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19/06/2024 | FRANCE | N°23DA01299

France | France, Cour administrative d'appel de DOUAI, 3ème chambre, 19 juin 2024, 23DA01299


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



Mme A... B... a demandé au tribunal administratif de Lille d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 4 décembre 2020 par laquelle la ministre du travail, après avoir retiré sa décision implicite de rejet du recours hiérarchique formé par son employeur et annulé la décision de l'inspectrice du travail du 30 avril 2020 refusant d'autoriser son licenciement, a autorisé celui-ci.



Par un jugement n° 2100878 du 24 mai 2023, le tribunal administratif d

e Lille a annulé la décision du 4 décembre 2020 de la ministre du travail.



Procédure deva...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme A... B... a demandé au tribunal administratif de Lille d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 4 décembre 2020 par laquelle la ministre du travail, après avoir retiré sa décision implicite de rejet du recours hiérarchique formé par son employeur et annulé la décision de l'inspectrice du travail du 30 avril 2020 refusant d'autoriser son licenciement, a autorisé celui-ci.

Par un jugement n° 2100878 du 24 mai 2023, le tribunal administratif de Lille a annulé la décision du 4 décembre 2020 de la ministre du travail.

Procédure devant la cour :

Par une requête et des mémoires, enregistrés le 5 juillet 2023 et le 20 février 2024, l'association Centre Hélène Borel, représentée par Me Barège, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) de rejeter les demandes présentées par Mme B... devant le tribunal administratif de Lille ;

3°) de mettre à la charge de Mme B... le versement d'une somme de 3 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- contrairement à ce qu'a retenu le tribunal, les courriels que Mme B... a transféré sur ses messageries personnelles comportent des données sensibles ; au regard des obligations de l'association en matière de sécurité informatique et des obligations contractuelles de Mme B..., le transfert d'un grand nombre de données à caractère personnel sur une messagerie privée constitue une faute d'une gravité suffisante pour justifier son licenciement pour motif disciplinaire ;

- il n'existe aucun lien entre le licenciement prononcé et les mandats détenus par la salariée.

Par un mémoire enregistré le 26 janvier 2024, la ministre du travail, de la santé et des solidarités, conclut à l'annulation du jugement attaqué et au rejet des demandes présentées par Mme B....

Par des mémoires en défense, enregistrés les 29 janvier, 21 février et 18 mars 2024, Mme B..., représentée par Me Leuliet, conclut à la confirmation du jugement, au rejet de la requête et à ce que la somme de 2 400 euros soit mise à la charge de l'association Centre Hélène Borel sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- les moyens soulevés par l'association Centre Hélène Borel ne sont pas fondés ;

- le grief tiré du détournement de données sensibles dans le but de leur diffusion à des tiers ou de leur partage n'est pas établi ; à cet égard, le transfert de données vers la messagerie personnelle de son époux est sans lien avec la société dont il est le gérant dès lors qu'elle a été dissoute le 25 octobre 2006 ;

- c'est pour se protéger d'éventuelles pressions de son employeur, qui lui demandait de remettre une liste nominative de personnes bénéficiaires de diverses prestations d'aide sociale comportant des informations confidentielles, qu'elle a transféré un volume important de messages professionnels sur ses messageries privées ;

- il existe un lien entre son mandat et la procédure de licenciement.

Par une ordonnance du 19 mars 2024, la clôture d'instruction a été fixée en dernier lieu au 10 avril 2024 à 12 heures.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code du travail ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Frédéric Malfoy, premier conseiller,

- les conclusions de M. Nil Carpentier-Daubresse, rapporteur public,

- et les observations de Me Demessines pour Mme B....

Considérant ce qui suit :

1. Mme A... B... a été recrutée à compter du 12 juin 2017, en vertu d'un contrat à durée indéterminée, par l'association à but non lucratif Centre Hélène Borel. Elle occupait en dernier lieu un poste d'assistante de service social et détenait un mandat de membre titulaire du comité social et économique et de membre de la commission de santé sécurité et conditions de travail. Par un courrier du 2 mars 2020, son employeur a sollicité de l'inspection du travail l'autorisation de la licencier pour motif disciplinaire. Par une décision du 30 avril 2020, l'inspectrice du travail de la section 06-06 de l'unité départementale du Nord-Lille a refusé d'autoriser ce licenciement. La ministre chargée du travail qui, dans un premier temps, avait implicitement rejeté le recours hiérarchique formé le 3 juin 2020 par l'association Centre Hélène Borel, a, par une décision du 4 décembre 2020, retiré ce rejet implicite, puis annulé le refus de l'inspectrice du travail et autorisé le licenciement de Mme B.... Celle-ci a saisi le tribunal administratif de Lille qui, par un jugement du 24 mai 2023, a annulé la décision de la ministre du travail du 4 décembre 2020. L'association Centre Hélène Borel relève appel de ce jugement.

2. En vertu des dispositions du code du travail, le licenciement des salariés légalement investis de fonctions représentatives, qui bénéficient d'une protection exceptionnelle dans l'intérêt de l'ensemble des travailleurs qu'ils représentent, ne peut intervenir que sur autorisation de l'inspecteur du travail. Lorsque leur licenciement est envisagé, celui-ci ne doit pas être en rapport avec les fonctions représentatives normalement exercées ou avec leur appartenance syndicale. Dans le cas où la demande de licenciement est motivée par un comportement fautif, il appartient à l'inspecteur du travail saisi et, le cas échéant, au ministre compétent, de rechercher, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, si les faits reprochés au salarié sont d'une gravité suffisante pour justifier le licenciement, compte tenu de l'ensemble des règles applicables au contrat de travail de l'intéressé et des exigences propres à l'exécution normale du mandat dont il est investi.

3. Il ressort des pièces du dossier qu'entre le 6 et le 14 février 2020, Mme B... a opéré, depuis sa messagerie professionnelle, le transfert de 309 courriels sur sa messagerie personnelle " saadiabierent@yahoo.fr " et de 235 courriels vers la messagerie " rbierent@yahoo.fr ". Il ressort des énonciations de la décision du 4 décembre 2020 contestée que, pour autoriser le licenciement pour faute grave de Mme B..., la ministre du travail, a relevé que parmi les 544 messages transférés, sont évoquées les situations individuelles d'environ quatre-vingt résidents de la structure, que ce soit quant à leur état de santé, le suivi de soins médicaux ou infirmiers, l'appareillage médical, leur situation administrative telle que la notification de la décision de la Maison départementale des personnes handicapées ou financière, un incident de paiement d'une facture, le surendettement ou les difficultés de gestion budgétaire d'une résidente. L'appelante soutient que les transferts opérés ont eu pour effet d'exposer l'ensemble de ces données, classées " données de santé sensibles à caractère personnel " par le Règlement général sur la protection des données, à un risque informatique dont la salariée ne pouvait ignorer l'existence.

4. Selon l'article 2 du règlement intérieur de l'association Centre Hélène Borel : " Le salarié s'engage formellement à ne divulguer à qui que ce soit, (...) pour quel que motif que ce soit, aucune des activités de l'établissement ou service et de ses membres. Tout ce qui concerne les activités (...) doit être considéré comme strictement confidentiel et ne peut être divulgué ". En outre, la charte relative au bon usage du matériel informatique et aux services internet, intégrée au règlement intérieur de l'association, prévoit en son article 4, que tout salarié utilisateur " est responsable de l'usage des ressources informatiques et du réseau auxquels il a accès [et] a aussi la charge à son niveau, de contribuer à la sécurité générale et aussi à celle de son service " et que " En particulier (...) il ne doit pas utiliser ces services pour proposer ou rendre accessible aux tiers des données et informations confidentiels (...) aucune donnée ne doit sortir du centre sauf autorisation de la direction, seules les données entrant par la messagerie sont autorisées ".

5. Mme B... ne conteste pas avoir procédé aux transferts en litige durant la période concernée, ni avoir eu connaissance des règles d'utilisation des ressources et des données informatiques de l'établissement telles qu'énoncées par le règlement intérieur et la charte informatique précités. Toutefois, elle fait valoir que les 208 courriels que l'association produit pour la première fois devant la cour ne permettent pas d'établir la matérialité du grief tiré du risque de divulgation de données personnelles et confidentielles concernant les personnes prises en charge par l'établissement dès lors que parmi l'ensemble de ces courriels, 117 sont étrangers à toute donnée sensible puisqu'ils ne concernent que l'organisation du service, des sessions de formation, des réponses à la hiérarchie ou à des collègues, l'usage de bons de délégation pour l'exercice de son droit syndical ou encore la réservation de véhicules de service et sa participation à diverses réunions. Elle reconnaît que si les autres courriels permettent d'identifier des bénéficiaires des prestations de l'association, 37 messages ne comportent aucune donnée à caractère sensible tandis que 54 autres faisant référence à un élément d'information à caractère personnel ne comportent aucune pièce jointe, coordonnées ou adresses. Si ces éléments permettent de relativiser le caractère sensible des données concernant les résidents pris en charge par l'association, il n'en demeure pas moins que par leur caractère nominatif, ils permettaient leur identification et, par la nature même de leur caractère confidentiel, leur transfert ne pouvait être effectué sans autorisation préalable de l'établissement.

6. Pour justifier du transfert non autorisé de données recueillies dans le cadre de son exercice professionnel d'assistante de service social au sein de l'association, Mme B... se prévaut cependant de ce qu'elle a souhaité conserver des preuves dans la perspective de l'exercice de ses droits à la défense. Pour cela, Mme B... fait valoir que tous les courriels incriminés datent de la période courant de la fin du mois de novembre 2019 au début du mois de février 2020, au cours de laquelle elle faisait l'objet d'une tentative d'extension du périmètre de son poste de travail et d'une demande, de la part de ses supérieures hiérarchiques, de fournitures d'une liste nominative de résidents percevant certains types de prestation en contradiction avec le secret professionnel. S'agissant du premier point, il ressort des courriels versés au dossier témoignant des échanges entre l'intéressée et sa direction, l'expression de craintes de la salariée quant à la modification du périmètre de son poste de travail. S'agissant du second point, il ressort des échanges de courriels produits à l'instance, l'existence d'une dissension opposant Mme B... à la directrice du Pôle domicile sur le recueil et l'utilisation de données nominatives concernant des résidents percevant certaines allocations. Si sur ce dernier point, il ressort des explications apportées par l'appelante, non sérieusement contredites par Mme B..., que le recueil de ces données s'inscrivait dans le cadre d'une réforme législative imposant la vérification des conditions de ressources des résidents au sein du centre géré par l'association, en revanche, il ressort effectivement des courriels versés au dossier témoignant des échanges entre l'intéressée et sa direction, l'expression de craintes de la salariée quant à la modification du périmètre de son poste de travail. Aussi et quand bien même ces craintes n'auraient reposé sur aucun fondement sérieux quant à l'existence d'une menace réelle sur son emploi, il ressort des pièces du dossier que ce transfert de plus de cinq cents courriels a eu pour seul motif la conservation d'échanges professionnels dans le but d'assurer le cas échéant ses droits à la défense.

7. Si l'association appelante soutient que le transfert massif, non autorisé, de courriels comportant des données professionnelles est constitutif d'un détournement d'informations sensibles et confidentielles à destination de tiers, comme l'ont retenu à bon droit les premiers juges, il ne ressort d'aucune pièce du dossier que l'adresse de messagerie correspondant à l'adresse de l'époux de Mme B... aurait été accessible à d'autres personnes que ce dernier, ni que celui-ci aurait eu un intérêt personnel à y accéder, dès lors qu'il est établi qu'il n'exerçait plus aucune activité professionnelle en lien avec le milieu médical depuis l'année 2015. De même, il ne ressort pas des pièces du dossier que le tribunal aurait inexactement apprécié les faits en retenant que Mme B... n'avait fait aucun usage de ces messages autre que leur conservation sur sa messagerie personnelle et celle de son mari et qu'il n'en était suivi aucun préjudice pour l'association, notamment lié au risque informatique. Dans ces circonstances, alors que Mme B... n'avait fait l'objet d'aucune sanction disciplinaire et avait toujours donné satisfaction, c'est à tort que la ministre du travail a considéré que les faits fautifs commis par la salariée étaient d'une gravité suffisante pour justifier son licenciement.

8. Il résulte de tout ce qui précède, que l'association Centre Hélène Borel n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement du 24 mai 2023 attaqué, le tribunal administratif de Lille a annulé la décision de la ministre du travail du 4 décembre 2020.

Sur les frais liés au litige :

9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de Mme B..., qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme demandée par l'association Centre Hélène Borel, au titre des frais qu'elle a exposés et non compris dans les dépens. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu, en revanche, de faire droit aux conclusions présentées par Mme B... sur ce même fondement en mettant à la charge de l'association appelante, la somme de 2 000 euros à verser à l'intimée.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête de l'association Centre Hélène Borel est rejetée.

Article 2 : L'association Centre Hélène Borel versera à Mme B... la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à l'association Centre Hélène Borel, à Mme A... B... et à la ministre du travail, de la santé et des solidarités.

Délibéré après l'audience publique du 4 juin 2024 à laquelle siégeaient :

- Mme Marie-Pierre Viard, présidente de chambre,

- M. Jean-Marc Guérin-Lebacq, président-assesseur,

- M. Frédéric Malfoy, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 19 juin 2024.

Le rapporteur,

Signé : F. Malfoy

La présidente de chambre,

Signé : M-P. Viard

La greffière,

Signé : C. Huls-Carlier

La République mande et ordonne à la ministre du travail, de la santé et des solidarités en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

Pour expédition conforme

Pour la greffière en chef, par délégation,

La greffière,

C. Huls-Carlier

No 23DA01299 2


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de DOUAI
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 23DA01299
Date de la décision : 19/06/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Composition du Tribunal
Président : Mme Viard
Rapporteur ?: M. Frédéric Malfoy
Rapporteur public ?: M. Carpentier-Daubresse
Avocat(s) : ASSOCIATION D'AVOCATS CALIFANO BAREGE

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-06-19;23da01299 ?
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