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30/11/2018 | CANADA | N°2018CSC53

Canada | Canada, Cour suprême, 30 novembre 2018, 2018CSC53


Répertorié : R. c. Média Vice Canada Inc.

Appel entendu : 23 mai 2018

Jugement rendu : 30 novembre 2018

No du greffe : 37574.

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

Motifs de jugement (par. 1 à 108) : Le juge Moldaver (avec l’accord des juges Gascon, Côté, Brown et Rowe)

Motifs concordants (par. 109 à 171) : La juge Abella (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis et Martin)

Intervenants

Procureure générale de l’Ontario, Réseau

de télévision des peuples autochtones, Avocats pour la défense de l’expression dans les médias, Association Cana...

Répertorié : R. c. Média Vice Canada Inc.

Appel entendu : 23 mai 2018

Jugement rendu : 30 novembre 2018

No du greffe : 37574.

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

Motifs de jugement (par. 1 à 108) : Le juge Moldaver (avec l’accord des juges Gascon, Côté, Brown et Rowe)

Motifs concordants (par. 109 à 171) : La juge Abella (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis et Martin)

Intervenants

Procureure générale de l’Ontario, Réseau de télévision des peuples autochtones, Avocats pour la défense de l’expression dans les médias, Association Canadienne des Journalistes, Canadian Journalists for Free Expression, Guilde canadienne des médias/Syndicat des Communications d’Amérique Canada, Centre for Free Expression, Global News, a Division of Corus Television Limited Partnership, Postmedia Network Inc., Société Radio-Canada, Association canadienne des avocats musulmans, Media Legal Defence Initiative, Reporters Sans Frontières, Reporters Committee for Freedom of the Press, Media Law Resource Centre, International Press Institute, Article 19, Pen International, Pen le Centre Canadien de Pen International, Index on Censorship, Committee to Protect Journalists, World Association of Newspapers and News Publishers, International Human Rights Program, British Columbia Civil Liberties Association et Association canadienne des libertés civiles

Arrêt : L’appel est rejeté. L’ordonnance de communication a été rendue comme il se doit et sa validité devrait être confirmée.

Le juge Moldaver et les juges Gascon, Côté, Brown et Rowe : Le cadre d’analyse énoncé dans Société Radio-Canada c. Lessard, [1991] 3 R.C.S. 421, et la cause connexe, Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1991] 3 R.C.S. 459, constitue encore un modèle convenable pour juger du bien-fondé des demandes visant l’obtention de mandats de perquisition et d’ordonnances de communication en lien avec les médias et protège adéquatement les médias et le rôle particulier qu’ils jouent dans la société canadienne. Cependant, certains aspects de ce cadre doivent être précisés : ses facteurs doivent être réorganisés; l’effet d’une publication partielle antérieure des renseignements doit être évalué au cas par cas; et une version modifiée de la norme de contrôle doit être adoptée lors de l’examen d’une ordonnance rendue ex parte en lien avec un média.

Le cadre d’analyse énoncé dans Lessard, qui vise à mettre en balance l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes et à poursuivre leurs auteurs et le droit des médias à la confidentialité des renseignements dans le processus de collecte et de diffusion des informations, dresse une liste de neuf facteurs dont les juges doivent tenir compte lorsqu’ils décident s’ils doivent délivrer un mandat de perquisition en lien avec les médias. Ces facteurs doivent être réorganisés pour en faciliter l’application en pratique. Pour trancher une demande relative à une ordonnance de communication en lien avec un média, il faut procéder à une analyse en quatre étapes : 1) le juge saisi de la demande doit établir s’il y a lieu qu’il exige, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, que le média soit avisé; 2) toutes les conditions légales préalables doivent être réunies; 3) le juge saisi de la demande doit mettre en balance l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes et à poursuivre leurs auteurs, d’une part, et le droit des médias à la confidentialité des renseignements dans la collecte et la diffusion des informations, d’autre part; et 4) si le juge saisi de la demande décide de décerner l’ordonnance en vertu de son pouvoir discrétionnaire, il doit envisager d’assortir celle-ci de conditions pour que le média ne soit pas indûment empêché de publier et de diffuser les informations.

En ce qui a trait à la première étape de l’analyse, il n’y a pas lieu d’imposer une obligation présumée de signifier un avis dans les situations où les services de police sollicitent une ordonnance de communication en lien avec un média. Le modèle traditionnel de demandes ex parte donne effet au texte du Code criminel et à la décision de la Cour dans R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.S.C. 477. Le Code criminel permet de présenter une demande ex parte afin d’obtenir une ordonnance de communication, sous réserve du pouvoir discrétionnaire prépondérant du juge saisi de la demande qui peut exiger qu’un avis soit donné lorsqu’il le juge approprié. En l’absence de situations d’urgence ou d’autres circonstances qui peuvent justifier la procédure ex parte, le juge saisi de la demande peut fort bien conclure qu’il est préférable d’aviser le média, surtout s’il ou elle considère qu’il serait nécessaire de disposer de plus de renseignements pour mettre correctement en balance les droits et intérêts en jeu. Le juge n’est toutefois pas tenu de tirer une telle conclusion. Les policiers doivent faire état de certains éléments de preuve qui expliquent pourquoi il y a une situation d’urgence ou d’autres circonstances qui justifient la tenue d’une audience ex parte; de simples affirmations ne sauraient servir de fondement pour ce faire. Une allégation générale et non étayée selon laquelle il est improbable que le média coopère avec les services de police ou qu’il puisse théoriquement mettre les renseignements hors de portée des autorités si un avis est donné ne devrait pas être suffisante.

Lorsqu’il procède à la mise en balance prévue à la troisième étape de l’analyse, le juge saisi de la demande doit tenir compte de l’ensemble des circonstances, y compris, notamment, la probabilité qu’il y ait des effets dissuasifs et l’étendue de ceux‑ci, le cas échéant; la portée des renseignements demandés par la police et la question de savoir si l’ordonnance demandée est formulée de façon restrictive; la valeur probante éventuelle des renseignements; la question de savoir s’il existe d’autres sources desquelles les renseignements peuvent raisonnablement être obtenus et, dans l’affirmative, si les services de police ont déployé tous les efforts raisonnables pour obtenir les renseignements auprès de ces sources; l’effet de la publication partielle antérieure des renseignements demandés; et, de façon plus générale, le rôle vital que jouent les médias dans le fonctionnement d’une société démocratique et le fait qu’ils sont généralement des tiers innocents. La décision de décerner ou non l’ordonnance relève d’un pouvoir discrétionnaire, et l’importance relative des divers facteurs guidant l’exercice de ce pouvoir variera d’une affaire à l’autre. Même s’il ne faut pas négliger les effets dissuasifs, il ne faudrait pas simplement présumer qu’il s’en produirait dans tous les cas, quelles que soient les circonstances; l’existence et l’étendue de tout effet éventuel de cette nature devraient être évaluées au cas par cas. De plus, il ne faut pas écarter la distinction entre les sources confidentielles et celles qui ne le sont pas. Qui plus est, le critère de stricte nécessité ne doit pas être imposé. Même si la valeur probante peut être un facteur pertinent, exiger que les policiers démontrent qu’une ordonnance de communication est nécessaire pour obtenir une déclaration de culpabilité transformerait en fait la demande de communication en un procès sur le fond de l’infraction reprochée et entraverait grandement la capacité de la police à mener une enquête et à obtenir des éléments de preuve à l’égard de possibles crimes.

Plutôt que de considérer la publication partielle antérieure des renseignements demandés comme un facteur indépendant, il faut désormais la considérer comme un aspect du critère global de mise en balance établi dans Lessard. Même si, dans cet arrêt, la publication partielle antérieure a été considérée comme un facteur qui milite toujours pour le prononcé de l’ordonnance, il faut évaluer l’effet d’une telle publication au cas par cas. Elle ne devrait pas nécessairement réduire la protection accordée aux renseignements non publiés, puisque le fait de permettre à l’État d’avoir accès à ce type de renseignements entrave toujours le droit des médias à la confidentialité des renseignements dans la collecte et la diffusion des informations et que la communication forcée des renseignements non publiés peut toujours causer un effet dissuasif. Pour évaluer l’effet de la publication partielle antérieure, le juge saisi de la demande doit tenir compte de toutes les circonstances, y compris de la nature des renseignements (tant de ceux qui ont été publiés que de ceux qui ne l’ont pas été) et de la portion de l’ensemble complet de renseignements qui a déjà été publiée. Cette approche plus nuancée assouplit le cadre d’analyse établi dans Lessard et permet de procéder à une analyse plus contextuelle.

La norme de contrôle applicable aux demandes ex parte d’ordonnances de communication en lien avec les médias doit être une version modifiée de celle adoptée dans R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421. La norme traditionnelle établie dans cet arrêt, à savoir si, au vu du dossier qui a été soumis au juge saisi de la demande étoffé lors de la révision, le juge qui a accordé l’autorisation pouvait le faire, commande une grande déférence et, dans certains cas, crée des injustices en raison de l’absence des médias au stade de l’autorisation. Dans ces circonstances, ce juge saisi de la demande aurait effectué l’analyse énoncée dans Lessard sans avoir pleinement mis en balance les différents intérêts en jeu. Une décision qui a été prise sans que tous les renseignements pertinents raisonnablement susceptibles d’avoir une incidence sur le résultat n’aient été examinés ne peut à bon droit être traitée avec déférence; il est donc justifié, dans ces circonstances, que le juge chargé de la révision procède à une nouvelle mise en balance. Ainsi, il faut appliquer le test suivant : si le média expose des renseignements qui n’ont pas été portés à la connaissance du juge saisi de la demande et qui, selon le juge chargé de la révision, auraient pu raisonnablement avoir une incidence sur la décision du premier juge de délivrer l’ordonnance, le média aura droit à une révision de novo. Si, par contre, le média ne respecte pas cette exigence minimale, la norme traditionnelle établie dans Garofoli s’appliquera. Lorsque le média a reçu un avis et comparu devant le juge saisi de la demande, il existe généralement de bonnes raisons d’appliquer la norme de contrôle Garofoli traditionnelle puisque permettre une révision de novo ne ferait guère plus qu’ajouter des délais et des dépenses indus.

En applicant aux faits de la présente cause le cadre d’analyse établi dans Lessard et désormais peaufiné, il appert que l’ordonnance de communication doit être maintenue. Premièrement, le juge saisi de la demande pouvait entendre la demande ex parte et, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, refuser d’exiger l’envoi d’un avis. Le juge chargé de la demande était justifié de se fonder sur les raisons pour lesquelles les policiers ont demandé une audience ex parte, soit notamment le risque que Média Vice mette les renseignements hors de la portée des tribunaux canadiens une fois informée de l’intérêt qu’ils suscitent pour les services de police. Média Vice n’a relevé aucun renseignement qui n’a pas été soumis au juge saisi de la demande et qui aurait raisonnablement pu avoir une incidence sur sa décision de délivrer l’ordonnance. En conséquence, c’est la norme traditionnelle établie dans Garofoli qui s’applique. Deuxièmement, les exigences législatives initiales applicables à la délivrance d’une ordonnance de communication étaient respectées. Plus particulièrement, la preuve présentée par la police fournissait des motifs raisonnables de croire que 1) la source avait commis certaines infractions; 2) Média Vice avait en sa possession les renseignements sollicités; et 3) ces renseignements offriraient des éléments de preuve concernant la perpétration des infractions présumées. Troisièmement, selon le dossier, le juge saisi de la demande pouvait, en procédant à la mise en balance prévue par l’arrêt Lessard, conclure que l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes et à poursuivre leur auteur prévalait sur le droit du média à la confidentialité des renseignements dans la collecte et la diffusion des informations. Même au terme d’un examen de novo, il faudrait conclure que l’ordonnance de communication a été décernée à bon droit. La communication des renseignements recherchés ne révèlerait pas l’identité d’une source confidentielle; aucune communication faite « à titre confidentiel » ou « sous le couvert de l’anonymat » ne serait divulguée; il n’existe aucune autre source par qui il serait possible d’obtenir les renseignements demandés; la source a utilisé le média, en tant en quelque sorte que porte-parole pour elle, afin de rendre publiques ses activités auprès d’un groupe terroriste; et l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes allégués d’infractions graves de terrorisme et à poursuivre leur auteur pèse lourd dans la balance. Quatrièmement, le juge saisi de la demande a assorti l’ordonnance de communication de conditions adéquates, qui donnaient à Média Vice amplement de temps pour se conformer à l’ordonnance, ce qui lui laissait suffisamment l’occasion de chercher à faire annuler l’ordonnance de communication, comme elle l’a d’ailleurs fait.

Il n’est ni nécessaire ni approprié en l’espèce de reconnaître officiellement que la liberté de la presse jouit d’une protection constitutionnelle distincte et indépendante aux termes l’al. 2b) de la Charte . Le présent pourvoi peut être facilement tranché sans repenser l’al. 2b) , et la question n’a pas été pleinement débattue par les parties ou examinée par les tribunaux d’instances inférieures.

Enfin, la présente affaire ne met pas en cause la nouvelle Loi sur la protection des sources journalistiques , parce que les faits se sont produits avant son entrée en vigueur.

Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Karakatsanis et Martin : Une presse forte, indépendante et responsable garantit que les opinions du public quant à ses choix démocratiques soient fondées sur des renseignements exacts et fiables. Cela n’est pas un luxe démocratique — il ne peut y avoir de démocratie sans elle. L’alinéa 2b) de la Charte traite d’un droit constitutionnel distinct pour la presse, qui protège ses fonctions essentielles d’expression — sa capacité de recueillir et de diffuser des renseignements pour le bien public, sans ingérence indue. La presse jouit de cette protection constitutionnelle non seulement parce que « la liberté de la presse et des autres moyens de communication » est spécifiquement nommée dans le texte de l’al. 2b) , mais également en raison de son rôle distinct et indépendant.

Des garanties constitutionnelles fortes contre les intrusions de l’État sont des conditions préalables nécessaires pour que la presse puisse exercer efficacement son rôle démocratique essentiel. Une presse vigoureuse, rigoureuse et indépendante tient les individus et les institutions responsables, découvre la vérité et informe le public. Elle fournit en outre au public l’information dont il a besoin pour participer à un débat éclairé.

Compte tenu du rôle unique joué par les médias, l’objet sous-jacent de la protection de la presse prévue à l’al. 2b) a un lien avec la protection plus large de la liberté d’expression, tout en étant distincte d’elle. Lorsque l’État sollicite, au moyen d’une ordonnance de communication, l’accès à des renseignements qui sont entre les mains des médias, les droits garantis à la presse par l’al. 2b) ainsi que ses droits au respect de la vie privée, protégés par l’art. 8 de la Charte , entrent en jeu. Il faut donc procéder à une analyse harmonisée rigoureusement protectrice.

Le droit de la presse protégé par l’al. 2b) comprend non seulement le droit de transmettre des nouvelles et d’autres informations, mais également le droit de collecter cette information sans l’intervention indue du gouvernement. La protection de la liberté de la presse et des médias prévue à l’al. 2b) comprend la protection du produit du travail journalistique, comme les notes personnelles d’un journaliste, les enregistrements d’entrevues ou les listes de ses sources ainsi que leurs coordonnées. Elle comprend aussi les communications non seulement avec les sources confidentielles, mais aussi avec ceux dont les commentaires ont été faits « à titre confidentiel » ou « sous réserve d’anonymat ». Elle inclut en outre la protection de la documentation du journaliste relative à son travail d’enquête. Il s’agit d’outils indispensables pour aider la presse à recueillir, à évaluer et à diffuser l’information.

La Cour a déjà établi, dans l’arrêt Lessard et dans la décision connexe Nouveau-Brunswick, la façon dont l’art. 8 s’applique aux ordonnances de communication lorsque la cible est la presse. Dans ces jugements, la Cour a statué qu’il faut établir un équilibre entre le droit protégé par l’art. 8 de la Charte à la vie privée du média et l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes. Les deux causes ont été décidées en partant de l’hypothèse que même si la presse avait des intérêts accrus en matière de protection de la vie privée suivant l’art. 8 , il n’y avait pas de rôle distinct pour le droit de la presse protégé par l’al. 2b) .

Une approche fondée uniquement sur le droit à la vie privée prévu à l’art. 8 n’est plus viable. La reconnaissance d’une protection distincte pour la presse à l’al. 2b) de la Charte signifie qu’elle ne serait plus seulement la « toile de fond » dont il était question dans Nouveau-Brunswick. Une protection indépendante et distincte pour la presse découlant de l’al. 2b) exige une approche qui viserait explicitement ces droits, ainsi que les droits à la vie privée que garantit l’art. 8 . Le fait que les deux droits constitutionnels de la presse soient engagés suggère qu’il faille adopter une nouvelle analyse harmonisée, dans laquelle on tiendrait compte explicitement du droit de la presse d’être à l’abri des fouilles, des perquisitions et des saisies abusives ainsi que de son droit d’être protégé contre toute ingérence indue dans ses activités légitimes de collecte d’informations.

Ce qu’il faut désormais, c’est une analyse de la proportionnalité démontrant que le bénéfice que retirerait l’État de l’obtention de l’information l’emporte sur l’atteinte aux droits de la presse protégés constitutionnellement par l’art. 8 et l’al. 2b) . Les juges prendraient en considération notamment les facteurs suivants : l’attente raisonnable des médias en matière de respect de la vie privée; s’il est nécessaire de cibler la presse; si la preuve est disponible d’une autre source et, dans l’affirmative, si des mesures raisonnables ont été prises pour l’obtenir; et si l’ordonnance proposée est étroitement adaptée pour ne porter atteinte aux droits de la presse que dans la mesure nécessaire. Généralement, plus l’ordonnance proposée est intrusive à l’égard des droits des médias garantis par l’art. 8 et par l’al. 2b) , plus l’impact sur la capacité de la presse de recueillir et de publier les nouvelles est important et, par conséquent, plus l’atteinte au droit du public de connaître les fruits des activités de la presse est grand. Une incidence collatérale évidente du fait que la presse puisse être contrainte de se conformer à une ordonnance de communication est un effet dissuasif non seulement sur l’organe de presse ciblé, mais aussi sur la presse en général.

Le pendant de cet effet dissuasif, c’est que plus le crime faisant l’objet de l’enquête est grave, plus la preuve recherchée est convaincante et plus le besoin d’enquête est urgent, plus l’intérêt de l’État est élevé. Bien que la force probante de la preuve soit une considération pertinente, il ne serait pas approprié d’exiger une évaluation de la nécessité que la Couronne présente les éléments de preuve en cause pour obtenir une déclaration de culpabilité.

Si l’on reconnaît que l’al. 2b) exige d’adopter une approche plus rigoureuse pour autoriser des perquisitions contre la presse, il faut également clarifier certains éléments qui ressortent de la jurisprudence dont, en premier lieu, la pertinence de la publication antérieure. Les médias ont notamment pour fonction principale d’exercer un pouvoir discrétionnaire pour décider ce qui est publié et ce qui ne l’est pas, et derrière les articles publiés ou les reportages diffusés, il y a souvent une quantité importante d’informations qui n’est pas rendue publique. L’accès qu’aurait l’État aux renseignements non publiés serait clairement une ingérence tant dans la vie privée du média que dans ses activités de collecte d’informations. Lorsqu’une partie ou la totalité d’une communication avec un journaliste était destinée à être faite « à titre confidentiel » ou comprise comme devant être telle, elle aussi a droit à une protection contre les exigences en matière de communication. Cette vision est conforme à la nécessité de protéger l’information fournie par les sources des journalistes même lorsque l’identification d’une source confidentielle n’est pas en litige.

Finalement, la Cour a interprété des dispositions similaires au par. 487.014(1) du Code criminel pour qu’elles permettent, mais pas pour qu’elles exigent, la tenue de procédures ex parte. Il existe de bonnes raisons pour exiger que la presse soit avisée dans de tels cas. Si le juge saisi de la demande n’a pas été informé par la partie qui est la seule à disposer — le média tiers innocent dont les droits protégés par l’al. 2b) sont en cause — de certains éléments de preuve ou de certaines allégations dont il a besoin pour mettre en balance les différents intérêts en cause, il n’aura rien à mettre en balance. Bien que la question de l’avis soit ultimement une question qui relève du pouvoir discrétionnaire du juge saisi de la demande, il est nettement préférable dans la plupart des cas d’aviser le média. Dans les rares cas où il existe des circonstances qui l’exigent ou un risque réel de destruction d’éléments de preuve, l’envoi d’un avis pourrait ne pas être possible.

L’approche traditionnelle pour réviser les ordonnances de communication énoncée dans Garofoli n’a pas été conçue pour examiner si les droits visés à l’al. 2b) de la Charte avaient été suffisamment protégés. Dans les procédures auxquelles elle prend part sans avoir été avisée de la demande dont le juge est saisi, la presse n’aura pas eu l’occasion avant que l’autorisation soit accordée d’expliquer comment l’ordonnance interférerait avec son travail. Dans de tels cas, la presse a droit à ce qu’une nouvelle mise en balance soit faite dans le contexte de la révision. Si, par contre, la presse était présente et a eu l’occasion de présenter sa thèse au juge saisi de la demande, il serait justifié d’adopter l’approche plus déférente établie dans Garofoli.

En l’espèce, l’ordonnance de communication représente une mise en balance proportionnée des droits et intérêts en jeu. L’ordonnance a une portée limitée et vise uniquement les communications entre le journaliste et la source, communications que ne peut fournir aucune autre source. La suggestion selon laquelle l’ordonnance de communication interférerait avec les fonctions de collecte des renseignements et de diffusion des nouvelles de Média Vice perd de son importance dans un contexte où la source n’était pas confidentielle et souhaitait que tous ses propos soient rendus publics. Fait crucial, rien ne suggère que tout ce que la source a dit était destiné à être révélé « à titre confidentiel » ou compris comme tel. La conduite du journaliste lui‑même illustre que la relation n’était aucunement confidentielle. En conséquence, les avantages pour l’intérêt de l’État à obtenir les messages l’emportent sur le préjudice causé aux droits de Média Vice.

Jurisprudence

Citée par le juge Moldaver

Arrêts modifiés : Société Radio‑Canada c. Lessard, [1991] 3 R.C.S. 421; Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1991] 3 R.C.S. 459; arrêt appliqué : R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421; arrêts mentionnés : R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477; British Steel Corp. c. Granada Television Ltd., [1981] A.C. 1096; Canadian Broadcasting Corp. c. Manitoba (Attorney General), 2009 MBCA 122, 250 C.C.C. (3d) 61; Moysa c. Alberta (Labour Relations Board), [1989] 1 R.C.S. 1572; R. c. Khawaja, 2012 CSC 69, [2012] 3 R.C.S. 555; CanadianOxy Chemicals Ltd. c. Canada (Procureur général), [1999] 1 R.C.S. 743; Descôteaux c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860; R. c. Canadian Broadcasting Corp. (2001), 52 O.R. (3d) 757; R. c. Araujo, 2000 CSC 65, [2000] 2 R.C.S. 992; R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253; R. c. Nero, 2016 ONCA 160, 334 C.C.C. (3d) 148; Sriskandarajah c. United States of America, 2012 CSC 70, [2012] 3 R.C.S. 609.

Citée par la juge Abella

Arrêts mentionnés : R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421; R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477; Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1991] 3 R.C.S. 459; Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640; Branzburg c. Hayes, 408 U.S. 665 (1972); Houchins c. KQED, Inc., 438 U.S. 1 (1978); Goodwin c. Royaume‑Uni (1996), 22 E.H.R.R. 123; Société Radio‑Canada c. Lessard, [1991] 3 R.C.S. 421; Société Radio‑Canada c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 2, [2011] 1 R.C.S. 19; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442; Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175; Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332; R. c. Sinclair, 2010 CSC 35, [2010] 2 R.C.S. 310; Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 41, [2010] 2 R.C.S. 592; Nagla c. Latvia, No. 73469/10, July 16, 2013; R. (Miranda) c. Secretary of State for the Home Department, [2016] EWCA Civ 6, [2016] 1 W.L.R. 1505; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; Canadian Broadcasting Corp. c. Manitoba (Attorney General), 2009 MBCA 122, 250 C.C.C. (3d) 61; CanadianOxy Chemicals Ltd. c. Canada (Procureur général), [1999] 1 R.C.S. 743; R. c. S.A.B., 2003 CSC 60, [2003] 2 R.C.S. 678; R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554; R. c. Nero, 2016 ONCA 160, 334 C.C.C. (3d) 148; R. c. Araujo, 2000 CSC 65, [2000] 2 R.C.S. 992; Groupe de la Banque mondiale c. Wallace, 2016 CSC 15, [2016] 1 R.C.S. 207; R. c. Pires, 2005 CSC 66, [2005] 3 R.C.S. 343.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, art. 2b) , 8 .

Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 83.18 , 83.2 , 487.014 [aj. 2014, c. 31, art. 20; auparavant art. 487.012], 487.0193(1), (4), 488.02(3).

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C‑5, art. 39.1(1) « source journalistique », « journaliste ».

Loi sur la protection des sources journalistiques, L.C. 2017, c. 22 .

Traités et autres instruments internationaux

Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221 [la Convention européenne des droits de l’homme], art. 10.

Doctrine et autres documents cités

Brown, Donald J.M., and John M. Evans, with the assistance of David Farley. Judicial Review of Administrative Action in Canada, vol. 1, Toronto, Thomson Reuters, 1998 (loose‑leaf updated July 2018, release 2).

Cameron, Jamie. Section 2 (b)’s Other Fundamental Freedom : The Press Guarantee, 1982‑2012 (2013) (en ligne : https://digitalcommons.osgoode.yorku.ca/cgi/viewcontent.cgi?referer=&httpsredir=1&article=1270&context=clpe; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2018SCC-CSC53_1_eng.pdf).

Chan, Gerald. « Transparency Confined to the Courthouse : A Critical Analysis of Criminal Lawyers’ Assn., C.B.C. and National Post » (2011), 54 S.C.L.R. (2d) 169.

Hubbard, Robert W., Peter M. Brauti and Scott K. Fenton. Wiretapping and Other Electronic Surveillance : Law and Procedure, Aurora (Ont.), Canada Law Book, 2000 (loose‑leaf updated June 2018, release 58).

Hutchison, Scott C., et al. Search and Seizure Law in Canada, Toronto, Carswell, 1991 (loose‑leaf updated 2018, release 7).

Oliphant, Benjamin. « Freedom of the Press as a Discrete Constitutional Guarantee » (2013), 59 R. D. McGill 283.

Québec. Commission d’enquête sur la protection de la confidentialité des sources journalistiques — Rapport, Québec, Publications du Québec, 2017.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (la juge en chef adjointe Hoy et les juges Doherty et Miller), 2017 ONCA 231, 137 O.R. (3d) 263, 412 D.L.R. (4th) 531, 352 C.C.C. (3d) 355, 23 Admin. L.R. (6th) 66, [2017] O.J. No. 1431 (QL), 2017 CarswellOnt 3901 (WL Can.), qui a confirmé en partie une décision du juge MacDonnell, 2016 ONSC 1961, 352 C.R.R. (2d) 60, [2016] O.J. No. 1597 (QL), 2016 CarswellOnt 4901 (WL Can.), rejetant les demandes d’annulation, de modification ou de révocation d’une ordonnance de communication et accueillant en partie la demande d’annulation d’une ordonnance de mise sous scellés. Pourvoi rejeté.

M. Philip Tunley, Iain A. C. MacKinnon et Jennifer P. Saville, pour les appelants.

Croft Michaelson, c.r., et Sarah Shaikh, pour l’intimée.

John Patton et Deborah Krick, pour l’intervenante la procureure générale de l’Ontario.

Justin Safayeni, pour les intervenants le Réseau de télévision des peuples autochtones, les Avocats pour la défense de l’expression dans les médias, l’Association Canadienne des Journalistes, Canadian Journalists for Free Expression, la Guilde canadienne des médias/Syndicat des Communications d’Amérique Canada, Centre for Free Expression, Global News, a Division of Corus Television Limited Partnership et Postmedia Network Inc.

Sean A. Moreman et Katarina Germani, pour l’intervenante la Société Radio‑Canada.

Faisal Mirza et Yavar Hammed, pour l’intervenante l’Association canadienne des avocats musulmans.

Paul Schabas et Kaley Pulfer, pour les intervenants Media Legal Defence Initiative, Reporters Sans Frontières, Reporters Committee for Freedom of the Press, Media Law Resource Centre, International Press Institute, Article 19, Pen International, Pen le Centre Canadien de Pen International, Index on Censorship, Committee to Protect Journalists, World Association of Newspapers and News Publishers et International Human Rights Program.

Tae Mee Park, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.

Brian N. Radnoff et Rebecca Shoom, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

Version française du jugement des juges Moldaver, Gascon, Côté, Brown et Rowe rendu par

Le juge Moldaver —

I. Aperçu

[1] Il y a plus de 25 ans, dans l’arrêt Société Radio‑Canada c. Lessard, [1991] 3 R.C.S. 421, et dans la cause connexe Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1991] 3 R.C.S. 459, la Cour a énoncé un cadre d’analyse général pour régir les demandes présentées par la police en vue d’obtenir des mandats de perquisition — et, comme il a été reconnu dans des causes subséquentes, des ordonnances de communication — en lien avec les médias. Ce cadre d’analyse, réaffirmé il y a seulement huit ans dans R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477, vise à mettre en balance deux concepts contradictoires : l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes et à poursuivre leurs auteurs, d’une part, et le droit des médias à la confidentialité des renseignements dans le processus de collecte et de diffusion des informations, d’autre part.

[2] Les appelants, un organe de presse et un de ses journalistes, affirment que ce cadre d’analyse ne fonctionne pas. Ils soutiennent que, en pratique, il ne sert qu’à « entériner d’office » les demandes de la police pour lui donner accès à des documents dont les médias ont possession. Selon eux, il est donc nécessaire de modifier ce cadre — voire de carrément l’abandonner — pour mieux protéger les médias ainsi que le rôle particulier qu’ils jouent dans une société libre et démocratique. À leur avis, si une telle protection accrue était appliquée, l’ordonnance de communication contestée en l’espèce (« ordonnance de communication »), qui leur intime de produire des relevés de conversations qu’ils ont eues avec un individu soupçonné de terrorisme, devrait être annulée.

[3] L’intimée, la Couronne, voit les choses autrement. Elle soutient que le cadre d’analyse actuel protège adéquatement les médias et le rôle particulier qu’ils jouent. En outre, elle fait valoir que l’ordonnance de communication a été rendue comme il se doit, en conformité avec ce cadre d’analyse, et qu’elle ne devrait pas être annulée.

[4] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le cadre d’analyse énoncé dans Lessard constitue encore un modèle convenable pour juger du bien‑fondé des demandes visant l’obtention de mandats de perquisition et d’ordonnances de communication en lien avec les médias. Je préciserais toutefois certains aspects de ce cadre :

• Premièrement, plutôt que de considérer la publication partielle antérieure comme un facteur qui milite toujours pour le prononcé de l’ordonnance, j’évaluerais l’effet d’une telle publication au cas par cas.

• Deuxièmement, en ce qui a trait à la norme de contrôle qu’il convient d’adopter lors de l’examen d’une ordonnance rendue ex parte en lien avec un média, j’adopterais une version modifiée de la norme établie dans R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421: si le média fait état de renseignements qui n’ont pas été portés à l’attention du juge qui a autorisé la communication, et qui, selon le juge siégeant en révision, auraient raisonnablement pu avoir une incidence sur la décision du premier juge de rendre l’ordonnance, le média a droit à un examen de novo. Sinon, la norme traditionnelle établie dans Garofoli s’applique, c’est‑à‑dire que l’ordonnance ne peut être annulée que si le média est en mesure de démontrer — à la lumière du dossier porté à l’attention du premier juge, étoffé de nouveaux éléments durant le contrôle — que le juge qui a autorisé le mandat et la communication ne disposait d’aucun fondement raisonnable pour avoir rendu l’ordonnance.

• Troisièmement, je réorganiserais les facteurs établis dans Lessard pour qu’ils soient plus faciles à appliquer en pratique.

[5] Dans la présente affaire, après avoir appliqué le cadre d’analyse établi dans Lessard et désormais peaufiné, je serais d’avis de ne pas annuler l’ordonnance de communication. En l’espèce, l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes présumés et à poursuivre leurs auteurs l’emporte sur le droit des appelants à la confidentialité des renseignements dans la collecte et la diffusion des informations. Fait important, la communication des renseignements recherchés ne révèlerait pas l’identité d’une source confidentielle; aucune communication faite « à titre confidentiel » ou « sous le couvert de l’anonymat » ne serait divulguée; il n’existe aucune autre source par qui il serait possible d’obtenir les renseignements demandés; la source a utilisé le média, en tant en quelque sorte que porte‑parole pour elle, afin de rendre publiques ses activités auprès d’un groupe terroriste et de diffuser ses idées extrémistes; et l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes présumés — qui comprennent des infractions graves de terrorisme — et à poursuivre leurs auteurs pèsent lourd dans la balance. En conséquence, je suis d’avis de rejeter l’appel.

[6] Avant d’exposer mes motifs, je souhaite préciser d’emblée que la présente affaire ne met pas en cause la nouvelle Loi sur la protection des sources journalistiques, L.C. 2017, c. 22 (« LPSJ »), entrée en vigueur en octobre 2017. Cette loi confère notamment des protections accrues pour le maintien de la confidentialité des « sources journalistiques »[1] et énonce un nouveau cadre d’analyse pour régir les demandes de mandats de perquisition, les ordonnances de communication ainsi que les autres ordonnances relatives à un « journaliste »[2]. Même si, à l’avenir, ce nouveau régime dictera comment traiter des ordonnances de communication relatives à des « journalistes », et ce, même lorsqu’il ne sera pas question de sources confidentielles, les faits de la présente cause se sont produits avant l’entrée en vigueur de la LPSJ , qui ne s’applique donc pas. En conséquence, les présents motifs traitent du cadre juridique légal et de common law distinct de celui établi par la LPSJ . Comme le paysage juridique dans ce domaine a changé et qu’il existe maintenant un nouvel élément législatif qui n’a pas fait l’objet d’un examen judiciaire, et compte tenu de l’absence de fondement à l’argument selon lequel, suivant les faits de la présente affaire, l’ordonnance de communication devrait être annulée, je suis d’avis que nous devons adopter une approche étroite qui se limite aux questions soulevées par les parties ici et devant les tribunaux d’instances inférieures.

II. Faits

[7] Ma collègue a résumé les faits pertinents ainsi que l’historique judiciaire de la cause dans ses motifs; je ne vois pas l’utilité de dupliquer ses efforts. Je ne ferai donc référence aux faits que lorsque cela sera nécessaire pour traiter d’une question en particulier. Cela dit, pour résumer, Média Vice Canada Inc. (« Média Vice ») est une compagnie qui produit des histoires et du contenu sur un grand nombre de plateformes multimédia. En 2014, un de ses journalistes, Ben Makuch (conjointement avec Média Vice, « appelants »), a commencé à communiquer avec un Canadien soupçonné d’avoir rallié l’État islamique de l’Irak et de la Syrie (« DAECH »), Farah Mohamed Shirdon, au moyen d’une application de messagerie texte instantanée, Kik Messenger. En se fondant sur ces échanges, M. Makuch a écrit trois articles qu’a publiés Média Vice. La GRC a sollicité et obtenu une ordonnance de communication qui intimait aux appelants de lui remettre les captures d’écran des échanges qu’avait eus M. Makuch avec M. Shirdon. La tentative des appelants de contester l’ordonnance de communication a échoué devant les cours d’instances inférieures. Ils interjettent maintenant appel devant la Cour.

III. Questions en litige

[8] Le présent appel soulève principalement quatre questions :

1) Le cadre d’analyse énoncé dans Lessard devrait‑il être modifié?

2) Lorsque la police sollicite une ordonnance de communication en lien avec un média, faudrait‑il imposer une exigence présumée de signifier un avis?

3) Quelle est la norme de contrôle applicable à l’examen d’une ordonnance de communication en lien avec un média?

4) L’ordonnance de communication devrait‑elle être annulée?

IV. Analyse

A. Le cadre d’analyse énoncé dans Lessard devrait‑il être modifié ?

[9] La principale question jurisprudentielle en appel peut être formulée simplement : le cadre d’analyse énoncé dans Lessard offre‑t‑il une protection suffisante aux médias ainsi qu’au rôle particulier qu’ils jouent dans la société canadienne, ou a‑t‑il besoin d’être modifié, voire abandonné? Pour répondre à cette question, j’estime qu’il est nécessaire de commencer par examiner les trois précédents clés qui ont façonné ce domaine du droit : Lessard, Nouveau‑Brunswick et National Post.

(1) Lessard, Nouveau Brunswick et National Post

[10] Tant dans l’arrêt Lessard que dans l’arrêt Nouveau‑Brunswick, des journalistes de la Société Radio‑Canada (« SRC ») avaient filmé sur bande vidéo des individus impliqués dans ce qui semblait être une activité criminelle : dans Lessard, ces individus avaient occupé et causé des dommages à un bureau de poste à Pointe‑Claire, au Québec; dans Nouveau‑Brunswick, ils avaient lancé des cocktails Molotov sur un poste de garde à St‑Quentin, au Nouveau‑Brunswick, y mettant ainsi le feu. Une partie des bandes vidéo avaient été diffusées à la télévision. La police avait subséquemment sollicité des mandats de perquisition qui les autoriseraient à fouiller les locaux de la SRC et à saisir la totalité des bandes vidéo — soit à la fois les passages qui avaient été diffusés et ceux qui ne l’avaient pas été.

[11] Dans Lessard, la dénonciation soumise au soutien de la demande ne contenait aucune indication qui aurait permis au juge de paix d’établir s’il existait une autre source d’information et, le cas échéant, si la police avait pris des mesures raisonnables pour obtenir l’information de cette source. En revanche, dans Nouveau‑Brunswick, la police avait expliqué dans la dénonciation qu’il existait d’autres sources de renseignements, mais qu’elles fournissaient des éléments de preuve insuffisants, qu’elles n’étaient pas disponibles ou qu’elles ne voulaient pas témoigner.

[12] Dans les deux causes, les mandats de perquisition ont été délivrés et les bandes vidéo saisies. La SRC a ensuite demandé l’annulation des mandats. Dans Lessard, les démarches de la SRC ont échoué avant d’être couronnées de succès en appel. Dans Nouveau‑Brunswick, c’est l’inverse qui s’est produit. Les parties ont ensuite interjeté appel devant la Cour.

[13] La Cour s’est attelée à la tâche délicate de concevoir un cadre d’analyse pour décider si une demande de mandat de perquisition en lien avec un média devrait être accueillie, compte tenu à la fois du droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives protégé par l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés et du droit à la liberté d’expression protégé par l’al. 2b) — c’est‑à‑dire, pour « encadrer [. . .] l’analyse du caractère abusif au sens de l’art. 8 dans le contexte de l’application de l’al. 2b) » : National Post, par. 79. Ce cadre tient compte implicitement du rôle particulier que jouent les médias dans une société libre et démocratique et, de ce fait, il prévoit que les ordonnances en lien avec les médias et relatives à des enquêtes soulèvent des préoccupations particulières.

[14] Tant dans Lessard que dans Nouveau‑Brunswick, le statut particulier accordé aux médias était à l’avant‑plan des motifs majoritaires du juge Cory. Dans Lessard, il a affirmé que les « médias ont droit à une attention toute particulière en ce qui concerne tant l’attribution d’un mandat de perquisition que les conditions dont peut être assorti un mandat afin que toute perturbation de la collecte et de la diffusion des informations soit le plus possible limitée » et que « [l]es médias ont droit à cette attention particulière en raison de l’importance de leur rôle dans une société démocratique » : p. 444. De même, dans Nouveau‑Brunswick, il a écrit :

Les médias ont un rôle primordial à jouer dans une société démocratique. Ce sont les médias qui, en réunissant et en diffusant les informations, permettent aux membres de notre société de se former une opinion éclairée sur les questions susceptibles d’avoir un effet important sur leur vie et leur bien‑être. [. . .] L’importance de ce rôle et la manière dont il doit être rempli suscitent des préoccupations spéciales lorsqu’un mandat est demandé pour effectuer une perquisition dans les locaux d’un média. [p. 475]

[15] Tout en insistant sur l’importance vitale des médias et en reconnaissant l’existence de préoccupations spéciales qui découlent d’une demande de mandat en vue de la fouille de locaux d’organes de presse, le juge Cory a précisé que plutôt que d’« ajoute[r des] exigences supplémentaires pour l’attribution des mandats de perquisition », la protection constitutionnelle que confère l’al. 2b) à la liberté d’expression sert de « toile de fond qui permet d’évaluer si la perquisition est abusive » : Nouveau‑Brunswick, p. 475‑476. Il a néanmoins insisté pour dire que cette protection constitutionnelle « exige qu’on examine attentivement non seulement si un mandat devrait être décerné, mais également les conditions dont peut à bon droit être assortie une perquisition dans les locaux d’un média » : ibid., p. 476.

[16] Le juge Cory a ensuite dressé une liste de neuf facteurs dont les juges doivent tenir compte lorsqu’ils décident s’ils doivent délivrer un mandat de perquisition en lien avec les médias :

1) Toutes les exigences prévues par la loi relatives à la délivrance d’un mandat de perquisition doivent être respectées.

2) S’il est satisfait à toutes les exigences prévues par la loi, le juge saisi de la demande « doit examiner toutes les circonstances pour déterminer s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire de décerner [le] mandat ».

3) Le juge saisi de la demande « doit s’assurer qu’on a bien pondéré l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes et à poursuivre leurs auteurs et le droit des médias à la confidentialité des renseignements dans le processus de collecte et de diffusion des informations », en gardant à l’esprit que « les médias jouent un rôle primordial dans le fonctionnement d’une société démocratique » et qu’ils sont généralement des tiers innocents.

4) L’affidavit présenté à l’appui de la demande doit contenir « suffisamment de détails » pour permettre au juge saisi de la demande d’exercer correctement son pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne la délivrance d’un mandat de perquisition.

5) Bien qu’il ne s’agisse pas d’une exigence constitutionnelle, l’affidavit devrait « ordinairement » indiquer s’il y a d’autres sources qui permettraient d’obtenir raisonnablement les renseignements et, le cas échéant, qu’elles ont été consultées et que tous les efforts raisonnables pour obtenir les renseignements auprès de ces sources ont été épuisés.

6) Si le média a rendu publics, en tout ou en partie, les renseignements recherchés, ce facteur « favorisera » la délivrance du mandat de perquisition.

7) Si le juge saisi de la demande décide qu’il est justifié de délivrer un mandat de perquisition, il y a alors lieu d’examiner l’imposition de certaines conditions à sa mise en œuvre, de manière à ce que le média « ne soit pas indûment empêché de publier ou de diffuser les informations ».

8) Si, après l’attribution d’un mandat de perquisition, il ressort que la police a « omis de communiquer des renseignements pertinents qui auraient bien pu influer sur la décision de décerner le mandat », il peut en résulter une conclusion que le mandat n’était pas valide.

9) Une perquisition effectuée de manière abusive peut être invalide.

(Lessard, p. 445; Nouveau‑Brunswick, p. 481‑482)

[17] Le juge Cory a ajouté qu’« [o]n doit [. . .] évaluer tous les facteurs en tenant compte de la situation de fait particulière qui est présentée » et que « [l]es facteurs qui peuvent être importants pour évaluer si une perquisition est abusive peuvent ne pas être pertinents à l’égard d’une autre » : Nouveau‑Brunswick, p. 478. Il a circonscrit la « question essentielle » de la façon suivante : « si on a tenu compte de toutes les circonstances et si on les a examinées avec justesse et objectivité, peut‑on dire que la perquisition n’était pas abusive? » : ibid.

[18] En appliquant ce cadre d’analyse, les juges majoritaires ont confirmé la validité du mandat de perquisition dans les deux causes.

[19] Près de deux décennies plus tard, dans National Post, la Cour a eu de nouveau l’occasion de se pencher sur les principes applicables lorsque l’intérêt de l’État dans les enquêtes et les poursuites criminelles entre en conflit avec les droits des médias protégés par l’art. 8 dans le contexte de l’al. 2b) . Dans cette affaire, en échange d’une promesse générale et inconditionnelle de confidentialité, une source anonyme a remis à un journaliste du quotidien National Post une enveloppe brune ordinaire dans laquelle se trouvait un document qui impliquait prétendument un ancien premier ministre du Canada dans un conflit d’intérêts de nature financière. Puisqu’elle avait reçu une plainte selon laquelle le document était contrefait, la GRC a demandé un mandat de perquisition et une ordonnance d’assistance qui permettraient à ses membres de fouiller les locaux du quotidien et de saisir le document ainsi que l’enveloppe dans laquelle il se trouvait. Initialement, tant le mandat de perquisition que l’ordonnance d’assistance ont été accordés; ils ont toutefois été annulés ultérieurement par le juge chargé de la révision, pour finalement être rétablis par la Cour d’appel de l’Ontario.

[20] Par suite d’un appel subséquent devant la Cour, le juge Binnie a rédigé les motifs des sept juges majoritaires et énoncé la « règle générale » en matière de fouilles, perquisitions et saisies : « [l]e public a droit à la preuve émanant de toutes les sources » : National Post, par. 1. Bien sûr, cette règle fait l’objet d’exceptions. En particulier, la Cour devait déterminer les circonstances dans lesquelles les tribunaux respecteraient une promesse de confidentialité faite par un journaliste à une source.

[21] Pour répondre à cette question, le juge Binnie a confirmé les principes énoncés dans Lessard et Nouveau‑Brunswick et il les a appliqués : par. 31‑33, 79, 82 et 87. Ce faisant, il a insisté à répétition sur l’importance vitale des médias et sur leur rôle très particulier dans la société. Il a décrit l’intérêt du public envers la liberté d’expression comme étant d’une « importance considérable » (par. 5); il a affirmé que « la liberté de la presse et des autres moyens de communication » est « essentielle [. . .] dans une société fondée sur la primauté du droit » (par. 26); et il a reconnu la « situation très particulière des médias » (par. 64). En outre, il a confirmé que « la liberté de diffuser les informations emporte nécessairement la liberté de recueillir les informations » : par. 33. En formulant ces observations, le juge Binnie a confirmé et souligné le rôle de l’al. 2b) pour protéger la liberté des médias de recueillir et de diffuser les informations.

[22] Le juge Binnie a convenu que « le droit devrait accepter — et accepte effectivement — que, dans certaines situations, l’intérêt public à protéger [une] source secrète contre toute divulgation l’emporte sur les autres intérêts publics — y compris la conduite d’enquêtes criminelles » : par. 34. En revanche, il a rejeté l’argument selon lequel une ordonnance judiciaire de divulguer l’identité d’une source confidentielle porterait généralement atteinte au droit protégé par l’al. 2b) : par. 41. Il a aussi refusé de reconnaître l’existence d’un privilège générique qui aurait protégé la relation entre un journaliste et une source confidentielle. Il a plutôt conclu que le privilège applicable à cette relation doit être évalué au cas par cas, en appliquant le test énoncé dans Wigmore : par. 53‑64.

[23] Après avoir appliqué ces critères, le juge Binnie a conclu que les faits n’appuyaient pas l’existence d’un tel privilège. Ainsi, les juges majoritaires ont confirmé la validité du mandat de perquisition et de l’ordonnance d’assistance.

[24] Maintenant que j’ai passé en revue les précédents clés, je vais me pencher sur les modifications au cadre d’analyse établi dans Lessard que proposent les appelants.

(2) Modifications au cadre d’analyse établi dans Lessard que proposent les appelants

(a) Effet dissuasif présumé

[25] Selon les appelants, lorsque l’État sollicite une ordonnance de communication en lien avec un média, il faut présumer qu’il en découlera un « effet dissuasif ». Ils plaident que les médias ne devraient pas avoir à prouver, dans chaque cas, que l’ordonnance aurait un tel effet, puisqu’ils estiment que celui‑ci est inévitable.

[26] Dans ce contexte, je définirais le terme « effet dissuasif » relativement largement : il fait référence à l’étouffement ou au découragement des activités légitimes des médias dans la collecte et la diffusion des informations par crainte de répercussions juridiques telles que la communication obligatoire. Ces effets peuvent se manifester de plusieurs façons — par exemple :

• Les sources confidentielles d’information pourraient se « tarir ». Comme lord Denning l’a écrit dans British Steel Corp. c. Granada Television Ltd., [1981] A.C. 1096, [traduction] « si [les journaux] étaient tenus de révéler l’identité de leurs sources, ils se retrouveraient rapidement dépourvus de l’information qu’ils devraient détenir. Leurs sources se tariraient. Les actes répréhensibles ne seraient pas mis en lumière » : p. 1129. Si des sources qui sont disposées à se confier uniquement sous le couvert de l’anonymat se mettent à craindre que leur identité soit divulguée au gré du bon vouloir de l’État, elles resteront dans l’ombre. En conséquence, les médias perdront des occasions de recueillir et de disséminer des informations importantes pour le public.

• Les journalistes pourraient consciemment éviter de sauvegarder ou de conserver leurs notes, leurs listes de contacts, les comptes rendus de délibérations internes ou d’autres produits de leur travail par crainte que ces renseignements puissent se retrouver entre les mains de la police : voir National Post, par. 78, qui a adopté les motifs dissidents de la juge McLachlin (plus tard juge en chef) sur ce point dans Lessard, p. 452.

• Les médias pourraient s’autocensurer de manière à dissimuler le fait qu’ils possèdent de l’information d’intérêt pour la police, dans le but de protéger leurs sources et de préserver leur capacité de recueillir de l’information dans le futur : ibid.

• Le public pourrait en venir à percevoir les médias comme un bras de l’État de sorte qu’il perdrait confiance en la capacité de ces derniers de s’acquitter de leurs fonctions de manière indépendante et impartiale : Canadian Broadcasting Corporation c. Manitoba (Attorney General), 2009 MBCA 122, 250 C.C.C. (3d) 61, par. 74, citant Nouveau‑Brunswick, p. 474; Lessard, p. 432, juge La Forest (motifs concordants). Ce manque de confiance dans les médias pourrait à son tour miner leur capacité de recueillir et de diffuser les nouvelles.

[27] Prouver l’existence de tels effets et leur étendue n’est bien sûr pas facile. Les effets dissuasifs ne se prêtent pas à une preuve scientifique ou empirique. Ils sont plutôt de nature intangible et difficiles — voire impossibles — à mesurer avec exactitude. Cela ne signifie pas qu’ils sont insignifiants et sans importance. Au contraire, dans la mesure où des effets dissuasifs se produisaient bel et bien, leurs conséquences pourraient être considérables : une presse faible et craintive, épaulée par un bassin de sources de moins en moins important, se traduit par une société moins informée, moins ouverte et moins dynamique dans laquelle la discussion, le débat et le flux de l’information sont entravés. Il ne faut donc pas négliger les craintes concernant les effets de dissuasion potentiels.

[28] Cependant, soit dit en tout respect, j’ai du mal à voir pourquoi il faudrait présumer qu’il se produirait un effet dissuasif dans tous les cas, quelles que soient les circonstances. Le droit n’est pas disposé à faire des suppositions sans qu’elles soient fondées sur des éléments de preuve dans un cas particulier. En outre, même si la preuve appuie souvent les préoccupations concernant les effets dissuasifs potentiels, à mon avis, l’existence et l’étendue de tout effet éventuel de cette nature devraient être évaluées au cas par cas, et non simplement présumé dans l’abstrait.

[29] La conclusion portant qu’il ne faudrait pas simplement présumer qu’il se produirait des effets dissuasifs sans tenir compte des circonstances particulières est amplement étayée par la jurisprudence de la Cour. Dans aucun des arrêts Lessard, Nouveau‑Brunswick ou National Post la Cour n’a jugé bon de reconnaître un effet dissuasif présumé. De plus, même avant que ces décisions soient rendues, la Cour avait refusé de tenir pour acquis, en l’absence de preuve, que le fait de contraindre des journalistes à témoigner devant les tribunaux aurait nécessairement pour effet que les sources [traduction] « se tariraient » (voir British Steel Corp.) ou autrement « nuirai[en]t à leur capacité de recueillir de l’information » : Moysa c. Alberta (Labour Relations Board), [1989] 1 R.C.S. 1572, p. 1581. De plus, bien que la Cour ait conclu que, « [d]ans certains cas, l’existence de l’effet dissuasif peut être inférée de faits connus et d’observations antérieures » (R. c. Khawaja, 2012 CSC 69, [2012] 3 R.C.S. 555, par. 79), cet énoncé n’étaye pas l’imposition d’une présomption d’effet dissuasif. Il ne fait que confirmer la proposition plus modeste selon laquelle, dans certaines situations, un effet dissuasif peut — et non doit — être inféré. Bref, je ne vois pas pourquoi la Cour devrait s’écarter de sa jurisprudence établie et reconnaître une présomption d’effet dissuasif dans tous les cas.

[30] J’ajouterais que dans les cas où la police cherche à obtenir des renseignements que les médias ne se sont pas procurés au moyen d’une promesse de confidentialité et qu’ils ont déjà publiés en grande partie, comme c’était le cas dans Lessard et dans Nouveau‑Brunswick, l’ordonnance ne causerait que peu ou pas du tout d’effet dissuasif. En outre, dans la mesure où il existe un risque que des effets dissuasifs surviennent, ceux‑ci pourraient être neutralisés grâce à l’imposition de conditions dans l’ordonnance. Dans Lessard, la juge McLachlin, dissidente, a décrit les effets dissuasifs comme étant le résultat de « l’éventualité d’une saisie de documents de presse à l’avenir sans l’imposition de conditions qui protègent la liberté de la presse et l’identité des informateurs » : p. 453 (je souligne). En conséquence, la préoccupation relative aux effets dissuasifs peut être suffisamment atténuée si des conditions appropriées sont imposées.

[31] À mon avis, pour les motifs qui précèdent, rien ne justifie de reconnaître une présomption d’effet dissuasif chaque fois que l’État demande une ordonnance de communication en lien avec un média. L’existence et l’étendue de tout effet dissuasif éventuel devraient plutôt être évaluées au cas par cas. Comme on le dit souvent, le contexte est fondamental.

[32] Dans cette optique, si le juge saisi de la demande conclut, au vu du dossier, que l’ordonnance sollicitée est susceptible d’avoir un effet dissuasif, cette conclusion devrait être prise en compte pour décider si, compte tenu de toutes les circonstances, la demande en vue de l’obtention d’une ordonnance devrait être rejetée ou, si elle est accueillie, de quelles conditions elle devrait être assortie. Dans certains cas, l’existence et l’étendue des effets dissuasifs éventuels peuvent constituer un facteur important dans l’analyse, et dans d’autres, non. Encore une fois, chaque cas demeure un cas d’espèce.

(b) Suppression de la distinction entre les sources confidentielles et les sources non confidentielles

[33] Les appelants soutiennent que les sources confidentielles et les sources non confidentielles devraient être traitées de la même façon lorsqu’est appliqué le cadre d’analyse énoncé dans Lessard. Selon eux, si les sources doivent insister pour conserver leur anonymat afin que leurs communications soient protégées contre l’accès à volonté de l’État, la capacité des médias de s’acquitter de leurs fonctions sera gravement compromise.

[34] La réponse simple à l’argument des appelants est qu’il existe de bonnes raisons d’établir une distinction entre les sources confidentielles et celles qui ne le sont pas, puisque les préoccupations concernant la vie privée et les autres préoccupations qu’elles soulèvent peuvent différer substantiellement.

[35] La jurisprudence de la Cour démontre que les sources confidentielles soulèvent des considérations particulières. Plus particulièrement, dans National Post, il a été conclu que les effets négatifs potentiels du fait de permettre la divulgation imposée par l’État de sources confidentielles étaient si prédominants qu’ils justifiaient de permettre l’application du privilège du secret des sources confidentielles des journalistes au cas par cas. Il n’existe pas de tel privilège entre les journalistes et les sources non confidentielles : National Post, par. 56. De plus, comme je l’ai indiqué précédemment, les effets dissuasifs éventuels pouvant découler de l’autorisation de divulguer des renseignements imposée par l’État peuvent différer considérablement selon que la source des renseignements est confidentielle ou non.

[36] L’adoption de la LPSJ , à laquelle j’ai déjà fait référence, illustre aussi l’importante distinction entre les sources confidentielles et celles qui ne le sont pas. En adoptant cette loi, le Parlement a notamment modifié le Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 , et la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C‑5 , afin que ces textes législatifs prévoient des protections accrues en vue du maintien de la confidentialité des « sources journalistiques », un terme défini étroitement comme une source qui transmet confidentiellement de l’information et dont l’anonymat est essentiel aux rapports entre le journaliste et la source. Par exemple, suivant le par. 488.02(3) du Code criminel , un « journaliste » peut présenter une demande pour s’opposer à la divulgation de documents saisis en exécution d’un mandat de perquisition ou d’une ordonnance de communication pour le motif qu’ils identifient ou sont susceptibles d’identifier une « source journalistique ». Ainsi, le législateur a lui aussi reconnu qu’il existe une différence significative entre les sources confidentielles et les sources non confidentielles.

[37] En conséquence, je n’écarterais pas la distinction entre les sources confidentielles et celles qui ne le sont pas.

[38] Je précise toutefois que l’absence d’entente relative à la confidentialité ne donne pas à l’État la liberté totale d’imposer la communication de documents qui se trouvent en la possession des médias. Même lorsque la source des renseignements demandés n’est pas confidentielle, la communication forcée peut causer des effets dissuasifs, et l’incidence sur les médias et sur les droits à la vie privée en jeu peut être importante. Cela dit, encore une fois, le contexte est d’une importance capitale, et on ne peut pas présumer que l’existence ou l’absence d’une entente de confidentialité ne fait aucune différence dans l’analyse.

(c) Requalification de l’effet de la publication partielle antérieure

[39] Comme nous l’avons vu, le sixième facteur établi dans Lessard prévoit que si les renseignements demandés ont été rendus publics par les médias en totalité ou en partie, « ce facteur favorisera l’attribution du mandat de perquisition » : Lessard, p. 445; Nouveau‑Brunswick, p. 481 (je souligne). En effet, dans Lessard, le juge Cory a conclu que la publication partielle antérieure constituait un facteur décisif :

[. . .] une fois que les médias ont publié les renseignements recueillis, ceux‑ci sont alors dans le domaine public. La publication de ces renseignements est un facteur très important que le juge de paix doit prendre en considération. C’est quelque chose qui milite en faveur de l’attribution d’un mandat de perquisition. Lorsqu’un acte criminel a été commis et que des éléments de preuve de cet acte criminel ont été publiés, la société est tout à fait en droit de s’attendre à ce qu’il fasse l’objet d’une enquête et, s’il y a lieu, d’une poursuite. En l’espèce, la publication ou la diffusion des renseignements était un facteur suffisamment important pour que le juge de paix soit fondé à exercer son pouvoir discrétionnaire et à décerner le mandat de perquisition même si la police n’a pas expliqué qu’il n’existait pas d’autre source pouvant lui donner les renseignements contenus sur la bande vidéo. [p. 446‑447]

[40] Les appelants contestent l’état du droit sur la publication partielle antérieure. Ils soutiennent qu’une telle publication ne réduit aucunement les effets dissuasifs causés par la divulgation forcée des renseignements non publiés, et n’atténue pas non plus l’intérêt des médias à l’égard de ces renseignements, particulièrement lorsqu’il s’agit de communications entre un journaliste et sa source.

[41] Je reconnais que « [l]orsqu’un acte criminel a été commis et que des éléments de preuve de cet acte criminel ont été publiés, la société est tout à fait en droit de s’attendre à ce qu’il fasse l’objet d’une enquête et, s’il y a lieu, d’une poursuite » : Lessard, p. 447. À mon avis, lorsqu’on soupèse les intérêts respectifs de l’État et des médias, on ne peut ignorer la publication de renseignements qui soulèvent des préoccupations graves et crédibles quant à de possibles crimes, particulièrement s’il y a un risque continu ou imminent pour la sécurité. Ni la police ni la société canadienne ne peuvent fermer les yeux sur ces renseignements — les tribunaux non plus.

[42] En outre, non seulement la publication partielle antérieure peut renforcer l’intérêt de l’État à l’égard des renseignements non publiés, mais dans certaines situations, elle peut aussi atténuer l’intérêt des médias à leur égard. Par exemple, lorsque « [l]e média a [. . .] déjà exercé sa fonction de base qui consiste à recueillir et à diffuser des informations » (Lessard, p. 447) — c.‑à‑d. que le cycle des informations est terminé —, cela peut être un facteur indiquant que l’intérêt du média à l’égard des renseignements non publiés a été réduit.

[43] Cependant, je ne peux accepter que la publication partielle antérieure favorise toujours l’octroi de l’ordonnance. En effet, une telle publication ne devrait pas nécessairement réduire la protection accordée aux renseignements non publiés, puisque le fait de permettre à l’État d’avoir accès à ce type de renseignements entrave toujours le droit des médias à la confidentialité des renseignements dans la collecte et la diffusion des informations (Lessard, p. 453, la juge McLachlin, dissidente), et que la communication forcée des renseignements non publiés peut toujours causer un effet dissuasif. En fait, dans certains cas, les médias auraient bien pu avoir décidé de ne pas rendre publics les renseignements non publiés précisément parce qu’ils sont particulièrement sensibles. Dans le même ordre d’idées, les renseignements non publiés sont parfois d’une nature différente de celle des renseignements publiés, et soulèveraient donc des préoccupations différentes en matière de respect de la vie privée. Par exemple, l’État peut demander la divulgation des communications telles quelles entre un journaliste et sa source (qui pourraient même comprendre les métadonnées connexes), ou les notes personnelles ou les listes de contacts d’un journaliste. Or, les intérêts importants en matière de respect de la vie privée qui se rattachent à ces types de renseignements ne sont pas nécessairement amoindris par la publication d’un article fondé sur ces documents ou qui y est autrement lié.

[44] En conséquence, j’estime qu’il faut évaluer l’effet de la publication partielle antérieure au cas par cas. Lorsqu’il évalue l’effet d’une telle publication dans un dossier donné, le juge saisi de la demande doit tenir compte de toutes les circonstances, y compris de la nature des renseignements (tant de ceux qui ont été publiés que de ceux qui ne l’ont pas été) et de la portion de l’ensemble complet de renseignements qui a déjà été publiée. Lorsque, par exemple, les renseignements publiés soulèvent des préoccupations graves et crédibles quant à de possibles crimes, que la communication des renseignements non publiés ne révèlerait pas l’identité d’une source confidentielle ou des communications faites « à titre confidentiel » ou « sous le couvert de l’anonymat » et que la plupart des renseignements ont déjà été rendus publics, la publication partielle antérieure peut favoriser l’octroi de l’ordonnance. Toutes ces conditions étaient réunies dans Lessard et dans Nouveau‑Brunswick. En revanche, lorsque seulement certaines de ces conditions sont réunies, ou lorsqu’aucune de ces conditions n’existe, l’effet de la publication partielle antérieure pourrait être plus neutre. À mon avis, cette façon plus nuancée d’aborder la publication partielle antérieure assouplit le cadre d’analyse établi dans Lessard, et permet de procéder à une analyse plus contextuelle.

[45] Finalement, je suis d’avis que, même si, selon le cadre d’analyse établi dans Lessard, la publication partielle antérieure est un facteur indépendant, il est préférable de la considérer comme un aspect du critère de mise en balance établi dans Lessard, au moins en ce sens que la publication partielle antérieure pourrait accroître l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes et à poursuivre leurs auteurs et pourrait diminuer l’intérêt des médias à l’égard des renseignements non publiés. En conséquence, par souci de clarté, je considérerais la publication partielle antérieure comme faisant simplement partie de l’exercice de mise en balance générale, plutôt que comme un facteur indépendant devant être examiné de manière isolée.

(d) Intérêts de l’État — perspective d’un procès et valeur probante des éléments de preuve

[46] Les appelants font valoir que lorsque le juge saisi de la demande évalue les intérêts de l’État selon le troisième facteur du cadre d’analyse énoncé dans Lessard, il devrait tenir compte 1) de la perspective qu’un procès ait réellement lieu; et 2) de la valeur probante des éléments de preuve demandés.

(i) Perspective d’un procès

[47] Premièrement, pour ce qui est de la perspective qu’un procès ait réellement lieu, il est important de comprendre que ce qui nous préoccupe ici, c’est l’étape de l’enquête et de l’obtention d’éléments de preuve. Les fouilles et perquisitions effectuées à cette étape visent à enquêter et à obtenir des éléments de preuve relativement à de possibles crimes, et non à prouver des allégations et à obtenir une condamnation en cour. À cette étape préliminaire, « l’intérêt public commande qu’une enquête prompte et approfondie soit menée s’il y a possibilité d’infraction », de sorte que « tous les renseignements et éléments de preuve pertinents [soient] trouvés et conservés le plus rapidement possible » : CanadianOxy Chemicals Ltd. c. Canada (Procureur général), [1999] 1 R.C.S. 743, par. 19 (souligné dans l’original). À ce stade, le rôle des policiers consiste à « enquêter sur des incidents qui pourraient être criminels, à prendre une décision consciencieuse et éclairée sur l’opportunité de porter des accusations, puis à soumettre l’ensemble des faits sans les dénaturer aux autorités chargées des poursuites » : par. 22. Ce rôle ne comprend pas le fait de « mener une enquête pour décider si les éléments essentiels d’une infraction sont établis »; une décision qui appartient aux tribunaux : ibid.

[48] Une fois qu’on comprend correctement la nature et l’objet de l’étape de l’enquête et de l’obtention d’éléments de preuve, il est clair que la perspective qu’un procès ait réellement lieu n’est pas pertinente à cette étape de l’analyse. En termes simples, le facteur de la perspective d’un procès devra être examiné ultérieurement et par d’autres acteurs.

[49] De plus, d’un point de vue plus pratique, il peut être difficile — voire impossible — d’évaluer à cette étape préliminaire la perspective qu’un procès ait réellement lieu. Beaucoup de choses peuvent changer au cours de l’enquête et de la poursuite à l’égard du crime qui aurait été commis. Demander aux juges à un tel stade préliminaire de tenter d’évaluer la perspective qu’un procès ait réellement lieu ultérieurement serait impraticable et obligerait les juges saisis de la demande à se livrer à des conjectures. Quoi qu’il en soit, même s’il semblait incertain — ou même improbable — qu’un procès ait réellement lieu, la société a tout de même un intérêt à ce que le crime fasse l’objet d’une enquête, particulièrement lorsqu’il est continu ou qu’il représente un danger futur.

[50] Finalement, sur le plan des principes, accepter la proposition des appelants aurait des conséquences malencontreuses, notamment celle de permettre à une personne soupçonnée d’un crime de retarder ou même d’empêcher l’obtention par les policiers des autorisations essentielles pour mener leur enquête, par exemple en s’enfuyant du pays, ce qui réduirait les chances qu’un procès ait lieu. Il va sans dire que ce type de conduite ne doit pas être encouragé.

[51] En conséquence, j’estime que la perspective qu’un procès ait réellement lieu n’est pas un facteur pertinent pour établir si l’ordonnance de communication en lien avec les médias doit être accordée.

(ii) Valeur probante des documents demandés

[52] Deuxièmement, les appelants soutiennent que lorsqu’il se penche sur l’opportunité de rendre une ordonnance de communication en lien avec les médias, le juge saisi de la demande devrait tenir compte de la valeur probante des renseignements demandés. Ils vont ensuite plus loin et suggèrent que cette valeur probante devrait être examinée progressivement en fonction des renseignements qui sont disponibles et admissibles au procès, ou dont on pourrait raisonnablement s’attendre à ce qu’ils le soient. Selon eux, le tribunal devrait accorder une ordonnance de communication en lien avec les médias seulement lorsque les renseignements demandés sont [traduction] « nécessaires [. . .] en ce sens qu’ils peuvent faire une différence entre l’acquittement et la condamnation » : m.a., par. 117 (soulignement omis).

[53] Par souci de clarté, je souligne que l’art. 487.014 (l’ancien art. 487.012) du Code criminel — soit la disposition qui permet aux juges de paix et aux fonctionnaires publics de demander une ordonnance exigeant qu’une personne qui ne fait pas l’objet d’une enquête communique un document — requiert que la cour soit convaincue qu’il existe des motifs raisonnables de croire, notamment, que le document ou les données demandés « fourniront une preuve concernant la perpétration de l’infraction » : par. 487.014(2) . Il n’aborde aucunement la valeur probante. En conséquence, il s’agit d’établir si, en plus de cette exigence législative, il existe — ou devrait exister — une règle de common law exigeant qu’un juge saisi de la demande tienne compte de la valeur probante des documents demandés lorsqu’il décide s’il devrait accorder l’ordonnance sollicitée en vertu de son pouvoir discrétionnaire.

[54] Dans National Post, la Cour a affirmé que lorsqu’ils mettent en balance l’intérêt public à protéger la relation entre un journaliste et sa source confidentielle en cause et les intérêts publics opposés comme la tenue d’une enquête sur un crime précis, les tribunaux doivent tenir compte, notamment, de « la valeur probante des éléments que l’on cherche à obtenir » : par. 61. À la lumière de cette reconnaissance sans équivoque, je ne vois pas pourquoi la valeur probante des renseignements demandés ne serait pas prise en considération de la même façon par un juge saisi de la demande lorsqu’il décide s’il accorde l’ordonnance de communication en lien avec les médias en vertu de son pouvoir discrétionnaire.

[55] Par conséquent, lorsqu’on peut raisonnablement s’attendre à ce que les renseignements demandés aient une valeur probante plus élevée, l’argument en faveur de l’octroi de l’ordonnance est renforcé. Notre jurisprudence étaye cette proposition. Par exemple, dans Lessard et dans Nouveau‑Brunswick, la Cour a jugé que les séquences vidéo montraient la perpétration d’actes criminels, ce qui leur conférait une valeur probante évidente. Dans National Post, les documents demandés avaient une valeur probante encore plus grande; en effet, on a fait valoir qu’ils constituaient l’actus reus même du crime reproché : par. 77. Dans de telles circonstances, l’intérêt de l’État à l’égard des renseignements est accru, et la valeur probante des renseignements demandés pèse plus lourd dans la balance. En revanche, lorsqu’on peut raisonnablement s’attendre à ce que les renseignements demandés aient une valeur probante moindre, l’intérêt de l’État à l’égard de ces renseignements peut être atténué.

[56] Cela dit, l’évaluation de la valeur probante a ses limites. La Cour a signalé qu’il « sera souvent difficile de déterminer péremptoirement la valeur probante d’une chose avant la fin de l’enquête policière » : Descôteaux c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860, p. 889. Ainsi, comme une telle démarche peut être imprécise et incertaine, il est important de ne pas accorder trop d’importance à l’évaluation de la valeur probante probable.

[57] En fin de compte, même si la valeur probante peut être un facteur pertinent lors de l’application du cadre d’analyse énoncé dans Lessard, je n’irais pas jusqu’à imposer aux appelants le critère proposé de la « nécessité ». L’idée selon laquelle les policiers devraient se voir accorder une ordonnance de communication seulement s’ils démontrent que l’ordonnance est nécessaire pour obtenir une déclaration de culpabilité ne peut être retenue pour plusieurs raisons, y compris les suivantes :

• Premièrement, elle est fondée sur une idée fausse du rôle du juge saisi de la demande. À ce sujet, je souscris à l’observation du juge Doherty de la Cour d’appel, selon laquelle l’argument des appelants [traduction] « brouille à tort la ligne de démarcation entre un juge et un procureur en attribuant au juge la tâche de décider si la preuve de la poursuite est suffisante sans qu’il ait accès aux informations que les médias ont en leur possession » : 2017 ONCA 231, 137 O.R. (3d) 263, par. 41.

• Deuxièmement, dans un sens différent, elle transformerait en fait la demande de communication en un procès sur le fond de l’infraction reprochée. À mon avis, il serait à la fois inapproprié et impossible d’exiger que le juge saisi de la demande cherche à savoir si la police a recueilli suffisamment d’éléments de preuve pour prouver hors de tout doute raisonnable qu’une infraction a été commise.

• Troisièmement, le simple fait que d’autres éléments de preuve — même des éléments de preuve semblables — soient disponibles ne devrait pas empêcher la police de recueillir des éléments de preuve supplémentaires. Encore une fois, l’objectif à l’étape de l’enquête et de l’obtention d’éléments de preuve est de mener une « enquête prompte et approfondie [. . .] s’il y a possibilité d’infraction » ainsi que de trouver et de conserver « tous les renseignements et éléments de preuve [. . .] le plus rapidement possible » : CanadianOxy, par. 19 (souligné dans l’original). De fait, à cette étape, « [i]l est important que les enquêteurs découvrent le plus d’éléments de preuve possible » : par. 24 (je souligne).

• Quatrièmement, l’imposition d’un critère de stricte nécessité entraverait grandement la capacité de la police à mener une enquête et à obtenir des éléments de preuve à l’égard de possibles crimes.

[58] Ainsi, bien que la valeur probante des documents demandés puisse être prise en considération lors de la mise en balance de l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes et à poursuivre leurs auteurs, d’une part, et du droit des médias à la confidentialité des renseignements dans la collecte et la diffusion des informations, d’autre part, je ne peux souscrire à l’argument des appelants voulant que le critère de stricte nécessité doive être imposé.

B. Lorsque la police sollicite une ordonnance de communication en lien avec un média, faudrait-il imposer une exigence présumée de signifier un avis?

[59] Les appelants demandent à la Cour d’imposer une règle selon laquelle, sauf dans les situations d’urgence, les médias devraient être avisés de toute demande sollicitant une ordonnance de communication qui les concerne.

[60] Soit dit en tout respect, je ne crois pas que nous devrions imposer une telle exigence. Comme je l’expliquerai, l’exigence proposée ne peut être retenue à la lumière (1) du texte clair du Code criminel ; et (2) de la décision de la Cour dans National Post.

(1) Code criminel

[61] Premièrement, la disposition du Code criminel qui autorise le type d’ordonnance de communication délivrée en l’espèce, le par. 487.014(1) , donne aux agents de la paix et aux fonctionnaires publics la capacité de présenter une « demande ex parte » en vue d’obtenir une ordonnance de communication. Le Parlement a vraisemblablement utilisé ces mots à dessein, et il faut leur donner effet. N’en déplaise aux tenants de l’opinion contraire, présumer qu’il faut envoyer un avis en l’absence d’une situation d’urgence reviendrait dans les faits à réécrire la loi. Cela aurait notamment pour conséquence de transformer les demandes sollicitant une ordonnance de communication en lien avec un média en audiences contradictoires à part entière. Peu importe le bien‑fondé de cette démarche, ce n’est pas celle qu’a envisagée le législateur.

[62] J’ajouterais, comme l’a fait le juge Doherty en Cour d’appel (par. 23), que les répercussions négatives sur les médias du modèle de l’instance ex parte sont contrées, au moins dans une certaine mesure, par le droit que leur confère le par. 487.0193(1) du Code criminel de demander au tribunal la modification ou la révocation de l’ordonnance de communication avant que les documents soient remis à la police.

(2) National Post

[63] Deuxièmement, dans National Post, les juges majoritaires de la Cour ont rejeté l’argument selon lequel un média devrait être avisé lorsque la police sollicite un mandat de perquisition en lien avec lui. Le juge Binnie a noté que les juges majoritaires de la Cour dans Nouveau‑Brunswick avaient conclu que la situation très particulière des médias « n’ajoute pas d’exigences [procédurales] supplémentaires » : par. 82, citant Nouveau‑Brunswick, p. 475 (les crochets ont été ajoutés par le juge Binnie). Il a ajouté que même si les médias devraient pouvoir présenter des arguments contre le mandat à la première occasion, ils ne jouissaient pas du droit de recevoir un avis. C’est plutôt le juge saisi de la demande qui détient le pouvoir discrétionnaire de décider du moment où le média aura le droit de présenter son point de vue, et il peut être approprié d’entendre la demande ex parte dans les « situations d’urgence ou d’autres circonstances » : par. 83 (je souligne). Ces « autres circonstances » peuvent comprendre les cas où, par exemple, l’instruction de la demande ex parte contribuerait à empêcher la disparition de la preuve pendant le débat sur le bien‑fondé de la délivrance du mandat : ibid. Cependant, le juge Binnie a précisé que lorsque le juge saisi de la demande instruit la demande ex parte, « il doit assortir [le mandat] de conditions adéquates pour protéger la situation très particulière du média et lui donner amplement le temps et la possibilité de justifier l’annulation du mandat, au vu des faits » : par. 84.

[64] Je suis d’avis que nous devrions souscrire à notre décision antérieure dans National Post. Elle est conforme au modèle de demande ex parte prévue dans le Code criminel , et je ne vois aucune raison impérieuse d’écarter une décision que la Cour a rendue il y a seulement huit ans.

(3) Conclusion

[65] Je n’imposerais pas d’obligation présumée de signifier un avis dans les situations où les services de police sollicitent une ordonnance de communication en lien avec un média. À mon avis, le modèle traditionnel de demande ex parte en vue d’obtenir une ordonnance de communication [traduction] « assure une protection adéquate afin que les médias soient forts, vibrants et indépendants, libres de s’acquitter de leur important rôle au sein de la société sans intrusions injustifiées de l’État » : R. c. Canadian Broadcasting Corp. (2001), 52 O.R. (3d) 757 (C.A.), par. 6 (« CBC (CA Ont.) »). Je donnerais donc effet au texte du Code criminel et à la décision de la Cour dans National Post : comme prémisse de départ, il n’y a pas d’obligation de signification d’un avis lorsque la police sollicite une ordonnance de communication en lien avec un média. Le Code criminel permet plutôt aux agents de la paix et aux fonctionnaires publics de présenter une demande ex parte afin d’obtenir une ordonnance de communication (par. 487.014(1) ), sous réserve du pouvoir discrétionnaire prépondérant du juge saisi de la demande, qui peut exiger qu’un avis soit donné lorsqu’il le juge approprié : National Post, par. 83; CBC (C.A. Ont.), par. 50.

[66] En l’absence de situations d’urgence ou d’autres circonstances qui peuvent justifier la procédure ex parte, le juge saisi de la demande peut fort bien conclure qu’il est préférable d’aviser le média (National Post, par. 83), surtout s’il ou elle considère qu’il serait nécessaire de disposer de plus de renseignements pour mettre correctement en balance les droits et intérêts en jeu. Le juge n’est toutefois pas tenu de tirer une telle conclusion.

[67] Il convient de souligner que les simples affirmations dans l’affidavit soumis à l’appui de la demande relative à l’ordonnance de communication ne sauraient justifier une audience ex parte. Les policiers doivent plutôt faire état de certains éléments de preuve qui expliquent pourquoi il y a « situation d’urgence ou autres circonstances ». À mon avis, cela est essentiel pour faire en sorte que les médias ne se voient pas refuser sans raison valable l’occasion de présenter leur preuve devant le juge saisi de la demande. À titre d’exemple, une allégation générale et non étayée selon laquelle il est improbable que le média coopère avec les services de police ou qu’il puisse théoriquement mettre les renseignements hors de portée des autorités si un avis est donné — ce qui est toujours un risque, jusqu’à un certain point — ne devrait pas être suffisante.

C. Quelle est la norme de contrôle applicable à l’examen d’une ordonnance de communication en lien avec un média?

[68] En faisant fi, pour le moment, de la LPSJ , il existe deux moyens principaux par lesquels une personne visée par une ordonnance de communication peut la contester :

• D’abord, elle peut exercer son droit à un examen prévu par la loi. En effet, celui ou celle qui est tenu(e) de communiquer un document en application de l’art. 487.014 du Code criminel peut présenter une demande en vertu du par. 487.0193(1) au juge de paix ou au juge qui a rendu l’ordonnance ou à tout autre juge du district judiciaire où elle a été rendue afin de la faire modifier ou révoquer. Le juge saisi de la demande n’y accédera que s’il est convaincu a) qu’il est déraisonnable, dans les circonstances, d’obliger l’intéressé à préparer ou à communiquer le document, ou b) que la communication révèlerait des renseignements protégés par le droit applicable en matière de divulgation ou de privilèges (par. 487.0193(4) ).

• Ensuite, à condition que l’ordonnance n’ait pas été rendue par un juge d’une cour supérieure (voir D.J.M. Brown et J.M. Evans, avec le concours de D. Farley, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), vol. 1, §1:2210), la personne peut présenter une demande de certiorari devant une cour supérieure.

[69] En ce qui a trait à cette deuxième possibilité, l’arrêt Garofoli est l’arrêt de principe concernant la norme de contrôle. En bref, la norme applicable est celle de savoir — au vu du dossier qui a été soumis au juge saisi de la demande, étoffé lors de la révision — si le juge qui a accordé l’autorisation « pouvait le faire » : p. 1452. Le juge chargé de la révision n’est pas autorisé à substituer son opinion à celle du juge qui a accordé l’autorisation : ibid. La fonction du juge siégeant en révision se limite plutôt à établir « s’il existait quelque élément de preuve fiable auquel le juge [a] pu raisonnablement ajouter foi pour accorder l’autorisation » : R. c. Araujo, 2000 CSC 65, [2000] 2 R.C.S. 992, par. 54 (soulignement omis); voir aussi R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253, par. 40‑43; R. c. Nero, 2016 ONCA 160, 334 C.C.C. (3d) 148, par. 68‑72.

[70] Bien que la Cour n’ait jamais explicitement indiqué que la norme établie dans Garofoli s’applique à une demande visant l’annulation d’une ordonnance de communication ou d’une autre ordonnance d’investigation en lien avec un média, dans National Post, le juge Binnie a affirmé que la norme est celle qui consiste à établir s’il y avait « absence de motifs raisonnables » pour justifier la délivrance de l’ordonnance. En outre, le juge chargé de la révision « est habituellement tenu [. . .] de faire preuve d’une certaine retenue à l’égard de la décision du juge qui a entendu la demande de mandat » : par. 80. À mon avis, la norme d’« absence de motifs raisonnables » est l’équivalent fonctionnel de la norme établie dans Garofoli, décrite précédemment.

[71] Les appelants soutiennent que, même si l’application de la norme établie dans Garofoli peut être appropriée lors de l’examen des ordonnances de communication en général, elle exige beaucoup trop de déférence lorsqu’elle s’applique à une ordonnance de communication en lien avec un média. Selon eux, il en est ainsi parce que l’ordonnance de communication est généralement rendue ex parte et que, en conséquence, le juge saisi de la demande ne peut pas entendre la position du média avant de mettre en balance les droits et les intérêts en jeu comme l’exige l’arrêt Lessard. Sauf si le média a droit à un examen de novo, ses intérêts n’auront donc pas pu être comparés à ceux de l’État lorsque le juge a décidé si l’ordonnance devait être accordée, et non seulement si elle avait pu être accordée.

[72] Certes, lorsque l’ordonnance de communication a été rendue ex parte contre un média, la norme énoncée dans Garofoli, qui commande une grande déférence, peut, dans certains cas, créer des injustices. En fait, même si je n’ai pas besoin de me fonder sur cette concession, la Couronne a admis que, dans le contexte d’une ordonnance de communication prononcée ex parte contre un média, [traduction] « on ne peut pas simplement prendre le cadre d’analyse tel qu’il a été énoncé dans Garofoli et l’appliquer » : transcription, p. 105.

[73] Il pourrait toutefois être exagéré de créer une règle générale autorisant les médias à obtenir une révision de novo de toute ordonnance de communication qui été rendue ex parte. À mon avis, lorsque l’ordonnance a été ainsi rendue, il faut appliquer le test suivant : si le média expose des renseignements qui n’ont pas été portés à la connaissance du juge saisi de la demande et qui, selon le juge chargé de la révision, auraient pu raisonnablement avoir une incidence sur la décision du premier juge de délivrer l’ordonnance, le média aura droit à une révision de novo. Si, par contre, le média ne respecte pas cette exigence minimale, la norme traditionnelle établie dans Garofoli s’appliquera, ce qui signifie que l’ordonnance de communication sera annulée seulement si le média peut établir que — au vu du dossier soumis au juge saisi de la demande, étoffé lors de la révision — il n’y avait aucun fondement raisonnable sur lequel le juge saisi de la demande a pu accorder l’ordonnance. Lorsqu’il applique la norme établie dans Garofoli dans ce contexte, le juge siégeant en révision doit garder à l’esprit que le juge saisi de la demande est tenu d’accorder une attention particulière au rôle essentiel des médias dans une société libre et démocratique, et de mettre en balance l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes et à poursuivre leurs auteurs et l’intérêt des médias à la confidentialité des renseignements dans la collecte et la diffusion des informations.

[74] Le critère minimal, qui consiste à exposer des renseignements qui n’ont pas été soumis au juge saisi de la demande et qui auraient raisonnablement pu avoir une incidence sur la décision — ce qui doit être évalué au cas par cas — n’est pas un fardeau excessif. Par exemple, sans prétendre dresser ici une liste exhaustive, les médias pourraient s’en acquitter en signalant les éléments suivants :

• une entente de confidentialité qui protège l’identité de la source, ou une entente selon laquelle certaines communications ont été faites « à titre confidentiel » ou doivent être considérées comme ayant été faites « sous le couvert de l’anonymat », dont le juge saisi de la demande n’avait pas connaissance;

• des caractéristiques uniques de la nature de la relation entre le journaliste et sa source, dont le juge saisi de la demande n’avait pas connaissance;

• la preuve que l’ordonnance de communication a eu, a ou aura une incidence sur le média — par exemple en empêchant ou en retardant une publication ou en compromettant une enquête journalistique — d’une manière telle que n’aurait pas pu prévoir le juge saisi de la demande;

• des éléments de preuve précis — plutôt que des préoccupations d’ordre général — quant aux effets dissuasifs dont le juge saisi de la demande n’avait pas connaissance; ou

• d’autres sources de renseignements dont le juge saisi de la demande n’avait pas connaissance.

[75] Cependant, un média ne peut satisfaire au critère minimal requis en se fondant sur le fait que les renseignements demandés ont été fournis à titre confidentiel si le juge saisi de la demande était au courant de ce fait, comme c’était le cas dans National Post. Ils ne peuvent pas non plus y satisfaire en affirmant de façon générale que le juge saisi de la demande n’a pas donné suffisamment d’importance aux effets dissuasifs ou qu’il n’a tout simplement pas établi le juste équilibre.

[76] Cette norme Garofoli modifiée reconnaît que l’application stricte de la norme établie dans cet arrêt peut créer d’importantes injustices lorsque, en raison de l’absence des médias au stade de l’autorisation, des renseignements qui auraient pu raisonnablement avoir une incidence sur la décision n’ont pas été soumis au juge saisi de la demande. Dans ces circonstances, ce juge saisi de la demande aurait effectué l’analyse énoncée dans Lessard — qui exige de « comparer soigneusement » les droits et intérêts en jeu et qui prévoit que les médias ont droit à une « attention toute particulière » (Lessard, p. 444) — sans avoir pleinement mis en balance les différents intérêts en jeu. Une décision qui a été prise sans que tous les renseignements pertinents raisonnablement susceptibles d’avoir une incidence sur le résultat n’aient été examinés ne peut à bon droit être traitée avec déférence; il est donc justifié dans ces circonstances de procéder à une nouvelle mise en balance.

[77] Cela dit, cette norme Garofoli modifiée reconnaît aussi qu’aucune raison logique ne justifie qu’une révision de novo soit entreprise lorsque le média ne peut pas présenter des renseignements qui n’ont pas été soumis au juge saisi de la demande et qui auraient raisonnablement pu avoir une incidence sur sa décision de rendre l’ordonnance. Dans certaines circonstances, même lorsque le média n’a pas été présent lors de l’audition de la demande d’autorisation, il est possible que le juge saisi de la demande ait disposé de tous les renseignements qui pouvaient raisonnablement avoir une incidence sur sa décision. Si, lors de la révision, le média ne met de l’avant aucun renseignement qui aurait raisonnablement pu avoir une incidence sur la décision relative à l’autorisation, mais qui n’a pas été soumis au juge saisi de la demande, la raison qui justifie la révision de novo — soit que les facteurs pertinents n’ont pas été considérés — ne tient plus.

[78] Évidemment, il existe de bonnes raisons de faire preuve de déférence à l’égard de la décision du juge saisi de la demande lorsque celui‑ci disposait de tous les renseignements pertinents qui avaient une incidence sur la décision qu’il devait prendre. Par exemple, une ordonnance de communication est présumée être une ordonnance judiciaire valide, et une révision de novo ne serait pas compatible avec l’existence d’une telle ordonnance. De plus, la nature discrétionnaire de la décision de rendre une ordonnance de communication commande une norme de contrôle empreinte de déférence. De façon plus générale, bien qu’un média soit porteur de considérations uniques compte tenu de son rôle particulier au sein de la société, la norme Garofoli n’est pas pour autant moins appropriée.

[79] Cette norme Garofoli modifiée est compatible avec l’arrêt National Post. Comme je l’ai déjà indiqué, le juge Binnie a affirmé dans cette décision que le juge chargé de la révision « est habituellement tenu [. . .] de faire preuve d’une certaine retenue à l’égard de la décision du juge qui a entendu la demande de mandat » : par. 80 (je souligne). Il ressort clairement de son emploi du mot « habituellement » que la déférence n’est pas une règle absolue. Pour les raisons que j’ai cernées, j’estime approprié de reconnaître une exception lorsque l’ordonnance de communication en lien avec un média a été rendue ex parte dans une situation où le juge saisi de la demande ne disposait pas de tous les renseignements raisonnablement susceptibles d’avoir une incidence sur sa décision. Même si la norme Garofoli s’applique de façon générale, « [l]es médias ont droit à cette attention particulière en raison de l’importance de leur rôle dans une société démocratique » : Lessard, p. 444.

[80] Je tiens à souligner une fois de plus que le juge saisi de la demande a la possibilité d’exiger, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, que le média soit avisé, et il ne devrait pas hésiter à exercer ce pouvoir lorsque les services de police n’ont pas fourni la preuve établissant des « situations d’urgence ou d’autres circonstances ». De plus, lorsque l’affidavit à l’appui de la demande semble comporter d’importantes lacunes quant aux renseignements (p. ex. concernant la nature de la relation entre le journaliste et sa source), ou lorsque le juge saisi de la demande ne sait pas avec certitude quels effets pourrait avoir l’ordonnance sur un organe de presse en particulier ou sur les médias de façon plus générale, il peut décider qu’il ne serait pas avisé de procéder ex parte. Bien que l’audience ex parte soit le statu quo prévu par la loi, le juge saisi de la demande n’est pas tenu de procéder de cette façon. Règle générale, l’obligation de donner un avis élimine la nécessité de procéder à un examen de novo, ce qui entraîne des économies pour l’administration de la justice.

[81] Finalement, pour plus de précision, je voudrais ajouter que lorsque le média a reçu un avis et comparu devant le juge saisi de la demande, il existe généralement de bonnes raisons d’appliquer la norme de contrôle Garofoli traditionnelle. Dans ce contexte, permettre une révision de novo ne ferait guère plus qu’ajouter des délais et des dépenses indus.

D. Réorganisation des facteurs établis dans Lessard

[82] Puisque j’ai réglé les principales questions jurisprudentielles qui se posent dans le présent pourvoi, je veux profiter de cette occasion pour restructurer les facteurs établis dans Lessard afin de les rendre plus faciles à appliquer en pratique. Lorsque lui est soumise une demande relative à une ordonnance de communication en lien avec un média, le juge saisi de la demande doit appliquer une analyse en quatre étapes :

1) Avis. Premièrement, le juge saisi de la demande doit établir s’il y a lieu qu’il exige, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, que le média soit avisé. Bien que le statu quo prévu par la loi soit l’audience ex parte (par. 487.014(1) du Code criminel ), le juge saisi de la demande peut décider, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, d’exiger l’envoi d’un avis lorsqu’il le juge approprié : National Post, par. 83; CBC (C.A. Ont.), par. 50. Il peut être approprié de procéder ex parte dans « des situations d’urgence ou d’autres circonstances » : National Post, par. 83. Cependant, par exemple, il peut être approprié d’exiger que le média soit avisé dans la situation où le juge saisi de la demande estime qu’il ne dispose pas de tous les renseignements nécessaires pour effectuer comme il se doit l’analyse décrite ci‑dessous.

2) Conditions légales préalables. Deuxièmement, toutes les conditions légales préalables doivent être réunies (Lessard, facteur 1).

3) Mise en balance. Troisièmement, le juge saisi de la demande doit procéder à la mise en balance de l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes et à poursuivre leurs auteurs, d’une part, et du droit des médias à la confidentialité des renseignements dans la collecte et la diffusion des informations, d’autre part (Lessard, facteur 3). Lorsqu’il effectue cette mise en balance, qui ne peut avoir lieu que si l’affidavit à l’appui de la demande contient suffisamment de détails (Lessard, facteur 4), le juge saisi de la demande doit tenir compte de l’ensemble des circonstances (Lessard, facteur 2). Ces circonstances comprennent (notamment) :

a) la probabilité qu’il y ait des effets dissuasifs, et l’étendue de ceux‑ci, le cas échéant;

b) la portée des renseignements demandés et la question de savoir si l’ordonnance demandée est formulée de façon restrictive;

c) la valeur probante éventuelle des renseignements;

d) la question de savoir s’il existe d’autres sources desquelles les renseignements peuvent raisonnablement être obtenus et, dans l’affirmative, si les services de police ont déployé tous les efforts raisonnables pour obtenir les renseignements auprès de ces sources (Lessard, facteur 5);

e) l’effet de la publication partielle antérieure, désormais examiné au cas par cas (Lessard, facteur 6);

f) de façon plus générale, le rôle vital que jouent les médias dans le fonctionnement d’une société démocratique et le fait qu’ils sont généralement des tiers innocents (Lessard, facteur 3).

En définitive, la décision de décerner ou non l’ordonnance relève d’un pouvoir discrétionnaire (Lessard, facteur 2), et l’importance relative des divers facteurs guidant l’exercice de ce pouvoir variera d’une affaire à l’autre : Nouveau‑Brunswick, p. 478.

4) Conditions. Quatrièmement, si le juge saisi de la demande décide de décerner l’ordonnance en vertu de son pouvoir discrétionnaire, il doit envisager d’assortir celle‑ci de conditions pour que le média ne soit pas indûment empêché de publier et de diffuser les informations (Lessard, facteur 7). Le juge saisi de la demande peut également juger qu’il est approprié que les renseignements soient scellés pendant un certain temps en attendant la décision en révision.

[83] Comme je l’ai déjà expliqué au par. 73, si l’ordonnance est décernée lors d’une audience ex parte et qu’elle est ultérieurement contestée par le média, la norme de contrôle sera établie en appliquant le test suivant : si le média expose des renseignements dont ne disposait pas le juge saisi de la demande et qui, de l’avis du juge chargé de la révision, auraient raisonnablement pu avoir une incidence sur la décision du juge saisi de la demande de décerner l’ordonnance, le média aura droit à un examen de novo. Si, par contre, le média ne satisfait pas à ce critère minimal, la norme Garofoli traditionnelle s’appliquera, ce qui signifie que l’ordonnance de communication pourra être annulée seulement si le média peut établir que — compte tenu du dossier soumis au juge saisi de la demande, étoffé lors de la révision — il n’y avait aucun fondement raisonnable sur lequel le juge saisi de la demande a pu accorder l’ordonnance.

[84] C’est en tenant compte de ce cadre d’analyse que je vais maintenant appliquer le droit aux faits de la présente affaire.

E. L’ordonnance de communication devrait‑elle être annulée?

(1) Avis et norme de contrôle

[85] Sur le plan de la procédure, l’ordonnance de communication ne peut être contestée avec succès au motif qu’elle n’aurait pas dû être le fruit d’une audience ex parte. Dans sa dénonciation faite sous serment, l’agent Grewal a expliqué les raisons pour lesquelles les policiers ont demandé une audience ex parte. La dénonciation comporte une description de Média Vice et de ses activités et énonce les principaux renseignements relatifs à M. Makuch, à ses interactions avec M. Shirdon et aux articles qu’il a écrits fondés sur ces interactions. À la lumière de ces discussions, elle fait état d’un risque que les appelants mettent les renseignements hors de la portée des tribunaux canadiens lorsqu’ils seront informés de l’intérêt qu’ils suscitent pour les services de police. La dénonciation explique en outre que, avant de présenter la demande, les enquêteurs ont soupesé les risques potentiels associés au fait d’alerter les appelants de l’importance des renseignements pour l’enquête et les avantages d’obtenir plus rapidement ces renseignements. Elle précise aussi que rien ne prouvait que les appelants collaboreraient avec les services de police, et que ceux‑ci ont [traduction] « raisonnablement inféré que cet organe de presse ne serait pas en mesure d’organiser ce type d’entrevue avec une personne prétendument membre d’un groupe terroriste s’il avait la réputation de remettre immédiatement la preuve originale à la police » : d.a., p. 242‑243. Même si l’explication qu’ont donnée les services de police pour présenter ex parte leur demande d’ordonnance de communication aurait pu être plus solide et plus étayée, je suis d’avis qu’en la lisant dans le contexte de la dénonciation dans son ensemble, le juge saisi de la demande pouvait, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, se fonder sur elle pour entendre la demande ex parte, et refuser d’exiger l’envoi d’un avis.

[86] Quant à la question de la norme de contrôle, les appelants n’ont relevé aucun renseignement qui n’a pas été soumis au juge saisi de la demande et qui aurait raisonnablement pu avoir une incidence sur la décision de délivrer l’ordonnance de communication. Je note, par exemple, que la preuve présentée par M. Makuch quant aux effets dissuasifs sur sa capacité d’entretenir des relations journaliste‑source consistait principalement en une simple affirmation selon laquelle [traduction] « il est essentiel pour [son] travail que des individus ne [le] perçoivent pas comme un représentant de la police ou que les renseignements qu’ils [lui] fournissent seront utilisés à des fins d’enquêtes policières », et en sa croyance voulant que si des individus qu’il questionne « savent que tout ce qu’ils [lui] disent pourrait être remis à la police », « ils seront beaucoup moins enclins à répondre à [ses] questions et à [lui] fournir des renseignements » : d.a., p. 87. À mon avis, ces affirmations sont trop générales pour constituer des renseignements dont ne disposait pas le juge saisi de la demande qui auraient raisonnablement pu avoir une incidence sur sa décision s’il en avait eu connaissance, surtout compte tenu du fait que la dénonciation précise que Média Vice aurait de la difficulté à organiser des entrevues de la nature de celle en cause en l’espèce si elle avait la réputation de remettre immédiatement à la police les éléments de preuve originaux dont elle prend connaissance. En conséquence, la norme traditionnelle établie dans Garofoli s’applique, et la décision du juge saisi de la demande peut être annulée seulement si les appelants démontrent que — compte tenu du dossier dont dispose le juge, étoffé lors de la révision — il n’y avait aucun fondement raisonnable sur lequel le juge a pu s’appuyer pour accorder l’ordonnance de communication.

[87] Il reste donc à décider si l’ordonnance de communication peut résister à une analyse selon le cadre établi dans Lessard, comme il a été reformulé précédemment. À mon avis, si on applique ce cadre d’analyse, il existait un fondement raisonnable justifiant l’octroi de l’ordonnance de communication. Il était satisfait aux conditions préalables prévues par la loi et, selon le dossier, le juge saisi de la demande pouvait conclure que l’intérêt impérieux de l’État à enquêter sur des infractions de terrorisme présumées en l’espèce et à poursuivre leurs auteurs prévalait sur le droit du média à la confidentialité dans les circonstances de la présente affaire. En fait, comme je l’expliquerai, même si on procédait à un examen de novo, il faudrait conclure que l’ordonnance de communication a été décernée à bon droit.

(2) Conditions légales préalables

[88] Le paragraphe 487.014(2) du Code criminel permet au juge ou au juge de paix de délivrer une ordonnance de communication lorsqu’il est convaincu, par une dénonciation faite sous serment, qu’il existe des motifs raisonnables de croire que (1) « une infraction [. . .] a été ou sera commise »; (2) « le document ou les données sont en la possession de la personne ou à sa disposition »; et (3) le document ou les données « fourniront une preuve concernant la perpétration de l’infraction ».

[89] Dans le cas qui nous occupe, ces exigences législatives initiales étaient respectées :

• Premièrement, la dénonciation fournissait des motifs raisonnables de croire que M. Shirdon avait commis certaines infractions — il aurait notamment participé aux activités d’un groupe terroriste (infraction prévue à l’art. 83.18 du Code criminel ) et commis des actes criminels (notamment proféré des menaces de mort) pour un groupe terroriste (infraction prévue à l’art. 83.2 du Code criminel ) — en lien avec sa prétendue participation aux activités de DAECH et sa facilitation de celles‑ci.

• Deuxièmement, la dénonciation fournissait des motifs raisonnables de croire que les appelants avaient en leur possession les renseignements sollicités — y compris les communications entre M. Shirdon et M. Makuch sur l’application Kik Messenger — fondés sur la croyance des policiers que M. Makuch, puisqu’il est journaliste, aurait sauvegardé les communications.

• Troisièmement, la dénonciation fournissait des motifs raisonnables de croire que ces documents pouvaient offrir des éléments de preuve concernant la perpétration des infractions présumées. Comme l’a noté le juge MacDonnell, la dénonciation fournissait un aperçu des résultats de l’enquête, énonçait le fondement de la croyance des policiers selon laquelle M. Shirdon avait fait des déclarations à M. Makuch en ce qui a trait à sa participation à DAECH (déclarations qui, à première vue, étaient des éléments de preuve des infractions faisant l’objet de l’enquête), et indiquait que le déposant croyait que les documents demandés [traduction] « fourniront une preuve des . . . infractions » : 2016 ONSC 1961, 352 C.R.R. (2d) 60, par. 21, citant la dénonciation, par. 17, tel qu’elle est reproduite dans le d.a., p. 148.

Dans les circonstances, il avait donc été satisfait aux conditions légales préalables pour la délivrance d’une ordonnance de communication.

(3) Mise en balance

[90] La présente affaire repose sur la mise en balance établie dans Lessard : une mise en balance qui peut s’avérer « difficile et compliqué » selon la Cour : p. 444.

(a) Droit des médias à la confidentialité des renseignements dans la collecte et la diffusion des informations

[91] Tout d’abord, selon moi, deux principaux facteurs démontrent que l’incidence de l’ordonnance de communication sur le droit des médias à la confidentialité des renseignements dans la collecte et la diffusion des informations est réduite : (1) la nature des renseignements demandés; et (2) la portée étroite de l’ordonnance et le fait qu’elle ne représente qu’une perturbation minimale des activités légitimes des appelants.

[92] D’abord, contrairement à la situation qui prévalait dans National Post, il ne s’agit pas d’une affaire où le respect de l’ordonnance aurait pour effet de révéler l’identité d’une source anonyme. M. Shirdon n’a jamais mis l’accent sur la confidentialité. Bien qu’il ait utilisé un pseudonyme lorsqu’il a initialement pris contact avec M. Makuch, il s’est ouvertement présenté comme étant le Canadien qui avait brûlé son passeport dans la vidéo de propagande diffusée en ligne et son nom a été utilisé à plusieurs reprises dans les articles en cause. Il est évident qu’il ne se considérait pas comme une source anonyme, et que M. Makuch ne le percevait pas comme tel non plus. Rien n’indique non plus dans le dossier que M. Shirdon a fourni des renseignements à M. Makuch « à titre confidentiel » ou « sous le couvert de l’anonymat ». De plus, sans insister sur la confidentialité, M. Shirdon a utilisé les appelants pour publiciser ses activités auprès de DAECH et propager ses idées extrémistes, en tant en quelque sorte, que porte‑parole de l’organisation. Comme l’a affirmé le juge MacDonnell, M. Shirdon voyait les appelants comme étant [traduction] « la voie par laquelle il pourrait s’adresser au monde entier » : par. 43. Il est donc évident qu’il ne s’agit pas d’une affaire ordinaire. Même si l’ordonnance de communication peut raisonnablement soulever certaines préoccupations concernant des effets dissuasifs éventuels — par exemple, elle pourrait donner l’impression que le média est utilisé en tant que prolongement de l’État, décourager les journalistes de conserver des notes et des relevés concernant leurs communications avec les personnes soupçonnées de crimes, ou amener les personnes ayant participé à des activités criminelles à revenir sur leur décision de parler aux médias —, les facteurs décrits précédemment atténuent largement tout effet dissuasif qui pourrait autrement être associé à l’ordonnance de communication.

[93] Ensuite, à mon avis, une ordonnance soigneusement rédigée, qui vise seulement un nombre limité de renseignements étroitement liés aux infractions qui font l’objet d’une enquête, aurait une moins grande incidence sur le droit des médias à la confidentialité des renseignements dans la collecte et la diffusion des informations, en comparaison à une ordonnance plus générale. En l’espèce, l’ordonnance de communication est soigneusement rédigée et ne vise qu’un nombre relativement restreint de renseignements et de communications. La portée des renseignements demandés n’est pas excessive et ne donne pas lieu à une immixtion injustifiée. Dans le même ordre d’idées, l’ordonnance ne constitue qu’une perturbation minimale des activités légitimes des appelants; elle ne comporte aucune recherche, et s’y conformer ne constitue pas un fardeau excessif. En conséquence, ce facteur milite pour la délivrance de l’ordonnance de communication.

(b) Intérêt de l’État à enquêter sur les crimes et à poursuivre leurs auteurs

[94] Par ailleurs, quatre principaux facteurs illustrent, à mon avis, que l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes et à poursuivre leurs auteurs est important dans la présente affaire : 1) la gravité des crimes présumés et la nécessité que des mesures soient prises rapidement; 2) l’importance des renseignements demandés pour l’enquête et la poursuite des infractions présumées; 3) l’absence d’autres sources desquelles les renseignements pouvaient raisonnablement être obtenus; et 4) le fait que les renseignements ont déjà été partiellement publiés.

[95] Premièrement, comme l’a affirmé le juge Cory dans Nouveau‑Brunswick, « [l’]enquête relative à un crime grave et violent [est] importante pour l’État », et cette importance est accrue lorsqu’il y a une certaine urgence à effectuer l’enquête : p. 476. Les infractions dont a été accusé M. Shirdon comprennent la participation à des activités d’un groupe terroriste et la commission d’actes criminels (notamment proférer des menaces de mort) pour un groupe terroriste. Un tel comportement est incompatible avec une société sécuritaire, pacifique et démocratique. De plus, selon un des articles de M. Makuch, M. Shirdon lui aurait communiqué une menace précise, selon laquelle le sang coulerait dans les rues du Canada et les Canadiens seraient attaqués dans leur maison si le Canada participait à la croisade contre les musulmans. Il va sans dire qu’une menace de cette nature ne peut être prise à la légère, et qu’on ne peut remettre à plus tard la prise de mesures. Au contraire, les infractions présumées exigent une réponse rapide et engagée.

[96] Deuxièmement, les renseignements demandés — y compris les captures d’écran des communications non caviardées entre MM. Makuch et Shirdon (plutôt que simplement l’interprétation et la transmission par M. Makuch de ces communications) — fournissent des éléments de preuve fiables, directs et probants qui ne nécessitent pas d’interprétation de seconde main. Ces éléments de preuve feraient nettement progresser l’enquête et la poursuite relative aux infractions présumées. En conséquence, l’intérêt de l’État à l’égard des renseignements est renforcé.

[97] Troisièmement, les renseignements demandés ne peuvent être obtenus d’une autre source. La dénonciation précisait que les efforts des policiers pour obtenir les renseignements auprès du fournisseur de service de messagerie texte, Kik Interactive, ou de toute autre personne ou entreprise, ont échoué. Rien ne laisse croire que les renseignements demandés auraient pu être obtenus auprès d’une autre source.

[98] Quatrièmement, en l’espèce, la publication partielle antérieure milite aussi en faveur de l’octroi de l’ordonnance de communication. Le juge MacDonnell a affirmé que [traduction] « [l]e juge saisi de la demande est aussi habilité à tenir compte du fait qu’une grande partie des renseignements que M. Shirdon a communiqués à M. Makuch avaient été publiés par ce dernier » : par. 44. M. Makuch est même allé plus loin en affirmant dans son affidavit que [traduction] « [t]ous les renseignements pertinents et les commentaires que M. Shirdon a faits pendant nos échanges sur K[ik] Messenger se trouvent dans mes articles » (d.a., p. 86), même si évidemment ces articles ne comprennent pas un relevé complet des communications originales elles‑mêmes. De plus, la publication des articles a versé dans le domaine public des renseignements relatifs à la perpétration d’infractions graves de terrorisme. Comme l’a affirmé le juge Cory dans Lessard, « [l]orsqu’un acte criminel a été commis et que des éléments de preuve de cet acte criminel ont été publiés, la société est tout à fait en droit de s’attendre à ce qu’il fasse l’objet d’une enquête et, s’il y a lieu, d’une poursuite » : p. 447.

[99] Compte tenu des considérations énoncées précédemment, l’intérêt de l’État à l’égard des documents est élevé en l’espèce, ce qui milite pour l’octroi de l’ordonnance de communication.

(c) Conclusion

[100] Je conclus donc que l’exercice de mise en balance favorise la délivrance de l’ordonnance de communication.

(4) Conditions

[101] Enfin, conformément aux directives que la Cour a données dans National Post (par. 84), le juge saisi de la demande a assorti l’ordonnance de communication de conditions adéquates, qui donnaient aux appelants amplement de temps — soit 60 jours complets — pour se conformer à l’ordonnance, ce qui leur laissait suffisamment l’occasion de chercher à faire annuler l’ordonnance de communication, comme ils l’ont d’ailleurs fait. Ce facteur étaye la conclusion voulant que le juge saisi de la demande a eu raison de tenir une audience ex parte et de délivrer l’ordonnance.

V. La démarche proposée par ma collègue

[102] Enfin, je vais brièvement formuler quelques observations sur la démarche proposée par ma collègue, selon laquelle l’affaire qui nous occupe constitue l’occasion de reconnaître officiellement que la liberté de la presse jouit « d’une protection constitutionnelle distincte et indépendante aux termes l’al. 2b) de la Charte » : motifs de la juge Abella, par. 123.

[103] À mon avis, il n’est ni nécessaire ni approprié en l’espèce d’agir ainsi. Ni les limites qu’il convient d’imposer à cette interprétation proposée de l’al. 2b) ni ses répercussions — que ce soit dans la présente affaire ou au‑delà de celle‑ci — n’ont été pleinement débattues par les parties ou examinées par les instances inférieures. Cette reconnaissance proposée pourrait avoir des conséquences imprévues, par exemple, sur le droit en matière de demandes d’accès à l’information, sur les ordonnances de non‑publication et sur d’autres domaines mettant en jeu la liberté de la presse. Dans les circonstances, il m’apparaît prudent que nous nous fondions sur les précédents établis par la Cour dans Lessard, Nouveau‑Brunswick et National Post.

[104] En l’espèce, selon moi, il n’a pas été démontré que le cadre d’analyse établi dans Lessard était impraticable, sa validité n’a pas été minée par la jurisprudence subséquente, et aucune des considérations sur lesquelles cet arrêt était fondé ne peut être jugée dépassée : Sriskandarajah c. États‑Unis d’Amérique, 2012 CSC 70, [2012] 3 R.C.S. 609, par. 19. Je ne suis donc pas convaincu qu’il soit nécessaire d’élargir la portée de l’al. 2b) dans le présent appel et d’abandonner le cadre d’analyse établi dans Lessard au profit d’un autre test. Selon moi, il est préférable de conserver l’essence du cadre d’analyse établi dans cet arrêt et de le peaufiner comme je l’ai indiqué précédemment.

[105] En refusant de reconnaître que la liberté de la presse jouit d’une protection constitutionnelle distincte et indépendante en application de l’al. 2b) , je ne prétends pas que la liberté de la presse n’est pas essentielle dans le cadre d’une société libre et démocratique. Je ne nie pas non plus que la liberté de la presse jouit d’une protection constitutionnelle — le texte de l’al. 2b) confirme clairement que tel est le cas. Je suis plutôt simplement d’avis que le présent pourvoi peut être facilement tranché sans que nous allions jusqu’à repenser l’al. 2b) , que la question n’a pas été pleinement débattue par les parties ou examinée par les tribunaux d’instances inférieures, et que le présent pourvoi n’est pas l’occasion appropriée pour reconnaître officiellement une protection constitutionnelle distincte et indépendante relativement à la liberté de la presse en application de l’al. 2b) . Je reporterais à une autre occasion l’examen de cette question.

VI. Conclusion

[106] En somme, compte tenu de toutes les circonstances, non seulement y avait‑il un fondement raisonnable sur lequel le juge saisi de la demande pouvait délivrer l’ordonnance de communication, mais un examen de novo du cadre d’analyse établi dans Lessard favorise la délivrance de cette ordonnance. J’en confirmerais donc la validité.

[107] Pour ce qui est de l’ordonnance de mise sous scellés et l’ordonnance de non‑publication, les appelants n’ont pas réussi à démontrer pourquoi la Cour devrait s’écarter de la conclusion du juge Doherty sur ces questions. Je refuse donc de les annuler.

[108] En conséquence, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

Version française des motifs du juge en chef Wagner et des juges Abella, Karakatsanis et Martin rendus par

La juge Abella —

[109] Depuis 25 ans, la Cour a flirté avec l’idée de reconnaître que l’al. 2b) de la Charte protège des droits indépendants pour les médias. Contrairement aux juges majoritaires, je ne vois aucune raison pour continuer de nous abstenir de donner un contenu constitutionnel distinct aux mots « liberté de la presse » qui figure à l’al. 2b) . Les mots sont clairs, les préoccupations sont réelles et l’enjeu est mûr.

[110] Une presse forte, indépendante et responsable garantit que les opinions du public quant à ses choix démocratiques soient fondées sur des renseignements exacts et fiables. Cela n’est pas un luxe démocratique — il ne peut y avoir de démocratie sans elle.

[111] La présente cause explore la frontière entre la protection vigoureuse de la presse et la capacité de l’État d’enquêter sur des crimes en demandant des renseignements à la presse. Deux dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés sont donc en jeu dans le présent pourvoi : l’art. 8 , qui protège l’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée, et l’al. 2b) , qui protège la « liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication ».

[112] Des garanties constitutionnelles fortes contre les intrusions de l’État sont des conditions préalables nécessaires pour que la presse puisse exercer efficacement son rôle démocratique essentiel. Comme les présents motifs visent à le démontrer, l’al. 2b) traite d’un droit constitutionnel distinct pour la presse, un droit qui protège ses fonctions essentielles d’expression — sa capacité de recueillir et de diffuser des renseignements pour le bien public, sans ingérence indue. Lorsque l’État sollicite, au moyen d’une ordonnance de communication, l’accès à des renseignements qui sont entre les mains des médias, les droits garantis à la presse par l’al. 2b) ainsi que ses droits au respect de la vie privée, protégés par l’art. 8 , entrent en jeu. Il faut donc procéder à une analyse harmonisée rigoureusement protectrice.

Les faits

[113] En 2014, Média Vice Canada Inc. a publié trois articles sur Farah Mohamed Shirdon, un Canadien qu’on soupçonne d’avoir quitté le Canada pour rallier le groupe État islamique en Syrie (DAECH). Ces articles étaient fondés sur des messages en ligne échangés entre M. Shirdon et Ben Makuch, un journaliste de Média Vice. M. Shirdon y traitait ouvertement de son implication dans DAECH, et il utilisait M. Makuch pour publiciser son message. À la recherche de la preuve des activités terroristes alléguées de M. Shirdon, la police a obtenu une ordonnance de communication ex parte qui intimait à Média Vice et à M. Makuch de lui remettre des captures d’écran des messages. Média Vice a contesté l’ordonnance sans succès devant les cours ontariennes et interjette maintenant appel devant la Cour.

[114] M. Makuch travaillait à temps plein au Canada à titre de journaliste, de rédacteur et de producteur vidéo pour Média Vice, une organisation qui publie à la fois dans les médias traditionnels et sur des plateformes multimédias. Il se spécialisait dans les reportages relatifs à la cybersécurité, au terrorisme, au renseignement et à DAECH. À cette fin, il a commencé à suivre les comptes de médias sociaux de djihadistes membres de DAECH et d’autres militants. En avril 2014, une vidéo a été publiée sur YouTube; on y voyait des djihadistes déchirer leur passeport, prêter allégeance à DAECH, et proférer des menaces précises de violence et de destruction contre le Canada. Peu après, un collègue journaliste a donné à M. Makuch des renseignements sur le compte Twitter d’une personne qui prétendait être une de celles apparaissant sur la vidéo, et qui était disposée à parler à quelqu’un de Média Vice.

[115] En mai 2014, M. Makuch a pris contact avec cet individu qui, au départ, disait s’appeler « Abu Usamah ». Ils ont communiqué en utilisant « Kik Messenger », une plateforme de messagerie instantanée. Comme Kik ne conserve pas le contenu des messages, les seules traces des échanges sont celles qui figurent sur les appareils des parties aux conversations. « Abu Usamah » répondait librement aux questions que lui posait M. Makuch à propos de ses activités et de son rôle au sein de DAECH. Il a confirmé être Canadien, avoir quitté le Canada, et être apparu dans la vidéo diffusée sur YouTube.

[116] Le 18 juin 2014, un reportage de la SCR a désigné Farah Shirdon, originaire de Calgary, comme l’un des hommes présents dans la vidéo diffusée sur YouTube. Subséquemment, soit en juin et en août 2014, M. Makuch a publié des articles fondés sur ses premiers échanges avec « Abu Usamah », qu’on savait désormais être M. Shirdon. Parallèlement, un employé de Média Vice à New York a communiqué avec M. Shirdon pour organiser, au moyen de Skype, une interview qui a été diffusée en ligne en septembre 2014. Les échanges entre MM. Shirdon et Makuch sur la plateforme de messagerie Kik ont continué et ont donné lieu à un troisième article publié en octobre 2014. Les articles de M. Makuch ont relaté des déclarations de M. Shirdon qui, si elles s’avèrent exactes, pourraient fournir des éléments de preuve solides de la participation de M. Shirdon à de multiples infractions terroristes.

[117] En février 2015, au moyen d’une demande ex parte, la GRC a sollicité une ordonnance de communication de la Cour de justice de l’Ontario en application de l’art. 487.014 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 , pour qu’il soit intimé à Média Vice et à M. Makuch de produire les documents relatifs à leurs communications avec M. Shirdon. La demande a été accueillie, mais l’ordonnance a été scellée, de même que la dénonciation faite par un agent de la GRC.

[118] Lorsqu’elle a reçu l’ordonnance, Média Vice a estimé que les seuls documents en sa possession qu’elle visait étaient les captures d’écrans des messages échangés sur la plateforme Kik Messenger. Plutôt que de produire ces documents, Média Vice a présenté une demande à la Cour supérieure pour que l’ordonnance soit annulée et que l’ordonnance de mise sous scellés des dossiers de la GRC sur lesquels elle était fondée soit levée. Média Vice a fait valoir que l’ordonnance constituait une « recherche à l’aveuglette » trop vaste et que la dénonciation ne fournissait pas un fondement suffisant pour la justifier dans le cadre juridique existant. Elle a aussi soutenu que l’ordonnance de mise sous scellés constituait une ingérence injustifiée dans le libre accès aux documents judiciaires.

[119] Le juge chargé de la révision a rejeté la contestation de l’ordonnance de communication par Média Vice, mais il a accueilli, en partie, sa demande relative à l’ordonnance de mise sous scellés[3]. Il a rejeté l’argument selon lequel les renseignements demandés pouvaient être obtenus d’autres sources, y compris des renseignements similaires au moyen de reportages, qui ne pouvaient remplacer les messages eux‑mêmes. En outre, le juge a affirmé qu’aucune promesse de confidentialité n’avait été sollicitée par M. Shirdon ou ne lui avait été faite, puisque c’est lui qui avait approché M. Makuch afin qu’il lui serve de [traduction] « la voie par laquelle il pourrait s’adresser au monde entier », et puisque Média Vice avait déjà publié une part importante des renseignements recherchés. Selon le juge chargé de la révision, son collègue qui avait prononcé l’ordonnance de communication pouvait conclure que l’intérêt du public dans l’obtention d’éléments de preuve fiables attestant de la perpétration d’infractions très sérieuses de terrorisme l’emportait sur l’intérêt du média. Il a par ailleurs conclu que les scellés devraient être levés sur presque toute l’information contenue dans la dénonciation.

[120] La Cour d’appel a rejeté l’appel interjeté par Média Vice quant à l’ordonnance de communication[4]. Elle n’a pas retenu son argument selon lequel le contexte de recherche de renseignements auprès de médias exige une forme d’examen plus robuste, concluant plutôt que la norme habituelle applicable à l’examen d’un mandat de perquisition énoncée dans R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421 devrait s’appliquer. La Cour d’appel a également levé une partie de l’ordonnance de mise sous scellés relative à la dénonciation que le juge chargé de la révision avait laissée intacte; elle a ainsi rendu publics encore plus d’éléments sur lesquels s’était fondée la police pour obtenir l’ordonnance de communication.

Analyse

[121] Dans le présent appel, l’analyse repose sur l’al. 2b) de la Charte , dont le texte est le suivant :

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

. . .

b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

. . .

Plus précisément, l’accent est mis sur la « liberté de la presse et des autres moyens de communication ».

[122] La Cour a rendu de nombreuses décisions relativement aux droits de la presse. Elle a souligné à maintes reprises l’importance de cette dernière. Jusqu’à présent, elle n’est toutefois pas allée aussi loin que de donner ouvertement et sans ambiguïté un sens distinct et indépendant à la protection de la « liberté de la presse et des autres moyens de communication » prévue à l’al. 2b) . Selon moi, il est difficile de justifier pourquoi l’inclusion expresse de la « liberté de la presse » dans le texte de l’al. 2b) ne devrait pas avoir un sens constitutionnel distinct. Reconnaître la protection que la Charte assure à la presse aux termes de l’al. 2b) ne constitue qu’une reconnaissance explicite de quelque chose dont la Cour s’est rapprochée à maintes reprises : voir, par exemple, R. c. National Post, [2010] 1 R.C.S. 477, par. 78; Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1991] 3 R.C.S. 459[5], p. 464 et 475.

[123] Pourquoi ne pas reconnaître ouvertement que la liberté de la presse n’est pas un droit dérivé? Elle jouit d’une protection constitutionnelle distincte et indépendante aux termes l’al. 2b) de la Charte , non seulement parce qu’elle est spécifiquement nommée dans cette disposition, mais également en raison de son rôle distinct et indépendant. Dans le passé, les hésitations des tribunaux à reconnaître un tel droit ont suscité de nombreuses critiques de la part des universitaires : voir, par exemple, Jamie Cameron, Section 2(b)’s Other Fundamental Freedom: The Press Guarantee, 1982‑2012, (2013) (en ligne); Benjamin Oliphant, « Freedom of the Press as a Discrete Constitutional Guarantee » (2013), 59 McGill L. J. 283; Gerald Chan, « Transparency Confined to the Courthouse: A Critical Analysis of Criminal Lawyers’ Assn., C.B.C. and National Post » (2011), 54 S.C.L.R. (2d) 169. En se fondant sur le texte clair de l’al. 2b) et sur son objet, même l’avocat de la Couronne a gracieusement concédé durant sa plaidoirie orale devant la Cour que la « liberté de la presse » est un droit distinct protégé par la Constitution.

[124] La Cour a reconnu depuis longtemps que deux des objets principaux sous‑jacents de l’al. 2b) étaient la recherche de la vérité et la capacité de participer à la prise de décisions démocratiques : Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 976. En soutenant ces objectifs, l’alinéa 2b) protège « autant celui qui s’exprime que celui qui l’écoute » : Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 767. La Cour a également déjà fait remarquer que « [l]a raison d’être des garanties de l’al. 2b) est de permettre des discussions complètes et impartiales sur les institutions publiques, condition vitale à toute démocratie », et que le débat au sein du public « suppose que ce dernier est informé, situation qui à son tour dépend de l’existence d’une presse libre et vigoureuse » : Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, par. 23, le juge La Forest. La Cour a en outre souligné que « le libellé de l’al. 2b) lui‑même reconnaît » le rôle des médias à titre de véhicule pour la libre circulation de l’information et la tenue de débats : Grant c. Torstar Corp., [2009] 3 R.C.S. 640, par. 52, la juge en chef McLachlin.

[125] L’objet sous‑jacent de la protection de la presse a un lien avec la protection plus large de la liberté d’expression, tout en étant distincte d’elle. La dichotomie présente à l’al. 2b) entre la liberté d’expression en général et la liberté de la presse spécifiquement est logique, puisque la presse joue un rôle distinct sur le plan de l’expression, compte tenu des différences tant institutionnelles qu’historiques qui justifient comment et pourquoi les autres jouissent du droit à la « liberté d’expression ». L’alinéa 2b) prévoit des garanties généreuses conçues pour faciliter le bon fonctionnement de notre démocratie. Ces garanties seraient toutefois incomplètes si la liberté d’expression visée à cette disposition était perçue comme un droit individuel à la liberté d’expression, de sorte qu’il serait fait abstraction de la protection conférée à la « liberté de la presse ». Une presse vigoureuse, rigoureuse et indépendante tient les individus et les institutions responsables, découvre la vérité et informe le public. Elle fournit au public l’information dont il a besoin pour participer à un débat éclairé. Autrement dit, c’est le « droit [du public] d’être renseigné », qui explique et donne vie à la protection constitutionnelle distincte de la liberté de la presse : Branzburg c. Hayes, 408 U.S. 665 (1972), p. 721, le juge Douglas (dissident); voir aussi Houchins c. KQED, Inc., 438 U.S. 1 (1978), p. 17, le juge Stewart (dans des motifs concordants).

[126] L’objectif singulier de la protection de la presse a, en fait, conduit la Cour européenne des droits de l’homme à conclure que la garantie de la liberté d’expression prévue à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, 213 R.T.N.U. 221[6], qui ne mentionne expressément aucun droit pour la presse, inclut néanmoins un droit distinct pour elle. Il a été jugé que l’existence d’un droit dissocié était nécessaire pour protéger [traduction] « le rôle essentiel de chien de garde public de la presse [. . .] et sa capacité de fournir des informations précises et fiables » : Goodwin c. United Kingdom, no 17488/90, 1996 (HUDOC), par. 39.

[127] Il reste donc à savoir ce que renferme ce droit garanti à l’al. 2b). Comme l’avocat de la Couronne l’a concédé durant sa plaidoirie orale, il comprend tout d’abord non seulement le droit de transmettre des nouvelles et d’autres informations, mais également le droit de collecter cette information sans « l’intervention indue du gouvernement » : Nouveau‑Brunswick (1996), par. 24, citant Société Radio‑Canada c. Lessard, [1991] 3 R.C.S. 421, p. 429‑430, le juge La Forest. Le droit de transmettre l’information au public est fragile à moins que la presse soit libre de suivre des pistes, de communiquer avec des sources et d’évaluer l’information acquise. Les activités de collecte d’informations font « partie intégrante de la liberté de la presse », car elles sont essentielles au droit et à la capacité d’exposer au public les faits et les idées qui composent l’histoire : Société Radio‑Canada c. Canada (Procureur général), [2011] 1 R.C.S. 19, par. 46; voir également Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1339‑1340; Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Mentuck, [2001] 3 R.C.S. 442. Sans protection contre toute ingérence indue dans la collecte d’informations, l’accès du public aux fruits du travail de la presse est diminué, tout comme sa capacité à comprendre les questions d’actualité, à en débattre et à se forger des opinions sur elles, ce qui nuit à sa capacité de participer de manière significative au processus démocratique.

[128] La protection constitutionnelle explicite de la collecte d’informations est à l’origine des protections de la presse que nous avons déjà reconnues. La Cour a conclu que le libre accès aux procédures judiciaires par la presse est protégé par l’al. 2b) : Nouvelle‑Écosse (Procureur générale) c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175; Edmonton Journal; Dagenais; Mentuck; Vancouver Sun (Re), [2004] 2 R.C.S. 332. En outre, la protection a été élargie à « la prise d’images et [à] la tenue d’entrevues » à l’extérieur des salles d’audience : Société Radio‑Canada c. Canada (Procureur général), par. 46. Une protection plus large des activités de collecte d’informations de la presse représente donc un développement logique et progressif de la jurisprudence.

[129] Il ne fait aucun doute que définir précisément qui est la « presse » ou qui sont les « médias » et quelles activités ont droit à la protection est parfois difficile à la lumière de la prolifération de nouvelles formes et sources de médias. Cela a des répercussions évidentes sur la question de savoir qui a qualité pour plaider une violation de l’al. 2b) et ce qui est suffisant pour établir une violation. Toutefois, même si les définitions des « médias » et de la « presse » sont passées de linéaires à kaléidoscopiques, il n’y a aucune raison d’éviter de protéger ce qui est au cœur de ce droit, soit, le droit de recueillir et de diffuser l’information dans l’intérêt du public, sans l’intervention indue du gouvernement. Comme le juge Binnie, dissident, l’a fait remarquer dans R. c. Sinclair, [2010] 2 R.C.S. 310, par. 107, un droit protégé par la Charte doit recevoir « une interprétation large qui soit compatible avec son objet. S’il faut du temps pour en déterminer la portée exacte, qu’il en soit ainsi ». Je précise toutefois que, à cette étape, il n’y a pas lieu de se préoccuper de savoir qui est visé par la protection de la presse prévue à l’al. 2b) : voir Oliphant, p. 299.

[130] Toutes les activités ne devraient pas être protégées par l’al. 2b) ou ne le seront pas, mais plus une activité est conforme aux normes d’éthique journalistique professionnelle — comme celles mentionnées dans le rapport de la Commission Chamberland —, plus il est probable qu’elle bénéficiera d’une protection constitutionnelle : Québec, Commission d’enquête sur la protection de la confidentialité des sources journalistiques — Rapport (2017), p. 38. C’est pourquoi la Cour a reconnu la nécessité de protéger les relations des sources journalistiques confidentielles avec les médias, ce qui assure la libre circulation de l’information nécessaire à la fonction de collecte d’informations de la presse : National Post; Globe and Mail c. Canada (Procureur général), [2010] 2 R.C.S. 592. Par ailleurs, comme l’exprime la mise en garde du juge Binnie dans National Post, une protection vigoureuse de la liberté de la presse n’exige pas un appui indéfectible à l’espionnage tabloïde ou à la « [p]ratique qui consiste à rémunérer les sources » : par. 38.

[131] La protection de la liberté de la presse et des médias prévue à l’al. 2b) comprend‑elle la protection du « produit du travail » journalistique, comme les notes personnelles d’un journaliste, les enregistrements d’entrevues ou les listes de ses sources ainsi que leurs coordonnées? Il semble inéluctable que c’est habituellement le cas. La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la protection de la presse inclut la protection du matériel en possession du journaliste qui pourrait identifier une source confidentielle : Goodwin, par. 39 ; voir aussi Nagla c. Lettonie, n° 73469/10, 16 juillet 2013 (Cour eur. D.H.). En outre, dans R. (Miranda) c. Secretary of State for the Home Department, [2016] EWCA Civ 6, lord Dyson a jugé que la protection des sources confidentielles n’est [traduction] « qu’un seul aspect » de la protection conférée par l’article 10, qui protège également le « matériel journalistique » même lorsque « la source est connue » : par. 102 et 107. De même, en rédigeant son opinion concordante dans Lessard, le juge La Forest a déclaré que le « produit du travail » d’un journaliste doit être protégé parce que « [l]a crainte que la police puisse avoir facilement accès » à ce matériel « pourrait bien gêner la presse dans la collecte de l’information » : p. 431‑432.

[132] À mon avis, la protection de la liberté de la presse comprend aussi nécessairement celle des communications non seulement avec les sources qui sont véritablement confidentielles, comme dans National Post, mais aussi avec ceux dont les commentaires ont été faits « à titre confidentiel » ou « sous réserve d’anonymat ». Elle inclut en outre la protection de la documentation du journaliste relative à son travail d’enquête : Rapport de la Commission Chamberland, p. 175‑180. Il s’agit d’outils indispensables pour aider la presse à recueillir, à évaluer et à diffuser l’information.

[133] La question est alors celle de savoir dans quelles circonstances l’État devrait avoir accès au contexte sur lequel s’appuie la presse pour préparer l’information qui sera rendue publique. Lorsqu’il s’agit de mandats de perquisition et d’ordonnances de communication, quelles sont les conséquences de laisser l’al. 2b) sortir de l’ombre et de reconnaître explicitement le droit de la presse à la protection constitutionnelle? Le cadre juridique actuel, élaboré avant la reconnaissance par la Charte d’un droit distinct pour la presse, respecte‑t‑il suffisamment le statut rehaussé de la presse? Voilà qui nous amène à la question à trancher en l’espèce.

[134] La phrase du juge Binnie dans National Post selon laquelle le public a « droit à la preuve émanant de toutes les sources » a été utilisée dans le contexte d’une cause où il était question de la relation entre le droit relatif au privilège et la communication d’éléments de preuve. Or, en l’espèce, la question en litige ne porte pas sur le « droit » de l’État à la preuve émanant de tous, mais sur le droit de tous d’être protégés contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives et sur le droit des médias à la liberté de la presse. L’État a un intérêt à enquêter sur les crimes et à poursuivre leurs auteurs; il n’a toutefois pas un droit de le faire en violation de la Charte .

[135] Les juges interviennent à deux étapes dans le cadre de la délivrance des mandats de perquisition et des ordonnances de communication : à l’étape de l’autorisation, lorsque la police demande le prononcé par un officier de justice d’une ordonnance autorisant une perquisition ou intimant la production de renseignements, habituellement sans avis à la personne ou à l’organisation visée; et à l’étape de la révision judiciaire, lorsque la partie visée peut contester l’autorisation initiale. La disposition pertinente de la Charte est l’article 8 , qui prévoit ce qui suit :

8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

[136] Les conditions auxquels les demandeurs devaient satisfaire pour qu’une ordonnance de communication soit prononcée en l’espèce sont énoncées à l’art. 487.014 du Code criminel , qui prévoit notamment ce qui suit :

Ordonnance générale de communication

487.014 (1) Sous réserve des articles 487.015 à 487.018, le juge de paix ou le juge peut, sur demande ex parte présentée par un agent de la paix ou un fonctionnaire public, ordonner à toute personne de communiquer un document qui est la copie d’un document qui est en sa possession ou à sa disposition au moment où elle reçoit l’ordonnance ou d’établir et de communiquer un document comportant des données qui sont en sa possession ou à sa disposition à ce moment.

Conditions préalables à l’ordonnance

(2) Il ne rend l’ordonnance que s’il est convaincu, par une dénonciation sous serment faite selon la formule 5.004, qu’il existe des motifs raisonnables de croire, à la fois :

a) qu’une infraction à la présente loi ou à toute autre loi fédérale a été ou sera commise;

b) que le document ou les données sont en la possession de la personne ou à sa disposition et fourniront une preuve concernant la perpétration de l’infraction.

. . .

[137] Dans Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, la Cour a statué que si l’État cherche à s’ingérer là où il existe une attente raisonnable en matière de vie privée, le critère constitutionnel minimal pour assurer le respect de l’art. 8 de la Charte est l’autorisation judiciaire préalable fondée sur « l’existence de motifs raisonnables et probables, établie sous serment, de croire qu’une infraction a été commise et que des éléments de preuve se trouvent à l’endroit de la perquisition » : p. 168. La norme Hunter a été intégrée à bon nombre des dispositions législatives — y compris l’article 487.014 — en vertu desquelles la police demande l’autorisation de procéder à des perquisitions et à des saisies. C’est ce que l’on appelle les « conditions légales préalables à la délivrance de l’ordonnance ». Cela dit, même lorsqu’il est satisfait à ces conditions préalables, l’officier de justice à qui l’autorisation est demandée conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas rendre l’ordonnance.

[138] C’est dans Lessard et dans l’affaire connexe, Nouveau‑Brunswick — où la Couronne a cherché à obtenir des séquences vidéo de démonstrations que la SRC avait tournées, puis diffusées, dont on alléguait qu’elles montraient l’activité criminelle — que la Cour a établi la façon dont l’art. 8 s’applique aux ordonnances de communication lorsque la cible est la presse.

[139] La Cour a statué qu’il faut établir un équilibre entre le droit à la vie privée du média contre lequel une ordonnance est demandée protégé par l’art. 8 de la Charte , d’une part, et l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes, d’autre part. Fait particulièrement pertinent en l’espèce, la Cour a également jugé que le droit à la liberté d’expression protégé par l’al. 2b) « n’ajoute pas d’exigences supplémentaires pour l’attribution des mandats de perquisition » lorsque la presse est concernée : Nouveau‑Brunswick, p. 475 (italiques ajoutés). Tout en notant que « les médias jouent un rôle primordial dans le fonctionnement d’une société démocratique » et « ne sont pas impliqués dans l’acte criminel faisant l’objet de l’enquête » puisqu’il s’agit « vraiment de tiers innocents » (ibid. p. 481), la Cour a observé que l’al. 2b) se limite à fournir la « toile de fond » pour évaluer s’il est raisonnable de rendre l’ordonnance (ibid., p. 475). Vingt ans plus tard, dans National Post, la Cour a élargi le cadre d’analyse énoncé dans Lessard où il était question de sources journalistiques confidentielles.

[140] Les arrêts tant Lessard que National Post ont été décidés en partant de l’hypothèse que même si la presse avait des intérêts accrus en matière de protection de la vie privée suivant l’art. 8 , il n’y avait pas de rôle distinct pour le droit constitutionnel protégé par l’al. 2b). Le cadre d’analyse reconnaissait plutôt que l’al. 2b) constituait un aspect important de l’analyse d’une autorisation judiciaire qui vise un média. Comme il a été noté dans National Post, de telles ordonnances « opposent ouvertement le gouvernement et les médias, et mettent manifestement en jeu les droits que l’al. 2b) et l’art. 8 garantissent aux médias » : par. 78. C’est pourquoi les arrêts Nouveau‑Brunswick et Lessard ont ajouté un certain nombre de facteurs à l’analyse fondée sur l’art. 8 en plus des exigences prévues par la loi pour les mandats de sorte que « toute perturbation de la collecte et de la diffusion des informations soit le plus possible limitée » : Lessard, p. 444. Les principaux nouveaux facteurs étaient les suivants : a) la reconnaissance qu’on ne devrait porter atteinte aux intérêts de la presse que dans la mesure raisonnablement nécessaire (facteurs 5 et 7); et b) un test de mise en balance de l’intérêt de l’État et du « droit des médias à la confidentialité des renseignements dans le processus de collecte et de diffusion des informations » : facteur 3; Nouveau‑Brunswick, p. 481; Lessard, p. 445.

[141] À mon avis, une protection indépendante et distincte découlant de l’al. 2b) exige une approche qui viserait explicitement ces droits, ainsi que les droits à la vie privée que garantit l’art. 8 . Selon moi, une approche fondée uniquement sur le droit à la vie privée prévu à l’art. 8 n’est plus viable. La reconnaissance d’une protection distincte pour la presse à l’al. 2b) de la Charte signifie qu’elle ne serait plus seulement la « toile de fond » dont il était question dans Nouveau‑Brunswick. Plutôt que de simplement rechercher un équilibre entre le droit constitutionnel à la vie privée de la presse et l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes, il s’agit maintenant d’établir un équilibre entre l’intérêt de l’État en matière d’enquête, d’une part, et le droit à la vie privée de la presse protégé par l’art. 8 et ses droits protégés par l’al. 2b) , d’autre part.

[142] Le fait que les deux droits constitutionnels de la presse soient engagés suggère qu’il faille adopter une nouvelle analyse harmonisée, dans laquelle on tiendrait compte explicitement du droit de la presse d’être à l’abri des fouilles, des perquisitions et des saisies abusives ainsi que de son droit d’être protégé contre toute ingérence indue dans ses activités légitimes de collecte d’informations. Je suis d’accord avec l’avocat de l’intervenante, The International Coalition, pour dire que ce qu’il faut, en plus de satisfaire aux critères de base importants établis en application de l’art. 8 , c’est une analyse de la proportionnalité démontrant essentiellement que les effets bénéfiques de l’ordonnance de communication l’emportent sur ses effets préjudiciables.

[143] Autrement dit, une fois qu’il est satisfait aux conditions préalables au prononcé de l’ordonnance, le juge saisi de la demande devrait être convaincu que le bénéfice que retirerait l’État de l’obtention de l’information l’emporte sur l’atteinte aux droits de la presse protégés constitutionnellement par l’art. 8 et l’al. 2b) , et notamment que l’ordonnance de communication ne porterait pas plus atteinte aux droits de la presse que nécessaire.

[144] En mettant en balance l’avantage et le préjudice, les juges saisis de telles demandes tiendraient compte de l’incidence de l’ordonnance de communication sur les droits des médias garantis par l’art. 8 et l’al. 2b) . L’adoption d’une approche harmonisée signifie que les juges prendraient en considération notamment les facteurs suivants : l’attente raisonnable des médias en matière de respect de la vie privée; s’il est nécessaire de cibler la presse, puisque [traduction] « [l]es médias devraient être le dernier endroit et non le premier où les autorités cherchent des éléments de preuve » (Canadian Broadcasting Corp. c. Manitoba (Attorney General) (2009), 250 C.C.C. (3d) 61 (C.A. Man.), par. 74); si la preuve est disponible d’une autre source et, dans l’affirmative, si des mesures raisonnables ont été prises pour l’obtenir (Lessard, facteur 5, p. 445); et si l’ordonnance proposée est étroitement adaptée pour ne porter atteinte aux droits de la presse que dans la mesure nécessaire (Lessard, facteur 7, p. 445).

[145] Le juge appelé à autoriser la perquisition doit mettre en balance l’intérêt de l’État à mener une enquête, d’une part, et les droits de la presse protégés par l’art. 8 et l’al. 2b) , d’autre part. Il doit être convaincu que les intérêts de l’État à découvrir et à poursuivre les criminels l’emportent sur le droit au respect de la vie privée de la presse garanti par l’art. 8 . Ce droit, à son tour, ne peut être apprécié par le juge sans qu’il tienne compte de la protection constitutionnelle distincte dont jouit la presse aux termes de l’al. 2b) . Ce n’est que lorsqu’il est convaincu que l’intérêt dont bénéficie l’État l’emporte sur l’atteinte aux droits de la presse qu’il devrait rendre une ordonnance de communication.

[146] Généralement, plus l’ordonnance proposée est intrusive à l’égard des droits des médias garantis par l’art. 8 et par l’al. 2b) — c’est‑à‑dire que plus elle cherche à avoir accès à des communications confidentielles ou « faites à titre confidentiel » par des sources, ou à des produits journalistiques comme des notes privées et des listes de contacts —, plus l’impact sur la capacité de la presse de recueillir et de publier les nouvelles et, par conséquent, plus l’atteinte au droit du public de connaître les fruits des activités de la presse est grand. Dans National Post, le juge Binnie a traité de cet impact, citant avec approbation la dissidence de la juge McLachlin dans Lessard :

Les façons dont les perquisitions et les saisies effectuées par la police peuvent empiéter sur les valeurs qui sous‑tendent la liberté de la presse sont manifestes. Premièrement, les perquisitions peuvent entraîner des perturbations sur le plan matériel et empêcher la publication efficace et opportune du journal. Deuxièmement, la retenue par les policiers d’objets saisis peut retarder ou empêcher la diffusion complète des informations. Troisièmement, les sources confidentielles de renseignements peuvent craindre de parler aux journalistes, et la presse peut ainsi perdre des chances d’assurer la couverture de différents événements en raison des craintes des participants que les autorités puissent facilement prendre connaissance des dossiers de la presse. Quatrièmement, cela peut dissuader les journalistes d’enregistrer et de conserver les renseignements recueillis pour s’en servir ultérieurement. Cinquièmement, le traitement et la diffusion des informations peuvent être gênés par l’éventualité que les délibérations internes de la rédaction soient rendues publiques à la suite de perquisitions. En dernier lieu, la presse peut recourir à l’autocensure pour cacher le fait qu’elle est en possession de renseignements qui peuvent intéresser les policiers, dans le but de protéger ses sources et sa capacité de recueillir des informations à l’avenir. Tout cela peut avoir des répercussions néfastes sur le rôle joué par les médias pour favoriser la recherche de la vérité, la participation au sein de la collectivité et l’accomplissement personnel.

(National Post, par. 78, citant Lessard, p. 452)

[147] Comme l’illustre cette citation, une incidence collatérale évidente du fait que la presse puisse être contrainte de se conformer à une ordonnance de communication est un effet dissuasif non seulement sur l’organe de presse ciblé, mais aussi sur la presse en général. L’ampleur de l’effet dissuasif peut varier d’un cas à l’autre, mais on ne peut guère remettre son existence en cause.

[148] Le pendant de cet effet dissuasif est l’importance de l’intérêt de l’État à ce que l’ordonnance soit rendue. Comme le juge Cory l’a affirmé dans Lessard, « tous les citoyens ont un intérêt à ce que les actes criminels fassent l’objet d’enquêtes et de poursuites » : p. 446. Plus particulièrement, « [l]’enquête relative à un crime grave et violent [est] importante pour l’État », et lorsqu’un crime est en cours ou lorsqu’il existe un risque que d’autres crimes soient commis, « il faut reconnaître qu’il y [a] une certaine urgence à effectuer la perquisition » : Nouveau‑Brunswick, p. 476. Autrement dit, plus le crime faisant l’objet de l’enquête est grave, plus la preuve recherchée est convaincante et plus le besoin d’enquête est urgent, plus l’intérêt de l’État est élevé.

[149] Bien que la force probante de la preuve soit une considération pertinente, j’estime, comme la Couronne, que pour évaluer le degré d’intérêt de l’État, il ne serait pas approprié d’exiger une évaluation de la nécessité qu’il présente les éléments de preuve en cause pour obtenir une déclaration de culpabilité. Les ordonnances de communication ne constituent souvent qu’une étape préliminaire des efforts de la Couronne pour mener à bien une affaire. Tôt durant l’enquête, il est impossible de savoir ce qui sera ultimement nécessaire pour prouver la cause de la Couronne au procès, dans la mesure où le rôle de la police consiste à « découvrir, [à] examiner et [à] conserver tous les éléments de preuve se rapportant à des événements susceptibles de donner lieu à une responsabilité criminelle » et non pas à « décider si les éléments essentiels d’une infraction sont établis » : CanadianOxy Chemicals Ltd. c. Canada (Procureur général), [1999] 1 R.C.S. 743, par. 22.

[150] Si l’on reconnaît que l’al. 2b) exige d’adopter une approche plus rigoureuse pour autoriser des perquisitions contre la presse, il faut également clarifier certains éléments qui ressortent de la jurisprudence et qui ont une incidence sur la décision relative aux droits de la presse. Une de ces incidences est la pertinence de la « publication antérieure ». Dans Lessard et Nouveau‑Brunswick, l’information que la police cherchait à obtenir était une bande vidéo déjà diffusée par la presse d’événements qui auraient constitué une activité criminelle. La Cour a conclu que le fait que l’information recherchée avait été publiée en tout ou en partie atténuait la prétention des médias à la protection de la vie privée protégée par l’art. 8 relativement aux séquences : Lessard, p. 446‑447; Nouveau‑Brunswick, p. 477.

[151] Cela dit, les médias ont notamment pour fonction principale d’exercer un pouvoir discrétionnaire pour décider ce qui est publié et ce qui ne l’est pas, et derrière chaque article publié ou reportage diffusé, il y a souvent une quantité importante d’informations qui n’est pas rendue publique. Il me semble que la publication antérieure est un facteur qui doit être étudié au cas par cas. Si un journaliste obtient un grand nombre de documents et qu’il décide de n’en publier que certains ou qu’une partie, la publication « partielle » ne devrait pas miner la protection pour l’information qui n’a pas été publiée, puisque, autrement, l’accès qu’aurait l’État serait clairement une ingérence tant dans la vie privée du média que dans ses activités de collecte d’informations.

[152] La question du traitement des sources doit aussi être résolue, dans la mesure où certaines d’entre elles requièrent une totale confidentialité, tandis que d’autres révèlent certains éléments « à titre confidentiel » sans par ailleurs se soucier d’être nommées comme source. Pour ce dernier groupe, le souhait de rester anonymes quant à ces communications en particulier peut ne pas être moins important eu égard à leur volonté de communiquer avec le journaliste que le désir d’une confidentialité absolue comme celle dont il était question dans National Post. Lorsqu’une partie ou la totalité d’une communication avec un journaliste était destinée à être faite « à titre confidentiel » ou comprise comme devant être telle, elle aussi a droit à une protection contre les exigences en matière de communication. Cette vision est conforme à l’approche adoptée par la Commission Chamberland, qui a souligné la nécessité de protéger l’information fournie par les sources des journalistes même lorsque l’identification d’une source confidentielle n’est pas en litige : Rapport de la Commission Chamberland, p. 175‑180.

[153] Le dernier aspect qui mérite d’être discuté est celui de savoir s’il est opportun qu’une ordonnance de communication soit prononcée contre un média qui n’est pas présent à l’audience. Lorsqu’elle a appliqué des dispositions du Code criminel similaires au par. 487.014(1) , la Cour les a interprétées pour qu’elles permettent, mais pas pour qu’elles exigent, la tenue de procédures ex parte, de manière à garantir que le juge ne soit pas privé de la possibilité de tenir une audience après signification d’un avis « afin de garantir le caractère juste et raisonnable des procédures dans les circonstances » : R. c. S.A.B., [2003] 2 R.C.S. 678, par. 56; R. c. Rodgers, [2006] 1 R.C.S. 554, par. 16. Dans de tels cas, il existe de bonnes raisons pour que la presse soit avisée. Si le juge saisi de la demande n’a pas été informé par la partie qui est la seule à disposer — le média tiers innocent dont les droits protégés par l’al. 2b) sont en cause — de certains éléments de preuve ou de certaines allégations dont il a besoin pour mettre en balance les différents intérêts en cause, il n’aura alors rien à mettre en balance. En outre, ce juge n’aura aucun moyen de connaître certains faits hautement pertinents, comme la nature de la relation qui unit une source et un journaliste. Pour cette raison, dans National Post, la Cour a conclu que « les médias devraient avoir la possibilité de faire valoir leurs arguments contre la délivrance du mandat à la première occasion raisonnable », et que, à défaut d’une situation d’urgence, le juge saisi de la demande « pourrait conclure à bon droit qu’il est préférable d’aviser le média » : par. 83. Bien que la question de l’avis soit ultimement une question qui relève du pouvoir discrétionnaire du juge saisi de la demande, il est évidemment nettement préférable dans la plupart des cas d’aviser le média plutôt que d’entendre la demande ex parte.

[154] Par ailleurs, dans les rares cas où la Couronne peut démontrer qu’il existe des circonstances qui l’exigent ou un risque réel de destruction d’éléments de preuve, l’envoi d’un avis pourrait ne pas être possible. Un risque réel, par exemple, que la presse prenne des mesures pour mettre la preuve [traduction] « hors de la portée [du] système judiciaire canadien », comme l’indique la dénonciation en l’espèce, pourrait également militer contre l’envoi d’un avis. Dans ces circonstances, il y a lieu de rendre une ordonnance de mise sous scellés et de conservation des éléments de preuve obtenus jusqu’à ce que le média soit avisé et qu’il ait l’occasion de contester l’ordonnance devant un juge siégeant en révision. La possibilité que la presse ne « collabore pas avec les services de police », ce qui a également été suggéré dans la dénonciation en l’espèce, ne soulève pas les mêmes préoccupations. Dans de tels cas, il demeure préférable d’aviser le média de sorte qu’il puisse s’opposer à l’ordonnance dès qu’il en a l’occasion.

[155] Voilà qui nous amène à l’approche qu’il convient d’adopter pour examiner les ordonnances de communication. Une fois qu’une autorisation a été accordée, la personne visée par l’ordonnance peut la contester. Habituellement, un mandat de perquisition ou une ordonnance de communication par un tiers est contesté au moyen d’un bref de certiorari en Cour supérieure : Scott C. Hutchison et autres, Search and Seizure Law in Canada (feuilles mobiles), p. 16‑53 à 16‑55. La personne visée peut plaider que le juge saisi de la demande ne disposait pas d’un dossier suffisant pour établir les motifs de délivrance prescrits par la loi. Il peut aussi faire valoir que le dossier ne reflétait pas correctement ce que savait ou aurait dû savoir l’affiant et que, s’il l’avait reflété, l’autorisation n’aurait pas été accordée : Robert W. Hubbard, Peter M. Brauti et Scott K. Fenton, Wiretapping and Other Electronic Surveillance: Law and Procedure (loose‑leaf), par. 8.5.2.

[156] La Cour a énoncé l’approche traditionnelle pour réviser les autorisations dans Garofoli. Suivant cette approche, le juge chargé de la révision « ne substitue pas son opinion à celle du juge qui a accordé l’autorisation » : p. 1452. Il doit plutôt se limiter à déterminer si, à la lumière du dossier étoffé dans le cadre de la demande de révision, « il existe encore un fondement quelconque à la décision du juge qui a accordé l’autorisation » : ibid.. Même lorsque le dossier révèle l’existence « [de] fraude, [d’une] non‑divulgation, [d’une] déclaration trompeuse et [de] nouveaux éléments de preuve », si le juge qui a accordé l’autorisation « pouvait le faire », le juge qui siège en révision ne devrait pas intervenir : ibid., (je souligne); voir également R. c. Nero (2016), 334 C.C.C. (3d) 148 (C.A. Ont.); R. c. Araujo, [2000] 2 R.C.S. 992.

[157] La combinaison de l’approche Garofoli et de la procédure d’autorisation ex parte peut avoir un sens dans le contexte d’un mandat de perquisition ordinaire, où l’étoffement du dossier lors de l’examen ne change généralement pas les intérêts en jeu. Tout nouvel élément de preuve présenté à l’étape de la révision porte généralement sur la question de savoir s’il a été satisfait aux conditions légales préalables, c’est‑à‑dire s’il y avait des motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction a été commise et si des preuves de cette infraction seraient obtenues. Comme la Cour l’a affirmé, « [c]e qui importe, c’est ce que le déposant savait ou aurait dû savoir au moment où il a souscrit l’affidavit accompagnant la dénonciation » : Groupe de la Banque mondiale c. Wallace, [2016] 1 R.C.S. 207, par. 119. Ainsi, la Cour a conclu que la portée du contre‑interrogatoire d’un affiant est généralement limitée, et que « [m]ême s’il est établi que les renseignements contenus dans l’affidavit sont inexacts, ou qu’un fait substantiel n’a pas été communiqué, cela ne réfutera pas nécessairement la présence des conditions légales préalables. » : R. c. Pires, [2005] 3 R.C.S. 343, par. 30. Les nouveaux éléments de preuve ne sont pas pertinents si l’affiant ne pouvait pas raisonnablement en avoir eu connaissance : Groupe de la Banque mondiale, par. 122.

[158] Cette approche hautement empreinte de déférence n’a toutefois pas été conçue pour examiner si les droits visés à l’al. 2b) de la Charte avaient été suffisamment protégés. En fait, la Cour n’a jamais analysé directement quelle approche conviendrait pour réviser une ordonnance de communication rendue contre la presse. Dans les procédures auxquelles elle prend part sans avoir été avisée de la demande dont le juge est saisi, la presse n’aura pas eu l’occasion avant que l’autorisation soit accordée d’expliquer comment l’ordonnance interférerait avec son travail. À cette étape, indépendamment de l’existence ou non de nouveaux éléments de preuve, suivant l’approche Garofoli, la cour ne serait pas autorisée à mettre les intérêts en jeu de nouveau en balance. Elle ne pourrait plutôt qu’annuler l’ordonnance si elle estimait que le juge qui a accordé l’autorisation « n’aurait pas pu » conclure autrement que par un refus de prononcer l’ordonnance.

[159] S’il est vrai que toutes les ordonnances de communication entraînent des atteintes aux droits à la vie privée protégés par la Constitution, ces atteintes sont généralement connues à l’avance et requièrent bien peu qu’on élabore à leur sujet. En revanche, la nature et l’étendue de l’incidence de ces ordonnances sur la presse sont tributaires des faits et du contexte. La contestation d’une autorisation ex parte prononcée contre un journaliste peut mener, et mène nécessairement, lors de la révision, à la présentation de faits que le policier signataire de l’affidavit n’avait bien peu sinon aucun moyen de connaître. En outre, contrairement à la situation qui prévaut dans le contexte d’une révision de type Garofoli ordinaire, ces faits sont hautement pertinents, parce que l’examen ne porte pas sur la sincérité ou sur le caractère raisonnable des croyances de l’affiant, mais sur la question de savoir si l’ordonnance est le fruit d’une mise en balance proportionnée.

[160] Fait le plus important, si la décision du juge qui a accordé l’autorisation a été prise sans qu’il ait pu prendre connaissance des observations ou des éléments de preuve de la presse, il est difficile de concevoir pourquoi elle mériterait d’être traitée avec déférence. À mon avis, lorsque la presse n’a pas eu l’occasion de comparaître devant le juge qui a accordé l’autorisation, elle a droit à ce qu’une nouvelle mise en balance soit faite dans le contexte de la révision. Il serait artificiel de s’en remettre aux conclusions d’un décideur qui ne disposait pas de certains des éléments de preuve les plus pertinents, ou d’aucun d’entre eux, pour mettre en balance les intérêts en jeu. En outre, une nouvelle audience offre un processus plus direct à toutes les parties, et minimise le nombre d’étapes ainsi que de décisions intérimaires, tout en permettant au juge de se concentrer sur les questions de fond. Si, par contre, la presse était présente et a eu l’occasion de présenter sa thèse au juge saisi de la demande, il serait justifié d’adopter l’approche plus déférente adoptée dans Garofoli.

[161] J’ajouterais un dernier élément concernant l’analyse. Certaines parties ont renvoyé à la nouvelle Loi sur la protection des sources journalistiques, L.C. 2017, c. 22 , dans le but général de démontrer que le Parlement voulait renforcer la protection de la presse. Or, aucune disposition de cette loi n’était en cause devant nous. En conséquence, j’évite intentionnellement d’aborder ou d’appliquer cette loi dans les présents motifs.

Application

[162] En l’espèce, Média Vice a présenté tous les éléments de preuve et plaidé tous les arguments qui auraient pesé dans la balance. En conséquence, à mon avis, l’ordonnance de communication représente une mise en balance proportionnée des droits et intérêts en jeu.

[163] L’ordonnance a une portée limitée et vise uniquement les communications entre M. Makuch et M. Shirdon. En outre, mis à part la prétention de Média Vice selon laquelle la Couronne pourrait d’une quelconque façon utiliser les comptes rendus médiatiques publiés plutôt que les éléments de preuve qu’il cherche à obtenir, rien ne laisse à penser que ces communications pourraient être obtenues d’une autre source. En dépit du sérieux de toutes les ordonnances de communication prononcées contre un journaliste, j’estime que la mise en balance des avantages et des inconvénients de l’ordonnance en l’espèce mène à la conclusion que ces derniers sont minimes. Pour énoncer cette affirmation, je ne me fonde pas sur l’argument de la Couronne selon lequel il a déjà été porté atteinte aux intérêts à la vie privée de Média Vice en ce qui a trait à ces documents par une « publication antérieure ». Je me prononce ainsi plutôt parce que les faits précis de la présente cause affaiblissent la force de la suggestion de Média Vice selon laquelle l’ordonnance de communication constituerait une ingérence dans ses fonctions de collecte d’informations et de publication.

[164] La lentille inhabituelle à travers laquelle il faut voir le présent appel découle de ce que nous traitons de renseignements provenant d’une source dans des circonstances où cette dernière souhaitait que tous ses propos soient rendus publics. Je ne nie pas la gravité de la perception de la participation ou de la conscription des journalistes à l’enquête sur les crimes. Cette perception pourrait assurément miner la perception d’indépendance des médias, ce qui entraînerait [traduction] « une perte de leur crédibilité et de l’apparence de leur impartialité » : Manitoba, par. 74. Cette préoccupation perd toutefois de son importance dans le contexte de la présente affaire.

[165] Il vaut la peine de répéter que M. Shirdon n’était pas une source confidentielle, ni même une source qui aurait même laissé entendre qu’il souhaitait que M. Makuch dissimule son identité. Au contraire, il a approché ce dernier précisément pour que ses opinions extrémistes soient diffusées publiquement. Fait crucial, l’affidavit long et détaillé de M. Makuch ne contient aucune suggestion que tout ce que M. Shirdon a dit était destiné à être révélé « à titre confidentiel » ou compris comme tel, et Média Vice n’a jamais plaidé le contraire.

[166] Média Vice souligne que, initialement, M. Shirdon n’a pas révélé son identité à M. Makuch et a utilisé un pseudonyme. Cela n’équivaut toutefois pas à un accord de confidentialité. Fait plus pertinent, la conduite de M. Makuch lui‑même illustre que la relation n’était aucunement confidentielle. C’est lui, et non pas la police, qui a révélé l’identité de M. Shirdon au public, en publiant les articles qui établissaient un lien entre Abu Usamah et Farah Shirdon et qui faisaient état de la vidéo présente sur YouTube. Il n’est donc pas possible de prétendre qu’il est question, en l’espèce, d’une ingérence de l’État dans la relation entre un journaliste et une source. En fait, personne ne s’est ingéré dans l’anonymat ou dans la vie privée de M. Shirdon, puisque c’est lui‑même qui a renoncé à l’un comme à l’autre de manière à obtenir un forum pour faire connaître ses opinions — un fait confirmé par l’absence apparente de préoccupation de M. Makuch au sujet de l’identification de M. Shirdon dans ses articles.

[167] Média Vice plaide que le fait d’être tenu de se conformer à quelque ordonnance de communication que ce soit, qu’elle concerne ou non des communications confidentielles ou quasi confidentielles, et qu’il y ait ou non une quelconque apparence de lien entre le journaliste et la police, aura pour effet de dissuader les sources de parler aux journalistes. Soit dit en tout respect, si nous devions accepter une telle prétention, cela reviendrait à reconnaître une immunité universelle et automatique contre toutes les ordonnances de communication visant la presse. Bien qu’on puisse présumer qu’il y aurait un risque de dissuasion dans de tels cas, le contexte factuel particulier de chaque cas peut amplifier, diminuer ou repousser cette présomption. En l’espèce, la nature délibérément non confidentielle de la source et les communications en cause diminuent le risque d’effet dissuasif.

[168] Quant au degré d’intérêt de l’État, Média Vice ne conteste pas que les infractions reprochées à M. Shirdon soient très graves. Elle ne conteste pas non plus que les communications entre M. Makuch et M. Shirdon révèleront vraisemblablement une preuve solide de la conduite terroriste alléguée de ce dernier. Ce que Média Vice affirme plutôt, c’est que la Couronne n’a pas réellement besoin de ces communications pour avoir gain de cause dans sa poursuite contre M. Shirdon — une poursuite, en outre, dont Média Vice soutient qu’elle n’aura vraisemblablement pas lieu prochainement, le cas échéant. Or, comme je l’ai déjà mentionné, la question de savoir si les éléments de preuve recherchés sont nécessaires pour que la Couronne obtienne une déclaration de culpabilité ne relève pas de l’évaluation du degré d’intérêt de l’État.

[169] Je ne peux pas accepter non plus l’argument de Média Vice selon lequel l’ordonnance de communication ne devrait pas être rendue à moins que M. Shirdon ne revienne au Canada et tant et aussi longtemps qu’il ne l’aura pas fait et qu’une poursuite ici ne sera pas imminente. Sa fuite du Canada pour rejoindre DAECH fait partie intégrante du comportement précis pour lequel M. Shirdon est accusé. Il serait incongru d’utiliser sa fuite du Canada comme fondement pour reporter une enquête sur sa conduite.

[170] Ainsi, il faut conclure que les avantages pour l’intérêt de l’État à obtenir les messages l’emportent sur le préjudice causé aux droits de Média Vice.

[171] Je suis donc d’avis de rejeter l’appel.


Pourvoi rejeté.

Procureurs des appelants : St. Lawrence Barristers, Toronto; Linden & Associates, Toronto.
Procureur de l’intimée : Service des poursuites pénales du Canada, Toronto.
Procureur de l’intervenante la procureure générale de l’Ontario : Procureure générale de l’Ontario, Toronto.
Procureurs des intervenants le Réseau de télévision des peuples autochtones, les Avocats pour la défense de l’expression dans les médias, l’Association Canadienne des Journalistes, Canadian Journalists for Free Expression, la Guilde canadienne des médias/Syndicat des Communications d’Amérique Canada, Centre for Free Expression, Global News, a Division of Corus Television Limited Partnership et Postmedia Network Inc. : Stockwoods, Toronto.
Procureur de l’intervenante la Société Radio‑Canada : Société Radio‑Canada, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des avocats musulmans : Mirza Kwok Defence Lawyers, Mississauga; Hameed Law, Ottawa.
Procureurs des intervenants Media Legal Defence Initiative, Reporters Sans Frontières, Reporters Committee for Freedom of the Press, Media Law Resource Centre, International Press Institute, Article 19, Pen International, Pen le Centre Canadien de Pen International, Index on Censorship, Committee to Protect Journalists, World Association of Newspapers and News Publishers et International Human Rights Program : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.
Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Bersenas Jacobsen Chouest Thomson Blackburn, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Lerners, Toronto.

[1] Le terme « source journalistique » est défini au par. 39.1(1) de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C-5 , comme une « Source qui transmet confidentiellement de l’information à un journaliste avec son engagement, en contrepartie, de ne pas divulguer l’identité de la source, dont l’anonymat est essentiel aux rapports entre le journaliste et la source ».

[2] Le terme « journaliste » est défini au par. 39.1(1) de la Loi sur la preuve au Canada comme une « Personne dont l’occupation principale consiste à contribuer directement et moyennant rétribution, soit régulièrement ou occasionnellement, à la collecte, la rédaction ou la production d’informations en vue de leur diffusion par les médias, ou tout collaborateur de cette personne ».

[3] (2016), 352 C.R.R. (2d) 60 (C.S.J. Ont.).

[4] (2017), 137 O.R. (3d) 263 (C.A.).

[5] Toutes les références dans les présents motifs à l’arrêt Nouveau-Brunswick renvoient à la décision de 1991 à moins qu’il ne soit spécifiquement fait référence à la décision de la Cour rendue en 1996 dans Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480.

[6] Article 10 :

(1) Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

(2) L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.


Type d'affaire : Arrêt

Analyses

Droit constitutionnel — Charte des droits — Liberté d’expression — Média — Cadre d’analyse applicable aux demandes visant l’obtention de mandats de perquisition et d’ordonnances de communication présentées par la police — Obtention par la police d’une ordonnance de communication ex parte intimant à un organe de presse et à un journaliste de remettre des messages échangés par messagerie texte instantanée avec un individu soupçonné de terrorisme — Le cadre d’analyse actuel offre-t-il une protection suffisante aux médias compte tenu du rôle particulier qu’ils jouent dans une société libre et démocratique ? — L’ordonnance de communication a-t-elle été délivrée valablement ? ; Droit criminel — Ordonnances de communication — Norme de contrôle — Préavis — Obtention par la police d’une ordonnance de communication ex parte intimant à un organe de presse et à un journaliste de remettre des messages échangés par messagerie texte instantanée avec un individu soupçonné de terrorisme — Norme de contrôle applicable aux ordonnances de communication et à d’autres ordonnances d’investigation en lien avec les médias — Y a‑t‑il lieu d’imposer une obligation présumée de signifier un avis lorsque la police sollicite une ordonnance de communication ou un mandat de perquisition en lien avec un média ?

Un organe de presse et un de ses journalistes (ensemble, « Média Vice ») ont écrit et publié trois articles en 2014 fondés sur les échanges entre le journaliste et une source, un Canadien soupçonné d’avoir rallié une organisation terroriste en Syrie. Les articles faisaient état de déclarations de la source qui, si elles s’avèrent exactes, pourraient fournir des éléments de preuve solide de sa participation à de multiples infractions terroristes. La GRC a sollicité ex parte et obtenu une ordonnance de la Cour de justice de l’Ontario en application de l’art. 487.014 du Code criminel , pour qu’il soit intimé à Média Vice de produire les captures d’écrans des messages échangés avec la source. Plutôt que de produire ces documents, Média Vice a présenté une demande à la Cour supérieure pour que l’ordonnance soit annulée. Le juge chargé de la révision a rejeté la contestation de l’ordonnance de communication par Média Vice, concluant que le juge saisi de la demande pouvait statuer que l’intérêt du public dans l’obtention d’éléments de preuve fiables attestant de la perpétration d’infractions très sérieuses de terrorisme l’emportait sur l’intérêt du média. La Cour d’appel a rejeté l’appel interjeté par Média Vice.


Références :
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 30 novembre 2018, 2018CSC53


Origine de la décision
Date de la décision : 30/11/2018
Date de l'import : 10/02/2019

Fonds documentaire ?: Jugements de la Cour supreme


Numérotation
Référence neutre : 2018CSC53 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2018-11-30;2018csc53 ?
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