M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Rouen de condamner l'Etat à lui verser une somme comprise entre 503 016,91 euros et 601 380,91 euros en réparation des préjudices financiers subis du fait, notamment, de l'illégalité d'une part de la décision n° 794/2013 du 13 décembre 2013 par laquelle le préfet de la région Haute-Normandie a suspendu sa licence de pêche européenne pour le navire de pêche dénommé " Lucky ", dont il était armateur, pour la période du 23 décembre 2013 au 5 janvier 2014 et, d'autre part, de la décision n° 499/2014 du 1er août 2014 par laquelle ce préfet a suspendu cette licence de pêche européenne pour la période du 1er octobre au 31 décembre 2014 et son autorisation de pêche de la coquille Saint-Jacques pour la campagne 2014-2015, ainsi qu'une somme de 5 000 euros au titre de son préjudice moral. Par un jugement n° 1901873 du 21 septembre 2021, le tribunal administratif de Rouen a rejeté sa demande.
Par un arrêt n° 21DA02692 du 31 octobre 2023, la cour administrative de Douai a annulé ce jugement, condamné l'Etat à verser à M. B... une indemnité de 13 728 euros, mis à la charge de l'Etat une somme de 2 000 euros à verser à M. B... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et rejeté le surplus des conclusions.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 22 décembre 2023, 21 mars 2024 et 4 juillet 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire demande au Conseil d'Etat d'annuler les articles 1er à 3 de cet arrêt.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le règlement (CE) n° 1005/2008 du Conseil du 29 septembre 2008 ;
- le règlement (CE) n° 1224/2009 du Conseil du 20 novembre 2009 ;
- le code rural et de la pêche maritime ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 11 février 2021, K. M. (C-77/20) ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Géraud Sajust de Bergues, conseiller d'Etat,
- les conclusions de Mme Marie-Gabrielle Merloz, rapporteure publique ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Waquet, Farge, Hazan, Feliers, avocat de M. A... B... ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le préfet de la région Haute-Normandie a, par une première décision n° 794/2013 du 13 décembre 2013, suspendu la licence de pêche européenne du navire dénommé " Lucky " au titre de la période du 23 décembre 2013 au 5 janvier 2014 et, par une seconde décision n° 499/2014 du 1er août 2014, suspendu la licence de pêche européenne de ce même navire pour trois mois à compter du 1er octobre 2014 ainsi que l'autorisation de pêche de la coquille Saint-Jacques dont M. B..., armateur de ce navire, était titulaire " pour la campagne de pêche 2014-2015 ". Par deux jugements du 17 février 2015 le tribunal administratif de Rouen a, respectivement, d'une part, rejeté la demande de M. B... dirigée contre la décision du 13 décembre 2013 et, d'autre part, partiellement annulé la décision du 1er août 2014. Par deux arrêts du 22 juin 2017, la cour administrative d'appel de Douai, après avoir annulé ces jugements, a annulé les deux décisions préfectorales au motif qu'elles avaient été prises en méconnaissance du principe des droits de la défense. M. B... a alors demandé à l'Etat l'indemnisation des préjudices qu'il estimait avoir subis du fait de l'illégalité des décisions des 13 décembre 2013 et 1er août 2014. Par un jugement du 21 septembre 2021, le tribunal administratif de Rouen a rejeté sa demande indemnitaire tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser une somme de 319 683 à 418 047 euros au titre de ses pertes d'exploitation, une somme de 183 333,91 euros au titre de sa perte de rémunération nette et une somme de 5 000 euros au titre de son préjudice moral. Le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire se pourvoit en cassation contre l'arrêt de la cour administrative d'appel de Douai du 31 octobre 2023 en tant que celui-ci a annulé ce jugement et condamné l'Etat à verser à M. B... une indemnité de 13 728 euros.
2. En premier lieu, aux termes de l'article L. 946-1 du code rural et de la pêche maritime : " Indépendamment des sanctions pénales qui peuvent être prononcées et sous réserve de l'article L. 946-2, les manquements à la réglementation prévue par les dispositions du présent livre, les règlements de l'Union européenne pris au titre de la politique commune de la pêche et les textes pris pour leur application, y compris les manquements aux obligations déclaratives et de surveillance par satellite qu'ils prévoient, et par les engagements internationaux de la France peuvent donner lieu à l'application par l'autorité administrative d'une ou plusieurs des sanctions suivantes : / (...) / 2° La suspension ou le retrait de toute licence ou autorisation de pêche ou titre permettant l'exercice du commandement d'un navire délivré en application de la réglementation ou du permis de mise en exploitation ; / (...) ".
3. En deuxième lieu, d'une part, aux termes de l'article 2 du règlement (CE) n° 1005/2008 du 29 septembre 2008 établissant un système communautaire destiné à prévenir, à décourager et à éradiquer la pêche illicite, non déclarée et non réglementée : " Définitions / Aux fins du présent règlement, on entend par : / 1) 'pêche illicite, non déclarée et non réglementée' ou 'pêche INN', les activités de pêche considérées comme illicites, non déclarées ou non réglementées : / (...) ". Aux termes de l'article 42 du même règlement, intitulé " Infractions graves " : " 1. Aux fins du présent règlement, on entend par infractions graves : / a) les activités considérées comme de la pêche INN conformément aux critères établis à l'article 3 ; / (...) ", c'est-à-dire, notamment, le manquement aux obligations d'enregistrement et de déclaration des données de capture ou des données connexes, y compris les données à transmettre par système de surveillance des navires par satellite ou les notifications préalables (article 3, sous b), la pêche dans une zone d'interdiction ou au cours d'une période de fermeture (article 3, sous c) et l'entrave à la mission des agents dans l'exercice de leur mission d'inspection du respect des mesures de conservation et de gestion applicables ou celle des observateurs dans l'exercice de leur mission d'observation du respect des règles communautaires applicables (article 3, sous h). Aux termes de l'article 44 de ce règlement, intitulé " Sanctions en cas d'infractions graves " : " 1. Les États membres veillent à ce que les personnes physiques ayant commis une infraction grave ou les personnes morales reconnues responsables d'une telle infraction fassent l'objet de sanctions administratives efficaces, proportionnées et dissuasives. / 2. Les États membres imposent une sanction maximale d'un montant égal à au moins cinq fois la valeur des produits de la pêche obtenus dans le cadre de ladite infraction. / En cas d'infraction grave répétée au cours d'une période de cinq ans, les États membres imposent une sanction maximale d'un montant égal à au moins huit fois la valeur des produits de la pêche obtenus dans le cadre de ladite infraction. / Lorsqu'ils appliquent ces sanctions, les États membres tiennent également compte de la valeur du préjudice causé aux ressources halieutiques et au milieu marin concernés. : / 3. Les États membres peuvent également, ou à titre d'alternative, avoir recours à des sanctions pénales efficaces, proportionnées et dissuasives ". Aux termes de l'article 45 du même règlement, intitulé " Sanctions accessoires " : " Les sanctions prévues au présent chapitre peuvent être assorties d'autres sanctions ou mesures, et notamment : / (...) / 4) la suspension ou le retrait de l'autorisation de pêche ; / (...) ".
4. D'autre part, le règlement (CE) n° 1224/2009 du 20 novembre 2009 instituant un régime communautaire de contrôle afin d'assurer le respect des règles de la politique commune de la pêche dispose à son article 6, intitulé " Licence de pêche " que : " 1. Un navire de pêche communautaire ne peut être utilisé pour l'exploitation commerciale des ressources aquatiques vivantes que s'il détient une licence de pêche valable. / (...) / 3. L'État membre du pavillon suspend temporairement la licence de pêche de tout navire qui fait l'objet d'une immobilisation temporaire décidée par cet État membre ou dont l'autorisation de pêche a été suspendue conformément à l'article 45, point 4), du règlement (CE) n° 1005/2008. / (...) ". Aux termes de l'article 89 du même règlement, intitulé " Mesures visant à assurer le respect des règles " : " 1. Les États membres veillent à ce que des mesures appropriées, y compris, conformément à leur législation nationale, l'ouverture d'une procédure administrative ou pénale, soient prises de manière systématique contre les personnes physiques ou morales soupçonnées d'avoir commis une infraction aux règles de la politique commune de la pêche. / 2. Le niveau global des sanctions et des sanctions accessoires est calculé, conformément aux dispositions pertinentes de la législation nationale, de telle manière que les contrevenants soient effectivement privés des avantages économiques découlant des infractions qu'ils ont commises sans préjudice du droit légitime à exercer une profession. Ces sanctions permettent également de produire des effets proportionnés à la gravité des infractions, de façon à décourager efficacement toute personne de commettre des infractions de même nature. / 3. Les États membres peuvent instaurer un système dans lequel l'amende est proportionnelle au chiffre d'affaires de la personne morale ou à l'avantage financier obtenu ou rendu envisageable du fait de la commission de l'infraction / (...) ". Aux termes de l'article 90 de ce règlement, intitulé " Sanctions en cas d'infractions graves " : " (...) / 2. Les États membres veillent à ce que les personnes physiques ayant commis une infraction grave ou les personnes morales reconnues responsables d'une telle infraction fassent l'objet de sanctions administratives effectives, proportionnées et dissuasives conformément aux diverses sanctions et mesures prévues au chapitre IX du règlement (CE) n° 1005/2008. / 3. Sans préjudice de l'article 44, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 1005/2008, les États membres imposent une sanction qui soit réellement dissuasive et, le cas échéant, calculée en fonction de la valeur des produits de la pêche obtenus dans le cadre de la commission d'une infraction grave. / 4. Lorsqu'ils fixent la sanction, les États membres tiennent également compte de la valeur du préjudice causé aux ressources halieutiques et au milieu marin concernés. / 5. Les États membres peuvent également, ou en lieu et place, avoir recours à des sanctions pénales effectives, proportionnées et dissuasives. / 6. Les sanctions prévues au présent chapitre peuvent être assorties d'autres sanctions ou mesures, en particulier celles qui sont décrites à l'article 45 du règlement (CE) n° 1005/2008 ". Aux termes de l'article 92 du même règlement, intitulé " Système de points pour les infractions graves " : " (...) / 3. Lorsque le nombre total de points est égal ou supérieur à un certain nombre de points, la licence de pêche est automatiquement suspendue pour une période minimale de deux mois. Cette période est fixée à quatre mois si c'est la deuxième fois que la licence de pêche est suspendue, à huit mois si c'est la troisième fois que la licence de pêche est suspendue et à un an si c'est la quatrième fois que la licence de pêche est suspendue du fait que son titulaire a atteint un certain nombre de points. Si le titulaire atteint une cinquième fois ce nombre de points, la licence de pêche lui est retirée définitivement. / (...) ".
5. La Cour de justice de l'Union européenne, dans son arrêt du 11 février 2021, K. M. (C-77/20), a jugé, en premier lieu, que les articles 89 et 90 du règlement (CE) n° 1224/2009 du 20 novembre 2009, cités ci-dessus, confient aux Etats membres le soin de veiller à ce que des mesures appropriées soient prises pour sanctionner les infractions aux règles de la politique commune de la pêche, en deuxième lieu que, sans imposer des sanctions déterminées, ces articles établissent certains critères que les Etats membres doivent prendre en compte ainsi que le principe selon lequel ces sanctions doivent être effectives, proportionnées et dissuasives et, en troisième lieu, que, dans le respect des limites qu'ils fixent, ces articles laissent le choix des sanctions à la discrétion des Etats membres.
6. Il résulte des dispositions combinées du règlement (CE) n° 1005/2008 du 29 septembre 2008 et du règlement (CE) n° 1224/2009 du 20 novembre 2009, citées aux points 3 et 4, que l'Etat est tenu de prendre une mesure de suspension d'une licence de pêche européenne, d'une part, en application des dispositions de l'article 6, paragraphe 3, du règlement (CE) n° 1224/2009, en cas d'immobilisation temporaire d'un navire décidée par un État membre ou lorsqu'une autorisation de pêche a été suspendue conformément à l'article 45, point 4), du règlement n° 1005/2008, et, d'autre part, en application des dispositions de l'article 92 du règlement (CE) n° 1224/2009, lorsque le titulaire d'une licence de pêche s'est rendu coupable d'un certain nombre d'infractions graves le faisant franchir le seuil prévu à cet article. En outre, dès lors que les Etats membres sont en droit d'infliger aux personnes ayant commis de telles infractions les sanctions de leur choix, pour autant qu'elles revêtent un caractère effectif, proportionné et dissuasif, conformément à l'interprétation, énoncée au point 5, faite par la Cour de justice de l'Union européenne des dispositions des articles 89 et 90 du règlement (CE) n° 1224/2009 du 20 novembre 2009, une telle suspension peut également être prononcée par l'Etat, à titre de sanction principale, et comme le prévoit le 2° de l'article L. 946-1 du code rural et de la pêche maritime, pour toute infraction grave mentionnée par le règlement (CE) n° 1005/2008 du 29 septembre 2008 ou par le règlement (CE) n° 1224/2009 du 20 novembre 2009.
7. Par suite, et alors par ailleurs qu'il n'est pas allégué que la suspension d'une licence de pêche européenne ne revêtirait pas un caractère effectif, proportionné et dissuasif, la cour administrative d'appel, en jugeant qu'il résultait des articles 6 et 92 du règlement (CE) n° 1224/2009 du 20 novembre 2009 qu'un Etat membre n'était pas en droit de suspendre la licence de pêche européenne d'un armateur en dehors des deux hypothèses prévues par ces articles, a commis une erreur de droit.
8. Il résulte de ce qui précède que le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire est fondé à demander l'annulation des articles 1er à 3 de l'arrêt qu'il attaque.
9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler, dans cette mesure, l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821- 2 du code de justice administrative.
10. Il résulte de l'instruction que M. B... s'est livré à la pêche de coquilles Saint-Jacques dans une zone où leur pêche était interdite pour des raisons sanitaires, a méconnu les obligations d'enregistrement et de communication des données requises dans le cadre du système de surveillance des navires de pêche et a fait entrave au travail des agents dans l'exercice de leur mission de contrôle. Au regard de la gravité de ces infractions aux règles de la politique commune de la pêche, le préfet de la région Haute-Normandie aurait pu légalement prendre, dans le cadre d'une procédure régulière, d'une part, la décision du 13 décembre 2013 suspendant la licence de pêche européenne pour le navire " Lucky " du 23 décembre 2013 au 5 janvier 2014, alors même qu'il n'avait pas, précédemment ou concomitamment, suspendu une autorisation de pêche dont M. B... était titulaire conformément aux dispositions de l'article de l'article 45, point 4, du règlement (CE) n° 1005/2008 du 29 septembre 2008 et alors même que la suspension de cette licence de pêche européenne n'est pas intervenue dans le cadre du système de points prévu par l'article 92 du règlement (CE) n° 1224/2009 du 20 novembre 2009 et, d'autre part, la décision du 1er août 2014 suspendant l'autorisation de pêche à la coquille Saint-Jacques de M. B... pour la campagne hivernale 2014-2015 ainsi que la licence de pêche européenne pour son navire " Lucky " du 1er octobre au 31 décembre 2014.
11. Par suite, M. B... n'est pas fondé à se plaindre de ce que le tribunal administratif de Rouen a, par son jugement du 21 septembre 2021, rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser une indemnité en réparation des préjudices subis du fait de l'illégalité des décisions du préfet de la région Haute-Normandie du 13 décembre 2013 et du 1er août 2014.
12. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de mettre à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, le versement à M. B... de la somme qu'il demande au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : Les articles 1er à 3 de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Douai du 31 octobre 2023 sont annulés.
Article 2 : La requête présentée par M. B... devant la cour administrative d'appel de Douai est rejetée.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire et à M. A... B....
Délibéré à l'issue de la séance du 11 juillet 2025 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Stéphane Verclytte, M. Thomas Andrieu, présidents de chambre ; M. Jonathan Bosredon, M. Philippe Ranquet, Mme Sylvie Pellissier, M. Pierre Boussaroque, Mme Emilie Bokdam-Tognetti, conseillers d'Etat et M. Géraud Sajust de Bergues, conseiller d'Etat-rapporteur.
Rendu le 24 juillet 2025.
Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Géraud Sajust de Bergues
La secrétaire :
Signé : Mme Elisabeth Ravanne