Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. C... A... a demandé au tribunal administratif de Lille d'annuler l'arrêté du préfet du Nord du 2 mai 2024 portant transfert aux autorités croates en vue de l'examen de sa demande d'asile.
Par un jugement n° 2404999 du 7 juin 2024, le magistrat désigné du tribunal administratif de Lille a annulé cet arrêté, enjoint au préfet d'enregistrer la demande d'asile de M. A... en lui délivrant une attestation de demande d'asile et condamné l'Etat à verser une somme de 1 000 euros au titre des frais de justice.
Procédures devant la cour :
I - Par une requête enregistrée le 11 août 2024 sous le numéro 24DA01675, le préfet du Nord, représenté par Me Nicolas Rannou, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de rejeter la demande de M. A... devant le tribunal administratif.
Il soutient que l'arrêté n'était pas entaché d'incompétence, d'insuffisance de motivation, de défaut d'examen, d'erreur d'appréciation ou de violation des articles 3 et 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 4 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et 3, 5 et 17 du règlement 604/2013.
Par un mémoire enregistré le 27 septembre 2024 et non communiqué, M. A..., représenté par Me Norbert Clément, conclut à son admission provisoire à l'aide juridictionnelle, au rejet de la requête, à ce qu'il soit enjoint au préfet d'enregistrer sa demande d'asile ou de réexaminer sa situation et à la condamnation de l'Etat à verser la somme de 1 800 euros au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
Il soutient que l'arrêté est entaché de défaut d'examen, d'erreur manifeste d'appréciation et de violation des articles 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 4 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et 3, 5 et 17 du règlement 604/2013.
Par une décision du bureau d'aide juridictionnelle près le tribunal judiciaire de Douai du 1er octobre 2024, l'aide juridictionnelle totale accordée au requérant a été maintenue.
II - Par une requête enregistrée le 28 août 2024 sous le numéro 24DA01790, le préfet du Nord, représenté par Me Nicolas Rannou, demande à la cour de surseoir à l'exécution de ce jugement.
Par un mémoire enregistré le 27 septembre 2024 et non communiqué, M. A..., représenté par Me Norbert Clément, conclut à son admission provisoire à l'aide juridictionnelle, au rejet de la requête et à la condamnation de l'Etat à verser la somme de 1 200 euros au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
Par une décision du bureau d'aide juridictionnelle près le tribunal judiciaire de Douai du 1er octobre 2024, l'aide juridictionnelle totale accordée au requérant a été maintenue.
Vu les autres pièces des dossiers.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- le règlement (UE) n° 603/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relatif à la création d'Eurodac pour la comparaison des empreintes digitales aux fins de l'application efficace du règlement (UE) n° 604/2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride et relatif aux demandes de comparaison avec les données d'Eurodac présentées par les autorités répressives des Etats membres et Europol à des fins répressives, et modifiant le règlement (UE) n° 1077/2011 portant création d'une agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d'information à grande échelle au sein de l'espace de liberté, de sécurité et de justice ;
- le règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, dit " règlement Dublin III " ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique ;
- le code de justice administrative.
Le président de la formation de jugement a dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Le rapport de M. Marc Heinis, président de chambre, a été entendu au cours de l'audience publique.
Considérant ce qui suit :
1. Il y a lieu de joindre les requêtes susvisées pour y statuer par une seule décision.
Sur l'aide juridictionnelle provisoire :
2. L'article 8 de la loi du 10 juillet 1991 dispose : " Toute personne admise à l'aide juridictionnelle en conserve de plein droit le bénéfice pour se défendre en cas d'exercice d'une voie de recours ". La demande d'admission à l'aide juridictionnelle ayant déjà été accueillie en première instance, les demandes présentées en appel sont donc sans objet.
Sur le moyen d'annulation retenu par le tribunal :
3. M. A... invoque des défaillances systémiques en Croatie, dans la procédure d'asile ou les conditions d'accueil des demandeurs et quant à un refoulement en Bosnie ou en Serbie.
4. Eu égard au niveau de protection des libertés et droits fondamentaux dans un Etat membre de l'Union européenne et en l'absence de sérieuses raisons de croire qu'il existe dans cet Etat des défaillances systémiques dans la procédure d'asile et les conditions d'accueil des demandeurs, entraînant un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 4 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, les craintes d'un demandeur quant à un défaut de protection en Croatie sont présumées non fondées, sauf à ce que l'intéressé apporte, par tout moyen, la preuve contraire.
5. Des documents d'ordre général relatifs aux modalités d'application des règles relatives à l'asile ne sauraient suffire à établir que le transfert d'un demandeur d'asile vers un pays membre de l'Union européenne serait, par lui-même, constitutif d'une atteinte grave au droit d'asile. Il appartient au préfet d'apprécier dans chaque cas, au vu des pièces qui lui sont soumises et sous le contrôle du juge, si les conditions dans lesquelles un dossier particulier est traité par les autorités de ce pays répondent à l'ensemble des garanties exigées par le respect du droit d'asile.
6. Si la Commission européenne a adressé à la Croatie une mise en demeure en 2015 et un avis motivé en 2017 demandant la mise en œuvre intégrale de l'enregistrement des empreintes des demandeurs d'asile et migrants en situation irrégulière, cette procédure a été classée en 2021. Aucune autre procédure d'infraction n'a été engagée à l'encontre de la Croatie en ce qui concerne la procédure d'asile ou les conditions d'accueil des demandeurs.
7. Si une décision de la Cour européenne des droits de l'homme du 17 janvier 2023 n° 84523/17, saisie du cas de migrants en rétention dans un poste de police victimes d'un incendie, a constaté que leur protection n'avait pas été assurée, les faits en cause dataient de mars 2015 et ne présentaient pas un caractère systémique.
8. Si une décision de la Cour européenne des droits de l'homme du 18 novembre 2021 n° 15670/18 et 43115/18, saisie du cas d'une famille afghane avec enfants ayant été refoulée vers la Serbie puis ayant demandé l'asile en Croatie, a constaté que les intéressés avaient fait l'objet d'une expulsion collective vers la Serbie puis avaient été placés en rétention trop longtemps en Croatie, ces faits dataient de novembre 2017 et mars 2018 et la cour a jugé à l'unanimité que les conditions matérielles d'accueil étaient satisfaisantes en Croatie.
9. Si M. A... a invoqué différents articles de presse et rapports émanant d'organismes internationaux ou d'organisations non gouvernementales sur la situation des demandeurs d'asile en Croatie, ces documents présentent un caractère général et la pertinence de la méthodologie mise en œuvre par leurs auteurs, limitée à des entretiens sans visite des lieux pour l'organisation suisse Solidarité sans frontières, ne ressort pas des pièces du dossier.
10. Si M. A... a fait le récit de son passage en Croatie où il a demandé l'asile le 28 novembre 2023 ainsi qu'il ressort du fichier Eurodac, contrairement à ce qu'il a indiqué lors de l'entretien individuel du 1er février 2024, c'est seulement le 14 mai 2024 qu'il l'a présenté, soit plus de deux mois après cet entretien et douze jours après la notification de l'arrêté, ce récit faisant état, en termes sommaires, de violences policières et de conditions de rétention difficiles n'a été ni daté ni localisé ni documenté et il en ressort que l'intéressé n'est resté que trois jours en Croatie avant de prendre l'initiative de quitter ce pays.
11. Les articles 9 et 14 du règlement 603/2013 disposent, sans prévoir de formalité, que chaque Etat " relève sans tarder " les empreintes digitales d'un demandeur d'asile. M. A... ne peut donc utilement soutenir que les autorités croates n'ont pas, avant de procéder à ce relevé, motivé leur démarche et demandé son accord avec le concours d'un interprète et d'un avocat.
12. L'obligation d'information, prévue à l'article 29 du règlement 603/2013, sur l'utilisation, la conservation et le droit d'accès aux données collectées lors d'un relevé d'empreintes digitales, a uniquement pour objet et pour effet, comme le droit de communication, de rectification et d'effacement des données, d'assurer la protection des données personnelles du demandeur d'asile, garantie par l'ensemble des Etats de l'Union. M. A... ne peut donc utilement invoquer à l'encontre du transfert de l'intéressé à la Croatie une violation de cette obligation d'information par les autorités croates.
13. En invoquant le 5 de l'article 20 du règlement 604/2013, qui prévoit qu'en cas de dépôt d'une demande d'asile dans plusieurs Etats membres, l'Etat de la première demande doit reprendre en charge le demandeur " qui se trouve dans un autre Etat membre sans titre de séjour ou qui y introduit une demande de protection internationale après avoir retiré sa première demande présentée dans un autre Etat membre ", l'accord de reprise en charge de la Croatie s'est référé à la première de ces situations. M. A... ne peut donc utilement exposer qu'il n'a pas retiré sa demande déposée en Croatie.
14. M. A... a demandé l'asile en Bulgarie en juillet 2023 et en Croatie en novembre 2023. La Croatie n'a pas demandé une reprise en charge à la Bulgarie dans le délai imparti de deux mois et est donc devenue, en application de l'article 23 du règlement 604/2013, responsable de l'examen de la demande d'asile en janvier 2024. Si l'accord de reprise en charge de la Croatie d'avril 2024 a donc invoqué à tort l'article 20 du règlement qui s'applique quand le processus de détermination de l'Etat membre responsable n'est pas achevé, cette circonstance ne suffit pas à caractériser une défaillance du régime d'asile croate.
15. Dans ces conditions, contrairement à ce qu'a jugé le magistrat désigné du tribunal administratif, l'arrêté n'a pas violé l'article 4 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et n'était pas entaché d'erreur manifeste d'appréciation au regard de l'article 17 du règlement 604/2013.
Sur les autres moyens invoqués par M. A... :
16. Toutefois, il appartient à la cour, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens invoqués par M. A....
En ce qui concerne la légalité externe :
17. Le résumé de l'entretien individuel indique qu'il a été mené à la préfecture du Nord, avec le concours d'un interprète en langue kurde, par " un agent qualifié de la préfecture du Nord " et porte la signature de l'auteur du résumé et un tampon du bureau asile de la direction de l'immigration et de l'intégration de la préfecture du Nord. Toutes les rubriques du résumé ont été renseignées et ni la complétude ni l'exactitude de la transcription des informations alors données par l'étranger n'a été contestée. Les brochures réglementaires ont été remises lors de l'entretien. L'arrêté signé par le chef du bureau de l'asile de la préfecture a relevé que l'intéressé avait été " reçu par un agent dûment habilité ".
18. En tout état de cause, une violation de l'article 5 du règlement 604/2013 n'entraîne pas l'annulation du transfert si l'entretien peut être réalisé en respectant les garanties procédurales dans le cadre de l'examen juridictionnel de la décision prévu à l'article 27 et s'il s'avère à cette occasion qu'en dépit de l'argumentation présentée aucune autre décision au fond ne peut être rendue (Cour de Justice de l'Union européenne 20 avril 2023 aff. C-228/21).
19. Or M. A... et son conseil, qui ont été régulièrement avertis du jour de l'audience, n'ont estimé nécessaire ni d'être présents à l'audience devant le tribunal ni de produire une note en délibéré et il ne ressort pas des pièces du dossier qu'une autre décision au fond aurait pu être rendue.
20. Dans ces conditions, le moyen tiré de ce que l'entretien n'a pas été mené par un agent qualifié en violation de l'article 5 du règlement 604/2013 doit être écarté.
En ce qui concerne la légalité interne :
21. Il ressort de la motivation de l'arrêté que le préfet a procédé à un examen sérieux des éléments relatifs à la situation de l'intéressé alors portés à sa connaissance.
22. Compte tenu de ce qui a été dit aux points 4 à 15, l'arrêté n'a pas violé les articles 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 3-2 du règlement 604/2013.
23. Il résulte de tout ce qui précède que le préfet est fondé à soutenir que c'est à tort que le magistrat désigné du tribunal administratif a annulé son arrêté.
Sur le sursis à exécution de l'arrêté :
24. Il résulte de ce qui précède qu'il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions du préfet à fin de sursis à exécution du jugement.
Sur l'application des articles L. 911-1 et suivants du code de justice administrative :
25. La présente décision n'implique aucune mesure d'exécution.
Sur l'application des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 :
26. Les demandes présentées par M. A... et son conseil, partie perdante, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens doivent être rejetées.
DECIDE :
Article 1er : Le jugement du 7 juin 2024 est annulé.
Article 2 : Les conclusions présentées par M. A... et son conseil en première instance et en appel sont rejetées.
Article 3 : Il n'y a pas lieu de statuer sur la requête du préfet du Nord n° 24DA01790.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié au préfet du Nord, au ministre de l'intérieur, à M. C... A... et à Me Norbert Clément.
Délibéré après l'audience publique du 3 octobre 2024 à laquelle siégeaient :
M. Marc Heinis, président de chambre,
M. François-Xavier Pin, président assesseur,
M. Jean-François Papin, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 17 octobre 2024.
Le président-rapporteur,
Signé : M. B...
Le président-assesseur,
Signé : F.-X. Pin
La greffière,
Signé : S. Cardot
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
Pour expédition conforme,
La greffière en chef,
Par délégation,
La greffière,
Sophie Cardot
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N°24DA01675, 24DA01790