 du code de justice administrative, comme une demande préalable formée devant l'établissement de santé.

3. Il suit de là que c'est à bon droit que les premiers juges ont considéré au point 6 du jugement que M. D... E..., qui avait saisi la commission régionale de conciliation et d'indemnisation Provence-Alpes-Côte d'Azur d'une demande dirigée contre le centre hospitalier de Saint-Tropez et l'hôpital d'instruction des armées Saint-Anne de Toulon, devait être regardé comme ayant de ce fait formé une réclamation préalable. Dans ces conditions, l'envoi, après le dépôt du premier rapport de l'expertise diligentée par la commission régionale de conciliation et d'indemnisation Provence-Alpes-Côte d'Azur, par M. E... d'une réclamation préalable à l'hôpital d'instruction des armées Sainte-Anne de Toulon est sans incidence sur la recevabilité de la requête de première instance.

4. En deuxième lieu, il résulte des dispositions de l'article R. 421-1 du code de justice administrative, dans sa rédaction résultant du décret n° 2016-1480 du 2 novembre 2016 portant modification du code de justice administrative qu'en l'absence d'une décision de l'administration rejetant une demande formée devant elle par le requérant ou pour son compte, une requête tendant au versement d'une somme d'argent est irrecevable et peut être rejetée pour ce motif même si, dans son mémoire en défense, l'administration n'a pas soutenu que cette requête était irrecevable, mais seulement que les conclusions du requérant n'étaient pas fondées. En revanche, les termes du second alinéa de l'article R. 421-1 du code de justice administrative n'impliquent pas que la condition de recevabilité de la requête tenant à l'existence d'une décision de l'administration s'apprécie à la date de son introduction. Cette condition doit être regardée comme remplie si, à la date à laquelle le juge statue, l'administration a pris une décision, expresse ou implicite, sur une demande formée devant elle. Par suite, l'intervention d'une telle décision en cours d'instance régularise la requête, sans qu'il soit nécessaire que le requérant confirme ses conclusions et alors même que l'administration aurait auparavant opposé une fin de non-recevoir fondée sur l'absence de décision.

5. Avant que le tribunal statue sur leurs demandes indemnitaires, le père, la mère et les soeurs de Pierre E... n'ont pas adressé de demande auprès du centre hospitalier de Saint-Tropez, de sa compagnie d'assurance, de l'hôpital d'instruction des armées Saint-Anne de Toulon ou même de la commission régionale de conciliation et d'indemnisation de Provence-Alpes-Côte d'Azur tendant à l'indemnisation des préjudices qu'ils estiment avoir subis du fait de la prise en charge de celui-ci. L'envoi aux établissements de soins d'une réclamation préalable après la notification du jugement n'a pas pour effet, contrairement à ce qu'ils soutiennent, de régulariser cette irrecevabilité.

6. En troisième lieu, il résulte des dispositions de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale que les organismes de sécurité sociale disposent d'un droit propre lorsqu'ils demandent la condamnation du tiers responsable. La fin de non-recevoir tirée de l'absence de demande préalable ne peut pas ainsi être opposée à l'organisme de sécurité sociale lorsqu'il est appelé à la cause par la juridiction. Il suit de là que les conclusions présentées par la caisse primaire d'assurance maladie du Var devant le tribunal administratif de Toulon, qui l'avait régulièrement mise en cause, étaient recevables.

Sur la régularité du jugement :

7. Le moyen invoqué par le centre hospitalier de Saint-Tropez et la SHAM, tiré de ce que le jugement du tribunal administratif de Marseille est insuffisamment motivé au regard des conclusions dont il était saisi, n'est pas assorti de précisions suffisantes pour permettre au juge d'appel d'en apprécier la portée et le bien-fondé.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

En ce qui concerne la responsabilité :

8. Pierre E... a été victime le 28 septembre 2006 vers 15h30 d'une dissection de l'artère carotide interne gauche favorisée par une anomalie de la paroi artérielle qui s'est manifestée par une céphalée brutale et intense. Il a présenté en outre une aphasie révélatrice d'une ischémie dans le territoire distal de l'artère cérébrale moyenne. Le lendemain, en fin de matinée, est survenue une hémiplégie ayant pour origine un thrombus qui s'était formé en aval de la dissection, s'est détaché et a migré dans l'artère cérébrale moyenne provoquant un infarctus cérébral étendu.

9. Il résulte de l'instruction, et notamment du premier rapport de l'expertise diligentée par la commission régionale de conciliation et d'indemnisation de Provence-Alpes-Côte d'Azur, que les symptômes spécifiques que présentait M. E... - difficultés à s'exprimer, troubles de la compréhension, non réponse aux ordres simples, mutisme - auraient dû conduire le service des urgences du centre hospitalier de Saint-Tropez, dans un contexte connu de maladie vasculaire familiale, malgré une tomodensitométrie, des examens sanguins et une ponction lombaire sans particularité, à diagnostiquer une souffrance cérébrale focale de début brutal, et non un syndrome confusionnel, et à envisager la survenue probable d'un accident ischémique grave. Si cette appréciation de l'expert a été remise en cause, au regard des moyens techniques dont disposait l'établissement de soins, par l'avis du premier médecin-conseil de l'établissement de soins et de sa compagnie d'assurance, le deuxième rapport critique produit par ces derniers ne conteste plus l'erreur d'interprétation du tableau clinique du patient qui a conduit à ne pas organiser dans les meilleurs délais son transfert vers une structure où auraient pu être réalisés les examens complémentaires qui s'imposaient et administré le traitement curatif nécessaire. Il suit de là que c'est à bon droit que les premiers juges ont considéré que la responsabilité du centre hospitalier de Saint-Tropez est engagée en raison de l'erreur de diagnostic de la pathologie dont souffrait M. E....

10. Par ailleurs, il résulte de l'instruction, et notamment du même rapport d'expertise, que le neurologue de l'hôpital d'instruction des armées Sainte-Anne de Toulon, centre-pivot pour la neurologie en 2006, contacté à 3 reprises par les services des urgences du centre hospitalier de Saint-Tropez sur la conduite à tenir à l'égard du patient, aurait dû proposer un transfert en urgence de Pierre E... du fait de la survenue brutale des symptômes présentés par l'intéressé dans un contexte familial connu marqué par des risques vasculaires très élevés. Par suite, contrairement à ce que soutient la ministre des armées, et bien que les informations cliniques transmises par l'établissement de soins aient pu être considérées comme peu alarmantes, l'hôpital d'instruction des armées Sainte-Anne de Toulon a fait preuve de manque de réactivité, ce qui constitue une faute de nature à engager sa responsabilité ainsi que l'ont retenu à juste titre les premiers juges.

En ce qui concerne le partage de responsabilité et le taux de perte de chance :

11. En premier lieu, il résulte du rapport de l'expert désigné par le tribunal que les deux fautes commises par le centre hospitalier de Saint-Tropez et l'hôpital d'instruction des armées Sainte-Anne de Toulon sont intervenues à part égale dans le retard de prise en charge de M. E.... Toutefois, le rapport critique établi par un médecin anesthésiste-réanimateur-urgentiste produit par le centre hospitalier de Saint-Tropez et la SHAM conclut à une répartition d'un tiers pour le centre hospitalier de Saint Tropez et de deux tiers à la charge de l'hôpital d'instruction des armées Sainte-Anne de Toulon dès lors notamment que celui-ci est un centre-pivot pour la neurologie et que M. E... y était suivi depuis l'année précédente à la suite du décès de sa soeur en raison d'un accident vasculaire. Compte tenu des divergences entre ces rapports sur le partage de responsabilité, l'état du dossier ne permet à la Cour ni de déterminer, avec une certitude suffisante, dans quelle proportion les fautes commises par chacun des deux établissements de soins ont concouru à la réalisation du dommage.

12. En deuxième lieu, dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou du traitement d'un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d'obtenir une amélioration de son état de santé ou d'échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l'établissement et qui doit être intégralement réparé n'est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d'éviter que ce dommage soit advenu. La réparation qui incombe à l'hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l'ampleur de la chance perdue.

13. Le premier rapport d'expertise indique qu'il existe un consensus pour préconiser l'Héparine dans les dissections artérielles extra crâniennes afin d'éviter la constitution d'un thrombus en précisant néanmoins qu'il n'est pas certain que le traitement aurait permis d'éviter l'hémiplégie, sans toutefois évaluer les chances de rétablissement de la victime si ce traitement lui avait été administré sans délai. Les deux derniers avis critiques produits par les requérants qui sont circonstanciés et particulièrement documentés sur ce point retiennent un taux de perte de chance de 10%. En outre, un rapport établi à la demande de la SHAM fixe le taux de perte de chance à 50% en se fondant sur une étude coréenne datée du mois de mai 2016. Compte tenu de la divergence entre ces avis, et notamment entre ceux produits par les deux requérants, la cour ne peut se regarder comme suffisamment informée pour déterminer le taux de perte de chance qu'aurait eu Pierre E... de se rétablir sans séquelle ou avec des séquelles moindres si les mesures nécessitées par son état de santé avaient été prises sans retard.

14. Il y a donc lieu, avant de statuer sur l'ensemble des conclusions dont la cour est saisie par la présente requête, d'ordonner une expertise aux fins qui seront précisées dans le dispositif du présent arrêt.

D É C I D E :

Article 1er : Il sera, avant de statuer sur la requête de M. E... et autres, procédé par un expert désigné par la présidente de la Cour, à une expertise avec pour mission de :

1°) se faire communiquer tous documents relatifs à l'état de santé de Pierre E... et, notamment, tous documents relatifs au suivi médical, aux actes de soins et aux diagnostics pratiqués sur lui lors de son hospitalisation au sein du centre hospitalier de Saint-Tropez et de l'hôpital d'instruction des armées Sainte-Anne de Toulon ainsi que les précédents rapports d'expertise et les différents avis critiques ; convoquer et entendre les parties et tous sachants ; procéder à l'examen sur pièces du dossier médical de Pierre E... ;

2°) de déterminer la part de responsabilité imputable aux fautes commises par le centre hospitalier de Saint-Tropez et à celles commises par l'hôpital d'instruction des armées Sainte-Anne de Toulon ;

3°) compte-tenu de l'état des connaissances scientifiques et du consensus médical à la date de son accident vasculaire cérébral (2006), de déterminer, en pourcentage, les chances qu'aurait eu Pierre E... de ne conserver aucune séquelle de cet accident ou d'en conserver des séquelles moindres si les soins que son état nécessitait lui avaient été prodigués sans retard.

Article 2 : L'expert accomplira sa mission dans les conditions prévues par les articles R. 621-2 à R. 621-14 du code de justice administrative. Il prêtera serment par écrit devant le greffier en chef de la Cour. L'expert déposera son rapport au greffe de la Cour en deux exemplaires et en notifiera copie aux parties dans le délai fixé par le président de la Cour dans sa décision le désignant.

Article 3 : Les frais d'expertise sont réservés pour y être statué en fin d'instance.

Article 4 : Tous droits et moyens des parties sur lesquels il n'est pas expressément statué par le présent arrêt, sont réservés jusqu'en fin d'instance.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié au centre hospitalier de Saint-Tropez, à la Société hospitalière d'assurances mutuelles, à M. C... E..., représentant unique, en application de l'article R. 751-3, à la ministre des armées, à la caisse nationale militaire de sécurité sociale et à la caisse primaire d'assurance maladie du Var.

Délibéré après l'audience du 24 juin 2020 où siégeaient :

- M. Alfonsi, président de chambre,

- Mme K..., présidente-assesseure,

- Mme M..., première conseillère.

Lu en audience publique, le 22 juillet 2020.

La rapporteure,

signé

A. M...

Le président,

signé

J.-F. ALFONSILa greffière,

signé

C. MONTENERO

La République mande et ordonne au ministre des solidarités et de la santé en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

La greffière,

11

N° 19MA01072


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Marseille
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 19MA01072
Date de la décision : 22/07/2020
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

60-02-01-01-02-01-01 Responsabilité de la puissance publique. Responsabilité en raison des différentes activités des services publics. Service public de santé. Établissements publics d'hospitalisation. Responsabilité pour faute médicale : actes médicaux. Existence d'une faute médicale de nature à engager la responsabilité du service public. Diagnostic.


Composition du Tribunal
Président : M. ALFONSI
Rapporteur ?: Mme Agnes BOURJADE
Rapporteur public ?: M. ARGOUD
Avocat(s) : LE PRADO

Origine de la décision
Date de l'import : 04/08/2020
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.marseille;arret;2020-07-22;19ma01072 ?
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