Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société Mauffrey Seine Ouest, anciennement dénommée Mauffrey Normandie, a demandé au tribunal administratif de Rouen d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 17 août 2020 par laquelle l'inspectrice du travail a rejeté sa demande d'autorisation de licencier M. A... B..., de lui accorder l'autorisation de licencier ce salarié et, à titre subsidiaire, d'enjoindre à l'administration de lui accorder l'autorisation sollicitée ou, à défaut, de procéder au réexamen de la demande.
Par un jugement n° 2003950 du 23 février 2023, le tribunal administratif de Rouen a annulé cette décision et enjoint à l'inspecteur du travail compétent de procéder, dans un délai de deux mois à compter de la notification du jugement, au réexamen de la demande de la société Mauffrey Seine Ouest.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 14 mars 2023, M. B..., représenté par Me Berbra, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de mettre à la charge de la société Mauffrey Seine Ouest la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- c'est à tort que le tribunal a considéré que les faits consistant à avoir affiché dans la salle de pause des tracts outrepassant les limites de la liberté d'expression lui étaient personnellement imputables ; le doute doit en conséquence lui profiter ;
- ces faits ne sont en tout état de cause pas fautifs.
Par un mémoire en défense, enregistré le 3 juillet 2003, la société Mauffrey Seine Ouest, représentée par la SELARL Goldwin société d'Avocats, conclut au rejet de la requête et, en tout état de cause, à l'annulation de la décision de l'inspectrice du travail du 17 août 2020, à ce que la cour autorise le licenciement de M. B..., ou, à défaut, à ce qu'il soit enjoint à l'administration d'autoriser le licenciement de M. B... et, dans tous les cas, à ce qu'une somme de 4 000 euros soit mise à sa charge en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle fait valoir que :
- c'est à bon droit que le tribunal administratif a considéré que M. B... était bien l'auteur des tracts litigieux ;
- la décision est entachée d'incompétence ;
- elle est entachée d'un vice de procédure dès lors que l'agent initialement en charge de l'enquête ne bénéficiait pas de la compétence requise ;
- elle méconnaît le caractère contradictoire de la procédure ;
- elle a été prise en méconnaissance du principe d'impartialité ;
- contrairement à ce qu'a retenu l'inspecteur du travail, les autres griefs reprochés au salarié sont établis ;
- ces faits sont de nature à justifier son licenciement.
La procédure a été communiquée au ministre du travail, de la santé et des solidarités qui n'a pas produit de mémoire en défense.
Par une ordonnance du 26 septembre 2023, la clôture d'instruction a été fixée en dernier lieu au 17 octobre 2023.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code du travail ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Marie-Pierre Viard, présidente de chambre,
- et les conclusions de M. Nil Carpentier-Daubresse, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. M. B... a été recruté en 2002 par la société Mauffrey Seine Ouest et exerce depuis 2003 les fonctions de chauffeur de véhicules poids lourds. Il est par ailleurs détenteur d'un mandat syndical en qualité de délégué de la confédération générale du travail (CGT) et d'un mandat de représentant du personnel en qualité d'élu au conseil social et économique de l'entreprise. Par courrier du 14 février 2020, la société a sollicité l'autorisation de le licencier pour motif disciplinaire. Par un jugement n° 2003950 du 23 février 2023, le tribunal administratif de Rouen, après avoir pris acte du désistement des conclusions de la société requérante tendant à ce que le licenciement soit accordé par la juridiction, a annulé la décision du 17 août 2020 par laquelle l'inspectrice du travail, après avoir retiré la décision implicite de rejet de la demande, a refusé de délivrer à la société Mauffrey Seine Ouest l'autorisation de licenciement et enjoint à l'inspecteur du travail compétent de procéder, dans un délai de deux mois à compter de la notification du jugement, au réexamen de cette demande. M. B... relève appel de ce jugement.
Sur le bien-fondé du jugement :
2. En vertu des dispositions du code du travail, les salariés légalement investis de fonctions représentatives qui bénéficient, dans l'intérêt des travailleurs qu'ils représentent, d'une protection exceptionnelle, ne peuvent être licenciés qu'avec l'autorisation de l'inspecteur du travail. Lorsque le licenciement d'un de ces salariés est envisagé, il ne doit pas être en rapport avec les fonctions représentatives normalement exercées par l'intéressé ou avec son appartenance syndicale. Dans le cas où la demande est motivée par un comportement fautif, il appartient à l'inspecteur du travail saisi et, le cas échéant, au ministre compétent, de rechercher, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, si les faits reprochés au salarié sont d'une gravité suffisante pour justifier son licenciement, compte tenu de l'ensemble des règles applicables à son contrat de travail et des exigences propres à l'exécution normale du mandat dont il est investi.
3. Par ailleurs, aux termes de l'article L. 1235-1 du code du travail : " En cas de litige, (...) le juge, à qui il appartient d'apprécier la régularité de la procédure suivie et le caractère réel et sérieux des motifs invoqués par l'employeur, forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties après avoir ordonné, au besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles. (...) Si un doute subsiste, il profite au salarié ".
4. Pour justifier sa demande d'autorisation de licenciement, la société fait état de trois griefs à l'encontre de M. B..., le premier tenant au fait d'avoir publié des tracts outrepassant la liberté d'expression, le second tenant au fait d'avoir laissé tourner le chronotachygraphe sans raison apparente et d'avoir ainsi généré des heures supplémentaires payées indûment et, le dernier, tenant au fait d'avoir eu un comportement agressif à l'encontre d'une collègue. L'inspectrice du travail a estimé que les trois griefs précités ne pouvaient être regardés comme étant établis et a ainsi refusé le licenciement pour faute. Les premiers juges ont cependant considéré que la matérialité et l'imputabilité à M. B... du premier grief relatif à l'affichage de tracts dans la salle de pause des conducteurs apparaissaient suffisamment établies, au-delà de tout doute qui serait appelé à lui bénéficier.
5. Il ressort des pièces du dossier, et plus particulièrement du constat d'huissier dressé le 21 novembre 2019 à la demande de la société, que plusieurs affiches portant le logo de la CGT, dont M. B... est le délégué dans l'entreprise, ont été affichées sur la panneau syndical situé dans la salle de pause des conducteurs de l'entreprise. La première affiche, dénonçant - selon leurs auteurs - la destruction du comité d'établissement par la direction, comporte notamment les mentions suivantes : " La direction méprise les lois mais impose les siennes !!! Halte à la dictature de la direction (...). Stop à la discrimination !!! Non au vol de la participation au bénéfice !!! (...) ". Une seconde affiche mettant en cause les conditions du dialogue social au sein de l'entreprise intitulée " La gestion en bon père de famille : menteur-arnaqueur " conseille aux salariés de ne pas se laisser " acheter par je ne sais quelle carotte, elle ne finira pas là où vous l'espérez !!!", cette affiche étant une nouvelle fois accompagnée de la mention " Non au vol de la participation au bénéfice !!! ". Ces propos sont notamment illustrés par un lapin avec une carotte dans le séant et sur laquelle on peut lire le mot " prime ". Enfin, les photographies prises à l'appui de ce constat témoignent de la présence d'une troisième affiche qui indique, dans des termes obscènes, qu'il est interdit de faire du zèle auprès de son supérieur " en raison de l'accroissement de maladies transmissibles " alors qu'une affiche, dont le contenu était similaire, avait précédemment été à l'origine d'un rappel à l'ordre du directeur de filiales le 14 janvier 2019. Ces différents tracts ont été retirés du panneau d'affichage à la suite de l'introduction par la société, le 2 décembre 2019, d'une procédure d'assignation en référé à l'encontre du syndicat CGT Carpentier-Mauffrey devant le tribunal de grande instance de Rouen, laquelle a donné lieu à une ordonnance du 16 janvier 2020 prenant acte du désistement de la société.
6. M. B..., qui indique n'avoir jamais reconnu les faits, soutient qu'il n'est pas démontré par la société que ces faits lui seraient personnellement imputables alors qu'il n'est pas le seul adhérent CGT au sein de l'entreprise et que le local est accessible à tous. Le doute doit en conséquence lui profiter. Toutefois, il ressort du compte-rendu de l'entretien préalable du 17 janvier 2020 qu'interrogé sur l'existence de ces affiches, l'intéressé a refusé de répondre, indiquant notamment que cette communication relevait du dialogue syndical et qu'une plainte avait été déposée par la société. De même, il ressort du procès-verbal de la réunion extraordinaire du comité social et économique du 7 février 2020 que M. B... s'est borné à indiquer qu'il n'avait jamais avoué avoir affiché ces tracts. Il est également constant que l'intéressé n'a pas répondu au courriel adressé le 31 décembre 2019 par le directeur de la société l'accusant d'être responsable de cet affichage. Par ailleurs, si l'inspectrice du travail a considéré que ces faits ne pouvaient être regardés comme étant établis du fait de l'existence de plusieurs clés permettant l'accès au panneau d'affichage, circonstance dont M. B... n'avait pas fait état préalablement à la demande d'autorisation présentée par la société, et de la possibilité pour tous les adhérents de rédiger de tels tracts, la société soutient, sans être contredite sur ce point par l'intéressé, qu'il est le seul à bénéficier, en sa qualité de secrétaire à la communication syndicale, d'une clé permettant d'accéder au panneau utilisé pour l'affichage. En outre, M. B... a été en mesure de produire auprès de l'inspection du travail dans le cadre de l'enquête contradictoire des captures d'écran des différents sites internet depuis lesquels ont été extraits certaines images utilisées pour la rédaction des affiches litigieuses. Au demeurant, la circonstance alléguée par M. B... selon laquelle il aurait été relaxé par le tribunal de police dans le cadre de la procédure pénale engagée par la société à son encontre pour ces faits est sans incidence. Dans ces conditions, contrairement à ce qu'a estimé l'inspectrice du travail, et sans que le doute ne soit permis, ce manquement doit être regardé comme établi et personnellement imputable à M. B....
7. Enfin, comme l'ont relevé à bon droit les premiers juges, à supposer que l'inspectrice du travail ait pu légalement écarter comme insuffisamment établis les deux autres manquements reprochés à M. B..., il ne résulte pas de l'instruction qu'elle aurait pris la même décision si elle s'était seulement fondée sur ces motifs.
Sur le surplus des conclusions incidentes de la société Mauffrey :
8. Si la société Mauffrey Seine Ouest réitère en appel ses conclusions tendant à ce que la cour autorise le licenciement de M. B..., il résulte du jugement attaqué qu'en réponse au moyen d'ordre public soulevé par les premiers juges tiré de l'irrecevabilité de telles conclusions, qui excèdent l'office du juge, elle s'en est désistée. Par suite, en l'absence de toute contestation de son désistement, ces conclusions ne peuvent qu'être rejetées.
9. Il résulte de tout ce qui précède que M. B... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rouen a annulé la décision du 17 août 2020 et a enjoint à l'inspecteur du travail compétent de procéder au réexamen de la demande de la société dans un délai de deux mois à compter de la notification du jugement.
Sur les conclusions présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
10. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la société Mauffrey Seine Ouest qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que M. B... demande sur le fondement de ces dispositions. Par ailleurs dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de mettre à la charge de M. B... une somme sur le fondement de ces dispositions.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête de M. B... est rejetée.
Article 2 : Le surplus des conclusions de la société Mauffrey Seine Ouest est rejeté.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... B..., à la société Mauffrey Seine Ouest et à la ministre du travail et de l'emploi.
Délibéré après l'audience publique du 17 septembre 2024 à laquelle siégeaient :
- Mme Marie-Pierre Viard, présidente de chambre,
- M. Jean-Marc Guérin-Lebacq, président-assesseur,
- M. Frédéric Malfoy, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 2 octobre 2024.
Le président-assesseur,
Signé : J.-M. Guérin-Lebacq
La présidente de chambre,
Présidente-rapporteure,
Signé : M.-P. ViardLa greffière,
Signé : C. Huls-Carlier La République mande et ordonne à la ministre du travail et de l'emploi en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme
Pour la greffière en chef,
Par délégation,
La greffière,
C. Huls-Carlier
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N° 23DA00477
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