Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. A... B... a demandé au tribunal administratif de la Martinique d'annuler l'arrêté du 1er février 2024 du préfet de la Martinique portant obligation de quitter le territoire français sans délai et interdiction de retour sur le territoire français pendant une durée d'un an, d'annuler la décision du même jour fixant le pays de renvoi, et d'annuler la décision également du même jour par laquelle le préfet de la Martinique a prononcé son assignation à résidence sur le territoire de la commune de Fort-de-France pour une durée de quarante-cinq jours, avec obligation de se présenter une fois par semaine au commissariat de police.
Par un jugement n° 2400119 du 6 février 2024, le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de la Martinique a annulé la décision du 1er février 2024 par laquelle le préfet de la Martinique a prononcé l'assignation à résidence de M. B... sur le territoire de la commune de Fort-de-France et a rejeté le surplus de ses conclusions à fin d'annulation.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 20 février 2024 et un mémoire enregistré le 15 octobre 2024, non communiqué, M. B..., représenté par Me Corin, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement du 6 février 2024 du magistrat désigné par le président du tribunal administratif de la Martinique en tant qu'il rejette ses conclusions à fin d'annulation des décisions du 1er février 2024 par lesquelles le préfet de la Martinique lui a fait obligation de quitter le territoire français sans délai, lui a interdit le retour sur le territoire français pour une durée d'un an et a fixé le pays de renvoi ;
2°) d'annuler ces décisions ;
3°) d'enjoindre au préfet de la Martinique, à titre principal, de lui délivrer un titre de séjour au titre de la vie privée et familiale et d'assortir cette injonction d'une astreinte de 10 euros par jour de retard à l'expiration d'un délai de quinze jours à compter de la notification de la décision à intervenir et, à titre subsidiaire, de réexaminer sa situation dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l'arrêt en le munissant, dans l'attente, d'une autorisation provisoire de séjour l'autorisant à travailler et en assortissant cette injonction d'une astreinte de 50 euros par jour de retard ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Il soutient que :
En ce qui concerne la légalité de l'obligation de quitter le territoire français :
- elle est entachée d'erreur de droit, en ce qu'elle n'a pas été précédée d'un examen de sa situation personnelle ;
- elle méconnaît les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- elle méconnait l'article 3 de la convention internationale des droits de l'enfant ;
En ce qui concerne la légalité de l'interdiction de retour sur le territoire français :
- elle est privée de base légale compte tenu de l'illégalité de la mesure d'éloignement ;
- elle est entachée d'erreur d'appréciation pour l'application des articles L. 612-6 et L. 612-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, au regard de sa durée de présence sur le territoire français et de l'absence de menace pour l'ordre public ;
En ce qui concerne la légalité de la décision fixant le pays de renvoi :
- elle est privée de base légale compte tenu de l'illégalité de la mesure d'éloignement ;
- elle est insuffisamment motivée ;
- elle est entachée d'erreur manifeste d'appréciation quant à ses conséquences sur sa situation personnelle ;
- elle méconnaît les dispositions de l'article L. 721-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et les stipulations des articles 1er et 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Par une ordonnance du 10 juin 2024, la clôture d'instruction a été fixée au 10 août 2024.
M. B... a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 19 mars 2024.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention internationale des droits de l'enfant ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- le code de justice administrative.
Le président de la formation de jugement a dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Le rapport de M. Laurent Pouget a été entendu au cours de l'audience publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. B..., de nationalité haïtienne, est entré irrégulièrement sur le territoire national, selon ses déclarations, le 14 septembre 2019. Il a présenté une demande d'asile qui a été rejetée le 28 février 2020 par l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides, dont la décision a été confirmée le 13 juillet 2020 par la Cour nationale du droit d'asile. M. B... a présenté une demande de réexamen de sa demande, rejetée en dernier lieu le 15 mars 2022 par la Cour nationale du droit d'asile. Il a ensuite présenté une demande d'admission au séjour le 29 juillet 2021, qui a été rejetée, et par une décision du 5 janvier 2022 le préfet de la Martinique a pris à son encontre une mesure d'éloignement. M. B... n'a cependant pas exécuté cette mesure et a été interpellé par les forces de l'ordre le 1er février 2024 aux fins de vérification de son droit de circulation et de séjour sur le territoire français. Par un arrêté du 1er février 2024, le préfet de la Martinique a obligé M. B... à quitter le territoire français sans délai et a prononcé à son encontre une interdiction de retour sur le territoire français pendant une durée d'un an. Par une décision du même jour, le préfet a désigné Haïti comme pays de renvoi. Enfin, par une autre décision du même jour, le préfet de la Martinique a prononcé, dans l'attente de l'exécution de la mesure d'éloignement, l'assignation à résidence de M. B.... Celui-ci relève appel du jugement du 6 février 2024 par lequel le magistrat désigné du tribunal administratif de la Martinique a rejeté ses conclusions dirigées contre la mesure d'éloignement, la décision fixant le pays de renvoi et l'interdiction de retour sur le territoire français.
Sur la légalité des décisions contestées :
En ce qui concerne la légalité de l'obligation de quitter le territoire français :
2. En premier lieu, l'arrêté contesté mentionne les conditions d'entrée et de séjour en France de M. B... ainsi que les éléments pertinents de sa situation personnelle et familiale au regard d'un éventuel droit au séjour, notamment l'ancienneté de son séjour, la présence de son enfant ainsi que de sa tante sur le territoire national, et la circonstance qu'il ne justifie pas de son insertion dans la société française. Dans ces conditions, le moyen tiré de ce que le préfet de la Martinique ne se serait pas livré à un examen réel et sérieux de sa situation personnelle doit être écarté.
3. En second lieu, aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ". Et aux termes du paragraphe 1 de l'article 3 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant : " Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale ". Il résulte de ces dernières stipulations que, dans l'exercice de son pouvoir d'appréciation, l'autorité administrative doit accorder une attention primordiale à l'intérêt supérieur de l'enfant.
4. M. B... indique qu'il entretient une relation conjugale avec une ressortissante haïtienne titulaire d'une carte de séjour pluriannuelle délivrée le 20 juillet 2022 et résidente en Martinique. Toutefois, ainsi que l'a estimé le premier juge, il n'établit pas, par les seules pièces qu'il produit, l'ancienneté de leur communauté de vie et la stabilité de leur relation. En particulier, si M. B... produit quelques photographies non datées ainsi qu'une attestation de celle qu'il déclare être sa compagne selon laquelle le couple aurait une résidence commune depuis octobre 2023, il ressort du procès-verbal d'audition produit par le préfet de la Martinique que, lorsque l'intéressé a été interrogé par les services de police le 1er février 2024 sur sa situation familiale, il a déclaré être célibataire et résider chez sa tante. Le requérant expose également qu'il est le père d'un enfant né sur le territoire français le 20 septembre 2023 d'une relation avec une autre ressortissante haïtienne. Cependant, s'il justifie par les pièces qu'il produit participer par des transferts d'argent à l'entretien de cet enfant, qu'il a reconnu, et avoir pris de ses nouvelles, il est constant que celui-ci est né et réside en métropole avec sa mère, et aucun élément au dossier n'établit que M. B... aurait eu un contact physique avec lui à la date de la décision contestée ou envisagerait de s'investir dans son éducation, alors qu'il a déclaré aux services de police aspirer à s'installer en Martinique. Par ailleurs, le requérant ne justifie d'aucune insertion sociale ou professionnelle sur le territoire national, où il s'est maintenu en méconnaissance d'une précédente obligation de quitter le territoire français prononcée à son encontre le 5 janvier 2022. Dans ces conditions, et alors que M. B... a conservé des attaches familiales dans son pays d'origine, où il a vécu jusqu'à l'âge de 25 ans et où résident ses parents, il n'est pas fondé à soutenir que la mesure d'éloignement porterait une atteinte disproportionnée tant à son droit à la vie privée et familiale qu'à l'intérêt supérieur de son enfant.
En ce qui concerne la légalité de l'interdiction de retour sur le territoire français :
5. En premier lieu, il résulte de ce qui précède que le moyen tiré de ce que la décision portant interdiction de retour sur le territoire français serait illégale par exception de l'illégalité de la décision portant obligation de quitter le territoire français doit être écarté.
6. En second lieu, aux termes de l'article L. 612-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " Lorsqu'aucun délai de départ volontaire n'a été accordé à l'étranger, l'autorité administrative assortit la décision portant obligation de quitter le territoire français d'une interdiction de retour sur le territoire français. Des circonstances humanitaires peuvent toutefois justifier que l'autorité administrative n'édicte pas d'interdiction de retour. Les effets de cette interdiction cessent à l'expiration d'une durée, fixée par l'autorité administrative, qui ne peut excéder cinq ans à compter de l'exécution de l'obligation de quitter le territoire français, et dix ans en cas de menace grave pour l'ordre public ". Aux termes de l'article L. 612-10 du même code : " Pour fixer la durée des interdictions de retour mentionnées aux articles L. 612-6 et L. 612-7, l'autorité administrative tient compte de la durée de présence de l'étranger sur le territoire français, de la nature et de l'ancienneté de ses liens avec la France, de la circonstance qu'il a déjà fait l'objet ou non d'une mesure d'éloignement et de la menace pour l'ordre public que représente sa présence sur le territoire français ".
7. Il appartient au juge de l'excès de pouvoir, saisi d'un moyen en ce sens, de rechercher si les motifs qu'invoque l'autorité compétente sont de nature à justifier légalement dans son principe et sa durée la décision d'interdiction de retour et si la décision ne porte pas au droit de l'étranger au respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales une atteinte disproportionnée aux buts en vue desquels elle a été prise.
8. Il résulte de ce qui a été dit précédemment, que M. B... ne justifie pas avoir de liens d'une particulière intensité avec la France. De plus, ainsi qu'il a été dit, il n'a pas exécuté la précédente obligation de quitter le territoire français prononcée à son encontre le 5 janvier 2022. Dans ces conditions, nonobstant la durée de sa présence sur le territoire français et la circonstance qu'il ne présente aucune menace pour l'ordre public, l'appelant n'est pas fondé à soutenir que l'interdiction de retour sur le territoire français d'une durée d'un an prononcée à son encontre serait disproportionnée et entachée d'erreur d'appréciation.
En ce qui concerne la légalité de la décision fixant le pays de renvoi :
9. Aux termes de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ".
10. Il ressort des pièces versées aux débats par M. B... que la situation que connaît Haïti, notamment depuis le mois de janvier 2024, se caractérise par un climat de violence généralisée se traduisant par des affrontements opposant des groupes criminels armés entre eux et ces groupes à la police haïtienne et que cette violence atteint, à Port-au-Prince ainsi que dans les départements de l'Ouest et de l'Artibonite, un niveau d'une intensité exceptionnelle, entraînant un grand nombre de victimes civiles. Il ne ressort pas des pièces du dossier qu'en cas d'exécution d'office de la décision litigieuse, l'intéressé, originaire de Croix-des-Bouquets, commune du département de l'Ouest, serait en mesure d'y retourner sans rejoindre ou traverser notamment Port-au-Prince. Dans ces conditions, M. B... est fondé à soutenir que son éloignement vers Haïti l'exposerait à des traitements inhumains ou dégradants prohibés par les stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Par suite, et sans qu'il y ait lieu d'examiner l'autre moyen soulevé à l'encontre de la décision fixant le pays de renvoi, il convient de faire droit aux conclusions du requérant tendant à l'annulation de cette décision en tant qu'elle prévoit son retour à Haïti.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
11. Le présent arrêt n'appelle aucune mesure d'exécution. Les conclusions à fin d'injonction présentées par M. B... ne peuvent dès lors qu'être rejetées.
Sur les frais liés au litige :
12. M. B... s'est vu accorder le bénéfice de l'aide juridictionnelle par une décision du 19 mars 2024. Il y a lieu dans les circonstances de l'espèce, en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 000 euros à verser à son avocat, Me Corin, sous réserve de renonciation de sa part à percevoir la part contributive de l'Etat à l'aide juridictionnelle.
DECIDE :
Article 1er : La décision du 1er février 2024 par laquelle le préfet de la Martinique a fixé Haïti comme pays à destination duquel M. B... pourra être éloigné est annulée.
Article 2 : Le jugement n° 2400119 du 6 février 2024 du magistrat désigné par le président du tribunal administratif de la Martinique est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 3 : L'Etat est condamné, en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, à verser la somme de 1 000 euros à Me Corin, avocat de M. B..., sous réserve qu'il renonce à la part contributive de l'Etat à l'aide juridictionnelle.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent jugement sera notifié à M. A... B..., à Me Vaïté Corin et au ministre de l'intérieur.
Copie en sera adressée au préfet de la Martinique.
Délibéré après l'audience du 5 novembre 2024 à laquelle siégeaient :
M. Laurent Pouget, président,
Mme Marie-Pierre Beuve-Dupuy, présidente-assesseure,
M. Vincent Bureau, conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 26 novembre 2024.
La présidente-assesseure,
Marie-Pierre Beuve-Dupuy Le président-rapporteur,
Laurent Pouget
Le greffier,
Christophe Pelletier
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
N° 24BX00426 2