COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640
Date : 20091222
Dossier : 32932
Entre :
Peter Grant et Grant Forest Products Inc.
Appelants / Intimés à l’appel incident
et
Torstar Corporation, Toronto Star Newspapers Limited,
Bill Schiller, John Honderich et Mary Deanne Shears
Intimés / Appelants à l’appel incident
‑ et ‑
Ottawa Citizen, Association canadienne des journaux,
Ad IDEM/Canadian Media Lawyers’ Association,
ACDIRT Canada/Association des journalistes électroniques,
Magazines Canada, Association canadienne des journalistes,
Journalistes canadiens pour la liberté d’expression,
Writers’ Union of Canada, Professional Writers Association
of Canada, Book and Periodical Council,
PEN Canada, Société Radio‑Canada,
Association canadienne des libertés civiles et Danno Cusson
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 141)
Motifs concordants :
(par. 142 à 146)
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Charron, Rothstein et Cromwell)
La juge Abella
______________________________
Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640
Peter Grant et
Grant Forest Products Inc. Appelants/Intimés à l’appel incident
c.
Torstar Corporation,
Toronto Star Newspapers Limited,
Bill Schiller, John Honderich et
Mary Deanne Shears Intimés/Appelants à l’appel incident
et
Ottawa Citizen, Association canadienne des journaux,
Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association,
ACDIRT Canada/Association des journalistes électroniques,
Magazines Canada, Association canadienne des journalistes,
Journalistes canadiens pour la liberté d’expression,
Writers’ Union of Canada, Professional Writers Association
of Canada, Book and Periodical Council,
PEN Canada, Société Radio‑Canada,
Association canadienne des libertés civiles et Danno Cusson Intervenants
Répertorié : Grant c. Torstar Corp.
Référence neutre : 2009 CSC 61.
No du greffe : 32932.
2009 : 23 avril; 2009 : 22 décembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Rosenberg, Feldman et Simmons), 2008 ONCA 796, 92 O.R. (3d) 561, 301 D.L.R. (4th) 129, 243 O.A.C. 120, 61 C.C.L.T. (3d) 195, 71 C.P.R. (4th) 352, [2008] O.J. No. 4783 (QL), 2008 CarswellOnt 7155, qui a annulé une décision du juge Rivard et l’octroi de dommages-intérêts par le jury et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Pourvoi et pourvoi incident rejetés.
Peter A. Downard, Catherine M. Wiley et Dawn K. Robertson, pour les appelants/intimés à l’appel incident.
Paul B. Schabas, Erin Hoult et Iris Fischer, pour les intimés/appelants à l’appel incident.
Richard G. Dearden et Wendy J. Wagner, pour l’intervenant Ottawa Citizen.
Brian MacLeod Rogers et Blair Mackenzie, pour les intervenants l’Association canadienne des journaux, Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, ACDIRT Canada/Association des journalistes électroniques, Magazines Canada, l’Association canadienne des journalistes, les Journalistes canadiens pour la liberté d’expression, Writers’ Union of Canada, Professional Writers Association of Canada, Book and Periodical Council et PEN Canada.
Daniel J. Henry, pour l’intervenante la Société Radio‑Canada.
Patricia D. S. Jackson, Andrew E. Bernstein et Jennifer A. Conroy, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Ronald F. Caza et Jeff G. Saikaley, pour l’intervenant Danno Cusson.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Charron, Rothstein et Cromwell rendu par
La Juge en chef —
I. Introduction
[1] La liberté d’expression est garantie par l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Elle est essentielle au fonctionnement de notre démocratie, à la recherche de la vérité dans divers domaines d’enquête et à la capacité de chacun de s’exprimer et de s’épanouir.
[2] La liberté d’expression n’est cependant pas absolue. Elle est limitée notamment par le droit en matière de diffamation, qui protège la réputation personnelle contre les attaques injustifiées. Les règles relatives à la diffamation n’interdisent pas aux gens de s’exprimer. Elles posent simplement que quiconque porte atteinte à la réputation d’autrui pourra être tenu de réparer le tort causé. Cependant, si les moyens de défense à la disposition des diffuseurs sont définis trop étroitement, une « crainte paralysante du libelle » préjudiciable à la liberté d’expression et à la liberté de la presse pourrait en résulter.
[3] Deux valeurs conflictuelles — la liberté d’expression et la protection de la réputation — sont en jeu. Bien que la liberté d’expression soit une liberté fondamentale protégée par l’al. 2b) de la Charte, les tribunaux ont reconnu depuis longtemps que la réputation mérite aussi d’être protégée par le droit. Pour eux, le défi a consisté à établir le juste équilibre entre ces deux valeurs lorsqu’il s’est agi de formuler les règles de common law relatives à la diffamation. En l’espèce, nous sommes de nouveau appelés à décider s’il y a lieu de rajuster cet équilibre.
[4] Peter Grant et sa société, Grant Forest Products Inc. (« GFP »), ont intenté une action en diffamation contre le Toronto Star par suite de la parution, le 23 juin 2001, d’un article traitant du projet d’aménagement d’un golf privé sur le terrain de M. Grant situé en bordure d’un lac. L’article présentait la position de résidents du secteur qui critiquaient les incidences environnementales du projet et qui soupçonnaient M. Grant d’avoir exercé des pressions politiques en coulisse pour obtenir l’approbation du gouvernement relativement au projet de construction du nouveau terrain de golf. L’auteur de l’article, M. Bill Schiller, un journaliste expérimenté, a tenté de vérifier les allégations rapportées dans l’article et a notamment invité M. Grant à lui faire des commentaires, invitation qui a été déclinée. L’article a été publié, et M. Grant a intenté la présente action en libelle diffamatoire.
[5] Le procès s’est tenu devant un juge et un jury. Le jury a conclu à la responsabilité des intimés (les « défendeurs Star ») et a accordé des dommages‑intérêts généraux, majorés et punitifs totalisant 1 475 000 $.
[6] Selon les défendeurs Star, ce qui s’est produit en l’espèce met en évidence une lacune du droit relatif au libelle : un journaliste ou un diffuseur qui s’emploient avec diligence à vérifier la teneur d’un reportage sur une question d’intérêt public avant de le publier peuvent malgré tout engager leur responsabilité pour diffamation et avoir à payer d’énormes dommages‑intérêts, simplement parce qu’ils ne peuvent pas prouver, en cour, que tous les éléments de l’article sont véridiques ou invoquer à son égard l’une des catégories d’immunité dispensant de le prouver. Ils font valoir que l’état actuel du droit restreint indûment la liberté d’expression et paralyse la couverture de questions d’intérêt public, ce qui prive le public de l’information qu’il devrait recevoir. Pour corriger cette situation, les défendeurs Star demandent à notre Cour de réformer les moyens de défense dont disposent les journalistes en s’inspirant de la jurisprudence américaine et anglaise. Monsieur Grant et sa société soutiennent, quant à eux, que la common law établit actuellement le juste équilibre entre les droits en cause et qu’il n’y a pas lieu d’en changer les règles.
[7] Pour les motifs exposés ci‑après, je suis d’avis qu’il convient de modifier la common law pour y inclure la défense de communication responsable concernant des questions d’intérêt public. En outre, compte tenu de la reconnaissance de ce nouveau moyen de défense et de l’existence d’erreurs entachant les directives données au jury au sujet de la défense de commentaire loyal, j’estime qu’il y a lieu d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
II. Les faits
[8] Monsieur Peter Grant possède et exploite, dans le Nord de l’Ontario, une entreprise forestière prospère, GFP. Il est propriétaire d’un domaine sur les rives des lacs Twin, près de New Liskeard, en Ontario, où il habite et où sont installés les bureaux administratifs de GFP. Au milieu des années 1990, M. Grant a décidé d’y aménager un parcours de golf privé de trois trous qu’il a baptisé Frog’s Breath. En 1998, il a organisé le premier d’une série de tournois de golf de bienfaisance annuels, et il a décidé d’agrandir le parcours pour le porter à neuf trous. Il fallait pour cela qu’il acquière des terres publiques contiguës et obtienne diverses approbations gouvernementales.
[9] Les propriétaires de chalets voisins et les résidents de l’endroit se sont opposés au projet disant craindre ses incidences environnementales et ses effets sur leur qualité de vie. Ils ont communiqué leurs objections par lettre au ministère des Richesses naturelles de l’Ontario (« MRN ») à qui il revenait, en dernier ressort, d’approuver le projet de M. Grant. Ils ont aussi chargé un consultant en environnement d’évaluer le projet. Le rapport de ce dernier a justifié les craintes des résidents au sujet des répercussions environnementales nuisibles pour le lac et son pourtour, et réfuté les arguments favorables formulés par les experts de M. Grant.
[10] Le 13 janvier 2001, la Hudson Lakes Association (« HLA ») a tenu une assemblée publique au cours de laquelle les représentants de M. Grant ont expliqué la proposition et essayé d’apaiser les craintes des résidents. L’intégrité du processus d’approbation était cependant déjà largement mise en doute. Monsieur Grant soutenait depuis longtemps le Parti progressiste‑conservateur de l’Ontario. En outre, il était un ami personnel de Mike Harris, alors premier ministre de la province. Bien qu’il s’efforçait de ne pas attirer l’attention publique, sa fortune et les liens étroits qu’il entretenait avec le gouvernement n’avaient pas manqué d’attirer l’attention des observateurs de la scène politique et du monde des affaires de l’Ontario.
[11] Par pure coïncidence, le jour même où se tenait l’assemblée publique de la HLA concernant le projet Grant, le Toronto Star a publié un article du journaliste chevronné Bill Schiller intitulé [traduction] « Court‑circuiter les règles : Genèse d’une opération foncière — Comment les amis de Mike Harris prennent le pas sur le contrôle de l’habitat des poissons pour construire leur rêve ». L’article décrivait comment Peter Minogue, un autre ami du premier ministre Harris, avait prévalu sur les objections du MRN et obtenu l’autorisation de construire un terrain de golf et un centre de villégiature appelé Osprey Links après s’être plaint aux « instances politiques » des retards subis par le projet. Même si Peter Grant n’avait rien à voir avec le projet Osprey Links, la nouvelle d’une ingérence politique dans l’approbation d’un projet d’aménagement analogue piloté par un autre ami du premier ministre Harris a avivé les préoccupations des résidents et suscité de longues discussions lors de l’assemblée de la HLA.
[12] Un représentant du MRN a participé à l’assemblée pour assurer aux résidents que le processus d’approbation suivrait la filière administrative habituelle et qu’aucune décision n’était encore rendue. Or, l’article concernant Osprey Links étant paru le jour même, ces propos n’ont pas été bien reçus. Un résident, brandissant le journal, a exigé de savoir [traduction] « compte tenu de l’article du Toronto Star d’aujourd’hui, si la réponse finale viendra de North Bay ou de Queen’s Park ». Autrement dit, il demandait si la décision serait prise par les fonctionnaires du ministère eux‑mêmes ou par leurs patrons politiques à Toronto. Un autre résident a dit craindre que l’approbation soit déjà un [traduction] « fait accompli ».
[13] Madame Lorrie Clark, une professeure d’anglais de l’Université Trent à Peterborough et propriétaire d’un chalet sur les bords des lacs Twin était présente à l’assemblée. À la suite de cette rencontre, elle a communiqué par courriel avec M. Bill Schiller, lui signalant que son article sur Osprey Links avait [traduction] « fait l’effet d’une bombe à New Liskeard » et que la ressemblance entre les faits entourant le projet de M. Grant d’aménagement d’un terrain de golf et ceux relatifs au projet d’Osprey Links était [traduction] « extraordinaire ». Elle lui a décrit ainsi la situation ayant mené à la tenue de l’assemblée publique et l’état d’esprit des propriétaires de chalets :
[traduction] Voici en gros la situation : M. Peter Grant, propriétaire multimillionnaire de l’entreprise Grant Forest Products d’Englehart, mais aussi ami et partisan de longue date de Mike Harris, essaie d’acquérir 40 acres de terres publiques contiguës à son « chalet » des lacs Twin, à l’ouest de New Liskeard, pour y aménager un golf privé. [. . .] Tout le monde pense que c’est un fait accompli en raison de l’influence qu’exerce M. Grant (il emploie 10 000 personnes dans le Nord de l’Ontario), mais plus encore en raison de ses liens avec Mike Harris. . .
Depuis le début, on sent que c’est « un fait accompli », comme l’a dit l’un des propriétaires de chalets hier soir, et qu’il n’y a rien à faire pour empêcher la réalisation d’un projet qui ne sert PAS l’intérêt public, mais, de toute évidence, uniquement un intérêt très privé. Tout le monde soupçonne que des pressions politiques sont peut‑être exercées sur les fonctionnaires du MRN pour que M. Grant obtienne ce qu’il désire, bien qu’il puisse s’agir, je le concède, d’une rumeur non fondée. [d.a., vol. X, p. 78]
D’autres propriétaires de chalets, en désaccord avec le projet de M. Grant et suspectant que ce dernier usait de son influence, ont communiqué avec M. Schiller. L’affaire a éveillé son intérêt. Pour reprendre ses mots, il s’agissait d’un [traduction] « sujet classique d’intérêt public » — et il a décidé de faire enquête.
[14]Monsieur Schiller a commencé par examiner les dossiers d’Élections Ontario qui ont confirmé que M. Grant et GFP contribuaient généreusement aux caisses du PC ontarien et de Mike Harris. Il s’est ensuite rendu à New Liskeard et a rencontré plusieurs résidents de l’endroit. Il a recueilli des renseignements au sujet de l’aménagement proposé, a pris note des inquiétudes des résidents et en a appris davantage sur Peter Grant et sur la place importante qu’il occupe dans la collectivité. Il a parlé avec des représentants du MRN et rassemblé une série de documents se rapportant au projet. Il a également tenté à plusieurs reprises de rencontrer M. Grant pour connaître [traduction] « les deux côtés de la médaille ». Il s’est cependant constamment heurté à un refus. En outre, lorsqu’il a écrit de nouveau à M. Grant, au mois de juin, pour lui exposer certaines objections des propriétaires de chalets et lui demander une réponse, l’avocat de ce dernier lui a répondu en menaçant de le poursuivre pour libelle diffamatoire.
[15]Au début du mois de juin, le Star a dépêché un photographe du nom de Mike Slaughter pour rapporter des photos de la propriété de M. Grant afin d’illustrer l’article. Monsieur Slaughter a photographié la propriété vue du lac, à partir d’un canot. Il a également pris des photos du golf après avoir garé son véhicule sur le côté de la voie publique et avoir fait quelques pas sur le terrain. Monsieur Grant, qui avait remarqué la présence du photographe et qui se doutait qu’il était envoyé par le Star, a donné instruction à un employé, M. Ted Webster, d’aller voir de qui il s’agissait et d’essayer de l’empêcher de partir. Il semble que M. Grant voulait que le photographe reste où il était jusqu’à ce que la police réponde à sa plainte pour intrusion. Quoi qu’il en soit, M. Webster a garé son camion sur la voie, devant la voiture de M. Slaughter, pour tenter de lui bloquer le passage. Monsieur Slaughter a quand même réussi à le contourner, manquant de peu de tomber dans un fossé. Monsieur Webster l’a suivi dans son camion. Un autre employé de M. Grant s’est joint à la poursuite, mais M. Slaughter a réussi à s’échapper. Les parties ont des versions très différentes de cet incident — qui a pris une grande importance au procès. Selon M. Grant, il s’agissait d’une intrusion manifeste du Star sur une propriété privée. Pour le Star, l’incident a plutôt fait la preuve de la volonté impitoyable de M. Grant d’empêcher toute enquête et de son attitude agressive envers la presse.
[16]L’article, intitulé [traduction] « Résidents verts de rage à propos d’un terrain de golf — un partisan de longue date de Mike Harris attend l’aval des conservateurs quant à son projet », a paru le 23 juin 2001. Il est reproduit en entier en annexe. (Deux autres articles lui ont fait suite, mais ils ne sont pas visés par la présente action.) L’article du 23 juin décrivait les liens de M. Grant avec Mike Harris et le parti conservateur, situait la controverse et exposait les préoccupations que l’aménagement lui‑même et la possibilité d’une ingérence politique suscitaient chez les propriétaires de chalets. Il faisait état du refus de commenter opposé par M. Grant et de la tentative d’un des employés de ce dernier [traduction] « de faire quitter la voie publique au véhicule du photographe ». L’article comportait le paragraphe suivant, qui est au cœur du présent litige :
[traduction] « Tout le monde pense que c’est un fait accompli en raison de l’influence qu’exerce M. Grant, mais plus encore en raison de ses liens avec Mike Harris », affirme Lorrie Clark, propriétaire d’un chalet sur les bords des lacs Twin.
Somme toute, l’article accordait plus de crédit et d’importance à la position des propriétaires de chalets qu’à celle de M. Grant. Il ne peignait pas ce dernier sous un jour flatteur. Toutefois, les faits rapportés étaient en grande partie véridiques, selon que l’on considère la citation de Mme Clark — « [t]out le monde pense que c’est un fait accompli » comme un énoncé de fait ou comme un énoncé d’opinion, une question sur laquelle je reviendrai.
[17]Les menaces de poursuite ont été mises à exécution. Monsieur Grant et GFP ont poursuivi M. Schiller, le Star et d’autres parties liées au journal ainsi que Mme Lorrie Clark. Madame Clark a réglé avant le procès.
III. Historique judiciaire
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario (le juge Rivard, siégeant avec jury)
[18]Au procès, l’accent a été mis sur la déclaration attribuée à Mme Clark qu’il y avait « fait accompli » qui, pour les demandeurs, constituait le nœud de la diffamation. Ils ont soutenu que l’article accusait en fait M. Grant d’avoir abusé de son influence pour obtenir des faveurs du gouvernement, ce à quoi les défendeurs ont opposé que l’article se faisait simplement l’écho des préoccupations réelles et légitimes des résidents locaux, sans accuser M. Grant de s’être mal conduit.
[19]Puis, invoquant la jurisprudence anglaise récente, les défendeurs ont soutenu subsidiairement qu’il y aurait lieu d’appliquer une défense d’immunité relative élargie, fondée sur la notion de journalisme responsable concernant des questions d’intérêt public. Sans écarter la possibilité d’une telle extension, le juge du procès a déclaré que ce moyen de défense ne pourrait être retenu dans les circonstances en raison de la portée essentiellement locale de l’article et de son [traduction] « ton très négatif ».
[20]Par conséquent, les questions soumises au jury portaient essentiellement sur la défense de véracité et sur celle de commentaire loyal. Le jury les a toutes deux rejetées, et il a accordé aux demandeurs des dommages‑intérêts généraux, majorés et punitifs totalisant 1 475 000 $. Les dommages‑intérêts punitifs à eux seuls se chiffraient à 1 000 000 $.
B. Cour d’appel de l’Ontario (les juges Rosenberg, Feldman et Simmons) (2008 ONCA 796, 92 O.R. (3d) 561)
[21] Forts de la décision que la Cour d’appel de l’Ontario avait rendue entre‑temps dans l’affaire Cusson c. Quan, 2007 ONCA 771, 231 O.A.C. 277 — et dont l’appel est tranché par les motifs de la Cour rendus concurremment : Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712 — , laquelle reconnaissait la nouvelle défense de journalisme responsable, les défendeurs Star ont interjeté appel du verdict du jury tant à l’égard de la question de la responsabilité que de celle du montant des dommages‑intérêts.
[22] Rendant jugement pour la cour, la juge Feldman a confirmé la reconnaissance de la nouvelle défense de journalisme responsable élaborée dans Quan, et elle a conclu que le juge du procès avait omis à tort de la présenter au jury. Selon elle, le juge du procès a indûment rétréci la notion d’intérêt public : il aurait dû tirer la conclusion de droit que le sujet de l’article était d’intérêt public, puis en évaluer en conséquence le caractère responsable. Relativement à cette dernière question, la juge Feldman a estimé que le juge du procès avait réduit à tort l’importance des efforts effectivement déployés par M. Schiller pour vérifier les allégations. Elle a aussi statué que le juge aurait dû soumettre au jury la question préliminaire du sens de l’énoncé en cause, puisque celui‑ci pouvait être interprété de diverses façons.
[23] La juge Feldman a aussi relevé des erreurs dans l’exposé au jury concernant la défense de commentaire loyal. Parce que le procès s’est tenu avant que notre Cour rende l’arrêt WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40, [2008] 2 R.C.S. 420, le juge du procès a naturellement indiqué au jury que le commentaire loyal devait pouvoir émaner d’un « esprit juste », condition qui a été rejetée dans WIC Radio. En outre, dans ses directives au jury sur la question de la malveillance qui fait échec à la défense de commentaire loyal, le juge Rivard a expliqué que la question fondamentale était de savoir si M. Schiller croyait honnêtement les énoncés diffamatoires, en particulier la remarque portant sur le « fait accompli ». Or, comme la juge Feldman l’a signalé, ce commentaire ayant été attribué à Mme Clark, la croyance honnête de M. Schiller à son égard ne pouvait être pertinente que s’il l’avait fait sien. La confusion à cet égard peut avoir induit le jury à conclure, sur la foi de fondements erronés, qu’il y avait eu malveillance.
[24] Estimant que les directives données au jury étaient viciées, la Cour d’appel a ordonné la tenue d’un nouveau procès.
[25] Monsieur Grant et sa société se sont pourvus devant la Cour pour faire rétablir le verdict du jury. Les défendeurs Star ont formé un pourvoi incident, demandant à notre Cour d’appliquer le nouveau moyen de défense en l’espèce et de rejeter l’action. Subsidiairement, ils ont prié la Cour de rejeter l’action sur le fondement du commentaire loyal.
IV. Les questions en litige
[26] Bien que les défenses de commentaire loyal et de communication responsable faite dans l’intérêt public restent des questions en litige, la principale question juridique posée en l’espèce concerne l’opportunité de renforcer la protection accordée aux énoncés de fait diffusés dans l’intérêt public et, le cas échéant, la façon de le faire. Ces questions invitent à adopter le cadre analytique suivant :
1. La common law devrait‑elle prévoir une défense fondée sur la communication responsable faite dans l’intérêt public?
2. Si oui, quels seraient les éléments du nouveau moyen de défense?
3. Si oui, quelle serait la procédure applicable? Plus particulièrement, quels seraient les rôles respectifs du juge et du jury?
4. Application à la présente espèce
a) le commentaire loyal
b) la communication responsable
V. Analyse
A. La common law devrait‑elle prévoir une défense fondée sur la communication responsable faite dans l’intérêt public?
[27] J’analyserai d’abord le droit actuel. Ensuite, j’examinerai les arguments invoqués en faveur ou à l’encontre du changement.
(1) Le droit actuel
[28] Celui qui intente une action en diffamation doit prouver trois éléments pour avoir gain de cause et obtenir des dommages‑intérêts : (1) que les mots en cause sont diffamatoires au sens où ils tendent à entacher sa réputation aux yeux d’une personne raisonnable, (2) que ces mots visent bel et bien le demandeur et (3) qu’ils ont été diffusés, c’est‑à‑dire qu’ils ont été communiqués à au moins une personne autre que le demandeur. Si ces éléments sont établis suivant la prépondérance des probabilités, la fausseté et le préjudice sont présumés, en dépit du fait que cette règle a été vertement critiquée : voir, p. ex., R. A. Smolla, « Balancing Freedom of Expression and Protection of Reputation Under Canada’s Charter of Rights and Freedoms » dans D. Schneiderman, dir., Freedom of Expression and the Charter (1991), 272, p. 282. (Cette règle ne connaît qu’une exception, qui exige la preuve d’un dommage spécial pour les cas de diffamation verbale, à moins que les mots en cause ne soient intrinsèquement diffamatoires : R. E. Brown, The Law of Defamation in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), vol. 3, p. 25-2 et 25‑3). Le demandeur n’a pas à prouver que le défendeur avait l’intention de causer un préjudice ni même qu’il a été négligent. Il s’agit donc d’un délit de responsabilité stricte.
[29] Si le demandeur a établi les éléments nécessaires, le fardeau de la preuve est inversé et le défendeur doit invoquer un moyen de défense pour éviter d’être jugé responsable.
[30] Le défendeur peut invoquer la défense d’immunité tant à l’égard des énoncés d’opinion qu’à l’égard des énoncés de fait, selon les circonstances dans lesquelles ils ont été faits. Certaines « circonstances », comme les débats parlementaires ou les instances judiciaires, donnent lieu à une immunité absolue. D’autres, comme les lettres de recommandation ou les rapports de solvabilité, ne confèrent qu’une immunité « relative », au sens où elle peut être levée s’il est démontré que le défendeur a agi avec malveillance : voir Horrocks c. Lowe, [1975] A.C. 135 (H.L.). L’existence des défenses d’immunités absolue et relative témoigne du fait que [traduction] « l’intérêt et le bien‑être communs de la société » exigent parfois que la communication puisse se faire sans entrave : Toogood c. Spyring (1834), 1 C.M. & R. 181, 149 E.R. 1044, p. 1050, le baron Parke. En formulant le principe de l’immunité circonstancielle, le droit reconnaît que des propos faux et diffamatoires peuvent parfois contribuer à l’atteinte de fins sociales souhaitables.
[31] À l’égard des énoncés d’opinion, comprenant [traduction] « les déductions, inférences, conclusions, critiques, jugements, remarques et observations, dont il est généralement impossible de faire la preuve » (Ross c. New Brunswick Teachers’ Assn., 2001 NBCA 62, 201 D.L.R. (4th) 75, par. 56, cité dans WIC Radio au par. 26), un défendeur peut invoquer non seulement l’immunité, mais aussi la défense de commentaire loyal. Suivant la reformulation qui en a été faite dans WIC Radio, au par. 28, le défendeur qui invoque ce moyen doit satisfaire aux éléments suivants de la défense : a) le commentaire doit porter sur une question d’intérêt public; b) le commentaire doit être fondé sur des faits; c) le commentaire peut comprendre des conclusions de fait, mais doit être reconnaissable en tant que commentaire; d) le commentaire doit répondre au critère objectif suivant : est‑ce que n’importe qui pourrait honnêtement exprimer cette opinion vu les faits prouvés?; e) même si le commentaire répond au critère objectif, la défense peut échouer si le demandeur prouve que le défendeur était animé par la malice. WIC Radio a élargi la défense de commentaire loyal en modifiant l’exigence classique de l’opinion qui puisse honnêtement être exprimée par un « esprit juste » en exigence voulant que l’opinion soit de celles qu’« on pouvait honnêtement exprimer » (par. 49‑51) et qui permette les débats vigoureux. Pour reprendre les mots du juge Binnie : « [n]ous vivons dans un pays libre, où il est permis d’énoncer des opinions outrancières et ridicules tout autant que des vues modérées » (par. 4).
[32] Lorsque des énoncés de fait sont en cause, le défendeur n’a habituellement que deux moyens de défense à sa disposition : il peut faire valoir que l’énoncé est substantiellement vrai (justification) ou qu’il a été fait dans un contexte protégé (immunité). En l’espèce, il faut déterminer s’il convient d’élargir la gamme des moyens de défense applicables en cas de poursuite pour énoncés de fait diffamatoires — comme cela a été fait pour les énoncés d’opinion — en raison de l’importance de la liberté d’expression dans une société libre.
[33] Pour que sa défense de justification soit reçue, le défendeur doit démontrer que l’énoncé était substantiellement vrai. Une telle preuve peut être difficile à faire. Un journaliste pourrait avoir vérifié ses sources et être convaincu qu’un énoncé est substantiellement vrai, mais avoir néanmoins de la difficulté à le démontrer en cour, peut‑être des années après les faits. L’absence d’adéquation entre la vérification responsable et la capacité de prouver la véracité en cour beaucoup plus tard fait en sorte que, d’un point de vue pratique, la défense de justification s’avère souvent très peu utile aux journalistes et à ceux qui diffusent leurs reportages.
[34] Si la défense de justification est rejetée, le diffuseur ne pourra généralement échapper à la responsabilité résultant d’un énoncé de fait diffamatoire faux qu’en établissant que cet énoncé a été fait dans des circonstances conférant une « immunité ». La défense d’immunité relative n’a toutefois que rarement été utile aux médias. Cela tient notamment à ce que ce moyen est traditionnellement associé à l’existence de relations particulières caractérisées par un « devoir » de communiquer l’information et un « intérêt » correspondant à en recevoir communication. Or, la presse ne communique pas de renseignements à des personnes déterminées avec lesquelles elle entretient des rapports personnels, elle s’adresse plutôt au public en général. L’utilité restreinte de ce moyen de défense s’explique aussi par le conservatisme des premières décisions, qui ont résolu le conflit entre protection de la réputation et liberté d’expression en privilégiant la réputation. Dans une série de jugements rédigés par le juge Cartwright (plus tard Juge en chef), notre Cour a refusé de reconnaître aux médias un statut particulier qui aurait pu leur rendre la défense d’immunité plus accessible : Douglas c. Tucker, [1952] 1 R.C.S. 275; Globe and Mail Ltd. c. Boland, [1960] R.C.S. 203; Banks c. Globe and Mail Ltd., [1961] R.C.S. 474; Jones c. Bennett, [1969] R.C.S. 277.
[35] Au cours des dernières décennies, les tribunaux ont assoupli les règles régissant l’immunité relative, quoique de façon graduelle et ponctuelle. Il est arrivé aux tribunaux de reconnaître une telle immunité à des publications sans destinataire précis, lorsqu’un devoir et un intérêt impérieux semblaient le justifier. Par exemple, à l’occasion de poursuites visant des politiciens ayant fait part à l’électorat de préoccupations suscitées par la conduite d’autres personnages publics, les tribunaux ont parfois reconnu que le [traduction] « devoir qui incombe aux politiciens de faire circuler l’information—» sur des sujets d’intérêt pour le public pouvait conférer une immunité relative : Parlett c. Robinson (1986), 5 B.C.L.R. (2d) 26 (C.A.), p. 39.
[36] Au cours de la dernière décennie, cette reconnaissance a quelquefois été étendue à des médias défendeurs. Dans Grenier c. Southam Inc., [1997] O.J. No. 2193 (QL), par exemple, la Cour d’appel de l’Ontario (dans une brève inscription) a confirmé la conclusion du juge de première instance selon laquelle l’entreprise de presse défenderesse avait le [traduction] « devoir social et moral » de publier l’article en question. L’opinion voulant que les médias puissent invoquer l’immunité relative à la condition qu’ils démontrent l’existence d’un devoir social ou moral de diffusion et d’un intérêt correspondant à recevoir l’information a été adoptée dans d’autres décisions : Leenen c. Canadian Broadcasting Corp. (2000), 48 O.R. (3d) 656 (C.S.J.), p. 695, conf. par (2001), 54 O.R. (3d) 612 (C.A.), et Young c. Toronto Star Newspapers Ltd. (2003), 66 O.R. (3d) 170 (C.S.J.), conf. par (2005), 77 O.R. (3d) 680 (C.A.).
[37] En dépit de ces incursions limitées, les exigences relatives à l’immunité demeurent rigoureuses et les critères applicables au devoir et à l’intérêt correspondant nécessaires à son établissement demeurent nébuleux. On ne sait toujours pas avec certitude quand une entreprise médiatique peut se prévaloir de la défense d’immunité relative, si tant est qu’elle le puisse.
(2) Les arguments militant en faveur d’une modification du droit
[38] La thèse préconisant d’élargir la gamme des moyens de défense dont peuvent se prévaloir les diffuseurs publics — telle la presse — relativement à la communication de faits repose sur deux arguments connexes.
[39] Le premier argument, fondé sur des considérations de principe, pose que le droit actuel n’est pas compatible avec la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte. Selon cet argument, les règles classiques, appliquées à l’ère moderne, produisent un effet paralysant qui limite indûment la couverture de faits et qui fait trop pencher la balance au profit de la protection de la réputation. Bien que le droit doive pourvoir à la réparation d’atteintes non fondées à la réputation, il faut éviter que les poursuites ou menaces de poursuite en diffamation servent d’arme permettant aux riches et aux puissants d’entraver la diffusion de l’information et le débat essentiels à une société libre.
[40] Le second argument, fondé sur la jurisprudence, renvoie aux modifications que plusieurs ressorts étrangers de common law ont apportées aux règles classiques applicables en matière de diffamation pour étendre la protection conférée aux médias, après avoir reconnu que ces règles restreignaient indûment la liberté d’expression. Toujours selon cet argument, en dépit de la diversité des approches retenues, la tendance est claire et elle a été confirmée par des décisions canadiennes récentes, plus particulièrement par l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario Quan, si bien que le temps est venu pour notre Cour d’emboîter le pas.
a) L’argument de principe
[41] La question de principe fondamentale qui se pose est celle de savoir si les moyens de défense classiques applicables à l’égard d’énoncés de fait discriminatoires imposent à la liberté d’expression des limites incompatibles avec les valeurs constitutionnelles canadiennes. Le droit existant établit‑il un juste équilibre entre deux valeurs essentielles pour la société canadienne — la liberté d’expression d’une part et la protection de la réputation personnelle d’autre part? Comme le juge Binnie l’a indiqué dans WIC Radio, « [i]l n’est pas question de considérer l’atteinte à la réputation de l’individu comme une conséquence regrettable, mais inévitable, des controverses publiques, mais il ne faut pas non plus vouer à la réputation personnelle une déférence exagérée propre à “paralyser” un débat ouvert sur des questions d’intérêt public » (par. 2).
[42] Il y a longtemps que la liberté d’expression et le respect des débats vigoureux sur les questions d’intérêt public sont considérés comme essentiels à la démocratie canadienne. Bien avant l’avènement de la Charte, notre Cour a indiqué, dans Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100 (le juge en chef Duff), que la Constitution canadienne comportait le droit implicite de s’exprimer librement sur des questions politiques. Ce principe, confirmé par des arrêts tels Saumur c. City of Quebec, [1953] 2 R.C.S. 299, et Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285, a résisté à l’épreuve du temps.
[43] En 1982, la Charte a confirmé et élargi la protection conférée à la liberté d’expression, à l’al. 2b), en l’étendant expressément à la presse : « [c]hacun a [la] [. . .] liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication ».
[44] Vu le statut de règle constitutionnelle conféré à la liberté d’expression par la Charte, il s’agit d’une norme à laquelle doivent se conformer toutes les règles de droit canadiennes. Même si la common law n’est pas directement sujette à un examen au regard de la Charte dans le cadre de litiges opposant des parties privées, des modifications peuvent y être apportées pour la rendre conforme à la Charte. Comme l’a déclaré le juge Cory dans Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 97, « [f]ormulées en termes généraux, les valeurs de la Charte devraient être pondérées en regard des principes qui inspirent la common law. Les valeurs de la Charte offriront alors des lignes directrices quant à toute modification de la common law que la cour estime nécessaire. »
[45] Dans Hill, la Cour s’est penchée sur l’argument voulant que, vu l’existence de la Charte, il y ait lieu de modifier le droit canadien en matière de diffamation. Exprimant l’opinion unanime de la Cour sur ce point, le juge Cory a refusé d’adopter la norme de la « malveillance véritable » formulée dans la décision américaine New York Times Co. c. Sullivan, 376 U.S. 254 (1964) qui reconnaît l’existence d’une immunité à l’égard des propos diffamatoires visant des titulaires d’une charge publique, à moins que la malveillance ne soit établie. Le juge Cory a cependant élargi quelque peu le principe reconnu de l’immunité relative à l’égard des comptes rendus de procédures judiciaires.
[46] Bien que l’arrêt Hill ait écarté la solution retenue dans Sullivan et confirmé la conformité générale avec la Charte des règles de common law relatives à la diffamation, il n’a pas pour autant fermé la porte à tout changement visant des règles ou des principes particuliers. Comme l’a signalé le juge Iacobucci dans R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, p. 670, « [l]es juges peuvent et doivent adapter la common law aux changements qui se produisent dans le tissu social, moral et économique du pays. » Cette obligation suppose que les tribunaux poseront à l’occasion un regard neuf sur la common law et réévalueront sa compatibilité avec les attentes sociales en mutation, à la lumière des valeurs affirmées dans la Charte.
[47] Les raisons d’être fondamentales ou objectifs de la garantie relative à la liberté d’expression prévue à l’al. 2b) de la Charte sont triples : (1) le débat démocratique, (2) la recherche de la vérité et (3) l’épanouissement personnel : Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 976; elles en déterminent le contenu et aident à définir les limites à la liberté d’expression qui peuvent se justifier au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’article premier.
[48] Premièrement et avant tout, la liberté d’expression est essentielle à la saine gouvernance en démocratie. Comme le juge Rand l’a affirmé, [traduction] « un gouvernement, par le libre jeu de l’opinion publique dans une société libre, [. . .] exige comme conditions un accès à peu près libre aux idées et leur diffusion sans entraves » : Switzman, p. 306.
[49] Deuxièmement, la libre circulation des idées est « un préalable essentiel de la recherche de la vérité » : R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, p. 803, la juge McLachlin. Cette raison d’être, quelquefois appelée le « marché des idées », dépasse la sphère politique pour englober tout débat axé sur la recherche de la vérité par l’échange d’information et d’idées. De l’information est propagée et des propositions sont débattues. Dans le cadre du débat, des idées fausses et des erreurs sont exposées. Ce qui subsiste au terme de cette épreuve a valeur de vérité.
[50] Troisièmement, la liberté d’expression est intrinsèquement précieuse en tant que facteur d’épanouissement personnel tant de ceux qui s’expriment que des membres de leur auditoire. Comme la majorité de notre Cour l’a fait remarquer dans Irwin Toy, p. 976, « la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels doit être encouragée dans une société qui est essentiellement tolérante, même accueillante, non seulement à l’égard de ceux qui transmettent un message, mais aussi à l’égard de ceux à qui il est destiné ».
[51] Des trois raisons d’être de la protection constitutionnelle de la liberté d’expression, seule la troisième, l’épanouissement personnel, a plus ou moins de pertinence en matière de communication diffamatoire concernant une question d’intérêt public. Cela tient à ce que la réputation du demandeur peut mériter d’être protégée tout autant que l’épanouissement personnel passant par l’expression exempte d’entraves. Il n’est pas question ici d’une interdiction de s’exprimer décrétée par l’État, où même l’épanouissement personnel par l’expression malveillante ou trompeuse peut entrer en ligne de compte (R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731), mais d’un moyen par lequel une personne peut en rechercher une autre en responsabilité civile en raison des propos que cette dernière a tenus. Les principes de la Charte n’autorisent personne à ternir la réputation d’autrui pour le simple assouvissement du désir atavique de s’exprimer.
[52] Les deux premières raisons d’être de la protection de la liberté d’expression, en revanche, sont tout à fait pertinentes en matière de communication concernant des questions d’intérêt public, même si la communication est entachée de fausses imputations. La première, la saine gouvernance en démocratie, a une profonde résonnance dans ce contexte. Comme la Cour l’a indiqué dans WIC Radio, il y a lieu d’encourager un débat ouvert sur les questions d’intérêt public, et il ne faut pas « vouer à la réputation personnelle une déférence exagérée » propre à le freiner (par. 2). Or, la libre circulation de l’information est nécessaire à un débat productif, et le libellé de l’al. 2b) lui‑même reconnaît l’importance cruciale des médias pour la tenue d’un tel débat : « liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication ».
[53] La liberté n’évacue pas la responsabilité. Il est capital que les médias se conduisent de façon responsable lorsqu’ils couvrent des faits concernant des questions d’intérêt public et qu’ils se conforment aux normes les plus exigeantes du journalisme. Toutefois, exiger que la couverture des questions d’intérêt public atteigne à une certitude judiciaire peut aboutir à empêcher la communication de faits qu’une personne raisonnable tiendrait pour fiables et qui sont pertinents et importants pour le débat public. Dans leur état actuel, les règles de common law font en sorte qu’une information ne peut être communiquée que si le diffuseur est certain de pouvoir en prouver la véracité devant le tribunal en cas de poursuite. Le diffuseur qui vérifie les faits et la fiabilité des sources peut parvenir à une certitude raisonnable quant à leur véracité, sans pour autant être assuré de pouvoir, peut‑être des années plus tard, établir cette véracité en cour. Cette situation peut avoir un effet paralysant sur ce qui sera communiqué, et il est possible que des renseignements fiables et d’intérêt public ne soient ainsi jamais révélés.
[54] La question dont nous sommes saisis intéresse aussi la deuxième raison d’être de la garantie relative à la liberté d’expression : la recherche de la vérité. La crainte des poursuites en diffamation peut empêcher la diffusion d’information concernant des questions d’intérêt public. Il se peut donc que le public ne sache jamais toute la vérité sur une question donnée.
[55] D’aucuns opposent que la fausseté ne saurait servir les fins de l’al. 2b). La défense d’immunité existante réfute toutefois cet argument puisqu’elle reconnaît que l’intérêt public exige parfois d’accorder une immunité à l’égard d’énoncés faux, en raison de l’importance de tenir des débats vigoureux sur les questions d’intérêt public (p. ex. l’immunité parlementaire) ou de l’importance de la discussion et de la divulgation en tant que moyens de parvenir à la vérité (p. ex. les rapports de police, les recommandations d’emploi).
[56] Cet argument fait également fi du fait que la protection conférée par l’al. 2b) de la Charte ne vise pas exclusivement les énoncés dont la véracité peut, à terme, être démontrée. Comme l’explique le professeur Boivin :
[traduction] Les tenants de l’opinion voulant que la protection conférée par la Charte aux publications fausses et diffamatoires est difficilement justifiable omettent de dire que ce n’est qu’au procès, habituellement plusieurs années après la diffusion, qu’un juge des faits statue sur le bien‑fondé de la défense de justification. Qui plus est, ce n’est qu’à ce moment que la nature diffamatoire de l’énoncé est examinée. La liberté d’expression englobe assurément plus que les déclarations dont l’exactitude factuelle est démontrée plus tard ou qui ne portent atteinte à la réputation de personne. [Je souligne.]
(D. W. Boivin, « Accommodating Freedom of Expression and Reputation in the Common Law of Defamation » (1997), 22 Queen’s L.J. 229, p. 270)
[57] Je conclus que la couverture de questions d’intérêt public par les médias relève des deux premières raisons d’être de la liberté d’expression garantie par la Charte. L’affirmation selon laquelle « les déclarations diffamatoires ont un lien très ténu avec les valeurs profondes qui sous‑tendent l’al. 2b) » faite au par. 106 de l’arrêt Hill doit être replacée dans le contexte de cette affaire. Il ne fait pas l’ombre d’un doute que les moyens de défense limités dont dispose la presse peuvent entraver le discours et le débat politiques sur des questions importantes pour le public et empêcher les attaques et ripostes inhérentes aux discussions nécessaires à la découverte de la vérité.
[58] Cela m’amène à la valeur opposée : la protection de la réputation. Le droit canadien reconnaît que la liberté d’expression n’autorise pas à ternir les réputations. Examinant, par exemple, la constitutionnalité des dispositions du Code criminel relatives au libelle diffamatoire, la Cour a affirmé que « [l]a protection de la réputation d’une personne contre les attaques mensongères délibérées reconnaît à la fois la dignité innée de la personne et le rapport intégral qui existe entre la réputation d’une personne et sa participation utile à la société canadienne » : R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439, par. 48, le juge Cory. Cette affirmation s’applique tant aux citoyens privés qu’aux personnalités publiques. Ceux qui entrent dans la sphère publique ne peuvent raisonnablement s’attendre à échapper aux critiques, dont certaines pourront être acerbes ou imméritées. La participation à la vie publique ne signifie pas pour autant que la chasse à la réputation est ouverte.
[59] Autre sujet de préoccupation, lié à la protection de la réputation : la vie privée. La Cour a reconnu que la protection de la vie privée est « étroitement liée » à la protection de la réputation : Hill, par. 121. Bien qu’il ait été reconnu, dans d’autres contextes, que la protection de la vie privée « est essentielle [au] bien‑être [de la personne] » (R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, p. 427, le juge La Forest) et constitue « un élément essentiel de ce que signifie être “libre” » (R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 113, la juge L’Heureux‑Dubé), elle n’occupe pas une place prédominante dans la jurisprudence relative à la diffamation. Il en est notamment ainsi parce que le droit en cette matière vise à offrir des recours contre les énoncés diffamatoires erronés tandis que la protection de la vie privée vise généralement à soustraire des renseignements exacts aux regards du public. La législation de plusieurs provinces prévoit une cause d’action distincte en cas de violation du droit à la vie privée : voir, Privacy Act, R.S.B.C. 1996, ch. 373, par. 1(1); The Privacy Act, R.S.S. 1978, ch. P‑24, art. 2; Loi sur la protection de la vie privée, L.R.M. 1987, ch. P125, par. 2(1); Privacy Act, R.S.N.L. 1990, ch. P‑22, art. 3. Cela étant dit, la protection de la vie privée peut servir de complément à la protection de la réputation pour l’élaboration du droit en matière de diffamation (voir par. 102 et 111 des présents motifs).
[60] Les appelants Grant soutiennent qu’un moyen de défense reposant sur la conduite du défendeur affaiblit la capacité du demandeur de laver sa réputation. Ce qui est en cause, du point de vue d’un demandeur, c’est la fausseté du libelle, non le caractère responsable des pratiques journalistiques ayant mené à sa diffusion. Un moyen de défense modifié qui donnerait davantage de poids à la diligence mise par le défendeur à vérifier les faits au détriment de l’examen de la véracité ou de la fausseté des énoncés diffamatoires obscurcirait la raison d’être même de l’action en diffamation.
[61] La réponse à cet argument réside dans le fait qu’une approche mesurée du droit relatif à la diffamation rend correctement compte tant des intérêts du demandeur que de ceux du défendeur. Le droit doit tenir compte du préjudice causé à la réputation du demandeur. Cela n’empêche toutefois pas l’examen du caractère responsable des actes du défendeur ni la prise en considération de la valeur sociale du débat sur des questions d’intérêt public pour une société libre. Je conviens avec le juge Sharpe que le changement d’orientation partiel que suppose l’examen du caractère responsable de la conduite du diffuseur est « un prix acceptable à payer en retour d’une discussion libre et ouverte » (Quan, par. 142).
[62] La protection offerte par un moyen de défense élargi reposant sur la conduite du défendeur est digne d’intérêt tant pour les diffuseurs que pour ceux dont la réputation est en jeu. Si le diffuseur ne prend pas les mesures qui s’imposent compte tenu de l’ensemble des circonstances, il engagera sa responsabilité. Étant donné les atteintes à la réputation qu’une fausse déclaration peut causer, la presse et ceux qui œuvrent dans la communication sur des questions d’intérêt public, comme les blogueurs, doivent faire preuve de prudence. Un moyen de défense fondé sur la conduite responsable est le reflet de la préoccupation sociale voulant que les médias devraient être tenus responsables grâce au droit en matière de diffamation. Comme l’a affirmé le président Kirby dans Ballina Shire Council c. Ringland (1994), 33 N.S.W.L.R. 680 (C.A.), [traduction] « [l]e droit en matière de diffamation est une des relativement rares mesures de contrôle du pouvoir considérable dont jouissent [les médias] » (p. 700). Exiger du diffuseur de propos diffamatoires qu’il agisse de façon responsable concorde avec les attentes raisonnables de ceux qui, par leurs actes, entrent dans la sphère de l’intérêt public et le responsabilise. En effet, les personnages publics ont le droit de s’attendre à ce que les médias et les autres diffuseurs agissent de façon responsable en les protégeant contre les fausses accusations et insinuations. En revanche, ils ne peuvent exiger ni la perfection ni la réduction au silence des commentaires critiques qui découlerait inévitablement de l’application d’une norme de perfection.
[63] On a aussi fait valoir qu’un moyen de défense fondé sur la conduite du défendeur peut mener à des litiges longs et coûteux sur des questions de pratique journalistique dont les demandeurs ne peuvent avoir aucune connaissance préalable : voir A. T. Kenyon, « Lange and Reynolds Qualified Privilege : Australian and English Defamation Law and Practice » (2004), 28 Melb. U.L. Rev. 406, p. 425. Le seul des facteurs applicables (voir l’analyse de la décision Reynolds, ci‑après, aux par. 69-71) dont le demandeur est susceptible d’avoir connaissance est celui de la possibilité qui lui a ou non été offerte de répondre aux allégations avant leur diffusion, de sorte qu’il peut être difficile pour un demandeur potentiel d’évaluer la solidité de sa cause.
[64] Encore une fois, cette objection concerne moins les principes que les critères et la procédure retenus. Comme nous le verrons plus en détail ultérieurement, quel que soit le moyen de défense accepté, il doit être fonctionnel et équitable tant pour le demandeur que pour le défendeur. Les objections procédurales, toutefois, ne réfutent pas la conclusion que le test classique ne protège pas les énoncés fiables liés au débat démocratique et la recherche de la vérité, éléments fondateurs de la liberté d’expression.
[65] Ayant examiné les arguments fondés sur des considérations de principe invoqués de part et d’autre, je conclus que les règles de droit actuelles en ce qui a trait aux énoncés fiables et importants pour le débat public n’accordent pas un poids suffisant à la valeur constitutionnelle de la liberté d’expression. Bien que la réputation doive recevoir une protection juridique, celle dont elle jouit actuellement — qui constitue en fait un régime de responsabilité stricte — n’est pas justifiable. Le droit en matière de diffamation n’accorde actuellement aucune protection aux énoncés portant sur des questions d’intérêt public publiés sans destinataire précis s’il est impossible, pour une raison ou pour une autre, d’en prouver la véracité. Or, ce type d’énoncés favorisent les deux raisons d’être de la liberté d’expression dont il a été question précédemment — le débat démocratique et la recherche de la vérité — et il est donc nécessaire que le droit en matière de diffamation leur accorde une certaine protection. L’attribution du poids qui lui revient à la valeur constitutionnelle de la liberté d’expression relativement à des questions d’intérêt public fait pencher la balance pour l’élargissement de la gamme des moyens de défense dont disposent ceux qui communiquent des faits que le public a intérêt à connaître.
b) Les arguments tirés de la jurisprudence
[66] L’examen de la jurisprudence d’autres pays démocratiques de common law favorise le remplacement des règles appliquées actuellement au Canada en matière de réparation pour énoncés de faits diffamatoires concernant des questions d’intérêt public par une règle qui donne plus de portée à la liberté d’expression tout en protégeant adéquatement la réputation. Les approches varient selon les pays dont la jurisprudence a été examinée, mais la plupart d’entre elles accordent plus de poids à la liberté d’expression et à la vigueur du débat public que ne le fait l’approche canadienne classique.
[67] Dans Sullivan, la Cour suprême des États‑Unis a donné effet à la liberté d’expression garantie par le Premier amendement et statué qu’un [traduction] « titulaire d’une charge publique » ne peut obtenir de dommages‑intérêts pour diffamation sans la preuve que le défendeur était animé d’une [traduction] « malveillance véritable », c’est‑à‑dire qu’il avait connaissance de la fausseté ou qu’il manifestait une insouciance téméraire à l’égard de la vérité. Dans des arrêts subséquents, la règle de la « malveillance véritable » a été élargie et appliquée à tous les personnages publics et non aux seuls membres du gouvernement ou politiciens : Curtis Publishing Co. c. Butts, 388 U.S. 130 (1967). Depuis l’arrêt Sullivan et ceux qui l’ont suivi, les poursuites en diffamation intentées par des personnes en vue sont très rarement accueillies. La liberté d’expression a ainsi remporté une victoire décisive dans la lutte qui l’oppose à la protection de la réputation.
[68] Les tribunaux du Commonwealth ont rejeté l’équilibre précis entre la liberté d’expression et la protection de la réputation établi dans Sullivan. Toutefois, le droit a commencé à favoriser l’élargissement de la gamme des moyens de défense dont disposent les médias. Le phénomène est plus perceptible en Angleterre, mais il s’observe aussi en Australie (Lange c. Australian Broadcasting Corp. (1997), 145 A.L.R. 96 (H.C.)), en Nouvelle‑Zélande (Lange c. Atkinson, [1998] 3 N.Z.L.R. 424 (C.A.) (« Lange c. Atkinson no 1 »); Lange c. Atkinson, [2000] 1 N.Z.L.R. 257 (C.P.) (« Lange c. Atkinson no 2 »); Lange c. Atkinson, [2000] 3 N.Z.L.R. 385 (C.A.) (« Lange c. Atkinson no 3 »)), et en Afrique du Sud (Du Plessis c. De Klerk, 1996 (3) SA 850 (CC); National Media Ltd. c. Bogoshi, 1998 (4) SA 1196 (CSA)).
(i) Le Royaume‑Uni
[69] L’arrêt Reynolds c. Times Newspapers Ltd., [1999] 4 All E.R. 609, a marqué une rupture décisive du droit anglais relatif à la diffamation avec l’orientation traditionnelle, favorable à la réputation. Dans cette affaire portant sur des allégations de malversation reprochée à un politicien irlandais, la Chambre des lords a reconnu pour la première fois que [traduction] « la liberté de diffuser et de recevoir de l’information sur des questions politiques est essentielle au bon fonctionnement de la démocratie parlementaire » (p. 621) et que les médias jouent un rôle crucial dans la poursuite de cet intérêt. La Chambre des lords a conclu en conséquence que les règles de droit applicables à la diffamation devaient protéger davantage les communications concernant des questions d’intérêt public et elle a formulé une nouvelle norme, celle du journalisme responsable. En fait, la Chambre des lords a reconnu l’existence d’un devoir impérieux qui incombe à la presse de publier de telles communications et d’un intérêt correspondant du public à recevoir l’information.
[70] Lord Nicholls a dressé une liste de points à prendre en compte pour déterminer si le journalisme responsable est applicable à la diffusion. Ces points ont par la suite été désignés sous le nom de « facteurs Reynolds » (p. 626) :
[traduction] (1) La gravité de l’allégation. Plus grave est l’accusation, plus le public est trompé et plus grand est le préjudice de la personne, si l’allégation est fausse. (2) La nature de l’information et la mesure dans laquelle le contenu est une affaire d’intérêt public. (3) La source de l’information. Certains informateurs n’ont pas une connaissance directe des événements. Certains travaillent pour leur intérêt personnel ou sont payés pour raconter l’affaire. (4) Les étapes à suivre pour vérifier l’information. (5) Le statut de l’information. L’allégation a déjà pu faire l’objet d’une enquête qui impose le respect. (6) L’urgence de l’affaire. Les nouvelles sont souvent des produits périssables. (7) Si l’on s’est renseigné auprès du requérant. Il peut disposer d’information que d’autres ne possèdent pas ou n’ont pas divulguées. Il n’est pas toujours nécessaire de se renseigner auprès du requérant. (8) Si l’article contenait l’essentiel de la version du requérant. (9) Le ton de l’article. Un journal peut soulever des questions ou demander une enquête. Il n’a pas besoin d’adopter les allégations comme des énoncés des faits. (10) Les circonstances de la publication, notamment le moment où elle paraît.
Lord Nicholls a clairement indiqué que, ultimement, l’appréciation du caractère responsable constituait une question juridique relevant du juge, et reconnu malgré tout que les différends relatifs aux [traduction] « faits principaux » seraient tranchés par le jury (p. 626).
[71] On a rapidement qualifié Reynolds de précédent « favorable aux médias ». En pratique toutefois, l’arrêt n’a pas entièrement réussi à changer le paysage. Les dix facteurs Reynolds se sont révélés difficiles à appliquer. Certains tribunaux n’y ont vu qu’une liste d’exemples pouvant être pris en considération, tandis que d’autres les ont perçus comme un code complet définissant le journalisme responsable. Les journalistes et diffuseurs, de leur côté, ont trouvé difficile de prévoir la conduite qui satisferait à la norme Reynolds, appliquée a posteriori par les tribunaux. (Voir, p. ex., R. L. Weaver et autres, « Defamation Law and Free Speech : Reynolds v. Times Newspapers and the English Media » (2004), 37 Vand. J. Transnat’l L. 1255, p. 1303‑1307.) Comme l’a fait remarquer un commentateur :
[traduction] . . . la défense Reynolds n’a presque jamais été reçue parce que les juges ont traité les dix indicateurs du journalisme responsable comme des obstacles à surmonter. Avec le recul dont ils bénéficiaient, ils ont relevé des choses qu’ils auraient faites différemment en tant que diffuseur ou journaliste responsable. La défense Reynolds a suscité des litiges satellites où, pour des raisons souvent faciles à comprendre, les faits sous‑jacents ne pouvaient être prouvés et où il fallait consacrer beaucoup de temps et d’argent à l’examen de la genèse du reportage. Les sources anonymes ont été considérées avec suspicion, et les jurys se sont vu remettre des listes complexes de questions factuelles à trancher après avoir parfois reçu, concernant la présomption de fausseté, des directives embrouillées qui les poussaient à mettre en doute les dires des journalistes. [En italique dans l’original.]
(D. Hooper, « The Importance of the Jameel Case » [2007] Ent. L.R. 62, p. 62. Voir aussi A. J. Bonnington, « Reynolds Rides Again » (2006), 11 Comms. L. 147.)
[72] La Chambre des lords a levé cette incertitude dans Jameel c. Wall Street Journal Europe SPRL, [2006] UKHL 44, [2007] 1 A.C. 359, affaire qui portait sur un article publié peu après le 11 septembre 2001, par le journal défendeur, le Wall Street Journal Europe. Citant des sources anonymes, l’article révélait que, à la demande du gouvernement des États‑Unis, les autorités saoudiennes surveillaient les comptes de banque d’hommes d’affaires saoudiens en vue (dont le demandeur), pour y déceler de possibles liens terroristes. L’article avait un ton mesuré et dénué de sensationnalisme et portait l’empreinte du journalisme responsable. Le juge du procès a néanmoins refusé que les défendeurs se prévalent de l’immunité définie dans Reynolds, et la Cour d’appel a confirmé cette décision pour le seul motif que le journal n’avait pas attendu assez longtemps la réponse du demandeur avant de publier l’article.
[73] La Chambre des lords a infirmé le jugement de la Cour d’appel et statué que la défense de journalisme responsable était applicable. Elle a reproché aux tribunaux d’instances inférieures d’avoir appliqué les facteurs Reynolds de façon restrictive comme s’il s’agissait d’une [traduction] « série d’obstacles que le diffuseur devait franchir » (par. 33, lord Bingham) plutôt que d’un guide illustrant ce qui pouvait constituer du journalisme responsable compte tenu de faits donnés. En outre, elle a déclaré que, le moyen de défense visant à protéger la liberté d’expression et la liberté de la presse, il ne fallait pas l’assortir d’exigences rigoureuses au point d’en rendre l’application illusoire. La Chambre des lords a également souligné que les tribunaux ne devaient pas prendre prétexte de l’appréciation du caractère responsable du journalisme pour gérer de façon interventionniste les pratiques éditoriales des médias, mais qu’ils devaient plutôt en déférer au jugement des personnes en cause, en particulier des diffuseurs et des journalistes professionnels. Il faudrait, par exemple, qu’un tribunal fasse preuve de circonspection avant de conclure qu’un énoncé diffamatoire est [traduction] « inutile » et que, par suite, il n’est pas couvert par le moyen de défense. Comme l’a expliqué lord Hoffmann :
[traduction] Le fait qu’un juge, avec le temps de réflexion et le recul dont il jouit, puisse faire un choix éditorial différent ne devrait pas rendre la défense irrecevable. Cela ferait en effet de la publication d’articles qui sont, par hypothèse, d’intérêt public une entreprise trop risquée et découragerait le journalisme d’enquête. [par. 51]
La Chambre des lords a aussi clairement établi que [traduction] « quiconque diffuse du matériel d’intérêt public, quel que soit le média », peut invoquer le moyen de défense, pas seulement les journalistes ou les entreprises médiatiques : Jameel, par. 54, lord Hoffmann; Seaga c. Harper, [2008] UKPC 9, [2008] 1 All E.R. 965.
[74] Jameel a été reçu comme une réaffirmation de la portée libérale de Reynolds apportant un éclairage fort utile quant à son application : voir, p. ex., K. Beattie, « New Life for the Reynolds “Public Interest Defence”? Jameel v Wall Street Journal Europe », [2007] E.H.R.L.R. 81. Il reste néanmoins des questions à trancher.
[75] Parmi elles figure celle de savoir si ce nouveau moyen de défense constitue un type d’immunité — auquel cas il faut ensuite se demander si la malveillance interdit de s’en prévaloir — ou un moyen de défense distinct. Ces questions ont été examinées dans Jameel, sans qu’il s’en dégage un consensus.
[76] Le statut de la « relation de propos » fait elle aussi partie des questions non résolues. La « relation de propos » vise des propos diffamatoires clairement attribués à un tiers et que le défendeur n’a pas faits siens. Certains considèrent la relation de propos comme un simple compte rendu exact de faits — soit le fait qu’une personne a tenu certains propos. Les médias font valoir pour leur part que la relation de propos est essentielle à la couverture exhaustive du débat public. Selon eux, les accusations que se lancent des factions opposées constituent en elles‑mêmes un aspect essentiel des faits relatés, et le public les prendra pour ce qu’elles sont. Toutefois, la règle du droit de la diffamation dite de la « répétition » — suivant laquelle celui qui répète des propos diffamatoires n’est pas moins responsable que celui qui en est à l’origine — interdit de rapporter les déclarations diffamatoires. Il appert de décisions récentes que cette règle aurait été assouplie à l’égard des médias, mais sans qu’on sache clairement si la relation de propos constitue un moyen de défense distinct ou un des facteurs à prendre en considération dans l’examen de la défense de journalisme responsable : Charman c. Orion Publishing Group Ltd., [2007] EWCA Civ 972, [2008] 1 All E.R. 750. Je me pencherai à nouveau sur cette question ultérieurement.
(ii) Australie
[77] En dépit de l’inexistence, en Australie, d’une charte des droits et libertés constitutionnelle garantissant la liberté d’expression, la Haute Cour de ce pays a accru la protection accordée aux médias relativement aux comptes rendus factuels. Dans Lange c. Australian Broadcasting Corp., une affaire mettant en cause l’ancien premier ministre de la Nouvelle‑Zélande, la Haute Cour a confirmé l’existence d’une immunité relative quant aux publications portant sur les « questions gouvernementales et politiques » établie auparavant par Theophanous c. Herald & Weekly Times Ltd. (1994), 124 A.L.R. 1. La Haute Cour a statué que [traduction] « chaque membre de la communauté australienne a intérêt à ce que l’information, les opinions et les points de vue concernant les questions gouvernementales et politiques qui affectent les Australiens [une catégorie qui, quoique large, n’englobe pas toutes les questions d’intérêt public] soient diffusés et reçus. Le devoir de diffuser cette information n’est que le corrélatif de l’intérêt à la recevoir » (p. 115). L’arrêt Lange a défini les « questions gouvernementales et politiques » relativement étroitement, de façon à ce qu’elles englobent les sujets qui appartiennent à la sphère de la politique électorale, aux échelons tant local, qu’étatique ou fédéral, ajoutant que [traduction] « les propos relatifs à des questions concernant les Nations Unies ou d’autres pays peuvent être protégés par le moyen de défense élargi d’immunité relative » (p. 115).
[78] Selon ce régime, il incombe au défendeur de démontrer que la diffusion de l’information était raisonnable dans les circonstances. Sa conduite [traduction] « ne sera pas jugée raisonnable à moins qu’il ait eu des motifs raisonnables de croire que l’allégation était véridique, qu’il ait pris les mesures nécessaires, si tant est qu’elles puissent raisonnablement être prises, pour vérifier l’exactitude de l’information et qu’il n’ait pas cru que les allégations étaient fausses » (Lange, p. 118). Pour qu’il soit possible de conclure à la « raisonnabilité », il est possible qu’il faille exiger du diffuseur qu’il ait sollicité le point de vue de la personne diffamée.
[79] Du fait qu’il met l’accent sur la raisonnabilité, l’arrêt Lange ressemble aux décisions Reynolds et Jameel. Il appert toutefois de certains indices que la norme du caractère raisonnable établie dans Lange a été appliquée plus rigoureusement que le critère de la raisonnabilité ne l’a été par les tribunaux anglais : voir Kenyon, p. 432.
(iii) Nouvelle‑Zélande
[80] Les tribunaux néo‑zélandais ont apporté, au moyen de la défense d’immunité relative reconnu par la common law, des modifications très similaires à celles adoptées par les tribunaux australiens. Par pure coïncidence, les arrêts de principe néo‑zélandais concernaient aussi l’ancien premier ministre David Lange, à titre de demandeur : voir Lange c. Atkinson nos 1, 2 et 3. Dans Lange c. Atkinson no 1, la Cour d’appel a annoncé la création d’une immunité relative pour [traduction] « les déclarations publiées à l’intention du public en général qui portent directement sur le fonctionnement des gouvernements représentatifs et responsables, y compris les déclarations relatives aux réalisations ou possibles réalisations futures d’individus titulaires de charges publiques électives » (p. 468). Cette décision était fondée en grande partie sur les traditions démocratiques de la Nouvelle‑Zélande et sur les exigences du Bill of Rights Act 1990. Contrairement à la position adoptée par les tribunaux australiens, celle préconisée par la Cour d’appel n’a toutefois pas subordonné le recours au moyen de défense à la preuve de la raisonnabilité. Au contraire, elle prévoit que le demandeur peut présenter des éléments de preuve d’irresponsabilité pour démontrer que l’immunité a été utilisée à mauvais escient.
[81] Dans Lange c. Atkinson no 3, après que la cause lui eût été renvoyée par le Conseil privé, la Cour d’appel a confirmé sa décision antérieure rejetant Reynolds, jugeant cette décision mal adaptée aux besoins et aux réalités de la Nouvelle‑Zélande. La Cour d’appel a critiqué Reynolds, notamment parce qu’elle était d’avis que cette décision dévaluait le rôle central traditionnel du jury dans les procès pour libelle en conférant au juge le pouvoir de trancher le sujet‑clé, une question qui se pose également dans le présent pourvoi. Plus fondamentalement, la Cour d’appel a émis l’opinion que [traduction] « la décision Reynolds semble modifier la structure du droit à l’immunité relative de telle sorte qu’elle ajoute à l’incertitude et à l’effet paralysant presque inévitablement présent dans ce domaine du droit » (par. 38). La Cour d’appel a choisi de rejeter toute exigence de raisonnabilité ou de diligence pour délimiter la portée de l’immunité en tant que telle. Par conséquent, l’étendue des sujets couverts par l’immunité est plus restreinte en Nouvelle‑Zélande qu’au Royaume‑Uni, mais ceux qui le sont peuvent jouir d’une plus grande protection en Nouvelle‑Zélande.
(iv) Afrique du Sud
[82] Le courant jurisprudentiel en Afrique du Sud a suivi, pour l’essentiel, celui des autres juridictions dont je viens de traiter, et plus particulièrement celui du Royaume‑Uni. Dans Du Plessis, la Cour constitutionnelle de l’Afrique du Sud a examiné, puis rejeté, un argument voulant que les règles de la common law relatives à la diffamation devraient être libéralisées et inscrites dans la Constitution conformément aux principes énoncés dans Sullivan. La Cour constitutionnelle a conclu que l’art. 15 de la Constitution — qui garantit la liberté d’expression — [traduction] « ne commandait pas l’énoncé d’une règle particulière de common law » (p. 885) parce que la garantie qui y figure ne s’applique pas directement aux litiges qui opposent des particuliers. En revanche, faisant écho à l’approche canadienne fondée sur les « valeurs consacrées par la Charte », la Cour constitutionnelle a conclu que les tribunaux devaient pouvoir faire évoluer la common law dans le respect des valeurs constitutionnelles.
[83] Ultérieurement, la Cour suprême d’appel a consacré l’existence d’une défense de journalisme responsable dans Bogoshi. S’exprimant au nom de la cour, le juge Hefer a conclu que [traduction] « la publication dans les médias d’allégations de fait diffamatoires erronées ne sera pas jugée illégale si, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, il est estimé qu’il a été raisonnable de diffuser les faits particuliers en cause, de la manière particulière et au moment particulier choisis pour le faire » (p. 1212). Souscrivant à cette approche pour la Cour constitutionnelle, le juge Sachs a affirmé récemment que [traduction] « [d]ans Bogoshi, la CSA a élaboré, en se souciant des préoccupations et des réalités contemporaines, une approche bien équilibrée pour mettre en balance le respect des droits individuels d’une part et les préoccupations relatives à la liberté de la presse d’autre part » : N.M. c. Smith, [2007] ZACC 6, 2007 (5) SA 250, par. 203. Voir aussi Khumalo c. Holomisa, [2002] ZACC 12, 2002 (5) SA 401; Mthembi‑Mahanyele c. Mail & Guardian Ltd., [2004] ZASCA 67, 2004 (6) SA 329.
[84] Bogoshi a eu pour effet de créer, dans le droit sud africain, une défense de raisonnabilité semblable pour l’essentiel à celle établie par Reynolds, mais, bien entendu dotée de caractéristiques distinctes élaborées par la jurisprudence.
c) Conclusion
[85] Au cours des dernières années, des pays appliquant un régime de common law semblable au nôtre ont modifié les règles relatives à la diffamation applicables chez eux de façon à accorder une plus grande protection aux communications concernant des questions d’intérêt public. Ces initiatives nous placent devant un éventail de possibilités. La défense classique d’immunité relative reconnue par la common law, qui ne confère aucune protection en ce qui a trait aux publications qui n’ont pas de destinataire précis, se situe à une extrémité de l’éventail des possibilités. À l’autre extrémité de l’éventail, on retrouve l’approche américaine qui protège toute déclaration visant un personnage public sauf si le demandeur peut prouver qu’il y a eu malveillance. Entre ces deux extrêmes se situe un moyen de défense qui permettrait aux diffuseurs de s’exonérer en établissant qu’ils ont agi de façon responsable en tentant de vérifier l’information communiquée au sujet d’une question d’intérêt public. Cette voie mitoyenne est celle qu’ont choisie les tribunaux d’Australie, de Nouvelle‑Zélande, d’Afrique du Sud et du Royaume‑Uni.
[86] À mon avis, cette troisième option, étayée par l’argument fondé sur la Charte exposé précédemment, constitue une réponse raisonnable et proportionnelle à la nécessité de protéger les réputations tout en permettant l’échange public d’information fondamental pour la société canadienne moderne.
[87] Il nous reste à présent à définir, en nous fondant sur les valeurs énoncées dans la Charte, le contenu de ce nouveau moyen de défense.
B. Les éléments de la défense de communication responsable concernant des questions d’intérêt public
(1) Les questions préliminaires
[88] Il nous faut premièrement déterminer si la défense doit être considérée comme un nouveau moyen de défense ou comme l’extension de l’immunité relative classique.
[89] Dans Reynolds, la Chambre des lords a estimé qu’elle élargissait les règles classiques de l’immunité relative pour les adapter à la réalité contemporaine des médias et aux impératifs de la liberté d’expression. De fait, les lords juges ont statué que les médias avaient, relativement aux questions d’intérêt public, un « devoir » de rendre compte auquel correspondait un « intérêt » du public à être ainsi renseigné. L’applicabilité, dans un cas donné, d’une immunité résultant de ce devoir et de cet intérêt dépendait du caractère responsable de la conduite du défendeur, compte tenu de la liste non exhaustive de facteurs dressée par lord Nicholls.
[90] Les facteurs Reynolds — équivalant en fait à un test de diligence raisonnable — ne se sont pas intégrés harmonieusement au modèle classique de l’immunité relative axé uniquement sur les circonstances de la communication. En effet, selon ce modèle, la conduite du défendeur ne devenait pertinente qu’une fois l’applicabilité de l’immunité établie, pour déterminer si la malveillance y faisait échec. Or, suivant Reynolds, la conduite du défendeur devenait plutôt le point central de l’examen.
[91] C’est pourquoi des tribunaux et des commentateurs en sont venus à considérer que Reynolds avait introduit un moyen de défense sensiblement nouveau en matière de diffamation. Par exemple, dans Loutchansky c. Times Newspapers Ltd., [2001] EWCA Civ 1805, [2002] 1 All E.R. 652, par. 35, lord Phillips, maître des rôles (maintenant président de la Cour suprême du Royaume-Uni), a exprimé l’opinion que l’immunité reconnue dans Reynolds est [traduction] « une créature jurisprudentielle différente de la forme traditionnelle d’immunité dont elle est issue ».
[92] La majorité des lords juges, dans Jameel, a réitéré l’opinion que « l’immunité Reynolds » ou le « journalisme responsable » reposaient à tout le moins théoriquement sur la correspondance devoir/intérêt associée à l’immunité relative. Cependant, lord Hoffmann, à l’opinion duquel a souscrit la baronne Hale, a affirmé avec force qu’il n’était pas possible d’assimiler le journalisme responsable à l’immunité relative classique et a fait sienne l’opinion de lord Phillips selon laquelle il s’agissait d’une [traduction] « créature jurisprudentielle différente ». Ce ne sont pas les circonstances que protège le nouveau moyen de défense, mais ce qui est communiqué. (Voir également Brown, vol. 4, p. 27‑45 et 27‑46, note 116.) Au surplus, il ne serait pas très logique d’affirmer que l’établissement de la malveillance fait échec à la défense de journalisme responsable, parce que l’absence de malveillance est inhérente à la définition même du journalisme responsable.
[93] Appliquer l’immunité aux communications médiatiques nuirait à plusieurs formes d’immunité relative. Voilà une raison de plus pour qualifier la modification apportée au droit d’introduction d’un nouveau moyen de défense. Les devoirs et les intérêts de ceux qui fournissent ou reçoivent des références professionnelles ou des rapports de police peuvent être définis avec une certaine précision et comportent une véritable réciprocité. En comparaison, la réciprocité entre les devoirs et les intérêts en jeu dans une communication journalistique sans destinataire précis est essentiellement théorique.
[94] Le cadre classique devoir/intérêt s’applique bien dans son contexte reconnu qu’est l’immunité relative. Ces catégories familières ne devraient pas être altérées ou embrouillées par l’ajout d’une nouvelle immunité importante fondée sur l’intérêt public. De plus, le concept d’immunité relative élaborée par la jurisprudence ne procède pas de valeurs liées à la liberté d’expression, mais de l’utilité sociale de ne pas tenir civilement responsables les auteurs de communications faites dans des circonstances particulières.
[95] Je conclus donc qu’il convient de considérer que le changement proposé crée un nouveau moyen de défense et laisse intacte celui classique d’immunité relative.
[96] La deuxième question préliminaire porte sur le nom à donner à ce nouveau moyen de défense. Dans les observations qui nous ont été soumises, on l’appelle le critère du journalisme responsable. Ce nom a le mérite d’exprimer succinctement l’essence du moyen de défense. Cependant, de nouveaux modes de communication (beaucoup d’entre eux en ligne) permettant de traiter de questions d’intérêt public et ne faisant pas appel à des journalistes se greffent rapidement aux médias traditionnels. À moins qu’il n’existe des motifs valables de les exclure, ces nouveaux propagateurs de nouvelles et d’information devraient être soumis aux mêmes règles juridiques que celles auxquelles sont soumis les médias établis. Je partage l’opinion de lord Hoffmann que le moyen de défense peut être [traduction] « invoqué par quiconque diffuse du matériel d’intérêt public, quel que soit le média » : Jameel, par. 54.
[97] Un examen de la jurisprudence récente relative à la diffamation permet de constater que de nombreux recours concernent désormais des articles de blogue ainsi que d’autres médias en ligne dont la portée est susceptible d’être à la fois plus éphémère et plus répandue que celle de la presse écrite. Même si les normes journalistiques établies constituent un guide utile pour évaluer la conduite tant des journalistes que des non‑journalistes, les normes applicables évolueront forcément pour suivre l’évolution des nouveaux médias. Il est donc plus juste de désigner ce nouveau moyen sous le nom de défense de communication responsable concernant des questions d’intérêt public.
(2) Définition de la défense de communication responsable concernant des questions d’intérêt public
[98] Cela nous amène à traiter des éléments du test applicable lorsqu’est invoquée la défense de communication responsable. Dans Quan, le juge Sharpe a conclu que la défense comporte deux éléments essentiels : l’intérêt public et le caractère responsable. Je partage son point de vue et je définirais ainsi le test applicable. Premièrement, la communication doit concerner une question d’intérêt public. Deuxièmement, le défendeur doit démontrer que la communication était responsable, en ce sens qu’il s’est efforcé avec diligence de vérifier les allégations, compte tenu de l’ensemble des circonstances pertinentes.
a) La communication concerne‑t‑elle une question d’intérêt public?
[99] Pour que la défense de communication responsable s’applique, l’énoncé diffusé doit porter sur une question d’intérêt public.
[100] Il appartient au juge de trancher à cet égard. Naturellement, des considérations factuelles entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit de déterminer si la diffusion d’un énoncé est d’intérêt public, mais la question est principalement juridique. Ainsi, le juge est appelé à déterminer si, de par sa nature, l’énoncé peut justifier l’application d’une protection dans l’intérêt public. Le juge exerce à cet égard une fonction de gardien analogue à celle qu’il remplit lorsqu’il détermine si des « circonstances » donnent lieu à une immunité dans le modèle classique. Toutefois, l’examen visant à déterminer si l’énoncé porte sur une question d’intérêt public, contrairement à celui visant à juger de l’opportunité d’appliquer l’immunité, est axé sur la substance de la communication elle‑même, et non sur les « circonstances » dans lesquelles elle s’inscrit. Déterminer si un énoncé en particulier porte sur un sujet reconnu comme étant d’intérêt public, consiste à trancher une question mixte de fait et de droit. En appel, il conviendra donc de faire preuve de davantage de déférence à l’égard de la réponse à une telle question qu’à l’égard du fruit du pur examen de l’intérêt public. Il n’en demeure pas moins que c’est une question qui continue à bon droit à relever du juge et non du jury.
[101] Pour décider si elle concerne une question d’intérêt public, le juge doit tenir compte de l’ensemble du contenu d’une communication. Il ne doit pas examiner l’énoncé diffamatoire isolément. À ce stade, le rôle du juge consiste à déterminer si le contenu de la communication, dans son ensemble, est d’intérêt public. S’il estime que c’est le cas et que la preuve permet de fonder juridiquement la défense, comme je l’expliquerai ultérieurement, le juge demande alors au jury de se prononcer en dernière analyse sur le caractère responsable.
[102] Comment établit‑on qu’une question est d’« intérêt public »? Disons premièrement et fondamentalement que l’intérêt public n’est pas synonyme d’intérêt du public. La soif d’information du public sur un sujet donné — la vie privée de gens célèbres, par exemple — ne suffit pas en soi pour conférer un caractère public, au sens des règles régissant la diffamation, à ce qui est essentiellement privé. Pour trancher cette question, il faut respecter l’attente raisonnable d’une personne en matière de vie privée. À l’inverse, le fait qu’un sujet donné soit loin d’intéresser une majorité de gens ne l’exclut pas de l’intérêt public; il suffit qu’un segment de la population ait un intérêt véritable à recevoir l’information s’y rapportant.
[103] La jurisprudence et la doctrine n’énoncent pas de « test » unique permettant de conclure à l’existence ou non d’un intérêt public, pas plus qu’elles ne dressent une liste établie de sujets relevant de l’intérêt public (voir, p. ex., Gatley on Libel and Slander (11e éd. 2008), p. 530). La jurisprudence relative au commentaire loyal ainsi qu’à l’al. 2b) de la Charte peut toutefois nous éclairer.
[104] Dans London Artists, Ltd. c. Littler, [1969] 2 All E.R. 193 (C.A.), lord Denning, maître des rôles, qui traitait de la défense de commentaire loyal, a décrit l’intérêt public de façon large, en parlant de sujets qui peuvent légitimement intéresser ou préoccuper les gens :
[traduction] Les ouvrages ne définissent pas ce qui est d’intérêt public. On n’y trouve qu’une liste d’exemples, et la mention que la question relève du juge et non du jury. Je pense, pour ma part, qu’il ne faut pas enfermer la notion dans des limites étroites. Dès qu’une question touche les gens en général, à tel point qu’ils peuvent légitimement s’intéresser à ce qui se passe ou à ce qui peut leur arriver à eux ou à ce qui peut arriver à d’autres personnes, ou s’en préoccuper, cette question en est une d’intérêt public sur laquelle tout le monde a le droit de faire un commentaire loyal. [p. 198]
[105] Pour être d’intérêt public, une question [traduction] « doit être soit de celles qui éveillent l’attention publique de façon démontrable ou qui préoccupent sensiblement le public parce qu’elles concernent le bien‑être de citoyens, soit de celles qui jouissent d’une notoriété publique considérable ou qui ont créé une controverse importante » : Brown, vol. 2, p. 15‑137 et 15‑138. La jurisprudence relative au commentaire loyal [traduction] « fourmille d’exemples où le moyen de défense fondé sur le commentaire loyal a été accueilli à l’égard de sujets allant de la politique aux critiques de restaurants ou de livres » : Simpson c. Mair, 2004 BCSC 754, 31 B.C.L.R. (4th) 285, par. 63, la juge Koenigsberg. L’intérêt public peut découler de la notoriété de la personne mentionnée, mais la simple curiosité ou l’intérêt malsain sont insuffisants. Il faut que certains segments de la population aient un intérêt véritable à être au courant du sujet du matériel diffusé.
[106] L’intérêt public n’est pas confiné aux publications portant sur les questions gouvernementales et politiques, comme c’est le cas en Australie et en Nouvelle‑Zélande. Il n’est pas nécessaire non plus que le demandeur soit un « personnage public » comme l’exige la jurisprudence américaine depuis Sullivan. Dans ces deux cas, l’intérêt public est défini de façon trop étroite. Le public a véritablement intérêt à être au courant d’un grand éventail de sujets concernant tout autant la science et les arts que l’environnement, la religion et la moralité. L’intérêt démocratique pour que se tiennent des débats publics sur une gamme de sujets de cette ampleur doit se traduire dans la jurisprudence.
[107] Le juge appelé à statuer sur cette question doit s’efforcer de définir le sujet avec justesse. Une définition trop étroite peut vouer d’emblée le moyen de défense à l’échec. Par exemple, définir le sujet en l’espèce comme les « relations d’affaires de Peter Grant » obscurcirait l’importante question d’intérêt public posée par l’article et réduirait ainsi la portée légitime de l’intérêt public. De même, une définition trop large, telle la « politique ontarienne », pourrait transformer l’application du moyen de défense en une simple formalité et aboutir à protéger ce qui n’est pas digne de l’être.
[108] Il faut ensuite se demander qui du juge ou du jury détermine si l’inclusion dans un reportage d’un énoncé diffamatoire était nécessaire à la communication concernant la question d’intérêt public. S’agit‑il d’une simple sous‑question intervenant dans l’appréciation générale de l’intérêt public de la communication ou d’un facteur dont le jury doit tenir compte en évaluant le caractère responsable? Dans Jameel, lord Hoffmann a considéré qu’il s’agissait d’une question de droit qui relevait du juge tout en concédant que son examen pouvait obliger le juge à se substituer après coup au diffuseur et qu’il fallait en conséquence faire preuve de déférence à l’égard du jugement éditorial (par. 51).
[109] À mon avis, si la communication, prise dans son ensemble et analysée de façon large, se rapporte à une question d’intérêt public, le juge doit soumettre le moyen de défense au jury à l’égard de la totalité de la communication et s’abstenir de soustraire par suite d’un choix éditorial certains passages à l’application de la défense pour cause de non‑nécessité à la communication d’intérêt public. Pour décider s’il était justifié d’inclure l’énoncé en cause, il faut procéder à une évaluation largement factuelle du contexte et des détails de ce qui a été communiqué. Si, juridiquement, un sujet donné est d’intérêt public ou ne l’est pas, la question de la nécessité de l’inclusion d’un énoncé diffamatoire, elle, n’est pas aussi tranchée. Elle est intimement liée à l’appréciation globale du caractère responsable, et elle devrait être laissée à l’appréciation du jury. Ainsi, c’est au jury qu’il appartient d’examiner la nécessité de l’inclusion d’énoncés diffamatoires donnés pour déterminer si le défendeur a agi de façon responsable en diffusant la communication.
b) La communication des propos diffamatoires a‑t‑elle été faite de façon responsable?
[110] Ce contexte étant défini, je me tourne vers certains des facteurs pouvant nous aider à déterminer si une communication diffamatoire concernant une question d’intérêt public a été faite de façon responsable.
(i) La gravité de l’allégation
[111] Suivant la logique de la proportionnalité, le degré de diligence mis à vérifier l’allégation devrait croître en proportion de la gravité des effets que celle‑ci risque d’avoir sur la personne diffamée. Ce facteur reconnaît que toutes les imputations diffamatoires n’ont pas le même poids. En effet, l’élément d’« affront » d’un énoncé diffamatoire peut aller de l’irritation passagère au coup dévastateur pour la réputation et la carrière de la personne visée. Le tort susceptible d’être causé à la dignité et à la réputation du demandeur augmente en fonction de la gravité de l’affront diffamatoire. La gravité de l’atteinte au droit à la vie privée du demandeur est l’un des moyens qui peuvent permettre de mesurer la gravité de l’affront. Les allégations habituellement considérées comme les plus graves — par exemple, des allégations de corruption ou de perpétration d’une autre infraction par le titulaire d’une charge publique — commandent des vérifications plus approfondies que des insinuations moins graves. Il en va de même des allégations qui portent atteinte de façon importante aux attentes raisonnables du demandeur en matière de vie privée.
(ii) L’importance de la question pour le public
[112] Le degré d’importance du sujet de la communication pour le public est un facteur inhérent à la logique du principe de proportionnalité. Le juge du procès aura toutefois déjà jugé que le sujet est d’intérêt public. Cependant, tous les sujets d’intérêt public ne sont pas d’importance égale. Les communications sur les questions graves de sécurité nationale, par exemple, suscitent des préoccupations différentes de celles soulevées par des questions prosaïques qui constituent le quotidien de la vie politique. Ainsi, il se pourrait que ce qui constitue de la diligence raisonnable à l’égard d’une question ne suffise pas quant à une autre. Lorsqu’un sujet revêt une importance particulièrement élevée pour le public, le jury peut conclure que ce facteur tend à démontrer que la communication a été faite de façon responsable dans les circonstances. Souvent, l’importance de la question pour le public sera indissociable de son urgence.
(iii) L’urgence de la question
[113] Comme lord Nicholls l’a indiqué dans Reynolds, les nouvelles sont souvent des produits périssables. Ainsi, il ne faut pas que l’exigence légale de la vérification de l’exactitude empêche la diffusion en temps utile de nouvelles importantes. Il ne faut pas non plus que la course au « scoop » à laquelle prendrait part un journaliste (ou un blogueur) serve d’excuse à la diffusion irresponsable d’allégations diffamatoires. Il s’agit de décider si la nécessité d’informer le public commandait que le défendeur procède à la communication au moment où il l’a fait. Ce facteur, comme d’autres, s’examine à la lumière de ce que le défendeur savait ou devait savoir au moment de la diffusion. Si un délai raisonnable lui avait permis de découvrir la vérité et de corriger les erreurs diffamatoires sans nuire à l’actualité de la nouvelle, le facteur favoriserait le demandeur.
(iv) La nature et la fiabilité des sources
[114] Il existe des sources d’information plus dignes de foi que d’autres. Moins une source est fiable, plus il faudra se tourner vers d’autres sources pour vérifier les allégations. Cela vaut pour toutes les sources qu’il s’agisse de documents ou de personnes. Dans Miller c. Associated Newspapers Ltd., [2005] EWHC 557 (QB) (BAILII), par exemple, la cour a jugé que le [traduction] « rapport d’étape provisoire » d’une enquête interne n’était pas suffisamment fiable dans les circonstances. Conformément à la logique de la règle de la répétition, le fait que quelqu’un ait déjà diffusé un énoncé diffamatoire n’autorise pas quelqu’un d’autre à le répéter. Comme je l’ai déjà expliqué, ce principe est d’autant plus vital lorsque les énoncés diffamatoires peuvent être reproduits électroniquement en aussi peu de temps qu’il ne le faut pour taper sur quelques touches du clavier. Cela étant dit, le fait que la source du défendeur ait agi dans son intérêt personnel ne prive pas nécessairement ce dernier de protection, à la condition qu’il ait pris d’autres mesures raisonnables.
[115] Se fier à des sources confidentielles peut, selon les circonstances, constituer une conduite responsable; un défendeur peut légitimement refuser de révéler l’identité d’une source pour se prévaloir de la défense ou en être incapable. Par contre, il n’est pas difficile de percevoir l’irresponsabilité qu’il pourrait y avoir, selon les circonstances, à diffuser des insultes proférées par des « sources » non identifiées.
(v) A‑t‑on demandé et rapporté fidèlement la version des faits du demandeur?
[116] On a dit qu’il s’agissait [traduction] « peut‑être du facteur Reynolds fondamental » (Gatley, p. 535) parce qu’il se rapporte à la fois à l’esprit essentiel de justice que le moyen de défense vise à protéger et à l’exhaustivité. Dans la plupart des cas, il est intrinsèquement injuste de diffuser des allégations de fait diffamatoires sans donner à la personne visée la possibilité de répondre : voir, p. ex., Galloway c. Telegraph Group Ltd., [2004] EWHC 2786 (QB) (BAILII), par. 166-167, le juge Eady. Lorsqu’on ne fournit pas cette occasion, on accroît en outre les risques d’inexactitude, car la personne visée peut fort bien être en mesure de fournir des renseignements pertinents et non une simple dénégation.
[117] L’importance de ce facteur varie en fonction du degré de justice et d’exactitude que son application aurait permis d’atteindre. Par exemple, si la cible des allégations ne pouvait rien savoir de particulier à leur sujet, ce facteur aurait peu d’importance : voir Jameel, par. 35 et 83‑85, où la Chambre des lords a estimé peu réaliste de penser que le demandeur (dont le groupe de sociétés avait été inscrit sur une liste de surveillance pour terrorisme) aurait pu ajouter quoi que ce soit d’important parce que les gestes pertinents des gouvernements saoudien et américain étaient secrets et échappaient totalement à son contrôle.
(vi) L’inclusion de l’énoncé diffamatoire se justifiait‑elle?
[118] Comme on l’a vu (par. 108‑109), il appartient au jury de déterminer si l’inclusion d’un énoncé diffamatoire était nécessaire à la communication concernant une question d’intérêt public. L’opinion du communicateur sur la nécessité d’inclure un énoncé particulier peut entrer en ligne de compte pour établir si ce dernier a agi de façon responsable. En appliquant ce facteur, le jury doit prendre en considération que la décision d’inclure un énoncé donné peut faire intervenir de nombreuses variables et relève de choix éditoriaux auxquels il convient d’accorder une grande portée.
(vii) L’intérêt public de l’énoncé diffamatoire réside‑t‑il dans son existence même, et non dans sa véracité? (« relation de propos »)
[119] Selon la « règle de la répétition », la réitération d’un libelle entraîne les mêmes conséquences juridiques que le libelle lui‑même. Cette règle traduit le souci du droit d’empêcher qu’on puisse se livrer impunément à la diffamation simplement en attribuant les allégations calomnieuses à autrui. Le droit ne viendra pas en aide au défendeur [traduction] « cherchant à blesser, mais d’une main timide » : « Truth » (N.Z.) Ltd. c. Holloway, [1960] 1 W.L.R. 997 (C.P.), p. 1001, lord Denning. En somme, la règle de la répétition assure le maintien de la responsabilité des organes de presse et autres qui diffusent des renseignements sur des questions d’intérêt public. Le [traduction] « simple colportage de libelles » n’est pas d’intérêt public : Charman, par. 91, lord juge Sedley. En outre, il est particulièrement important de maintenir la règle de la répétition à l’époque d’Internet, où des propos diffamatoires peuvent se propager d’un site Web à un autre en un rien de temps.
[120] Toutefois, la règle de la répétition ne s’applique pas aux propos fidèlement rapportés, dont l’intérêt public réside dans le fait même qu’ils ont été tenus plutôt que dans leur fausseté ou leur véracité. Cette exception à la règle de la répétition est connue sous le nom de doctrine de la relation de propos. Si un conflit est en soi une question d’intérêt public et que les allégations sont fidèlement rapportées, le diffuseur ne devrait pas encourir de responsabilité même si certaines des déclarations peuvent être diffamatoires et erronées, à condition que : (1) la relation de propos attribue les dires à quelqu’un, préférablement identifié, pour éviter que personne n’assume de responsabilité; (2) la relation de propos indique, expressément ou implicitement, que la véracité des dires n’a pas été vérifiée; (3) la relation de propos expose équitablement les deux versions des faits; et (4) la relation de propos situe les dires dans leur contexte. Voir Al‑Fagih c. H.H. Saudi Research & Marketing (U.K.) Ltd., [2001] EWCA Civ 1634 (BAILII), par. 52; Charman; Prince Radu of Hohenzollern c. Houston, [2007] EWHC 2735 (QB) (BAILII); Roberts c. Gable, [2007] EWCA Civ 721, [2008] 2 W.L.R. 129.
[121] Lorsque le défendeur soutient que la communication qu’on lui reproche constitue (en tout ou en partie) une relation de propos, c.‑à‑d. que l’intérêt public dominant réside dans le fait de relater ce qui a été dit dans le contexte d’un débat, le juge devrait donner au jury des directives sur la règle de la répétition et sur l’exception à cette règle qui entre en jeu dans le cas d’une relation de propos. Si le jury est convaincu que les énoncés en cause constituent une relation de propos, vu les quatre critères énoncés précédemment, il peut conclure que leur communication a été faite de façon responsable. Comme dans tous les cas, la question déterminante est celle de savoir si la communication a été faite de façon responsable dans les circonstances.
(viii) Autres considérations
[122] Je le répète, ces facteurs constituent un guide non exhaustif. En définitive, tous les éléments pertinents pour juger du caractère responsable de la communication peuvent être pris en considération.
[123] Tous les facteurs n’ont cependant pas le même poids pour l’appréciation du caractère responsable d’une communication donnée. Il est possible, par exemple, que le « ton » de l’article (mentionné dans Reynolds) ne soit pas toujours pertinent. Bien que la déformation de faits ou le sensationnalisme puissent affaiblir la vraisemblance de l’affirmation d’un défendeur qu’il a communiqué les faits de façon responsable dans l’intérêt public, on ne doit pas faire de la platitude stylistique une condition d’application du moyen de défense : voir Roberts, par. 74, lord juge Sedley. Le droit ne doit pas non plus encourager la fiction selon laquelle on ne communique de façon juste et responsable qu’en reniant les points de vue ou en les dissimulant. Le journalisme d’enquête à son meilleur prend souvent une position incisive ou critique sur des questions d’actualité pressantes. Il ne faudrait pas que ce seul ton d’un article, responsable par ailleurs, empêche d’invoquer la défense de communication responsable.
[124] Si l’énoncé diffamatoire peut avoir plus d’un sens, le jury doit, pour décider si la défense de communication responsable a été établie, prendre en compte, s’il est raisonnable, le sens que le défendeur voulait exprimer. Cela découle de ce que l’examen est axé sur la conduite du défendeur. Le poids à attribuer au sens recherché par le défendeur est une question de degré : [traduction] « [p]lus la signification diffamatoire est évidente et plus la diffamation est grave, moins le tribunal attachera de poids aux autres sens possibles dans son examen de la conduite à attendre d’un journaliste responsable dans les circonstances » (Bonnick c. Morris, [2002] UKPC 31, [2003] 1 A.C. 300, par. 25, lord Nicholls). Il n’est plus nécessaire, pour l’application de la défense de communication responsable, que le jury se prononce de façon préliminaire sur un sens unique. Il évalue plutôt le caractère responsable de la communication en considérant l’éventail des sens que les mots peuvent raisonnablement exprimer.
[125] De la même façon, la défense de communication responsable rend inutile l’examen distinct de la question de la malveillance — qui peut cependant demeurer pertinente si d’autres moyens de défense sont invoqués. En effet, par définition, un défendeur qui a publié par malveillance des allégations diffamatoires n’a pas agi de façon responsable.
(3) Résumé des exigences
[126] La défense de communication responsable concernant des questions d’intérêt public s’évalue en fonction de l’ensemble de la communication en question. Elle s’applique aux conditions suivantes :
A. La communication concerne une question d’intérêt public, et
B. Le diffuseur s’est efforcé avec diligence de vérifier les allégations, compte tenu des facteurs suivants :
a) la gravité de l’allégation;
b) l’importance de la question pour le public;
c) l’urgence de la question;
d) la nature et la fiabilité des sources;
e) la question de savoir si l’on a demandé et rapporté fidèlement la version des faits du demandeur;
f) la question de savoir si l’inclusion de l’énoncé diffamatoire était justifiable;
g) la question de savoir si l’intérêt public de l’énoncé diffamatoire réside dans l’existence même de l’énoncé, et non dans sa véracité (« relation de propos »);
h) toute autre considération pertinente.
C. Questions procédurales—: juge et jury
[127] En règle générale, le juge statue sur les questions de droit tandis que le jury tranche les questions de fait et applique les règles de droit aux faits. Or, dans le type d’action dont nous sommes saisis en l’espèce, comme dans d’autres types d’actions — telles celles pour négligence — , les questions de fait et de droit ne peuvent pas être complètement départagées. Il n’en demeure pas moins qu’il est possible de répartir les tâches de chacun de la façon décrite ci‑après en ce qui a trait à la défense de communication responsable, compte tenu de la nature principalement juridique ou factuelle de la question, de la répartition classique des tâches dans les instances en diffamation et des dispositions législatives applicables.
[128] Le juge décide si l’énoncé concerne une question d’intérêt public. Si l’intérêt public est établi, le jury tranche la question de savoir si le moyen de défense est établi, compte tenu de tous les facteurs pertinents, y compris la justification de l’inclusion de l’énoncé diffamatoire.
[129] Comme dans tout procès devant juge et jury, le juge peut, sur requête, écarter le moyen de défense s’il estime que les faits, tels qu’ils ont été prouvés, ne sauraient fonder la conclusion de communication responsable. Cela correspond au pouvoir que la jurisprudence reconnaît au juge de soustraire la question de la malveillance à l’examen du jury lorsque la preuve ne permet pas d’en étayer la présence.
[130] La défense de communication responsable ne requiert pas que le jury se prononce de façon préliminaire sur le sens principal de l’énoncé, car elle ne repose pas sur l’hypothèse d’une signification unique. Il faut cependant indiquer au jury qu’il doit évaluer le caractère responsable de la communication en tenant compte de l’éventail des sens que les mots peuvent raisonnablement exprimer ainsi que de la preuve du sens que voulait exprimer le défendeur.
[131] Le partage des tâches proposé en l’espèce obéit à la règle générale voulant que les questions de droit relèvent du juge et les questions de fait du jury. En préservant le rôle capital du jury, ce partage s’inscrit dans la tradition canadienne et respecte les dispositions législatives. Les procès pour diffamation se sont habituellement déroulés devant juge et jury. En outre, dans plusieurs ressorts canadiens, des règles particulières continuent à régir les procès par jury en matière de diffamation, même si la participation des jurys est désormais moins répandue dans la plupart des autres types d’actions civiles : voir, p. ex., les Supreme Court Rules de la Colombie‑Britannique, B.C. Reg. 221/90, r. 39(27), et la Jury Act, R.S.A. 2000, ch. J‑3, par. 17(1) de l’Alberta. En Ontario, d’où provient la présente cause, il n’existe plus de droit particulier à un procès avec jury dans les instances en diffamation. Toutefois, l’art. 14 de la Loi sur la diffamation, L.R.O. 1990, ch. L.12, de l’Ontario garantit le droit du jury de rendre un verdict général dans une action en diffamation (voir également la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, par. 108(5)). Suivant l’interprétation jurisprudentielle de l’art. 14, les jurys ne peuvent être obligés de répondre à des questions particulières, et s’il leur est demandé de le faire, ils doivent être informés de leur droit de prononcer un verdict général : Pizza Pizza Ltd. c. Toronto Star Newspapers Ltd. (1998), 42 O.R. (3d) 36 (C. div.), p. 43 et 44, le juge Sharpe. Enfin, l’art. 108 de la Loi sur les tribunaux judiciaires de l’Ontario dispose que, dans une action en diffamation instruite devant juge et jury, il appartient au jury de trancher les questions de fait et d’évaluer le montant des dommages‑intérêts.
[132] Les demandeurs contestent ce rôle primordial du jury. Selon eux, si l’existence d’un moyen de défense axé sur la conduite est reconnue, c’est le juge seul qui devrait statuer sur son applicabilité et déterminer s’il a été prouvé au vu des faits. Ce serait, pour eux, la seule façon de maintenir l’équilibre constitutionnel délicat entre la liberté d’expression et la protection de la réputation.
[133] On ne peut retenir cet argument. Premièrement, restreindre de la sorte le rôle du jury pourrait déroger aux droits qui lui sont conférés par l’art. 108 de la Loi sur les tribunaux judiciaires de l’Ontario (qui prévoit qu’il revient à ce dernier de se prononcer sur les questions de fait) et contreviendrait assurément à l’art. 14 de la Loi sur la diffamation de l’Ontario (selon lequel le jury ne peut être tenu de statuer sur des questions préliminaires et doit être libre de rendre un verdict général). Cet argument ne constitue ni plus ni moins qu’un plaidoyer pour que la Cour modifie les dispositions de ces lois, ce qu’elle ne peut pas faire.
[134] Deuxièmement, compte tenu du rôle du jury lorsque la défense de commentaire loyal est invoquée, il serait logique de lui permettre de décider de l’application du nouveau moyen de défense. Le modèle Reynolds, qui postule que le jury se prononce sur les « faits principaux », mais que le juge statue sur la défense de journalisme responsable, entraîne un va‑et‑vient complexe entre le juge et le jury susceptible de donner lieu à des décisions interlocutoires et peut, éventuellement, entraîner des appels des décisions interlocutoires en question. En outre, si le rôle des jurés se limitait à trancher des questions de fait préliminaires, il s’ensuivrait qu’il faudrait solliciter leurs points de vue sur un grand nombre de questions détaillées, points de vue qui, à leur tour, pourraient [traduction] « contrecarrer un grand nombre des avantages recherchés par les modifications doctrinales » Kenyon, p. 433; voir également lord Phillips, maître des rôles, dans Jameel c. Wall Street Journal Europe SPRL, [2005] EWCA Civ 74, [2005] 4 All E.R. 356, par. 70, qui déplore le partage des rôles mis en place par les tribunaux anglais en application de l’arrêt Reynolds.
[135] Troisièmement, il n’est pas rare que des jurys rendent des verdicts lorsque des droits jouissant d’une protection constitutionnelle sont en jeu. Cela se produit tous les jours, partout au Canada, dans des procès criminels. Le partage des tâches proposé comporte suffisamment de garanties pour assurer le maintien de l’équilibre constitutionnel requis. Le juge assume des fonctions de gardien en statuant sur les questions juridiques et sur la suffisance de la preuve, et il donne des directives au jury sur tous les facteurs pertinents, notamment sur la nature et l’importance des valeurs de la Charte que sont la liberté d’expression et la protection de la réputation. En outre, les décisions du juge peuvent être portées en appel pour erreur de droit.
VI. Application aux faits de la présente espèce
[136] La preuve permettait de fonder trois moyens de défense : (1) la justification, (2) le commentaire loyal, et (3) la communication responsable concernant une question d’intérêt public. C’est le jury qui aurait dû se prononcer sur ces trois moyens. Il n’est pas nécessaire d’ajouter quoi que ce soit au sujet de la défense de justification puisqu’aucune erreur dans les directives du juge à son sujet n’a été alléguée.
[137] Si le juge entretient un doute véritable quant à la question de savoir si l’objet de la communication devrait être caractérisé comme un énoncé de fait ou comme un énoncé d’opinion, la question devrait être laissée à l’appréciation du jury : Scott c. Fulton, 2000 BCCA 124, 73 B.C.L.R. (3d) 392. En l’espèce, le jury pouvait considérer la déclaration attribuée à Mme Clark — « [t]out le monde pense que c’est un fait accompli » — comme un commentaire ou comme un énoncé d’opinion. L’énoncé pouvait être perçu comme la formulation, en termes courants, d’une opinion sur une probabilité — soit celle que le gouvernement donne son approbation — qui ne s’était pas encore réalisée, ce qui permettait d’invoquer la défense de commentaire loyal.
[138] Au procès, la défense de commentaire loyal a été soumise au jury. Je partage toutefois l’opinion de la Cour d’appel, exprimée par la juge Feldman, selon laquelle le juge du procès n’a pas bien instruit le jury au sujet de ce moyen de défense. Il a omis d’indiquer que [traduction] « M. Schiller ayant rapporté et non formulé le commentaire, l’absence de croyance honnête ne pouvait servir de fondement à la conclusion qu’il y avait eu malveillance à moins que, dans le contexte de l’article, il ait fait sien le commentaire » (la juge Feldman, par. 93). Ce passage rappelle l’observation du juge Binnie, dans WIC Radio, selon laquelle « les instances en diffamation auront atteint un degré de formalisme inquiétant si la protection de la liberté d’expression (“l’élément vital de notre liberté”) par la défense de commentaire loyal doit dépendre du fait que l’auteur des propos doit être disposé à affirmer sous serment qu’il croit honnêtement une chose qu’il estime n’avoir jamais dite » (par. 35). En outre, comme la Cour l’a aussi indiqué dans WIC Radio, l’exposé du juge concernant le commentaire loyal ne devrait pas aborder le volet relatif à l’« esprit juste » du test traditionnel. Pour les motifs exposés par la juge Feldman aux par. 83 à 94 de ses motifs, il est possible que ces failles relevées dans l’exposé du juge au jury aient amené ce dernier à conclure à tort que la malveillance faisait échec à la défense de commentaire loyal.
[139] Les jurés pouvaient aussi considérer la remarque cruciale concernant le « fait accompli » comme un énoncé de fait. Prise littéralement, en effet, elle peut être perçue comme l’affirmation que l’approbation gouvernementale était déjà chose faite, soit officiellement derrière des portes closes soit par accord tacite. Cela permettait d’invoquer la défense de communication responsable concernant une question d’intérêt public, mais le juge du procès n’a soumis au jury ni ce moyen de défense ni aucun autre moyen apparenté.
[140] En Ontario, une cour d’appel ne peut pas ordonner la tenue d’un nouveau procès dans une cause civile « en l’absence d’un préjudice grave ou d’une erreur judiciaire fondamentale » : Loi sur les tribunaux judiciaires, par. 134(6). Considérées ensemble, j’estime que les erreurs que j’ai décrites sont de ce type et imposent d’ordonner la tenue d’un nouveau procès. Il ne convient pas de préciser comment la nouvelle instruction devrait se dérouler, puisque les faits et les arguments en jeu dans la nouvelle instance pourront différer de ceux présentés dans le cadre de la première instance. Toutefois, en supposant que la preuve soumise lors du deuxième procès ressemble à celle présentée lors du premier procès, les observations qui suivent pourraient être utiles.
1. Il faudrait dire au jury que le défendeur peut invoquer trois moyens de défense selon les faits en cause : (1) la justification (véracité); (2) le commentaire loyal, à l’égard des énoncés d’opinion; et (3) la communication responsable concernant une question d’intérêt public, à l’égard des énoncés de fait.
2. Puisque la principale déclaration en cause (la remarque sur le « fait accompli ») peut être considérée comme l’énoncé d’une opinion, les directives au jury concernant la défense de commentaire loyal devraient être conformes aux règles établies par la Cour dans WIC Radio.
3. Puisque cette affirmation peut également être considérée comme un énoncé de fait, ce qui permet d’invoquer la défense de communication responsable concernant une question d’intérêt public, le juge du procès devrait déterminer si la communication de l’énoncé était dans l’intérêt public. Suivant la preuve présentée lors du premier procès, la réponse à cette question est affirmative. La communication qui concernait des questions relatives à la conduite du gouvernement était manifestement d’intérêt public.
4. Le jury devrait recevoir comme directive de déterminer si la communication des propos diffamatoires a été faite de façon responsable, en tenant compte des facteurs que j’ai énumérés plus tôt.
VII. Conclusion
[141] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi ainsi que le pourvoi incident et de confirmer l’ordonnance relative à la tenue d’un nouveau procès. Les intimés ont droit aux dépens relativement au pourvoi principal devant notre Cour.
Version française des motifs rendus par
[142] La juge Abella — Je souscris entièrement aux motifs de la Juge en chef justifiant d’ajouter la défense de « communication responsable » au droit canadien en matière de diffamation. Je partage également son opinion selon laquelle il faut, pour juger de l’applicabilité de ce moyen de défense, procéder à une analyse en deux volets : le premier pour déterminer si la communication concerne une question d’intérêt public; et le deuxième pour déterminer s’il a été satisfait à la norme de la responsabilité. Cela étant dit, bien que je sois d’accord pour dire que la première question en est une de droit qui relève du juge, je ne partage pas, soit dit en tout respect, son opinion selon laquelle le deuxième volet devrait être tranché par le jury. J’estime qu’il n’existe qu’une infime différence conceptuelle entre le fait de décider si une communication est d’intérêt public et celui de déterminer si elle a été faite de façon responsable. Bien que les deux examens supposent de répondre à des questions de fait et de droit, il s’agit principalement de questions juridiques. En conséquence, je suis d’avis que le caractère juridique de la décision quant à l’atteinte de la norme prescrite de responsabilité dans un cas donné, comme celui de l’analyse de l’intérêt public, en fait une question qui doit être tranchée par le juge.
[143] L’analyse de la communication responsable exige que l’intérêt du défendeur de diffuser librement l’information et l’intérêt du public à ce que l’information circule librement soient mis en balance avec l’intérêt qu’a le demandeur à ce que sa réputation soit protégée. Cela n’est pas moins vrai relativement au deuxième volet déterminant du test qu’en ce qui a trait au premier volet. L’exercice, dans son ensemble, suppose de mettre en balance la liberté d’expression, la liberté de la presse, la protection de la réputation, des préoccupations relatives à la protection de la vie privée et l’intérêt public. Il s’agit dans tous les cas de valeurs complexes protégées directement ou indirectement par la Charte canadienne des droits et libertés (Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1336; Société Radio‑Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1991] 3 R.C.S. 459, p. 475; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 107; et WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40, [2008] 2 R.C.S. 420, par. 2). Mettre ces intérêts constitutionnels souvent opposés en balance consiste à tirer une conclusion de droit. Il s’agit donc d’une question qu’il appartient au juge de trancher.
[144] J’admets que la participation du jury dans les causes de diffamation est fermement ancrée dans l’esprit du droit en matière de diffamation et que d’autoriser les juges à trancher les deux volets de l’analyse de la communication responsable ne laisse qu’un rôle limité au jury. Je ne suis toutefois pas convaincue que cette approche est incompatible avec le régime législatif qui confie au juge la tâche de décider des questions juridiques et au jury celle de trancher les questions de fait. Il convient de se rappeler que les juges assument déjà un tel rôle potentiellement déterminant lorsque la défense d’immunité absolue ou d’immunité relative est invoquée (Raymond E. Brown, The Law of Defamation in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), vol. 2, p. 12‑289, 13‑405 et 16‑136). Il est également utile de garder à l’esprit le fondement historique du rôle prépondérant du jury dans les causes en matière de diffamation. Il découle de la Libel Act de 1792 britannique selon laquelle les jurys étaient perçus comme les nécessaires [traduction] « chiens de garde des droits démocratiques face aux gouvernements non représentatifs » (New South Wales Law Reform Commission, Rapport 75, Defamation (1995), par. 3.2, cité dans Australian Broadcasting Corp. c. Reading, [2004] NSWCA 411 (AustLII), par. 143). Plus de deux siècles plus tard, ce raisonnement est difficilement soutenable, tout comme la primauté du rôle du jury (Brown, vol. 3, p. 17‑115; Jameel c. Wall Street Journal Europe SPRL, [2005] EWCA Civ 74, [2005] 4 All E.R. 356, par. 70, lord Phillips, maître des rôles; Gatley on Libel and Slander (11e éd. 2008), p. 1241; et David A. Anderson, « Is Libel Law Worth Reforming? » (1991‑1992), 140 U. Pa. L. Rev. 487, p. 540).
[145] En adoptant la défense de communication responsable, nous reconnaissons la subtilité et la complexité constitutionnelle des causes en matière de diffamation relatives à des communications concernant des questions d’intérêt public. Il importe avant tout de protéger l’intégrité des intérêts et des valeurs en cause dans de tels litiges. L’application du moyen de défense dont il est question en l’espèce suppose de trancher une question de droit très complexe ayant des dimensions constitutionnelles. C’est ce qui en fait une question qui outrepasse la compétence du jury et qui la situe clairement dans le domaine qui relève du juge.
[146] Mis à part cette préoccupation quant au partage approprié des tâches entre le juge et le jury, je souscris aux motifs de la Juge en chef et à sa décision d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
ANNEXE
[traduction]
Résidents verts de rage à propos d’un terrain de golf
Un partisan de longue date de Mike Harris attend l’aval des conservateurs quant à son projet
Bill Schiller
JOURNALISTE D’ENQUÊTE
Reportage spécial
NEW LISKEARD — Au cours des dix dernières années, M. Peter Grant, richissime magnat de l’industrie du bois d’œuvre — un des plus puissants hommes d’affaires du Nord de l’Ontario — s’est montré généreux envers Mike Harris et les conservateurs.
En 1990, par l’intermédiaire de ses entreprises, M. Grant a donné plus de 14 000 $ à M. Harris pour l’aider à devenir le chef du Parti progressiste‑conservateur de l’Ontario.
En 1999, M. Grant a versé 45 000 $ dans les coffres des conservateurs pour contribuer à leur réélection et, l’an dernier, il leur a donné 21 000 $.
De ce total de 80 000 $, au moins 5 000 $ sont allés au ministre des Richesses naturelles, M. John Snobelen, et à son association de circonscription de Mississauga.
Mais M. Peter Grant attend aussi quelque chose en retour du gouvernement.
Ici, sur une petite presqu’île qui s’avance dans un lac aux rives parsemées de chalets, où des familles viennent depuis plusieurs générations, M. Grant veut agrandir le petit parcours de golf de trois trous situé sur sa propriété et en faire un parcours de neuf trous de 3 290 verges.
Toutefois, pour y arriver, il a besoin que le gouvernement Harris — avec l’appui du ministère de M. Snobelen — lui vende 10,5 hectares de terres publiques et approuve son projet.
Le parcours projeté sera privé, si privé en fait qu’il sera réservé « à l’usage et à l’agrément personnels » de M. Grant.
Cependant, pour de nombreuses personnes possédant des chalets sur les rives des lacs Twin, à quelque 500 kilomètres au nord de Toronto, le rêve de M. Grant d’aménager pour son propre agrément un terrain de golf dans les régions sauvages du Nord constitue plutôt un cauchemar.
« Les herbicides, les pesticides et les fertilisants ruisselleront dans notre lac », insiste Mme Bonnie Taylor, dont on peut sans doute excuser les élans de possessivité. En effet, sa famille a été la première, il y a près de 60 ans, à s’établir sur les rives de ce lac alimenté par des sources.
L’hiver dernier, elle a écrit au gouvernement provincial pour faire part de son inquiétude à l’égard des répercussions que pourrait avoir le terrain de golf sur l’eau du lac et des puits, particulièrement, a‑t‑elle dit, « en raison du fait que les événements de Walkerton sont encore frais dans notre mémoire ».
Quant à M. Grant, il a refusé d’être interviewé.
« Notre client [. . .] n’a pas l’intention de discuter ses affaires personnelles avec vous », ont fait savoir les avocats de M. Grant dans une lettre adressée au Star.
Lorsqu’un photographe du Star s’est rendu aux lacs Twin ce mois‑ci pour prendre des photos de l’endroit, il s’est fait accuser d’intrusion dans une propriété privée par des hommes que la Police provinciale de l’Ontario croit être des employés de M. Grant. Ces derniers ont alors essayé de faire quitter la voie publique au véhicule du photographe, après quoi ils ont suivi ce dernier à l’extérieur de la ville pendant près de 20 kilomètres.
Mais c’est la question de l’eau qui préoccupe les propriétaires des chalets bordant le lac.
En effet, M. Grant est déjà autorisé par le ministère provincial à puiser quotidiennement jusqu’à 300 000 litres d’eau dans le lac pour arroser son terrain de trois trous.
Selon les normes du ministère de l’Environnement, la même quantité d’eau traitée pourrait répondre aux besoins d’une collectivité de 750 à 1 500 personnes.
En outre, les contribuables craignent que, si le projet de M. Grant se concrétise, ses besoins en eau augmentent.
Cette inquiétude n’est pas sans fondement : certains terrains de golf dans le Nord de la province sont autorisés à puiser jusqu’à 2,2 millions de litres d’eau par jour.
Pour agrandir le terrain de golf de M. Grant, il faudrait également abattre des arbres sur une superficie totale de près de 23,5 hectares : 10,5 hectares de terres publiques, ainsi que 13 hectares de terres privées que M. Grant entend également acheter pour mener à bien son projet.
Mais ce qui inquiète peut‑être encore davantage les propriétaires de chalet, c’est le fait que, selon les documents de planification, on prévoit utiliser annuellement 20 000 $ en pesticides pour le terrain de golf, y compris de faibles quantités de Daconil, un pesticide très efficace, mais également hautement toxique pour les poissons et les invertébrés.
Les gens de l’endroit ne sont toutefois pas les seuls à être inquiets des projets de M. Grant. Les fonctionnaires du ministère des Richesses naturelles le sont eux aussi. Dans le cadre de l’évaluation environnementale restreinte à laquelle ils procèdent actuellement, ces derniers ont signalé à M. Grant au moins une douzaine d’inquiétudes que suscite selon eux le projet, inquiétudes allant de ses possibles répercussions sur la qualité de l’eau du lac jusqu’à son impact sur le niveau de celui‑ci.
Les experts‑conseils de M. Grant préparent leur réponse.
Mais les inquiétudes soulevées par le ministère sont loin d’apaiser celles des propriétaires de chalet.
Ces derniers savent que les inquiétudes exprimées par des fonctionnaires ne pèsent parfois pas bien lourd lorsqu’il est question de projets de développement menés par des partisans du premier ministre.
« Tout le monde pense que c’est un fait accompli en raison de l’influence qu’exerce M. Grant, mais plus encore en raison de ses liens avec Mike Harris », affirme Lorrie Clark, propriétaire d’un chalet sur les bords des lacs Twin.
Plus tôt cette année, l’association des propriétaires de chalet de l’endroit a invité à une réunion les experts‑conseils de M. Grant, ainsi que des fonctionnaires du ministère, pour discuter du projet de M. Grant. Un certain nombre de propriétaires de chalet ont apporté des copies d’un article du Toronto Star relatant que le meilleur ami du premier ministre, M. Peter Minogue, s’était adressé « aux instances politiques » afin de tenter de faire approuver son projet de terrain de golf et de lotissement à North Bay devant l’opposition du ministère des Richesses naturelles.
Au nombre des partenaires de M. Minogue dans ce projet, appelé Osprey Links, figuraient le président de l’association de la circonscription de Mike Harris et le gratin des relations de ce dernier à North Bay. Les objections du ministère ont été écartées seulement 12 jours après qu’un haut fonctionnaire eût souligné dans une note de service que M. Minogue avait commencé à se plaindre.
Ayant sans doute cette situation à l’esprit, Me Peter Ramsay, contribuable et propriétaire d’un chalet dans la localité, n’a pas mâché ses mots lorsqu’il a fait part de ses inquiétudes lors de la réunion publique.
« Est‑ce que ce sera le ministère des Richesses naturelles qui prendra la décision à propos de ce projet [de M. Grant]? » a‑t‑il demandé aux fonctionnaires présents, « Ou bien Queen’s Park? »
Un fonctionnaire du ministère présent à la réunion, Greg Gillespie, a dit qu’il ne pouvait pas se prononcer sur ce qui se passe à Queen’s Park.
« Mais nous avons fait notre travail », a‑t‑il affirmé au sujet d’Osprey Links.
La méfiance et l’anxiété que suscite le processus d’approbation ont ouvert la voie à une confrontation typique, qui — de l’avis des propriétaires de chalet — oppose le bien-être d’Ontariens ordinaires, dont de nombreuses personnes âgées, aux intérêts privés d’une seule personne influente, Peter Grant.
« Ce projet de développement ne sert pas l’intérêt public », a insisté Mme Clark, propriétaire de chalet, « mais seulement des intérêts essentiellement privés. »
Toutefois, quelqu’un de l’extérieur pourrait considérer, vu l’histoire du lac, que le succès de la démarche de M. Grant est loin d’être acquis.
Après tout, en 1985, la Commission des affaires municipales de l’Ontario a rejeté un projet de petit lotissement aux lacs Twin, par crainte de possibles dommages environnementaux.
La Commission — sorte de tribunal d’appel à l’intention des promoteurs et citoyens qui s’opposent à l’égard d’un projet de développement — a retenu les arguments d’un expert‑conseil qui affirmait que le lac était trop fragile, que la présence de 200 chalets frôlait déjà la surexploitation immobilière et que toute construction additionnelle pourrait constituer un risque pour l’environnement.
Ces arguments l’ont emporté.
Mais il en faut plus pour décourager M. Grant.
Aujourd’hui, le même expert‑conseil qui a convaincu la Commission d’empêcher le lotissement il y a plus de quinze ans a maintenant été retenu par M. Grant.
En effet, Michael Michalski affirme que le projet de M. Grant peut être réalisé tout en réduisant au minimum ses répercussions et que « tous les moyens possibles » seront pris pour que les contaminants ne s’échappent pas du site.
Pour ne pas être en reste, les citoyens de la localité ont eux aussi retenu leurs propres experts‑conseils, la société Gartner Lee, selon qui ni M. Michalski ni personne d’autre ne saurait garantir que le lac ne sera pas touché.
Les positions scientifiques respectives des parties sont donc bien arrêtées.
Mais certains estiment que, si les relations politiques et le pouvoir devaient jouer un rôle dans le dossier, c’est M. Grant qui aurait gain de cause.
Dans cette région sauvage du Nord de l’Ontario, où les économies régionales sont largement tributaires du bois d’œuvre et du tourisme, M. Grant est un homme puissant.
Son entreprise, Grant Forest Products, est un important employeur de la localité. Les publicités radiophoniques de la compagnie, qui rappellent sans cesse aux gens du coin que M. Grant « exploite sagement les ressources forestières », font partie de la conscience collective. En outre, chaque automne, le tournoi de golf de bienfaisance qu’organise M. Grant sur deux terrains de golf publics — et qui se termine sur son mini‑parcours — constitue le point culminant des activités mondaines de la région. Cet événement fait immanquablement la manchette.
La visite du premier ministre a également fait la une l’automne dernier, lorsque celui-ci a assisté à la réception donnée après le tournoi pour plus de 600 personnes à la somptueuse propriété de M. Grant.
Ce dernier, qui organise le tournoi depuis 1998, a fièrement remis ce jour‑là un chèque de 300 000 $ en vue d’aider à la construction d’une résidence pour personnes âgées dans la région.
Selon les médias, il a recueilli environ un million de dollars en trois ans pour appuyer certaines causes dans la région, notamment au profit de terrains de golf.
Dans le Nord de la province, c’est par cet événement caritatif qu’il se distingue.
Dans le Sud, à Queen’s Park, c’est par son choix de lobbyistes.
En effet, pour y défendre ses intérêts commerciaux, M. Grant s’en remet au lobbyiste de North Bay, Peter Birnie. Selon les dossiers d’Élections Ontario, M. Birnie est vice‑président de l’association de circonscription de M. Harris.
Par ailleurs, sur le plan personnel, M. Grant a la réputation de mener grand train.
Sa demeure et ses bureaux administratifs, construits en pleine nature, donnent un air lilliputien aux dizaines de chalets avoisinants.
Sa maison de 14 500 pieds carrés, bâtie sur un terrain de 4,5 hectares luxueusement aménagé, a déjà été évaluée à 1,9 million de dollars. De temps à autre, les voisins voient des hélicoptères s’y poser.
La résidence principale compte sept chambres, ainsi qu’un court de squash intérieur avec gradins, un gymnase tout équipé et un jacuzzi pouvant accueillir 15 personnes.
À l’extérieur, les projecteurs des courts de tennis illuminent le ciel le soir tombé. Et, plus bas, sur les rives du lac, on trouve une remise à bateaux de 1 500 pieds carrés.
Le domaine compte également un parcours de golf de trois trous — appelé « Frog’s Breath » par M. Grant — qui peut être aménagé en un petit parcours de cinq trous.
Il ressort de certains documents que ce parcours a été aménagé sur près de trois hectares de terres publiques, que la province a vendues à M. Grant en avril 1998 pour la somme de 20 000 $.
Ces documents révèlent également que deux mois plus tôt, en février 1998, M. Grant avait aussi présenté une demande pour acheter les 10,5 hectares qu’ils cherchent toujours à acquérir aujourd’hui.
Ce sont ces démarches qui soulèvent l’ire des résidents.
« Ce n’est pas facile de vivre ici et d’être témoin de tout ça », affirme Mme Nancy Kramp, qui est mère de quatre enfants et qui, tout comme M. Grant, vit toute l’année sur les rives des lacs Twin.
« Avant, c’était la tranquillité totale ici. On n’entendait que les sons de la nature. Maintenant, il y a toujours des bruits de machines (venant du terrain de golf). »
Madame Kramp n’arrive pas à comprendre comment le gouvernement provincial peut envisager de vendre 10,5 hectares de terrain à un particulier pour qu’il y construise un terrain de golf pour son usage personnel.
Elle se rappelle la prise de bec qu’elle a eu assez récemment avec un fonctionnaire du ministère des Richesses naturelles à propos d’un « carré de sable ».
« Aux alentours de 1994, se remémore Mme Kramp, le ministère nous a demandé de déplacer un carré de sable — quatre planches et du sable — que nous avions construit pour notre fils, et ce, parce qu’il se trouvait sur des terres publiques. Ce carré de sable nuisait, semble‑t‑il, à l’habitat naturel dans la région. Mais aujourd’hui, un terrain de golf de neuf trous serait acceptable? »
Le projet n’a pas encore été jugé acceptable.
Le gouvernement Harris n’a pas vendu le terrain à M. Grant.
Toutefois, des politiciens de la région sont en train de frayer la voie.
Cinq politiciens représentant la population du canton de Hudson (501 habitants) doivent se rencontrer aujourd’hui pour discuter d’une motion visant à modifier le règlement de zonage local et, selon un avis public, « à permettre la construction d’un terrain de golf personnel — pour l’usage personnel du propriétaire ».
Le conseiller municipal Clinton Edwards dit qu’il ne tient pas vraiment à dire s’il appuiera ou non la motion.
« Je me sens un peu entre l’arbre et l’écorce sur cette question », dit‑il avec une certaine hésitation. Puis il ajoute : « Mon épouse travaille pour lui [M. Grant]. Il est très difficile de se trouver un emploi dans la région. »
L’information selon laquelle on s’apprêterait à modifier de façon imminente le règlement de zonage, avant même que le gouvernement n’ait vendu le terrain à M. Grant, rend certains propriétaires de chalet méfiants au sujet de la suite des événements.
« Les gens qui habitent autour du lac ne sont pas des multimillionnaires », affirme Mme Alexandra Skindra, mère, grand‑mère et propriétaire de chalet.
« Ce sont juste des gens ordinaires. Des gens qui travaillent fort. Ce genre de situation ne devrait pas se produire. »
Madame Skindra et son mari, M. Arkadis, concepteur de centrale nucléaire, âgé de 68 ans et maintenant à la retraite, avaient prévu couler paisiblement leur retraite au lac.
« J’ai grandi ici, explique Mme Skindra. Mes enfants ont grandi ici. Et j’espérais que mes cinq petits‑enfants pourraient venir ici tous les étés. »
« Nous n’avons rien contre Peter », fait remarquer M. Arkadis, marteau à la main, pendant qu’il rénove la pièce qui donne sur le lac à l’avant de son chalet.
« Mais je ne vois pas comment ce projet peut être réalisé sans causer de dommages au lac et à l’environnement. »
Au bout du chemin, Ira et Marion Murphy ont passé 56 ans sur un lopin de terre qui relie les lacs Twin au lac voisin, le lac Frère.
Encore svelte à 75 ans, M. Murphy, ancien superviseur à Hydro Ontario, maintenant à la retraite, peut indiquer du doigt l’endroit sur la rive où il a construit dans un arbre, 18 étés plus tôt, une cabane de deux étages pour ses petites‑filles.
Pour lui, la vie au lac est une chose précieuse, intimement liée à la vie familiale.
« Vous savez, nous connaissons Peter depuis qu’il a trois ans », affirme M. Murphy, un bel homme aux cheveux gris affectionnant la vie au grand air.
« Nous n’avons rien contre lui. C’est uniquement le sort du lac qui nous préoccupe, c’est tout. »
Monsieur Rudi Ptok, 71 ans, dit s’inquiéter des effets du ruissellement, et ce, non seulement des pesticides, mais également des 400 kilogrammes de fertilisants qui seront nécessaires chaque année pour maintenir vert le gazon du parcours de golf de M. Grant.
« De plus, ils devront probablement dynamiter du roc pour aménager le terrain », dit‑il.
Monsieur Ptok affirme que les experts‑conseils de M. Grant ont confirmé qu’il pourrait fort bien être nécessaire de recourir au dynamitage.
« Je ne veux même pas y penser », dit M. Ptok, en jetant un regard soucieux vers le lac.
(d.a., vol. XI, p. 4‑12)
Pourvoi et pourvoi incident rejetés, avec dépens relativement au pourvoi principal devant notre Cour en faveur des intimés.
Procureurs des appelants/intimés à l’appel incident : Fasken Martineau DuMoulin, Toronto.
Procureurs des intimés/appelants à l’appel incident : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.
Procureurs de l’intervenant Ottawa Citizen : Gowling Lafleur Henderson, Ottawa.
Procureurs des intervenants l’Association canadienne des journaux, Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, ACDIRT Canada/Association des journalistes électroniques, Magazines Canada, l’Association canadienne des journalistes, les Journalistes canadiens pour la liberté d’expression, Writers’ Union of Canada, Professional Writers Association of Canada, Book and Periodical Council et PEN Canada : Brian MacLeod Rogers, Toronto.
Procureur de l’intervenante la Société Radio‑Canada : Société Radio‑Canada, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Torys, Toronto.
Procureurs de l’intervenant Danno Cusson : Heenan Blaikie, Ottawa.