Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 17 février et 24 mai 2005 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour la BANQUE DE FRANCE, dont le siège est 39, rue Croix des Petits Champs à Paris (75001) ; la BANQUE DE FRANCE demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler l'ordonnance du 13 décembre 2004 par laquelle le président de la troisième chambre du tribunal administratif de Montpellier a, à la demande de M. Michel B, annulé la décision du 25 juin 2004 par laquelle le directeur général des ressources humaines de la BANQUE DE FRANCE a rejeté sa demande d'admission à la retraite avec jouissance immédiate de sa pension et de bonification d'un an au titre de chacun des enfants qu'il a élevés ;
2°) statuant au fond, de rejeter la demande présentée par M. B devant le tribunal administratif de Montpellier ;
3°) de mettre à la charge de M. B le versement d'une somme de 1 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le traité de Rome instituant la Communauté économique européenne devenue la Communauté européenne ;
Vu le traité sur l'Union européenne et les protocoles qui y sont annexés ;
Vu le code des pensions civiles et militaires de retraite ;
Vu le code de la sécurité sociale ;
Vu le décret n° 68-300 du 29 mars 1968 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Nathalie Escaut, Maître des Requêtes,
- les observations de la SCP Laugier, Caston, avocat de la BANQUE DE FRANCE et de la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de M. B,
- les conclusions de M. Didier Casas, Commissaire du gouvernement ;
Considérant que, par une décision en date du 25 juin 2004, le directeur général des ressources humaines de la BANQUE DE FRANCE a rejeté la demande d'admission à la retraite avec jouissance immédiate de sa pension et bonification d'ancienneté pour enfants de M. Michel B dans les mêmes conditions que celles qui sont fixées pour les agents féminins en application du décret du 29 mars 1968 fixant le régime de retraite des agents titulaires de la Banque ; que, par une ordonnance en date du 13 décembre 2004 contre laquelle se pourvoit la BANQUE DE FRANCE, le président de la troisième chambre du tribunal administratif de Montpellier a annulé cette décision ;
Considérant que, d'une part, aux termes de l'article 141 du traité instituant la Communauté économique européenne : 1. Chaque Etat membre assure l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins pour un même travail ou un travail de même valeur. 2. Aux fins du présent article, on entend par rémunération le salaire ou traitement ordinaire de base ou minimum, et tous autres avantages payés directement ou indirectement, en espèces ou en nature, par l'employeur au travailleur en raison de l'emploi de ce dernier. L'égalité de rémunération, sans discrimination fondée sur le sexe, implique : a) que la rémunération accordée pour un même travail payé à la tâche soit établie sur la base d'une même unité de mesure ; b) que la rémunération accordée pour un travail payé au temps soit la même pour un même poste de travail ; que, nonobstant les stipulations de l'article 6, paragraphe 3, de l'accord annexé au protocole n° 14 sur la politique sociale joint au traité sur l'Union européenne, le principe de l'égalité des rémunérations s'oppose à ce qu'une bonification, pour le calcul d'une pension de retraite ou à ce que la jouissance immédiate d'une pension de retraite, accordée aux personnes qui assurent ou ont assuré l'éducation de leurs enfants, soit réservé aux femmes, alors que les hommes assurant ou ayant assuré l'éducation de leurs enfants seraient exclus du bénéfice de cette mesure ;
Considérant que les personnes visées par le régime de retraite des agents titulaires de la BANQUE DE FRANCE, fixé au règlement annexé au décret du 29 mars 1968 relatif au régime des retraites des agents titulaires de cette Banque, entrent dans le champ d'application des stipulations précitées de l'article 141 du traité instituant la Communauté économique européenne ; que le c) de l'article 7 de ce règlement réserve le bénéfice de l'entrée en jouissance immédiate de la pension aux agents féminins mères de trois enfants vivants ou décédés par faits de guerre ; que l'article 12-2 de ce même règlement prévoit que : Les agents féminins ont droit, pour la liquidation de la retraite, à une bonification de service d'un an pour chacun de leurs enfants légitimes, de leurs enfants naturels dont la filiation est établie ou de leurs enfants adoptifs et, sous réserve qu'ils aient été élevés pendant neuf ans au moins avant leur vingt et unième année révolue, pour chacun des autres enfants énumérés à l'article 23-2 ; que l'article 23 prévoit une majoration de pension au titre des enfants déjà évoqués ainsi que pour les enfants du conjoint issus d'un mariage précédent ; qu'il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que de telles dispositions sont incompatibles avec le principe d'égalité des rémunérations tel qu'il est affirmé par le traité instituant la Communauté économique européenne et par l'accord annexé au protocole n° 14 sur la politique sociale joint au traité sur l'Union européenne ;
Mais considérant que, pour estimer que M. B pouvait prétendre au bénéfice des dispositions précitées de l'article 7 c) du règlement constitutif de l'annexe I du décret susvisé du 29 mars 1968, l'ordonnance du tribunal administratif de Montpellier s'est bornée à affirmer que celui-ci avait assuré l'éducation de ses enfants, sans rechercher si ceux-ci étaient au nombre de trois au moins ; que la BANQUE DE FRANCE est dès lors fondée à soutenir que cette ordonnance est entachée d'une erreur de droit et à en demander, pour ce motif, l'annulation ;
Considérant qu'aux termes de l'article L. 821-2 du code de justice administrative, le Conseil d'Etat, s'il prononce l'annulation d'une décision d'une juridiction administrative statuant en dernier ressort, peut régler l'affaire au fond si l'intérêt d'une bonne administration de la justice le justifie ; que, dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de régler l'affaire au fond ;
Considérant qu'ainsi qu'il a été dit ci-dessus, les personnes visées par le régime de retraite des agents titulaires de la BANQUE DE FRANCE, fixé au règlement annexé au décret susvisé du 29 mars 1968 fixant le régime des retraites des agents titulaires de cette Banque, entrent dans le champ d'application des stipulations précitées de l'article 119 du traité instituant la Communauté économique européenne, et ce quelles que puissent être les modalités de versement de leurs pensions ;
Considérant que le protocole n° 2 sur l'article 119 joint au traité instituant la Communauté européenne signé à Maastricht le 7 février 1992 stipule que des prestations en vertu d'un régime professionnel de sécurité sociale ne seront pas considérées comme rémunération si et dans la mesure où elles peuvent être attribuées aux périodes d'emploi antérieures au 17 mai 1990, exception faite pour les travailleurs ou leurs ayants droit qui ont, avant cette date, engagé une action en justice ou introduit une réclamation équivalente selon le droit national ; que ces limitations dans le temps de l'effet direct de l'article 119 du traité instituant la Communauté économique européenne font obstacle à ce que soit satisfaite une demande se rapportant à un droit à pension ouvert pendant la période qui va du 1er janvier 1962, date de l'entrée en vigueur de cet article, au 17 mai 1990 et se rapportant à des périodes d'emploi antérieures à cette dernière date ;
Mais considérant que ces limitations dans le temps de l'effet direct de l'article 119 ne s'appliquent pas aux périodes d'emploi postérieures à la date du 17 mai 1990 ; qu'il en résulte que la demande d'admission à la retraite avec jouissance immédiate de la pension et bonification d'ancienneté pour enfants élevés, formulée après cette date, doit se voir appliquer le principe d'égalité de rémunérations au sens des stipulations précitées de l'article 119 du traité de Rome dès lors que les dispositions sus-évoquées du règlement constitutif du régime de retraite des agents de la BANQUE DE FRANCE prennent en compte la situation des intéressés, tant pour la jouissance immédiate de la pension que pour la bonification d'ancienneté, à la date de leur demande ;
Considérant dès lors que, M. B, agent titulaire de la BANQUE DE FRANCE, a demandé le 21 juin 2004 à être admis à la retraite avec jouissance immédiate de sa pension et bonification d'ancienneté pour enfants élevés, il est, par suite, fondé à soutenir que c'est à tort que, par la décision attaquée du 25 juin 2004, le directeur général des ressources humaines de la BANQUE DE FRANCE lui a refusé, alors même qu'il établissait avoir quatre enfants vivants et avoir pris en charge les enfants de sa seconde épouse, le bénéfice de la jouissance immédiate de la pension prévue par l'article 7 du décret du 29 mars 1968 ainsi que la bonification d'ancienneté prévue à l'article 12-2 du même décret ;
Considérant que le contentieux des pensions civiles et militaires de retraite est un contentieux de pleine juridiction ; qu'il appartient, dès lors, au juge saisi de se prononcer lui-même sur les droits des intéressés, sauf à renvoyer à l'administration compétente, et sous son autorité, le règlement de tel aspect du litige dans des conditions précises qu'il lui appartient de lui fixer ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que M. B est père de quatre enfants vivants à la date de sa demande de mise à la retraite et qu'il a assuré la charge de trois des enfants de sa seconde épouse, pendant une période de plus de neuf ans avant leur vingt-et-unième année ; que dans la mesure où sont maintenues des dispositions plus favorables aux agents titulaires de la BANQUE DE FRANCE de sexe féminin mères d'au moins trois enfants vivants ou décédés par faits de guerre, en ce qui concerne la jouissance immédiate de la pension, et dès le premier enfant pour ce qui est de la bonification d'ancienneté pour enfants, M. B a droit, ainsi qu'il a été dit plus haut, au bénéfice des dispositions du c) de l'article 7 et de l'article 12-2 du décret du 29 mars 1968 ; que, pour déterminer la date à laquelle doit être fixée en pareille hypothèse l'entrée en jouissance d'une pension avec bonification d'ancienneté et, en particulier, pour apprécier si cette date peut être antérieure à celle de la décision du juge, il appartient de tenir compte de la position de l'agent au cours de cette période et d'éviter tout cumul entre le traitement d'activité et la pension de retraite ;
Considérant qu'il y a lieu, dès lors, de prescrire à la BANQUE DE FRANCE de prendre les mesures impliquées par la présente décision en tenant compte de la position de M. B depuis le 25 juin 2004, dans le délai de deux mois suivant la notification de la présente décision ;
Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la BANQUE DE FRANCE, qui est la partie perdante, ne saurait demander l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ; qu'il y a lieu en revanche de faire application de ces dispositions et de mettre à la charge de la BANQUE DE FRANCE la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par M. B et non compris dans les dépens ;
D E C I D E :
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Article 1er : L'ordonnance du président de la troisième chambre du tribunal administratif de Montpellier en date du 13 décembre 2004 est annulée.
Article 2 : La décision en date du 25 juin 2004 du directeur général des ressources humaines de la BANQUE DE FRANCE est annulée.
Article 3 : La BANQUE DE FRANCE fixera, dans le délai de deux mois suivant la notification de la présente décision, la date d'entrée en jouissance de la pension de M. B avec bonification d'ancienneté conformément aux motifs de la présente décision.
Article 4 : La BANQUE DE FRANCE versera la somme de 1 500 euros à M. B au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête de LA BANQUE DE FRANCE est rejeté.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à la BANQUE DE FRANCE et à M. Michel B.