Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure
M. D... E... a demandé au tribunal administratif de Grenoble d'annuler la décision du 4 mars 2021 par laquelle le préfet de la Drôme a refusé de lui délivrer une autorisation de regroupement familial au bénéfice de son épouse, Mme B... A....
Par un jugement n° 2102902 du 1er février 2024, le tribunal administratif de Grenoble a annulé cette décision et enjoint au préfet de la Drôme d'admettre Mme A... au bénéfice du regroupement familial.
Procédure devant la cour
I. Par une requête, enregistrée le 8 avril 2024 sous le n° 24LY00984, le préfet de la Drôme demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de rejeter la demande présentée par M. E... devant le tribunal administratif de Grenoble.
Il soutient que la décision de refus de regroupement familial ne méconnaît pas l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Par un mémoire, enregistré le 12 juin 2024, M. D... E..., représenté par Me Albertin, conclut au rejet de la requête et demande à la cour d'enjoindre au préfet de la Drôme de délivrer une autorisation de regroupement familial au bénéfice de son épouse, ou à titre subsidiaire, de réexaminer sa demande, le tout dans le délai de deux mois à compter de la notification de l'arrêt, et, dans l'attente, de délivrer sans délai à son épouse une autorisation provisoire de séjour l'autorisant à travailler, et de mettre à la charge de l'Etat une somme de 2 000 euros au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique.
Il soutient que :
- l'appel du préfet est irrecevable en raison de l'incompétence de son signataire, de sa tardiveté et de la seule réitération de son mémoire de première instance ;
- c'est à bon droit que le tribunal administratif a estimé que la décision de refus de regroupement familial avait été prise en violation de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- cette décision a été prise par une autorité incompétente ;
- elle est entachée de vices de procédure en l'absence d'avis du maire de sa commune de résidence, ainsi que du directeur de l'Office français de l'immigration et de l'intégration, et en raison de l'incompétence des signataires de ces avis ;
- elle est entachée d'insuffisance de motivation ;
- elle est entachée de défaut d'examen particulier de sa situation personnelle ;
- elle est entachée d'erreur de droit, dès lors que le préfet s'est estimé en situation de compétence liée par la présence en France de son épouse en séjour irrégulier ;
- elle méconnaît l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- elle méconnaît l'article 3-1 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;
- elle est entachée d'erreur manifeste d'appréciation.
M. E... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 3 juillet 2024.
II. Par une requête, enregistrée le 8 avril 2024 sous le n° 24LY00986, le préfet de la Drôme demande à la cour d'ordonner, sur le fondement des articles R. 811-15 et R. 811-17 du code de justice administrative, qu'il soit sursis à l'exécution du jugement attaqué.
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative ;
Le président de la formation de jugement ayant dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Le rapport de M. Porée, premier conseiller, ayant été entendu au cours de l'audience publique ;
Considérant ce qui suit :
1. M. E..., de nationalité tunisienne, né le 30 mars 1983, a eu avec une ressortissante française, une fille C... née le 12 janvier 2014, et il s'est vu délivrer, en tant que parent d'enfant français, une carte de résident valable du 16 mars 2017 au 15 mars 2027. M. E... s'est marié le 14 octobre 2017 à Valence avec Mme B... A..., qui est de nationalité marocaine, et ils ont eu une fille, F..., née le 24 février 2020. M. E... a demandé le 1er mars 2020 le bénéfice du regroupement familial au profit de son épouse. Par une décision du 4 mars 2021, le préfet de la Drôme a refusé de faire droit à sa demande. Par un jugement du 1er février 2024, le tribunal administratif de Grenoble a annulé cette décision. Le préfet de la Drôme relève appel de ce jugement et demande à la cour d'ordonner qu'il soit sursis à son exécution.
2. Les affaires enregistrées sous les nos 24LY00984 et 24LY00986 concernent la situation d'un même ressortissant étranger, sont dirigées contre le même jugement et ont fait l'objet d'une instruction commune. Il y a lieu de les joindre pour statuer par un même arrêt.
Sur la requête n° 24LY00984 :
En ce qui concerne les conclusions à fin d'annulation du jugement attaqué :
3. Aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...). 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. ".
4. Lorsqu'il se prononce sur une demande de regroupement familial, le préfet est en droit de rejeter la demande dans le cas où l'intéressé ne justifierait pas remplir l'une ou l'autre des conditions légalement requises, notamment en cas de présence anticipée sur le territoire français du membre de la famille bénéficiaire de la demande. Il dispose toutefois d'un pouvoir d'appréciation et n'est pas tenu de rejeter la demande de regroupement familial, notamment dans le cas où il est porté une atteinte excessive au droit du demandeur de mener une vie familiale normale tel qu'il est protégé par les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
5. Pour refuser de faire droit à la demande de M. E..., le préfet de la Drôme s'est fondé sur la présence en France en situation irrégulière de son épouse.
6. Il n'est pas contesté que M. E... dispose d'un logement de 93 m² pour accueillir sa conjointe et ses deux enfants, et il ressort des pièces du dossier qu'il bénéficiait de ressources suffisantes pour subvenir aux besoins de sa famille, supérieures au salaire minimum de croissance mensuel majoré d'un dixième pour une famille de quatre personnes, sur la période de douze mois précédant le dépôt de sa demande de regroupement familial. De plus, M. E... et Mme A... sont mariés depuis le 14 octobre 2017. En outre, il ressort des pièces du dossier que M. E... dispose de l'exercice exclusif de l'autorité parentale à l'égard de sa fille C..., de nationalité française, en raison de la défaillance de la mère qui voit de manière très épisodique cet enfant, et que Mme A... s'occupe de sa belle-fille C... comme de son enfant biologique, notamment dans le cadre de sa scolarité. Il ressort également des pièces du dossier que la seconde fille de M. E..., F..., est née grande prématurée le 24 février 2020, qu'elle présente un retard global, en particulier dans les domaines de la socialisation et de la communication, nécessitant sa stimulation régulière et un suivi pédiatrique hospitalier régulier, et ainsi la présence constante de ses parents est nécessaire. Enfin, il ne ressort pas des pièces du dossier que M. E..., ressortissant tunisien, pourrait se rendre régulièrement au Maroc, pays de nationalité de sa conjointe, durant une nouvelle procédure de regroupement familial. Dans les circonstances particulières de l'espèce, le préfet de la Drôme, en rejetant la demande de regroupement familial de M. E... au seul motif de la présence irrégulière de son épouse sur le territoire français, a, comme l'a relevé le tribunal administratif, porté une atteinte disproportionnée au droit de l'intéressé au respect de sa vie privée et familiale au regard des buts en vue desquelles cette décision a été prise, et méconnu les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
7. Il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner les fins de non-recevoir opposées en défense par M. E..., que le préfet de la Drôme n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble a annulé la décision de refus de regroupement familial du 4 mars 2021, et lui a enjoint d'admettre Mme A... au bénéfice du regroupement familial.
En ce qui concerne les conclusions à fin d'injonction :
8. Considérant que le présent arrêt qui confirme le jugement attaqué, n'implique pas de mesures d'exécution distinctes de celles déjà énoncées par les premiers juges. Dès lors, les conclusions présentées par M. E... à fin d'injonction ne peuvent qu'être rejetées.
En ce qui concerne les frais liés au litige :
9. M. E... a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle totale. Par suite, son avocat peut se prévaloir des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 1 500 euros à Me Albertin.
Sur la requête n° 24LY00986 :
10. Le présent arrêt statuant au fond, les conclusions, présentées par le préfet de la Drôme dans cette instance, tendant à ce qu'il soit sursis à l'exécution du jugement du 1er février 2024, sont devenues sans objet.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête n° 24LY00984 du préfet de la Drôme est rejetée.
Article 2 : L'Etat versera à Me Albertin la somme de 1 500 euros en application de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 et de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, sous réserve qu'il renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 3 : Le surplus des conclusions présentées pour M. E... est rejeté.
Article 4 : Il n'y a pas lieu de statuer sur la requête n° 24LY00986 du préfet de la Drôme.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de l'intérieur et à M. D... E.... Copie en sera adressée au préfet de la Drôme.
Délibéré après l'audience du 26 septembre 2024, à laquelle siégeaient :
M. Pruvost, président de chambre,
M. Haïli, président-assesseur,
M. Porée, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 17 octobre 2024.
Le rapporteur,
A. Porée
Le président,
D. Pruvost
La greffière,
F. Prouteau
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition,
La greffière,
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Nos 24LY00984 - 24LY00986