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03/07/2024 | FRANCE | N°22BX02669

France | France, Cour administrative d'appel de BORDEAUX, 3ème chambre, 03 juillet 2024, 22BX02669


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



Mme B... A... a demandé au tribunal administratif de la Guyane d'annuler la décision implicite née le 28 novembre 2021 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a refusé de lui accorder la protection fonctionnelle.



Par un jugement n° 2200122 du 13 juillet 2022, le tribunal administratif de la Guyane a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :



Par une requête enregistrée le 13 octobre 2022, Mme A...,

représentée par Me Deyris, demande à la cour :



1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme B... A... a demandé au tribunal administratif de la Guyane d'annuler la décision implicite née le 28 novembre 2021 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a refusé de lui accorder la protection fonctionnelle.

Par un jugement n° 2200122 du 13 juillet 2022, le tribunal administratif de la Guyane a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 13 octobre 2022, Mme A..., représentée par Me Deyris, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de la Guyane du 13 juillet 2022 ;

2°) d'annuler le refus implicite du ministre de la justice de lui accorder la protection fonctionnelle ;

3°) d'enjoindre au ministre de la justice de lui accorder la protection fonctionnelle dans un délai d'un mois à compter de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le tribunal ne peut être regardé comme ayant jugé en impartialité dès lors que l'épouse du président de la formation de jugement était impliquée dans le litige en tant que secrétaire générale de la première présidente de la cour d'appel ; de plus le président de la formation de jugement et le président du tribunal judiciaire entretenaient des relations amicales, il aurait donc dû se déporter ;

- les faits de harcèlement se sont amplifiés après qu'elle ait alerté sa hiérarchie sur les conditions de travail au sein du tribunal ;

- elle n'a pas bénéficié de conditions matérielles de travail correctes ;

- elle a travaillé dans un service davantage surchargé que celui de ses collègues, avec un greffe insuffisant ; elle ne bénéficiait pas de remplaçants durant ses absences ;

- elle a fait l'objet de propos humiliants et vexatoires ;

- elle a été écartée de la désignation comme doyen des juges d'instruction et de la fonction de coordination au bénéfice d'une jeune collègue ;

- elle a fait l'objet d'un acharnement révélé par la volonté de la sanctionner sur le plan déontologique et disciplinaire ;

- elle a été privée d'avancement durant quatre années consécutives et sa prime variable a baissé alors que ses évaluations ne relèvent aucune défaillance ;

- ces éléments caractérisent une situation de harcèlement moral ;

- elle justifie donc d'un droit à obtenir la protection fonctionnelle.

Par un mémoire en défense enregistré le 24 avril 2024, le garde des sceaux, ministre de justice, conclut au rejet de la requête.

Il soutient qu'aucun des moyens de la requête n'est fondé.

Par ordonnance du 25 avril 2024, la clôture d'instruction a été fixée en dernier lieu au 27 mai 2024 à 12h00.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;

- la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Laurent Pouget ;

- les conclusions de Mme Isabelle Le Bris, rapporteure publique ;

- et les observations de Me Houppe, représentant Mme A....

Considérant ce qui suit :

1. Mme A..., juge d'instruction au tribunal administratif de Cayenne, a demandé au garde des sceaux, ministre de la justice, le bénéfice de la protection fonctionnelle par un courrier reçu le 28 septembre 2021, qui a donné lieu à une décision implicite de rejet à l'issue d'un délai de deux mois. Elle relève appel du jugement du 13 juillet 2022 par lequel le tribunal administratif de la Guyane a rejeté sa demande d'annulation de cette décision.

Sur la régularité du jugement :

2. En premier lieu, les seules circonstances que l'épouse de M. Martin, président de la formation de jugement ayant siégé le 13 juillet 2022 sur le recours de Mme A..., elle-même magistrate judiciaire, ait exercé les fonctions de secrétaire général au tribunal judiciaire de Cayenne jusqu'en septembre 2021, et que le président de ce tribunal ait pu entretenir des relations conviviales avec M. Martin, ne permettent pas de présumer d'une partialité de ce dernier dans le présent litige. Par suite, le moyen tiré de l'irrégularité qui entacherait à cet égard le jugement attaqué doit être écarté.

3. En second lieu, les éventuelles erreurs commises par les premiers juges dans l'appréciation des éléments du dossier et dans la qualification juridique des faits relèvent du bien-fondé du jugement et non de sa régularité.

Sur le bien-fondé du jugement :

4. Aux termes de l'article 11 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 : " Indépendamment des règles fixées par le Code pénal et les lois spéciales, les magistrats sont protégés contre les menaces, attaques de quelque nature que ce soit, dont ils peuvent être l'objet dans l'exercice ou à l'occasion de leurs fonctions. L'Etat doit réparer le préjudice direct qui en résulte, dans tous les cas non prévus par la législation des pensions ".

5. D'une part, ces dispositions établissent à la charge de l'administration une obligation de protection des magistrats dans l'exercice de leurs fonctions, à laquelle il ne peut être dérogé que pour des motifs d'intérêt général. Cette obligation de protection a pour objet, non seulement de faire cesser les attaques auxquelles le magistrat est exposé, mais aussi d'assurer à celui-ci une réparation adéquate des torts qu'il a subis. La mise en œuvre de cette obligation peut notamment conduire l'administration à assister le magistrat dans l'exercice des poursuites judiciaires qu'il entreprendrait pour se défendre. Il appartient dans chaque cas à l'autorité administrative compétente de prendre les mesures lui permettant de remplir son obligation vis-à-vis du magistrat, sous le contrôle du juge et compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'espèce.

6. D'autre part, il appartient au magistrat qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement, notamment lorsqu'il entend contester le refus opposé par l'administration dont il relève à une demande de protection fonctionnelle fondée sur de tels faits de harcèlement, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles d'en faire présumer l'existence. Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge administratif, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile. Pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu'ils sont constitutifs d'un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge doit tenir compte des comportements respectifs de l'administration auquel il est reproché d'avoir exercé de tels agissements et du magistrat qui estime avoir été victime d'un harcèlement moral. Pour être qualifiés de harcèlement moral, ces agissements doivent être répétés et excéder les limites de l'exercice normal du pouvoir hiérarchique. Dès lors qu'elle n'excède pas ces limites, une simple diminution des attributions justifiée par l'intérêt du service n'est pas constitutive de harcèlement moral.

7. En l'espèce, Mme A... soutient qu'elle a subi une situation de harcèlement moral après qu'elle ait alerté sa hiérarchie, en 2017 et 2018, sur les conditions de travail au sein de cette juridiction. Elle affirme qu'on ne lui a pas donné les moyens de travailler correctement et qu'elle a souffert d'une surcharge de travail. Elle ajoute avoir en outre été mise à l'écart, bloquée dans son avancement de carrière, et avoir subi à diverses reprises de la part de sa hiérarchie des comportement discrimatoires, des pressions et des propos vexatoires.

8. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier que Mme A..., désignée en tant que " référente sécurité des travaux et conditions de travail " dans le cadre des travaux de réfection que connaissait le palais de justice de Cayenne lorsqu'elle y a été affectée en septembre 2017, a alerté à diverses reprises sa hiérarchie sur les difficultés de fonctionnement de la juridiction et les conditions de travail dégradées des personnels, liées tant à la vétusté des locaux qu'à la mise en œuvre de travaux immobiliers lourds en site occupé, jusqu'à la découverte d'amiante à l'été 2019 et la relocalisation temporaire des agents sur d'autres sites, dans des locaux parfois particulièrement exigus. Cependant, il ne ressort d'aucune pièce du dossier que les interventions de Mme A... dans le cadre de sa mission relative aux conditions d'hygiène et à la sécurité des agents durant les travaux immobiliers n'aient pas été prises en considération par sa hiérarchie, a fortiori qu'elles aient été mal perçues et aient conduit celle-ci à adopter à son égard une attitude inappropriée. Les conditions de travail difficiles au sein du palais de justice de Cayenne au cours de la période considérée, qui ne peuvent en elles-mêmes caractériser une situation de harcèlement, ont ainsi notamment donné lieu à plusieurs interventions de l'administration du tribunal judiciaire afin de résoudre dans la mesure du possible les difficultés soulevées par Mme A.... En outre, contrairement à ce qu'elle allègue, l'intéressée n'a pas été écartée de la commission de travail sur l'amiante mise en place en 2019, et elle n'a pas pâti davantage que ses collègues du service d'instruction de l'exiguïté des locaux et des difficultés matérielles de travail durant le transfert des services du tribunal hors les murs du palais de justice.

9. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier que la requérante a exercé, ainsi que l'ont mentionné les premiers juges, de nombreuses taches extra-juridictionnelles telles que les fonctions de référente sûreté, de référente outre-mer, d'élue à la commission restreinte des magistrats, d'assesseure aux tribunaux militaires des Antilles-Guyane et de membre de la commission de renouvellement des experts. Aucun élément du dossier n'atteste de la volonté de sa hiérarchie de lui retirer des attributions administratives pour des raisons étrangères à l'intérêt du service, ni plus généralement de ce qu'elle aurait subi le phénomène d'ostracisation qu'elle dénonce.

10. En troisième lieu, s'il ressort des pièces du dossier que Mme A... s'est vu confier au 1er septembre 2017 le second cabinet le plus chargé du ressort du tribunal judiciaire, elle ne conteste pas les circonstances, relevées par le tribunal, que ce cabinet a enregistré, pour ce qui concerne l'année 2020 et le premier semestre de l'année 2021, un rythme d'ouverture d'informations judiciaires équivalent à celui des autres cabinets et que le nombre de dossiers dans son stock s'inscrivait dans la moyenne haute du nombre de dossiers présents dans le stock des trois autres cabinets d'instruction. A supposer que son cabinet ait eu à traiter de dossiers particulièrement lourds et complexes, il n'est en tout état de cause aucunement démontré que l'attribution de ce cabinet à Mme A... résultait d'une intention de lui nuire et non d'une décision légitime de gestion du service, d'autant que, ainsi que l'ont souligné les premiers juges, le président de la chambre de l'instruction a mentionné dans ses observations au titre des années 2020 et 2021 les efforts fournis par Mme A... pour relancer son cabinet, aboutissant à une forte croissance du nombre de dossiers clôturés. Enfin, s'il est constant que le cabinet de Mme A... a été contraint de faire face au non remplacement de son greffier durant la période d'août à septembre 2021, le ministre de la justice fait valoir en défense, sans cela soit contesté, que le sous-effectif structurel du greffe du tribunal judiciaire de Cayenne a conduit à la mise en place d'une politique managériale qui a affecté l'ensemble des services de la juridiction et il ne ressort aucunement des élément du dossier que la requérante ait, dans ce cadre, fait l'objet d'un traitement intentionnellement défavorable de la part de sa hiérarchie.

11. En quatrième lieu, Mme A... soutient avoir fait l'objet d'une discrimination en matière d'avancement de carrière, n'ayant pu obtenir une promotion sur place en qualité de vice-présidente chargée de l'instruction ainsi qu'elle le demandait dès 2018, alors que des collègues plus jeunes qu'elles ont pour leur part bénéficié d'avancements sur place. Cependant, alors qu'elle ne détenait pas un droit à un tel avancement, la requérante ne démontre pas davantage en appel qu'en première instance, en se bornant à faire état de son ancienneté et de ses bons états de service, que ses mérites, comparés à ceux des autres promouvables, lui permettaient d'y prétendre avant 2022, date à laquelle elle a finalement obtenu son avancement sur place, ni par conséquent qu'elle aurait subi durant ce temps un blocage de carrière injustifié. Par ailleurs, si elle n'a pas été désignée en tant que " doyen des juges d'instruction " en mai 2019 au profit d'une collègue justifiant d'une moindre ancienneté, il ne saurait en soi s'en déduire une intention de sa hiérarchie de la mettre à l'écart.

12. En cinquième lieu, il n'est pas contesté que la prime modulable de l'intéressée a été réduite au cours des années 2018 et 2019 alors que les résultats chiffrés de son cabinet d'instruction étaient en progression. Toutefois, la prime modulable des magistrats est fixée annuellement sur la base de plusieurs critères individuels, ainsi que l'a rappelé le tribunal. Or, Mme A..., qui ne produit pas ses fiches d'évaluation au titre des années considérées, n'établit pas ni même n'allègue que l'abaissement de 1 % du taux de sa prime modulable au cours des années considérées présenterait une incohérence par rapport à l'appréciation portée sur sa manière générale de servir au cours de cette période. Dans ces conditions, cette minoration modérée de prime n'apparaît pas constitutive d'un fait caractérisant, par lui-même, une situation de harcèlement moral.

13. En sixième et dernier lieu, si Mme A... évoque des propos déplacés à son égard du président du tribunal judiciaire et du procureur de la République, des pressions et menaces de procédure disciplinaire, le favoritisme dont aurait profité une collègue magistrate ainsi que le comportement hostile d'une autre collègue, elle n'assortit ses propos sur ces points d'aucun élément justificatif de nature à en établir la matérialité.

14. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que les faits dénoncés par la requérante ne sont pas susceptibles de faire présumer une situation de harcèlement moral dont elle aurait été victime.

15. Par suite, Mme A... n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de la Guyane a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision implicite par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a refusé de lui accorder la protection fonctionnelle à raison de faits de harcèlement moral.

Sur les frais de l'instance :

16. L'Etat n'étant pas la partie perdante dans la présente instance, les conclusions de Mme A... présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent qu'être rejetées.

DECIDE :

Article 1er : La requête de Mme A... est rejetée.

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à Mme B... A... et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Délibéré après l'audience du 11 juin 2024 à laquelle siégeaient :

M. Laurent Pouget, président,

Mme Marie-Pierre Beuve Dupuy, présidente-assesseure,

M. Manuel Bourgeois, premier conseiller,

Rendu public par mise à disposition au greffe le 3 juillet 2024.

La présidente-assesseure,

Marie-Pierre Beuve Dupuy

Le président-rapporteur,

Laurent Pouget La greffière,

Chirine Michallet

La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

2

N° 22BX02669


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de BORDEAUX
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 22BX02669
Date de la décision : 03/07/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Composition du Tribunal
Président : M. POUGET
Rapporteur ?: M. Laurent POUGET
Rapporteur public ?: Mme LE BRIS
Avocat(s) : DEYRIS

Origine de la décision
Date de l'import : 07/07/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-07-03;22bx02669 ?
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