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03/02/2021 | FRANCE | N°439640

France | France, Conseil d'État, 7ème chambre, 03 février 2021, 439640


Vu la procédure suivante :

Mme C... B..., veuve D..., a demandé au tribunal administratif de Toulon, à titre principal, d'annuler la décision du 1er octobre 2014 par laquelle le ministre de la défense a rejeté sa demande, présentée en qualité d'ayant-droit de M. A... D..., tendant au bénéfice de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français et de condamner l'Etat à lui verser la somme totale de 323 328 euros en réparation des préjudices subis par M. D... au titre de l'action successoral

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Vu la procédure suivante :

Mme C... B..., veuve D..., a demandé au tribunal administratif de Toulon, à titre principal, d'annuler la décision du 1er octobre 2014 par laquelle le ministre de la défense a rejeté sa demande, présentée en qualité d'ayant-droit de M. A... D..., tendant au bénéfice de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français et de condamner l'Etat à lui verser la somme totale de 323 328 euros en réparation des préjudices subis par M. D... au titre de l'action successorale, à titre subsidiaire, et avant dire droit, d'ordonner une expertise médicale et de désigner un expert pour l'évaluation des préjudices subis par M. D..., à titre infiniment subsidiaire, de condamner l'Etat à indemniser intégralement les préjudices subis par M. D... au titre de l'action successorale et d'enjoindre au ministre de la défense de procéder à l'évaluation des préjudices de toute nature imputables à la maladie radio-induite dont était atteint M. D... dans un délai de trois mois à compter de la notification du jugement. Par un jugement n° 1401696 du 27 avril 2017, le tribunal administratif de Toulon a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 17MA02704 du 14 janvier 2020, la cour administrative d'appel de Marseille a, sur appel de Mme B..., annulé ce jugement et la décision du 1er octobre 2014 du ministre de la défense, mis à sa charge la réparation des préjudices subis par M. D... au titre de la pathologie radio-induite dont il est décédé, et ordonné, avant dire droit, une expertise médicale.

Par un pourvoi et un nouveau mémoire, enregistrés les 17 mars 2020 et 14 janvier 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la ministre des armées demande au Conseil d'Etat d'annuler cet arrêt.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code de la santé publique ;

- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;

- la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 ;

- la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 ;

- la loi n° 2020-734 du 17 juin 2020 ;

- le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 ;

- le code de justice administrative et le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020 ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Guillaume Leforestier, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Thouvenin, Coudray, Grevy, avocat de Mme B... ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. D..., magasinier et chef d'équipe, a été employé par les sociétés Sodeteg, Sodetra et Thales, sous-traitantes du Commissariat à l'énergie atomique, et a été, à ce titre, affecté sur des sites d'expérimentation nucléaires à In Amguel, en Algérie, du 1er juin 1962 au 30 avril 1966 puis en Polynésie française au Centre d'expérimentation du Pacifique et sur les atolls de Mururoa et de Fangataufa du 13 mai 1966 au 8 juin 1974. Durant l'affectation de M. D..., il a été procédé à onze essais nucléaires dans le Sahara puis à trente-quatre essais nucléaires en Polynésie française. M. D..., qui a développé un cancer du côlon diagnostiqué en février 1990, est décédé le 2 avril 1990. Mme B... a présenté une demande d'indemnisation sur le fondement des dispositions de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, en sa qualité d'ayant-droit de son époux, demande qui a été rejetée par une décision du 1er octobre 2014 du ministre de la défense. Par un arrêt du 14 janvier 2020, contre lequel la ministre des armées se pourvoit en cassation, la cour administrative d'appel de Marseille a annulé le jugement du 27 avril 2017 rejetant la demande de Mme B..., tendant à l'annulation de la décision du 1er octobre 2014 du ministre de la défense et à la condamnation de l'Etat à réparer les préjudices subis, mis à la charge de l'Etat la réparation des préjudices subis par M. D... au titre de la pathologie radio-induite dont il est décédé, et ordonné, avant dire droit, une expertise médicale.

2. Aux termes de l'article 1er de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français : " I. Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi. / II. Si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit (...) ". Aux termes de l'article 2 de cette même loi : " La personne souffrant d'une pathologie radio-induite doit avoir résidé ou séjourné : / 1° Soit entre le 13 février 1960 et le 31 décembre 1967 au Centre saharien des expérimentations militaires, ou entre le 7 novembre 1961 et le 31 décembre 1967 au Centre d'expérimentations militaires des oasis ou dans les zones périphériques à ces centres ; / 2° Soit entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 en Polynésie française. / (...) ". Aux termes du I de l'article 4 de la même loi : " Les demandes individuelles d'indemnisation sont soumises au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (...) ".

3. En vertu du V du même article 4, dans sa rédaction résultant de l'article 113 de la loi du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, dont les dispositions sont applicables aux instances en cours à la date de son entrée en vigueur, soit le lendemain de la publication de la loi au Journal officiel de la République française : " V. - Ce comité examine si les conditions de l'indemnisation sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité (...) ".

4. Aux termes du premier alinéa du V du même article, dans sa rédaction issue du 2° du I de l'article 232 de la loi du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 : " Ce comité examine si les conditions sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité, à moins qu'il ne soit établi que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants fixée dans les conditions prévues au 3° de l'article L. 1333-2 du code de la santé publique ". Aux termes du I de l'article R. 1333 11 du code de la santé publique : " Pour l'application du principe de limitation défini au 3° de l'article L. 1333-2, la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants résultant de l'ensemble des activités nucléaires est fixée à 1 mSv par an, à l'exception des cas particuliers mentionnés à l'article R. 1333-12 ". Enfin, aux termes de l'article 57 de la loi du 17 juin 2020 relative à diverses dispositions liées à la crise sanitaire : " Sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, le b du 2° du I de l'article 232 de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 est applicable aux demandes déposées devant le comité d'indemnisation des victimes d'essais nucléaires avant l'entrée en vigueur de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 précitée ".

5. En modifiant les dispositions du V de l'article 4 de la loi du 5 janvier 2010 issues de l'article 113 de la loi du 28 février 2017, l'article 232 de la loi du 28 décembre 2018 a élargi la possibilité, pour l'administration, de combattre la présomption de causalité dont bénéficient les personnes qui demandent une indemnisation lorsque les conditions de celle-ci sont réunies. Il doit être regardé, en l'absence de dispositions transitoires, comme ne s'appliquant qu'aux demandes qui ont été déposées après son entrée en vigueur, intervenue le lendemain de la publication de la loi du 28 décembre 2018 au Journal officiel de la République française.

6. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que Mme B..., a déposé sa demande d'indemnisation au CIVEN le 13 janvier 2012. Il résulte de ce qui a été dit au point 5 qu'en faisant application des dispositions de la loi du 5 janvier 2010 dans leur rédaction issue de la loi du 28 décembre 2018, alors qu'à la date à laquelle elle a statué étaient applicables les dispositions issues de la loi du 28 février 2017, la cour administrative d'appel de Marseille a méconnu le champ d'application de la loi. Dès lors, sans qu'il soit besoin d'examiner les moyens du pourvoi, l'arrêt attaqué doit être annulé.

7. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

8. Il résulte des dispositions de la loi 5 janvier 2010 citées au point 4, dans leur rédaction issue de la loi du 28 décembre 2018, applicables, en vertu de l'article 57 de la loi du 17 juin 2020, à la date à laquelle le Conseil d'Etat règle au fond la présente affaire, que le législateur a entendu que, dès lors qu'un demandeur satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010 modifiée, il bénéficie de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie. Cette présomption ne peut être renversée que si l'administration établit que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de 1 millisievert (mSv). Si, pour le calcul de cette dose, l'administration peut utiliser les résultats des mesures de surveillance de la contamination tant interne qu'externe des personnes exposées, qu'il s'agisse de mesures individuelles ou collectives en ce qui concerne la contamination externe, il lui appartient de vérifier, avant d'utiliser ces résultats, que les mesures de surveillance de la contamination interne et externe ont, chacune, été suffisantes au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressé. En l'absence de mesures de surveillance de la contamination interne ou externe et en l'absence de données relatives au cas des personnes se trouvant dans une situation comparable à celle du demandeur du point de vue du lieu et de la date de séjour, il appartient à l'administration de vérifier si, au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressé précisées ci-dessus, de telles mesures auraient été nécessaires. Si tel est le cas, l'administration ne peut être regardée comme rapportant la preuve de ce que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de 1 mSv.

9. Il résulte de l'instruction que M. D... a séjourné dans des lieux et pendant une période définie par l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010. La pathologie dont il est décédé figure sur la liste annexée au décret du 15 septembre 2014. Il bénéficie donc d'une présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenue de sa maladie.

10. Toutefois, il résulte de l'instruction et, en particulier, des informations produites par la ministre des armées, qu'en tant que membre du personnel directement affecté à des travaux sous rayonnements, M. D... a bénéficié durant l'ensemble de ses séjours de nombreuses mesures de surveillance tendant à la recherche d'une éventuelle exposition externe et interne (quarante-et-une mesures par dosimètre externe et dix-sept examens anthropogammamétriques, durant son séjour à In Amguel, puis vingt-quatre mesures par dosimètre externe et huit examens anthropogammamétriques, lors de son séjour en Polynésie), qui ont toutes produit des résultats inférieurs à la limite annuelle de 1 mSv. Dans ces conditions, la ministre des armées doit être regardée comme apportant la preuve de ce que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de 1 mSv et qu'ainsi la présomption de causalité instaurée par la loi du 5 janvier 2010 dont il bénéficie doit être renversée.

11. Il résulte de ce qui précède que Mme B..., n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué du 27 avril 2017, le tribunal administratif de Toulon a rejeté sa demande.

12. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que la somme que demande Mme B..., à ce titre soit mise à la charge de l'Etat.

D E C I D E :

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Article 1er : L'arrêt du 14 janvier 2020 de la cour administrative d'appel de Marseille est annulé.

Article 2 : La requête de Mme B..., est rejetée.

Article 3 : Les conclusions de Mme B..., présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à la ministre des armées, à Mme C... B..., veuve D... et au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires.


Synthèse
Formation : 7ème chambre
Numéro d'arrêt : 439640
Date de la décision : 03/02/2021
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 03 fév. 2021, n° 439640
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Guillaume Leforestier
Rapporteur public ?: M. Marc Pichon de Vendeuil
Avocat(s) : SCP THOUVENIN, COUDRAY, GREVY

Origine de la décision
Date de l'import : 09/02/2021
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2021:439640.20210203
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