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19/06/2025 | FRANCE | N°493435

France | France, Conseil d'État, 5ème chambre, 19 juin 2025, 493435


Vu la procédure suivante :



Mme A... E... a demandé au tribunal administratif de Poitiers de condamner le centre hospitalier universitaire (CHU) de Poitiers à lui verser la somme de 55 000 euros en réparation des préjudices qu'elle a subis du fait des fautes commises lors de la prise en charge et du décès de son mari, M. B..., dans cet établissement. Par un jugement n° 1403167 du 22 novembre 2016, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté sa demande. Par un arrêt n° 17BX00222 du 5 mars 2019, la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté l'app

el formé par Mme E... contre ce jugement. Par une décision n° 430492 du ...

Vu la procédure suivante :

Mme A... E... a demandé au tribunal administratif de Poitiers de condamner le centre hospitalier universitaire (CHU) de Poitiers à lui verser la somme de 55 000 euros en réparation des préjudices qu'elle a subis du fait des fautes commises lors de la prise en charge et du décès de son mari, M. B..., dans cet établissement. Par un jugement n° 1403167 du 22 novembre 2016, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté sa demande. Par un arrêt n° 17BX00222 du 5 mars 2019, la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté l'appel formé par Mme E... contre ce jugement. Par une décision n° 430492 du 30 novembre 2021, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a annulé cet arrêt.

Par un arrêt avant-dire droit du 23 mars 2023, la cour administrative d'appel de Bordeaux, ressaisie du litige, a ordonné une expertise. Par un arrêt n° 21BX04358 du 15 février 2024, elle a annulé le jugement du 22 novembre 2016 du tribunal administratif de Poitiers et condamné le CHU de Poitiers à verser à Mme E... la somme de 55 000 euros et à la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de la Charente-Maritime la somme de 4 401 euros au titre de ses débours ainsi que la somme de 1 191 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un nouveau mémoire, enregistrés les 15 avril et 15 juillet 2024 et le 15 mai 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le CHU de Poitiers demande au Conseil d'Etat d'annuler cet arrêt et de rejeter le pourvoi incident de Mme E....

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Jean-Dominique Langlais, conseiller d'Etat,

- les conclusions de M. Maxime Boutron, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Le Prado - Gilbert, avocat du centre hospitalier universitaire de Poitiers, à la SCP Buk Lament - Robillot, avocat de Mme E... et à la SCP Foussard, Froger, avocat de la caisse primaire d'assurance maladie de la Charente-Maritime.

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. C... B..., âgé de 39 ans, a été hospitalisé le 16 janvier 2001 en raison d'une dyspnée et d'une hypertension artérielle dans l'unité de soins intensifs de cardiologie du CHU de Poitiers. Après diagnostic d'un œdème aigu du poumon, d'une insuffisance rénale majeure et d'une urémie associée à une anémie sévère, il a été transféré dans le service de réanimation. Une biopsie rénale a révélé le 18 janvier 2001 une " insuffisance rénale avancée préterminale " justifiant son transfert au service de néphrologie. Dans la nuit du 20 au 21 janvier, une douleur aigüe au flanc gauche, avec hypotension artérielle a justifié son retour au service de réanimation, où une hémorragie interne a été diagnostiquée. Un nouvel œdème aigu du poumon est apparu en cours de dialyse le 25 janvier. Un arrêt cardiaque survenu le 26 janvier 2001 a justifié un massage cardiaque d'un quart d'heure et la transfusion de trois culots globulaires. Une échographie abdominale a montré un volumineux épanchement péri-splénique avec un hématome collecté dans le flanc gauche. M. B... est finalement décédé le 28 janvier 2001 d'une défaillance multi-viscérale. Sa veuve, Mme E... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Poitiers d'ordonner une expertise portant sur les conditions de sa prise en charge. Au vu du rapport remis le 25 novembre 2015, le tribunal administratif a, par jugement du 22 novembre 2016, rejeté la demande indemnitaire dirigée par Mme E... contre le CHU de Poitiers. Par un arrêt du 5 mars 2019, la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté l'appel de Mme E... contre ce jugement. Par une décision du 30 novembre 2021, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux sur le pourvoi de Mme E..., a annulé cet arrêt. Par un arrêt avant-dire droit du 23 mars 2023, la cour administrative d'appel de Bordeaux, ressaisie du litige, a ordonné une expertise dont le rapport a été déposé le 8 août 2023. Le CHU de Poitiers demande l'annulation de l'arrêt du 15 février 2024 par lequel la cour administrative d'appel a annulé le jugement du 22 novembre 2016 du tribunal administratif de Poitiers et l'a condamné à verser à Mme E... la somme de 55 000 euros et à la CPAM de la Charente-Maritime la somme de 4 401 euros au titre de ses débours ainsi que la somme de 1 191 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion. Par la voie du pourvoi incident, Mme E... demande l'annulation de l'arrêt en tant qu'il a limité son indemnisation à 55 000 euros.

Sur le pourvoi du CHU de Poitiers :

Quant à la régularité des opérations d'expertise :

2. Aux termes de l'article R. 621-7 du code de justice administrative, dans sa rédaction applicable aux faits de l'espèce : " L'expert garantit le caractère contradictoire des opérations d'expertise. / (...) L'expert recueille et consigne les observations des parties sur les constatations auxquelles il procède et les conclusions qu'il envisage d'en tirer. Toutefois, lorsque l'expert a fixé aux parties un délai pour produire leurs observations, il n'est pas tenu de prendre en compte celles qui lui sont transmises après l'expiration de ce délai. "

3. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le professeur D..., désigné comme expert par une ordonnance du 24 mars 2023, a adressé le 25 avril 2023 aux parties un courrier les convoquant à une réunion d'expertise fixée au 12 juillet 2023. Par un courriel du 27 avril 2023, l'avocat du CHU de Poitiers lui a répondu que le docteur F... assisterait à cette réunion en qualité de médecin conseil de l'établissement. Par courriel du 17 juillet, l'expert a adressé un pré-rapport exposant les conclusions qu'il envisageait de tirer de ses premiers constats aux personnes ayant pris part à la réunion, soit à Mme E..., à son avocat, à son médecin-conseil et au docteur F..., qui en a produit une analyse critique le 1er septembre 2023, postérieurement au dépôt du rapport définitif, intervenu le 8 août. En jugeant qu'en adressant communication de ce pré-rapport, pour le compte du CHU de Poitiers, au docteur F..., lequel était nécessairement en contact avec l'avocat du CHU, l'expert avait régulièrement assuré le respect du caractère contradictoire des opérations d'expertise, la cour administrative d'appel n'a pas commis d'erreur de droit.

4. Si la cour administrative d'appel a, en outre, cru utile de relever, par une appréciation des pièces du dossier entachée de dénaturation, qu'il n'était pas établi que l'avocat de l'établissement avait pris contact par courriel avec l'expert pour demander en temps utile la communication du pré-rapport, le CHU de Poitiers ne saurait utilement critiquer ce motif de l'arrêt, qui présente un caractère surabondant.

Quant à la responsabilité du CHU de Poitiers :

5. Pour retenir l'existence, dans la prise en charge de M. B..., de deux fautes de nature à engager la responsabilité du CHU de Poitiers, la cour administrative d'appel a retenu, en premier lieu, qu'il ressortait des pièces du dossier qui lui était soumis, notamment du rapport d'expertise du 8 août 2023, qu'une anticoagulation avait été réalisée à compter du 25 janvier 2001, sans discussion sur son bien-fondé, ni sur son rapport bénéfice-risque, ni sur le mécanisme de l'anémie, alors que les nombreuses transfusions reçues par le patient témoignaient d'un saignement actif, que le doppler veineux réalisé le 25 janvier 2001 ne permettait pas d'étayer la suspicion d'embolie pulmonaire qui avait justifié cette anticoagulation, que le maintien de l'anticoagulation était difficile à comprendre, à un moment où était envisagé le recours à une seconde embolisation ou à une néphrectomie d'hémostase et qu'une dialyse sans anticoagulation était techniquement possible, en second lieu, qu'aucune nouvelle imagerie de contrôle par scanner n'avait été réalisée après l'embolisation du 21 janvier 2001 alors qu'il était manifeste que l'hémorragie n'était pas jugulée. Pour écarter l'argumentation du CHU de Poitiers selon laquelle les décisions des médecins se justifiaient par une suspicion d'embolie pulmonaire, elle a également estimé qu'il résultait des pièces du dossier qui lui était soumis, notamment du rapport d'expertise du 8 août 2023 que l'hypothèse d'une embolie pulmonaire chez un patient jeune et sans antécédents était peu vraisemblable. En se prononçant par ces motifs, elle n'a pas dénaturé les pièces du dossier qui lui était soumis. En en déduisant que la gestion de l'anticoagulation et l'absence de stratégie pour comprendre la poursuite de l'hémorragie après embolisation constituaient deux manquements fautifs de nature à engager la responsabilité du CHU, elle a exactement qualifié les faits de l'espèce.

Sur le pourvoi incident de Mme E... :

6. La personne qui a demandé au tribunal administratif la réparation des conséquences dommageables d'un fait qu'elle impute à une administration est recevable à détailler ces conséquences devant le juge d'appel, en invoquant le cas échéant des chefs de préjudice dont elle n'avait pas fait état devant les premiers juges, dès lors qu'ils se rattachent au même fait générateur et que ses prétentions demeurent dans la limite du montant total de l'indemnité chiffrée en première instance. Toutefois, elle demeure recevable à demander réparation, pour la première fois en appel, de dommages qui, tout en étant causés par le même fait générateur, sont nés ou se sont aggravés ou ont été révélés dans toute leur ampleur, postérieurement au jugement de première instance.

7. Après avoir rappelé que Mme E... n'avait sollicité en première instance que l'indemnisation de son préjudice d'affection et du préjudice moral lié à la difficulté d'obtenir le dossier médical complet de son époux, pour un montant total de 55 000 euros, la cour administrative d'appel a retenu, par une appréciation souveraine et exempte de dénaturation des pièces du dossier, que son préjudice économique imputable à la faute de l'établissement, qu'elle a évalué à la somme de 315 789 euros, ne s'était ni aggravé ni révélé dans toute son ampleur postérieurement au jugement attaqué. En en déduisant qu'il ne pouvait être réparé, avec les autres préjudices de l'intéressée, que dans la limite de la somme demandée en première instance, elle n'a pas commis d'erreur de droit au regard des principes rappelés ci-dessus.

8. Mais en jugeant que les préjudices cumulés de Mme E..., y compris ses préjudices relatifs à ses frais de médecin conseil et à ses frais de déplacement pour l'expertise, d'un montant de 5 678,39 euros, dont l'arrêt retient qu'ils lui ouvraient droit à réparation, ne pouvaient être réparés qu'à concurrence de la somme de 55 000 euros demandée en première instance, alors qu'il était constant qu'une part de ces frais de médecin conseil et de déplacement, pour un montant de 4 867 euros, avait été exposée après le jugement de première instance, elle a méconnu ces mêmes principes.

9. Il résulte de tout ce qui précède que l'arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux doit être annulé en tant seulement qu'il a rejeté les conclusions de Mme E... tendant à l'indemnisation des frais afférents à l'expertise qu'elle a exposés après le jugement du tribunal administratif de Poitiers du 22 novembre 2016.

10. Aux termes du second alinéa de l'article L. 821-2 du code de justice administrative : " Lorsque l'affaire fait l'objet d'un second pourvoi en cassation, le Conseil d'Etat statue définitivement sur cette affaire ". Le Conseil d'Etat étant saisi, en l'espèce, d'un second pourvoi en cassation, il lui incombe de régler l'affaire au fond dans la mesure de la cassation prononcée.

11. Mme E... justifie de frais de médecin conseil et de frais de déplacement relatifs à l'expertise du 12 juillet 2023 d'un montant de 4 867 euros. En application des principes énoncés au point 6, elle est recevable à en demander l'indemnisation devant le juge d'appel, quand bien même cette somme excèderait le montant de l'indemnité chiffrée à 55 000 euros qu'elle avait demandée en première instance. Il y a donc lieu de condamner l'établissement à lui verser la somme de 4 867 euros.

12. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du CHU de Poitiers la somme de 3 000 euros à verser à Mme E... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de cet établissement la somme demandée au même titre par la caisse primaire d'assurance maladie de la Charente-Maritime.

D E C I D E :

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Artice 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux est annulé en tant qu'il rejette les conclusions de Mme E... tendant à l'indemnisation des frais afférents à l'expertise qu'elle a exposés après le jugement du tribunal administratif de Poitiers du 22 novembre 2016.

Article 2 : Le CHU de Poitiers versera à Mme E..., outre la somme de 55 000 euros que l'arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux du 15 février 2024 l'a condamné à lui verser, la somme de 4 867 euros au titre de ses frais de médecin conseil et de déplacement relatifs à l'expertise du 12 juillet 2023, et la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 4 : La présente décision sera notifiée au CHU de Poitiers, à Mme A... E... et à la caisse primaire d'assurance maladie de la Charente-Maritime.

Délibéré à l'issue de la séance du 22 mai 2025 où siégeaient : M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre, présidant ; M. Alain Seban, conseiller d'Etat et M. Jean-Dominique Langlais, conseiller d'Etat-rapporteur.

Rendu le 19 juin 2025.

Le président :

Signé : M. Jean-Philippe Mochon

Le rapporteur :

Signé : M. Jean-Dominique Langlais

La secrétaire :

Signé : Mme Nathalie Pilet


Synthèse
Formation : 5ème chambre
Numéro d'arrêt : 493435
Date de la décision : 19/06/2025
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 19 jui. 2025, n° 493435
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Jean-Dominique Langlais
Rapporteur public ?: M. Maxime Boutron
Avocat(s) : SARL LE PRADO – GILBERT ; SCP FOUSSARD, FROGER ; SCP BUK LAMENT - ROBILLOT

Origine de la décision
Date de l'import : 22/06/2025
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2025:493435.20250619
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