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08/04/2025 | FRANCE | N°23BX01106

France | France, Cour administrative d'appel de BORDEAUX, 5ème chambre, 08 avril 2025, 23BX01106


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



Mme D... B... a demandé au tribunal administratif de la Martinique de condamner la collectivité territoriale de Martinique à lui verser une indemnité de 75 000 euros en réparation des préjudices qu'elle a subis, au besoin d'ordonner avant dire-droit une expertise afin de se prononcer sur son état de santé, et de mettre à la charge de la collectivité une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Par un jugement

n° 2100487 du 10 février 2023, le tribunal administratif de la Martinique a rejeté sa demande.
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Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme D... B... a demandé au tribunal administratif de la Martinique de condamner la collectivité territoriale de Martinique à lui verser une indemnité de 75 000 euros en réparation des préjudices qu'elle a subis, au besoin d'ordonner avant dire-droit une expertise afin de se prononcer sur son état de santé, et de mettre à la charge de la collectivité une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 2100487 du 10 février 2023, le tribunal administratif de la Martinique a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 21 avril 2023 et 19 janvier 2024, Mme D... B..., représentée par Me Célénice, demande à la Cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de la Martinique du 10 février 2023 ;

2°) de condamner la collectivité territoriale de Martinique à lui verser la somme de 75 000 euros en réparation des préjudices qu'elle a subis ;

3°) de mettre à la charge la collectivité territoriale de Martinique une somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le tribunal administratif n'a, à tort, pas retenu son argumentation relative à la faute commise par la collectivité en raison, d'une part, de l'absence d'information et de formation sur la prévention du harcèlement sexuel, ainsi que, d'autre part, du manquement à ses obligations d'assurer sa protection, au titre des dispositions des articles L. 4121-1 et suivant du code du travail, face au harcèlement sexuel dont elle était victime ;

- les faits de harcèlement ont entrainé l'apparition d'un état anxio-depressif majeur ; elle a droit à la réparation de l'intégralité de son préjudice moral à hauteur de 75 000 euros.

Par deux mémoires en défense, enregistrés les 12 décembre 2023 et 9 février 2024, ce dernier n'ayant pas été communiqué, la collectivité territoriale de Martinique, représentée par GCLC Avocat, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de Mme B... une somme de 2 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que les moyens soulevés par Mme B... ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code général de la fonction publique ;

- le code du travail ;

- la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 ;

- la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 ;

- le décret n° 85-603 du 10 juin 1985 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Au cours de l'audience publique, ont été entendus :

- le rapport de Mme C...,

- les conclusions de M. Ellie, rapporteur public ;

- et les observations de Me Quevarec pour la collectivité territoriale de Martinique.

Considérant ce qui suit :

1. Mme B..., adjointe administrative territoriale de 2ème classe à la collectivité territoriale de Martinique, occupait les fonctions, jusqu'en mai 2021, de technicienne support au sein de la direction des systèmes d'information. Par un courrier réceptionné le 9 avril 2021 par la collectivité territoriale de Martinique, elle a présenté une demande indemnitaire en vue d'obtenir la réparation du préjudice qu'elle estimait avoir subi en raison de l'absence de mesures prises par son employeur pour prévenir et la soustraire au harcèlement sexuel dont elle expose avoir été victime de la part d'un collègue affecté dans le même service. Cette demande a été implicitement rejetée par l'administration le 9 juin 2021. Mme B... a demandé au tribunal administratif de la Martinique de condamner la collectivité territoriale de Martinique à l'indemniser du préjudice lié au harcèlement sexuel qu'elle estime avoir subi. Elle relève appel du jugement du 10 février 2023 par lequel le tribunal a rejeté sa demande.

Sur la responsabilité pour faute de la collectivité de Martinique pour manquement à son obligation d'assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale des agents :

2. Aux termes de l'article L. 136-1 du code général de la fonction publique : " Des conditions d'hygiène et de sécurité de nature à préserver leur santé et leur intégrité physique sont assurées aux fonctionnaires durant leur travail ". Aux termes de l'article L. 811-1 du même code : " Les règles applicables en matière d'hygiène et de sécurité dans les services, collectivités et établissements mentionnés aux articles L. 3 et L. 4 sont celles définies par les livres Ier à V de la quatrième partie du code du travail (...) Il peut toutefois y être dérogé par décret en Conseil d'Etat ". Aux termes des dispositions de l'article L. 4121-1 du code du travail : " L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. / Ces mesures comprennent : / 1° Des actions de prévention des risques professionnels, y compris ceux mentionnés à l'article L. 4161-1 ;/ 2° Des actions d'information et de formation ; / 3° La mise en place d'une organisation et de moyens adaptés. / L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes ".

3. Les autorités administratives ont ainsi l'obligation de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et morale de leurs agents. Il leur appartient à ce titre, sauf à commettre une faute de service, d'assurer la bonne exécution des dispositions législatives et réglementaires qui ont cet objet, ainsi que le précise l'article 2-1 du décret du 10 juin 1985 relatif à l'hygiène et à la sécurité du travail, ainsi qu'à la médecine professionnelle et préventive dans la fonction publique territoriale.

4. Il résulte de l'instruction qu'à la suite d'une plainte de Mme B..., le tribunal correctionnel près la Cour d'appel de Fort de France, par un jugement du 6 octobre 2021, a condamné M. A... à une peine de six mois d'emprisonnement avec sursis et à la privation de son droit d'éligibilité pour une durée de deux ans, pour des faits de harcèlement sexuel commis à l'encontre de Mme B... du 1er mai 2019 au 17 décembre 2019, jugement dont il a été a interjeté appel. [0]

En ce qui concerne les actions d'information et de formation :

5. Mme B... fait valoir que la collectivité territoriale de Martinique n'a mis en place aucune action d'information et de formation sur les risques professionnels, particulièrement sur les risques psychosociaux et le harcèlement sexuel, alors qu'elle avait déjà signalé à sa hiérarchie, en septembre 2017, avoir déjà été victime de harcèlement de la part d'un autre collègue.

6. En premier lieu, s'il résulte de l'instruction, ainsi que le soutient la collectivité de Martinique, qu'une démarche d'élaboration d'un plan d'évaluation et de prévention des risques psychosociaux a été engagée en septembre 2014, la date et les modalités de la mise en œuvre effective d'un tel plan ne sont pas établies. La plateforme téléphonique constituée en septembre 2015, était destinée à la prise en charge des agents dans le contexte spécifique de transformation de la collectivité départementale en collectivité territoriale de Martinique. Il ne ressort pas de l'instruction et n'est pas allégué qu'elle avait vocation à perdurer. En outre, le document de présentation, au demeurant non daté, de la cellule Bien-être/Bienveillance est un document général listant différents axes de travail et d'ateliers sur ce thème sans pour autant apporter de précisions quant à leur mise en œuvre.

7. En second lieu, il résulte de l'instruction, en particulier du rapport de l'audit de la direction des systèmes d'informations, conduit par un prestataire externe en juin et juillet 2020, dont les conclusions sont particulièrement éloquentes, que la direction n'avait pris aucune mesure pour prévenir la survenance d'agissements de harcèlement sexuel et d'humiliation, dont la pratique était régulière et dans l'indifférence du collectif de travail depuis plusieurs années. Ce rapport précise " qu'il est admis dans la culture de la DSI majoritairement masculine, que l'on puisse insulter une femme parce qu'elle ose mettre en avant sa féminité en s'habillant en robe et en portant des talons. Il est admis qu'une femme doivent subir des blagues sexistes, sexuelles parce qu'il est " normal ", entre hommes, de parler de cela au travail " et que " la culture du " c'est pas grave, c'est pas méchant, ce n'est qu'une blague " a pris le pas sur la dignité et sur l'obligation de respect des lois et des règlements qui régissent notre société. ". Face à ces constats, le prestataire a préconisé de mettre en place une véritable démarche de prévention et d'analyse des risques psychosociaux et détaillé le plan d'actions à conduire par la collectivité de Martinique, tant sur l'organisation générale de la direction des systèmes d'information, qu'en ce qui concerne les instructions à donner aux agents et les campagnes de sensibilisation à mener, en particulier sur les risques d'incivilités, de violences et d'agressions au travail, et, enfin, sur la mise en place d'une démarche d'accompagnement des agents en situation de souffrance au travail. S'il résulte d'ailleurs de l'instruction que la collectivité a rapidement mis en œuvre certaines de ces recommandations, telle que la procédure de traitement des situations signalées, par une note du directeur général des services du 24 juillet 2020 ainsi qu'une campagne de sensibilisation des agents, ces démarches n'ont toutefois été engagées que postérieurement au second signalement de Mme B... du 4 décembre 2019 et aucun dispositif d'alerte et de prévention n'a permis d'éviter que ces agissements ne se produisent et perdurent pendant plusieurs mois entre mai et décembre 2019.

En ce qui concerne la prise en charge des faits de harcèlement sexuels :

8. Mme B... fait valoir qu'après avoir alerté sa hiérarchie le 4 décembre 2019, qu'elle était victime depuis plusieurs mois de faits de harcèlement sexuels de la part de son collègue M. A..., la collectivité de Martinique n'a mis en place aucune organisation ni pris aucune mesure de nature à faire cesser le risque auquel elle était exposée, ce qui a conduit à sa maladie professionnelle.

9. Il résulte de l'instruction que par un courriel du 4 décembre 2019, Mme B... a porté à la connaissance de la direction générale de la collectivité territoriale de Martinique l'information selon laquelle elle subissait depuis le mois de mai 2019, de la part de son collègue Jean-Marc A..., des faits de harcèlement sexuel. En particulier, elle indiquait que son collègue avait tenu, à maintes reprises, dans son bureau, qu'elle partageait avec trois autres collègues masculins, des propos à caractère sexuel ou sexiste, des mimes de l'acte sexuel, évoquant avec insistance son physique et ses tenues vestimentaires et lui adressant sur son téléphone, des messages à connotation sexuelle qui se sont poursuivis alors qu'elle avait manifesté son désaccord. Elle signalait également à sa hiérarchie que ce 4 décembre 2019, M. A... l'avait embrassée sur l'épaule. S'il est constant que dès le 10 décembre 2019, l'administration a entendu séparément Mme B... et M. A..., il ne résulte pas de l'instruction que les autres agents du service auraient été rapidement auditionnés. Un seul autre agent a été entendu en février 2020. Le 17 avril 2020, quatre mois après le signalement, il a été envisagé de confier la conduite d'une enquête interne au CHSCT, l'administration décidant finalement fin mai 2020 d'externaliser cette étude. Par ailleurs, aucune mesure n'a été immédiatement conduite afin de séparer Mme B... de son collègue harceleur, qu'elle a été obligée de côtoyer pendant près de cinq mois, jusqu'à ce qu'elle soit placée en arrêt maladie, le 12 mai 2020, pour traumatisme psychologique et état dépressif réactionnel majeur. Si la collectivité de Martinique fait valoir que la prise en charge de la situation de Mme B... a été ralentie par le contexte de la crise sanitaire qui avait débuté en mars 2020, il résulte également de l'instruction que la direction des systèmes d'information était particulièrement sollicitée en cette période pour la mise en place des dispositifs de télétravail et de visio-conférence, de sorte que les agents de cette direction étaient présents sur leur lieu de travail et pouvaient être entendus. Ce n'est qu'à compter du 12 novembre 2020 que M. A... a été installé sur un autre site et que Mme B..., à son retour d'arrêt maladie a pu bénéficier d'un bureau individuel. En outre, il résulte de l'instruction, en particulier du courrier de Mme B... du 26 octobre 2020, qu'à cette date, elle était toujours sans retour de la collectivité sur l'enquête diligentée au sein de la direction des systèmes d'information à la suite de ces faits. Par suite, s'il résulte de l'instruction que Mme B... a pu bénéficier d'un suivi par la psychologue du travail à compter du 3 juin 2020, que la collectivité de Martinique lui a accordé la protection fonctionnelle pour la prise en charge de sa plainte et de la procédure devant le tribunal correctionnel, et que ses arrêts de maladie du 19 décembre 2019 et à compter du 12 mai 2020 ont été, a postériori, reconnus au titre d'une maladie professionnelle, les agissements répréhensibles commis par M. A... ont pu se poursuivre pendant plusieurs mois après le 4 décembre 2019, exposant Mme B... à un sentiment d'abandon et de peur.

10. Il résulte de ce qui précède que la collectivité employeur de Mme B... n'a pas mis en œuvre les mesures d'information et de formation sur les risques psychosociaux ni les mesures d'organisation du service et d'accompagnement qu'il lui incombait de prendre afin de prévenir la survenance de tels faits et d'éviter qu'ils ne perdurent. La collectivité a, ainsi, manqué à ses obligations de protection de la santé physique et mentale de Mme B..., en méconnaissance des dispositions citées au point 2. Ces manquements sont constitutifs d'une faute de nature à engager la responsabilité de la collectivité de Martinique, sous réserve que la réalité du préjudice et le lien de causalité soient établis.

Sur le lien de causalité et le préjudice indemnisable :

11. La personne qui subit un préjudice direct et certain du fait du comportement fautif d'une personne publique peut demander au juge qu'elle soit condamnée à l'indemniser des conséquences dommageables de ce comportement.

12. Il résulte de l'instruction, ainsi qu'il a été énoncé au point 10, que la collectivité de Martinique a commis une faute de nature à engager sa responsabilité en raison de sa défaillance dans la prévention et dans la gestion des risques psychosociaux et du harcèlement sexuel. Il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par Mme B..., à raison de cette faute, en l'évaluant à la somme de 5 000 euros. Il y a lieu, par suite, de condamner la collectivité de Martinique à indemniser l'intéressée à hauteur de cette somme.

13. Il résulte de tout ce qui précède, que Mme B... est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de la Martinique a rejeté sa demande.

Sur les frais liés au litige :

14. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de Mme B..., qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que la collectivité de Martinique demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens. Il y a lieu, en revanche dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la collectivité de Martinique une somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative au titre des frais exposés par Mme B... et non compris dans les dépens.

DECIDE :

Article 1er : Le jugement n° 2100487 du 10 février 2023 du tribunal administratif de la Martinique est annulé.

Article 2 : La collectivité territoriale de Martinique est condamnée à verser à Mme B... la somme de 5 000 euros.

Article 3 : La collectivité de Martinique versera à Mme B... la somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme D... B... et à la collectivité de Martinique.

Copie en sera adressée au préfet de la Martinique.

Délibéré après l'audience du 18 mars 2025 à laquelle siégeaient :

Mme Fabienne Zuccarello, présidente,

M. Nicolas Normand, président assesseur,

Mme Carine Farault, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 8 avril 2025.

La rapporteure,

Carine C...

La présidente,

Fabienne Zuccarello

La greffière,

Virginie Santana

La République mande et ordonne au préfet de la Martinique en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

N° 23BX01106 2


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de BORDEAUX
Formation : 5ème chambre
Numéro d'arrêt : 23BX01106
Date de la décision : 08/04/2025
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme ZUCCARELLO
Rapporteur ?: Mme Carine FARAULT
Rapporteur public ?: M. ELLIE
Avocat(s) : LABOR &CONCILIUM

Origine de la décision
Date de l'import : 19/04/2025
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2025-04-08;23bx01106 ?
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