Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme C... D... a demandé au tribunal administratif de Bordeaux d'annuler la décision du 27 février 2020 par laquelle le préfet de Lot-et-Garonne a rejeté sa demande de délivrance, au profit de sa fille B... E..., d'une carte nationale d'identité et d'un passeport, et d'enjoindre à cette autorité préfectorale, à titre principal, de lui délivrer une carte nationale d'identité et un passeport au profit de sa fille dans un délai de 30 jours à compter de la notification du jugement à intervenir sous astreinte de 100 euros par jour de retard, et à titre subsidiaire, de réexaminer sa situation.
Par un jugement n° 2004546 du 7 juin 2022, le tribunal administratif de Bordeaux a annulé la décision du 27 février 2020 du préfet de Lot-et-Garonne et a enjoint à ce dernier de délivrer à Mme D... une carte nationale d'identité et un passeport au nom de sa fille, dans un délai de deux mois à compter de la notification de ce jugement.
Procédure devant la cour administrative d'appel :
Par une requête et un mémoire complémentaire enregistrés les 11 août 2022 et 20 septembre 2022, le ministre de l'intérieur et des outre-mer demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement n° 2004546 du tribunal administratif de Bordeaux du 7 juin 2022 ;
2°) de rejeter la demande de première instance de Mme D....
Il soutient que :
- contrairement à ce qu'a jugé le tribunal, le préfet de Lot-et-Garonne pouvait, sans commettre d'erreur d'appréciation, refuser de délivrer une carte nationale d'identité et un passeport au bénéfice de l'enfant B... E... dès lors qu'il existe des indices de faits précis et concordants révélant l'existence d'une reconnaissance frauduleuse de paternité et donc un doute sérieux quant à la nationalité française de l'enfant : la mère de l'enfant est depuis 2015 en situation irrégulière et la nationalité française de son enfant lui permettrait d'obtenir un titre de séjour ; la demande de titres d'identité est précoce pour avoir été déposée seulement cinq mois après la naissance de l'enfant ; M. E... a reconnu six autres enfants ; il existe un écart d'âge important de vingt-trois ans entre la mère et le père de l'enfant qui est demeuré imprécis sur la date de leur rencontre, la durée de leurs liens et la période de conception de l'enfant ; il n'y a jamais eu de communauté de vie entre M. E... et Mme D... ; M. E... ne démontre pas participer à l'entretien et à l'éducation de l'enfant en produisant seulement des factures d'achat de matériel pour bébé d'un montant de 202,80 euros et deux versements de 50 euros ; le procureur de la République a été informé d'une suspicion de reconnaissance frauduleuse de paternité pour laquelle une enquête a été ouverte et est toujours en cours ;
- les autres moyens soulevés en première instance ne sont pas fondés.
Par un mémoire en défense, enregistré le 19 septembre 2022, Mme D..., représentée par Me Hay, demande à être admise à titre provisoire au bénéfice de l'aide juridictionnelle et conclut au rejet de la requête ainsi qu'à la mise à la charge de l'Etat d'une somme de 1 200 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Elle fait valoir que les moyens de la requête ne sont pas fondés.
Mme D... a été maintenue de plein droit au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du bureau d'aide juridictionnelle près le tribunal judiciaire de Bordeaux n° 2022/013469 du 13 octobre 2022.
Par une ordonnance du 28 février 2024, la clôture de l'instruction a été fixée au 30 avril 2024 à 12h00.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code civil ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le décret n° 55-1397 du 22 octobre 1955 ;
- le décret n° 2005-1726 du 30 décembre 2005 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Karine Butéri ;
- les conclusions de M. Sébastien Ellie, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. Mme D..., ressortissante comorienne mère d'un enfant né à Faye-l'Abbesse (Deux-Sèvres) le 8 août 2019, B... E..., reconnue le 12 août suivant par M. A... E..., ressortissant français, a demandé au préfet de Lot-et-Garonne de lui délivrer une carte nationale d'identité et un passeport au profit de cet enfant, le 14 janvier 2020. Le préfet a refusé, par une décision du 27 février 2020, de faire droit à cette demande au motif que la reconnaissance de paternité de l'enfant présentait un caractère frauduleux. Par un jugement du 7 juin 2022, le tribunal administratif de Bordeaux, saisi par Mme D..., a annulé cette décision et a enjoint au préfet de Lot-et-Garonne de délivrer à l'intéressée une carte nationale d'identité et un passeport au nom de sa fille dans un délai de deux mois à compter de la notification de ce jugement. Le ministre de l'intérieur et des outre-mer relève appel du jugement du 7 juin 2022.
Sur l'admission provisoire au bénéfice de l'aide juridictionnelle :
2. Par une décision du 13 octobre 2022 du bureau d'aide juridictionnelle près le tribunal judiciaire de Bordeaux, Mme D... a été maintenue de plein droit au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale. Dans ces conditions, ses conclusions tendant à obtenir l'aide juridictionnelle à titre provisoire sont devenues sans objet. Il n'y a, par suite, plus lieu de statuer sur ces conclusions.
Sur le moyen retenu par le tribunal administratif :
3. Pour annuler la décision du 27 février 2020 du préfet de Lot-et-Garonne, le tribunal administratif de Bordeaux a estimé qu'elle était entachée d'erreur d'appréciation.
4. Aux termes de l'article 4 du décret du 30 décembre 2005 relatif aux passeports : " Le passeport est délivré, sans condition d'âge, à tout Français qui en fait la demande (...) ". Aux termes de l'article 5 de ce même décret : " I.- En cas de première demande, le passeport est délivré sur production par le demandeur : / 1° De sa carte nationale d'identité sécurisée (...) : 4° Ou à défaut de produire l'un des titres mentionnés aux alinéas précédents, de son extrait d'acte de naissance de moins de trois mois, comportant l'indication de sa filiation (...) ". Aux termes de l'article 2 du décret du 22 octobre 1955 instituant la carte nationale d'identité : " La carte nationale d'identité est délivrée sans condition d'âge à tout Français qui en fait la demande. / Elle est délivrée ou renouvelée par le préfet ou le sous-préfet (...) ". Aux termes de l'article 4 de ce décret : " I. En cas de première demande, la carte nationale d'identité est délivrée sur production par le demandeur : (...) / c) Ou, à défaut de produire l'un des passeports mentionnés aux deux alinéas précédents, de son extrait d'acte de naissance de moins de trois mois, comportant l'indication de sa filiation ou, lorsque cet extrait ne peut pas être produit, de la copie intégrale de son acte de mariage (...) ". Aux termes de l'article 18 du code civil : " Est français l'enfant dont l'un des parents au moins est français ". Aux termes de l'article 310-1 du même code : " La filiation est légalement établie, dans les conditions prévues au chapitre II du présent titre, par l'effet de la loi, par la reconnaissance volontaire ou par la possession d'état constatée par un acte de notoriété. (...) ". L'article 310-3 de ce code prévoit que : " La filiation se prouve par l'acte de naissance de l'enfant, par l'acte de reconnaissance ou par l'acte de notoriété constatant la possession d'état. (...) ".
5. Pour l'application de ces dispositions, il appartient aux autorités administratives de s'assurer, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, que les pièces produites à l'appui d'une demande de passeport ou d'une carte nationale d'identité sont de nature à établir l'identité et la nationalité du demandeur. Seul un doute suffisant sur l'identité ou la nationalité de l'intéressé peut justifier le refus de délivrance ou de renouvellement du titre demandé. Dans ce cadre, si la reconnaissance d'un enfant est opposable aux tiers, en tant qu'elle établit un lien de filiation et, le cas échéant, en tant qu'elle permet l'acquisition par l'enfant de la nationalité française, et s'impose donc en principe à l'administration tant qu'une action en contestation de filiation n'a pas abouti, il appartient néanmoins au préfet, s'il est établi, lors de l'examen d'une demande de titre, qu'une reconnaissance de paternité a été souscrite frauduleusement, de faire échec à cette fraude et de refuser, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, la délivrance du titre sollicité.
6. L'enfant B... E... est née le 8 août 2019 à Faye-l'Abbesse (Deux-Sèvres). M. A... E..., ressortissant français né le 1er janvier 1967, a reconnu cet enfant quatre jours après sa naissance, le 12 août 2019. Pour refuser de délivrer une carte nationale d'identité et un passeport, sollicités par sa mère, ressortissante comorienne, au profit de cet enfant, le préfet de Lot-et-Garonne s'est fondé sur le caractère frauduleux de la reconnaissance de paternité effectuée par M. E....
7. Il ressort des pièces du dossier que Mme D... et M. E..., qui indiquent s'être rencontrés en 2016, n'ont entretenu de vie commune ni avant ni après la naissance de l'enfant en 2019. A la supposer établie, la circonstance alléguée par Mme D... qu'elle aurait passé quelques jours avec M. E... à Marseille avant de s'installer en région Nouvelle-Aquitaine à Bressuire ne suffit pas à considérer qu'une communauté de vie aurait existé. Alors que les déclarations des intéressés sont très imprécises sur les circonstances de la relation alléguée et ne sont concordantes ni sur la durée de leur relation, sur laquelle les réponses de M. E... ont varié, ni sur les circonstances dans lesquelles ils auraient décidé d'avoir un enfant, il ressort de l'entretien de M. E... réalisé le 24 février 2020 par les services de la mission départementale contre la fraude qu'il ne connaît pas le nom de la maternité où il se serait rendu le lendemain de la naissance de l'enfant dont il ne sait pas davantage la date exacte. M. E... ignore par ailleurs le numéro de téléphone de Mme D... à laquelle il indique avoir seulement rendu une fois visite à Bressuire en janvier 2020. En se bornant à produire deux factures d'achat de matériel pour bébé en juin 2019 d'un montant de 202,80 euros et la preuve de deux versements de 50 euros effectués en mars et septembre 2020, Mme D... n'établit pas que M. E... contribuerait effectivement à l'entretien de l'enfant à l'éducation duquel il ne participe pas. Il n'est par ailleurs pas contesté que M. E... a reconnu six autres enfants. Dans ces conditions, alors même que l'enquête ouverte pour suspicion de reconnaissance frauduleuse de paternité est toujours en cours, le préfet de Lot-et-Garonne, qui a justifié de la prise en compte d'un faisceau d'indices suffisant, doit être regardé comme établissant avec suffisamment de certitude que la reconnaissance de paternité souscrite par M. E... à l'égard de la jeune B... revêt un caractère frauduleux. Par suite, il a pu légalement estimer qu'il existait un doute suffisant sur la nationalité de l'enfant et refuser la délivrance de la carte nationale d'identité et du passeport demandés en son nom par sa mère.
8. Le ministre de l'intérieur et des outre-mer est ainsi fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bordeaux a retenu le moyen tiré de l'erreur d'appréciation entachant la décision du 27 février 2020 du préfet de Lot-et-Garonne.
9. Toutefois, il appartient à la cour, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner l'autre moyen soulevé par Mme D... devant le tribunal administratif de Bordeaux à l'encontre de cette décision.
Sur l'autre moyen soulevé par Mme D... devant le tribunal administratif :
10. Il résulte de ce qui a été exposé au point 5 qu'il ne peut être satisfait à une demande de carte nationale d'identité ou de passeport si la nationalité française et l'identité du demandeur ne sont pas établies. Dans ces conditions, eu égard au doute suffisant existant sur la nationalité française de l'enfant B... E..., la décision du préfet de Lot-et-Garonne rejetant la demande présentée par Mme D... au nom de sa fille n'est pas entachée d'erreur de droit. Dès lors, le moyen doit être écarté.
11. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre de l'intérieur et des outre-mer est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bordeaux a prononcé l'annulation de la décision du 27 février 2020 du préfet de Lot-et-Garonne.
12. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'a pas la qualité de partie perdante, la somme que demande Mme D... au titre des frais engagés et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : Il n'y a plus lieu de statuer sur les conclusions de Mme D... tendant à son admission provisoire au bénéfice de l'aide juridictionnelle.
Article 2 : Le jugement du 7 juin 2022 du tribunal administratif de Bordeaux est annulé.
Article 3 : La demande présentée par Mme D... devant le tribunal administratif de Bordeaux et ses conclusions présentées devant la cour administrative d'appel de Bordeaux sont rejetées.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de l'intérieur et des outre-mer et à Mme C... D....
Copie en sera adressée pour information au préfet de Lot-et-Garonne.
Délibéré après l'audience du 27 juin 2024 à laquelle siégeaient :
Mme Elisabeth Jayat, présidente,
Mme Karine Butéri, présidente-assesseure,
Mme Héloïse Pruche-Maurin, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 5 juillet 2024.
La rapporteure,
Karine ButériLa présidente,
Elisabeth Jayat
La greffière,
Virginie Santana
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 22BX02258 2