Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. E... a demandé au tribunal administratif de Poitiers d'annuler l'arrêté du 31 janvier 2023 par lequel le préfet de la Vienne a refusé de lui délivrer un titre de séjour, lui a fait obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours et a fixé le pays de renvoi.
Par un jugement n° 2300977 du 5 juin 2024, le tribunal a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 9 juillet 2024, M. D..., représenté par la SCP Breillat, Dieumegard, Masson, demande à la cour :
1°) de l'admettre provisoirement au bénéfice de l'aide juridictionnelle ;
2°) d'annuler ce jugement ;
3°) d'annuler l'arrêté du préfet de la Vienne du 31 janvier 2023 ;
4°) d'enjoindre au préfet de la Vienne de lui délivrer une carte de séjour temporaire d'une durée d'un an dans le délai d'un mois à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard, ou à titre subsidiaire de lui délivrer une autorisation provisoire de séjour avec autorisation de travail dans un délai de quinze jours et de réexaminer sa situation dans le même délai et sous la même astreinte ;
5°) de mettre à la charge de l'Etat le versement au profit de son conseil d'une somme de 1 500 euros au titre des dispositions combinées des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique.
Il soutient que :
- lorsqu'il est arrivé en France en 2006 sous l'identité de Serge Doumbe Bona, alors qu'à l'âge de 20 ans, il était encore mineur au regard de la loi camerounaise, il pensait de bonne foi avoir fait l'objet d'une adoption simple par un couple de ressortissants français, M. et Mme B... ; il a été victime d'une transaction réalisée entre ses parents et M. B..., dont l'objet était de faire régulariser la situation du véritable Serge Doumbe Bona ; la décision de retrait de sa carte de résident du 16 juin 2014 ne lui a jamais été notifiée ; son employeur, qui avait également comme salarié le véritable Serge Doumbe Bona, l'a licencié pour utilisation d'une identité frauduleuse ; il a alors repris son identité et sollicité la délivrance d'un titre de séjour, demande rejetée par l'arrêté du 31 janvier 2023 ;
- il avait entrepris des démarches pour solliciter un titre de séjour sous l'identité de E... avant la décision du tribunal judiciaire du 6 mars 2023, de sorte que contrairement à ce qu'a jugé le tribunal, il n'a pas commis d'infractions répétées susceptibles de caractériser une menace à l'ordre public ;
- il est présent en France depuis 2006 et n'a plus de liens privés et familiaux au Cameroun ; l'enfant Jayden Nono est le fils de sa compagne, Mme C..., dont il s'occupe comme s'il était son père ; il justifie en outre de sa contribution à l'éducation de ses trois enfants communs avec Mme C..., qui est en situation régulière, et leur vie commune a été officiellement signalée à la caisse d'allocations familiales le 15 octobre 2022 ; ainsi, la décision de refus de titre de séjour porte une atteinte excessive à son droit au respect de sa vie privée et familiale.
M. D... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 13 août 2024.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
La présidente de la formation de jugement a dispensé la rapporteure publique, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Le rapport de Mme A... a été entendu au cours de l'audience publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. D..., de nationalité camerounaise, né le 17 août 1982, est entré en France le 15 août 2006 sous l'identité de Serge Ndoumbe Bona, né le 2 septembre 1988, avec
un visa de court séjour " famille de français " dans le cadre d'une procédure d'adoption par
des ressortissants français, et il a bénéficié à ce titre d'une carte de résident valable jusqu'au
9 juin 2018. Il a été condamné en dernier lieu pour cette usurpation d'identité, sous la qualification de faux et usage de faux en écritures publiques, à une peine d'un an d'emprisonnement avec sursis et à 100 000 francs d'amende par un arrêt de la cour d'appel du Littoral (Cameroun) du 3 juillet 2013. Par un arrêté du 16 juin 2014, le préfet de la Vienne lui a retiré sa carte de résident au motif qu'elle avait été obtenue sous couvert d'une identité usurpée, et lui a fait obligation de quitter le territoire français. Le 13 janvier 2022, M. D... a sollicité la délivrance d'un titre de séjour portant la mention " vie privée et familiale ". Par un arrêté du 31 janvier 2023, le préfet de la Vienne a rejeté sa demande aux motifs que son comportement constituait une menace pour l'ordre public et qu'il ne démontrait pas entretenir des liens suffisamment anciens, stables et intenses avec les membres de sa famille, lui a fait obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours et a fixé le pays de renvoi. M. D... relève appel du jugement du 5 juin 2024 par lequel le tribunal administratif de Poitiers a rejeté sa demande d'annulation de cet arrêté.
Sur la demande d'admission provisoire à l'aide juridictionnelle :
2. M. D... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 13 août 2024. Par suite, ses conclusions tendant à obtenir l'aide juridictionnelle à titre provisoire sont devenues sans objet.
Sur les conclusions à fin d'annulation :
3. Aux termes de l'article L. 412-5 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " La circonstance que la présence d'un étranger en France constitue une menace pour l'ordre public fait obstacle à la délivrance et au renouvellement de la carte de séjour temporaire, de la carte de séjour pluriannuelle et de l'autorisation provisoire de séjour prévue aux articles L. 425-4 ou L. 425-10 ainsi qu'à la délivrance de la carte de résident et de la
carte de résident portant la mention " résident de longue durée-UE ". " Aux termes de l'article L. 423-23 du même code : " L'étranger qui n'entre pas dans les catégories prévues aux articles L. 423-1, L. 423-7, L. 423-14, L. 423-15, L. 423-21 et L. 423-22 ou dans celles qui ouvrent droit au regroupement familial, et qui dispose de liens personnels et familiaux en France tels que le refus d'autoriser son séjour porterait à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des motifs du refus, se voit délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention " vie privée et familiale " d'une durée d'un an, sans que soit opposable la condition prévue à l'article L. 412-1. / Les liens mentionnés au premier alinéa sont appréciés notamment au regard de leur intensité, de leur ancienneté et de leur stabilité, des conditions d'existence de l'étranger, de son insertion dans la société française ainsi que de la nature de ses liens avec sa famille restée dans son pays d'origine. / L'insertion de l'étranger dans la société française est évaluée en tenant compte notamment de sa connaissance des valeurs de la République. "
4. Il ressort des pièces du dossier qu'après avoir été condamné au Cameroun pour avoir usurpé l'identité de Serge Ndoumbe Bona et s'être vu retirer pour le même motif sa carte de résident par une décision du 16 juin 2014 assortie d'une mesure d'éloignement qu'il n'a pas exécutée, M. D... a continué à usurper l'identité de Serge Ndoumbe Bona pour obtenir un emploi à Nantes en février 2020, ce qui a conduit à son placement en garde à vue
le 24 octobre 2022. Alors même qu'il avait présenté sa demande de titre de séjour auprès des services de la préfecture de la Vienne sous sa véritable identité le 13 janvier 2022, les faits reprochés d'obtention et usage de faux documents administratifs avaient bien été commis
de manière répétée, et en dernier lieu récemment. Toutefois, il ressort des pièces du dossier
que M. D... est père de trois enfants nés à Poitiers les 15 septembre 2011,
24 février 2014 et 3 octobre 2022 de sa relation avec Mme C..., ressortissante camerounaise titulaire d'une carte de résident. Il a déclaré les deux aînés à l'état-civil sous son nom d'emprunt, et le plus jeune sous sa véritable identité. Il ressort des pièces produites en appel qu'alors même qu'il a résidé un temps à Nantes où il avait un emploi sous sa fausse identité,
M. D... a toujours entretenu des liens familiaux stables et intenses avec sa compagne et leurs enfants, avec lesquels il résidait à la date de l'arrêté contesté. Dans ces circonstances, alors que ses parents sont décédés au Cameroun où il ne dispose plus d'attaches, et eu égard à la durée de son séjour et à la nature de la menace à l'ordre public qu'il n'est plus susceptible de réitérer, il est fondé à soutenir que la décision de refus de titre de séjour
du 31 janvier 2023 porte à son droit au respect de sa vie privée et familiale une
atteinte disproportionnée au regard des motifs du refus, et méconnaît ainsi les dispositions de l'article L. 423-23 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile. Par suite,
M. D... est fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal a refusé d'annuler cette décision, ainsi que, par voie de conséquence, l'obligation de quitter le territoire français et la décision fixant le pays de renvoi.
Sur les conclusions aux fins d'injonction et d'astreinte :
5. Aux termes de l'article L. 911-1 du code de justice administrative : " Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution. / La juridiction peut également prescrire d'office cette mesure. " Aux termes de l'article L. 911-3 du même code : " La juridiction peut assortir, dans la même décision, l'injonction prescrite en application des articles L. 911-1 et L. 911-2 d'une astreinte qu'elle prononce dans les conditions prévues au présent livre et dont elle fixe la date d'effet. "
6. L'annulation prononcée au point 5 implique nécessairement, sous réserve d'un changement dans les circonstances de fait, qu'il soit fait droit à la demande de titre de séjour de M. D.... Par suite, il y a lieu d'enjoindre au préfet de la Vienne de lui délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention " vie privée et familiale " dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu d'assortir cette injonction d'une astreinte.
Sur les frais exposés à l'occasion du litige :
7. M. D... a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle. Par suite, son conseil peut se prévaloir des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 200 euros, à verser à Me Breillat.
DÉCIDE :
Article 1er : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de M. D... tendant à son admission provisoire au bénéfice de l'aide juridictionnelle.
Article 2 : L'arrêté du préfet de la Vienne du 31 janvier 2023 et le jugement du tribunal administratif de Bordeaux n° 2300977 du 5 juin 2024 sont annulés.
Article 3 : Il est enjoint au préfet de la Vienne, sous réserve d'un changement dans les circonstances de fait, de délivrer à M. D... une carte de séjour temporaire portant la mention " vie privée et familiale " dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 4 : L'Etat versera à Me Breillat une somme de 1 200 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. E..., au préfet de la Vienne, au ministre de l'intérieur et à Me Breillat.
Délibéré après l'audience du 26 novembre 2024 à laquelle siégeaient :
Mme Catherine Girault, présidente,
Mme Anne Meyer, présidente-assesseure,
M. Antoine Rives, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 12 décembre 2024.
La rapporteure,
Anne A...
La présidente,
Catherine GiraultLe greffier,
Fabrice Benoit
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 24BX01702