Traduction française officielle : Motifs de la juge Karakatsanis
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe
Motifs de jugement (par. 1 à 53) : La juge Karakatsanis (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Wagner, Gascon, Brown et Rowe)
Motifs dissidents en partie (par. 54 à 82) : La juge Côté (avec l’accord du juge Moldaver)
Répertorié : Association des juristes de justice c. Canada (Procureur général)
No du greffe : 37014.
2017 : 19 avril; 2017 : 3 novembre.
en appel de la cour d’appel fédérale
Arrêt (les juges Moldaver et Côté sont dissidents en partie) : Le pourvoi est accueilli en partie. La décision de l’arbitre selon laquelle la directive contrevenait à la convention collective est raisonnable et son ordonnance enjoignant à l’employeur de cesser d’appliquer la directive est rétablie.
La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Brown et Rowe : La question en litige en l’espèce concerne l’interprétation d’une clause de convention collective portant sur les droits de la direction, ce qui est manifestement une matière à l’égard de laquelle les arbitres en droit du travail ont droit à la déférence. La convention collective limite le droit résiduel de la direction d’imposer unilatéralement des règles en milieu de travail, car elle prévoit que l’employeur doit « agi[r] raisonnablement, équitablement et de bonne foi » dans l’administration de la convention collective. La démarche applicable pour déterminer si une politique ayant une incidence sur les employés constitue un exercice raisonnable des droits de la direction est l’évaluation axée sur la « mise en balance des intérêts ». Cette démarche exige des arbitres en droit du travail qu’ils mettent à profit leur expertise dans le domaine des relations de travail, qu’ils tiennent compte de toutes les circonstances et qu’ils décident si la politique de l’employeur établit un équilibre raisonnable entre les intérêts de la direction et ceux des employés. La question de savoir si l’imposition unilatérale d’une période de garde est raisonnable et équitable dépendra des circonstances et des dispositions de la convention collective en cause. Cette conclusion est largement tributaire des faits.
L’arbitre a appliqué le cadre d’analyse approprié pour évaluer l’exercice des droits de la direction, et les circonstances entourant la directive de l’employeur appuyaient sa conclusion suivant laquelle cette mesure n’était ni raisonnable ni équitable. La convention collective récemment finalisée ne renfermait aucune clause de disponibilité, l’obligation n’avait pas été mentionnée dans les contrats d’emploi ou dans les descriptions de tâches des juristes, et de telles politiques n’étaient pas la norme dans le secteur. Le fait que la directive ait un effet sur la vie des juristes en dehors des heures de travail constitue un facteur important dans l’appréciation de son incidence sur les employés. De plus, une politique ou une directive qui supprime unilatéralement la rémunération accordée en contrepartie d’une obligation de disponibilité crée une iniquité apparente lorsqu’une telle rémunération constituait une pratique de longue date. Bien que l’employeur ne soit pas tenu de prouver qu’il n’y avait pas d’autres solutions, l’existence de moyens réalistes, mais moins attentatoires, pour répondre aux besoins organisationnels peut constituer une considération pertinente dans l’appréciation axée sur la mise en balance des intérêts. Il était loisible à l’arbitre de noter l’absence d’une telle preuve. De plus, rien n’indique que celui‑ci a mal compris les effets observables de la directive sur les juristes, effets énoncés dans l’exposé conjoint des faits. La Cour d’appel fédérale a donc commis une erreur en substituant sa propre mise en balance des intérêts en cause à celle de l’arbitre.
La directive ne porte pas atteinte au droit à la liberté que l’art. 7 de la Charte garantit aux juristes. Elle oblige ceux‑ci, comme condition d’emploi, à être potentiellement moins disponibles pour leurs familles ou à renoncer à certaines activités personnelles, et ce, deux à trois semaines par année tout au plus. Cette incursion dans la vie privée des juristes en dehors du travail n’implique pas le type de choix personnels fondamentaux que garantit l’art. 7 .
Les juges Moldaver et Côté (dissidents en partie) : L’arbitre a erré en concluant que la directive sur la garde obligatoire constituait un exercice déraisonnable et inéquitable du droit de gestion de l’employeur et contrevenait au droit à la liberté des juristes garanti par l’art. 7 de la Charte .
Le raisonnement de l’arbitre a manifestement été influencé par ses conclusions erronées concernant l’art. 7 de la Charte parce qu’il a examiné la question de savoir si la directive constitue un exercice raisonnable et équitable des pouvoirs de gestion de l’employeur à travers le prisme de ces conclusions. Par exemple, en concluant que la directive ne lui apparaît tout simplement ni raisonnable, ni équitable, l’arbitre note, entre autres, qu’il serait plutôt équitable que les juristes soient indemnisés pour les moments où l’employeur continue d’exercer un certain contrôle sur leur vie. Les conclusions de l’arbitre concernant la violation de la convention collective quant à l’exercice du pouvoir de gestion et quant à la protection des droits constitutionnels des juristes reposent donc sur la même caractérisation de l’effet de la directive sur la vie des avocats. Or, cette caractérisation semble erronée dans la mesure où elle ignore des éléments clés de l’énoncé conjoint des faits.
Puisque le grief doit être renvoyé à un autre arbitre, il n’y a pas lieu de trancher de façon définitive le caractère raisonnable et équitable de la directive. Il y a lieu de souligner toutefois que les conclusions de l’arbitre en l’espèce ne semblent se justifier ni au regard des faits, ni au regard du droit. Quant aux faits, sa conclusion voulant que l’employeur ait un certain contrôle sur le besoin organisationnel à la base de l’imposition unilatérale d’une période de garde va à l’encontre de la preuve commune soumise par les parties à l’effet qu’une demande de sursis peut survenir de façon imprévisible et doit être traitée de façon urgente. Ainsi, pour cette raison et dans la mesure où ses motifs passent sous silence des éléments factuels essentiels, la décision de l’arbitre n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits.
La décision de l’arbitre ne semble pas non plus justifiée au regard du droit. L’analyse du caractère raisonnable et équitable d’une directive imposée unilatéralement repose sur une démarche axée sur la mise en balance des intérêts, et non sur la question de savoir si l’employeur a retenu le moyen le moins attentatoire de répondre à ses exigences opérationnelles. En analysant si l’employeur avait agi raisonnablement, équitablement et de bonne foi en adoptant la directive, l’arbitre a noté qu’on ne lui avait présenté aucune preuve établissant que la période de garde est le seul moyen dont dispose l’employeur pour répondre aux urgences les soirs de semaine et les fins de semaine. Or, ce n’est pas le critère juridique applicable en l’espèce. Requérir de l’employeur qu’il prouve l’absence d’autres solutions pour régler son problème lui impose le fardeau beaucoup trop onéreux de prouver un fait négatif. En conséquence, dans la mesure où la décision de l’arbitre se fonde sur un critère autre que celui applicable en droit et qui a pour effet d’imposer à l’employeur un fardeau excessif, elle ne fait pas partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard du droit.
Jurisprudence
Citée par la juge Karakatsanis
Arrêt appliqué : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458; arrêt non suivi : United Nurses of Alberta c. Alberta Health Services, 2014 CanLII 50285; arrêts mentionnés : Commission scolaire de Laval c. Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8, [2016] 1 R.C.S. 29; Re Lumber & Sawmill Workers’ Union, Local 2537, and KVP Co. (1965), 16 L.A.C. 73; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Maple Leaf Mills Inc. and U.F.C.W., Loc. 401, Re (1995), 50 L.A.C. (4th) 246; Shell Canada Ltd. c. Communications Energy and Paperworkers Union of Canada, Local 835, [2001] A.G.A.A. No. 51 (QL); Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708; Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429; Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791; R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571; Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844; Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307.
Citée par la juge Côté (dissidente en partie)
Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458; Voice Construction Ltd. c. Construction & General Workers’ Union, Local 92, 2004 CSC 23, [2004] 1 R.C.S. 609; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie‑Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 , 7 .
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, c. H‑6 .
Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, c. F‑11, art. 7 , 11.1 .
Doctrine et autres documents cités
Brown, Donald J. M., and David M. Beatty, with the assistance of Christine E. Deacon. Canadian Labour Arbitration, vol. 1, 4th ed., Toronto, Canada Law Book, 2017 (loose‑leaf updated June 2017, release 58).
Charney, Richard J., and Thomas E. F. Brady. Judicial Review in Labour Law, Aurora (Ont.), Canada Law Book, 1997 (loose‑leaf updated April 2017, release 28).
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Trudel, Boivin et de Montigny), 2016 CAF 92, [2016] 4 R.C.F. 349, 488 N.R. 198, [2016] A.C.F. no 304 (QL), 2016 CarswellNat 6508 (WL Can.), [2016] AZ‑51267589, qui a accueilli une demande de contrôle judiciaire et annulé une décision d’un arbitre de grief de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique, 2015 CRTEFP 31, 2015 LNCRTEFP 31 (QL), 2015 CarswellNat 1180 (WL Can.). Pourvoi accueilli en partie, les juges Moldaver et Côté sont dissidents en partie.
Bernard Philion, Nicolas Charron et Daniel Boudreault, pour l’appelante.
Alain Préfontaine et Catherine A. Lawrence, pour l’intimé.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Brown et Rowe rendu par
La juge Karakatsanis —
I. Aperçu
[1] Le présent pourvoi porte sur le contrôle judiciaire d’une décision arbitrale relative à une directive d’un employeur du gouvernement fédéral en matière de quarts de garde obligatoires. L’Association des juristes de justice (AJJ) a déposé un grief au nom des juristes travaillant à la Direction du droit de l’immigration du Bureau régional du Québec du ministère de la Justice Canada. Le grief a été déposé après que l’employeur, le ministère de la Justice, eut communiqué une directive imposant aux juristes de cette direction des quarts de garde après les heures normales de travail.
[2] L’arbitre de grief a convenu avec l’AJJ que la directive ne constituait pas un exercice raisonnable ou équitable des droits de la direction et qu’elle violait les droits constitutionnels des juristes. La Cour d’appel fédérale a annulé la décision et a ordonné à un autre arbitre de conclure que la directive représentait un exercice équitable et raisonnable des droits de la direction.
[3] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie. À mon sens, la décision de l’arbitre selon laquelle la directive ne constituait pas un exercice approprié des droits de la direction prévus dans la convention collective était raisonnable. Toutefois, je conviens avec la Cour d’appel fédérale que la directive ne mettait pas en jeu le droit à la liberté protégé par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés .
II. Contexte
A. Le système de garde
[4] Le procureur général du Canada doit parfois intervenir dans des affaires urgentes en matière d’immigration en dehors des heures normales de travail. Pour répondre à ce besoin, l’employeur a mis sur pied un système de quarts de garde suivant lequel un juriste du gouvernement spécialisé en droit de l’immigration au Bureau régional du Québec serait disponible les soirs et les fins de semaine pour traiter à court préavis toute demande de sursis urgente susceptible de se présenter. Depuis sa création au début des années 1990 et jusqu’en 2010, le système fonctionnait sur une base volontaire. Les juristes qui se portaient volontaires pour assurer les quarts de garde étaient rémunérés à raison de 2,5 jours de congé payés pour une semaine de quarts de soir et de fin de semaine, avec une indemnité additionnelle pour les jours fériés. Ils recevaient la même indemnité, qu’ils soient appelés ou non au travail.
[5] Lorsque la convention collective entre l’AJJ et l’employeur a été mise au point de manière définitive à l’automne 2009, de nombreux juristes ont obtenu le droit au paiement des heures supplémentaires, bien que les juristes de rang plus élevé aient continué de n’avoir droit qu’à des congés payés. En mars 2010, le directeur de la Direction du droit de l’immigration du Bureau régional du Québec a informé les juristes qu’ils ne seraient plus payés pour les périodes de garde. Désormais, ils ne seraient rémunérés que pour les heures travaillées s’ils recevaient une demande urgente. La directive prévoyait que les juristes seraient rémunérés pour les heures travaillées sous forme de primes d’heures supplémentaires ou de congés payés, selon leur niveau d’ancienneté.
[6] Avec ce changement de politique, il n’y avait plus assez de volontaires pour assurer le service pendant les périodes de garde. En réponse, la direction a rendu les quarts de garde obligatoires. Tous les juristes en titre du bureau devaient effectuer des quarts de garde les soirs et les fins de semaine à raison d’une à trois semaines par année.
[7] La période de garde est de 17 h à 21 h les jours de semaine et de 9 h à 21 h les fins de semaine. Lorsqu’ils sont de garde, les juristes doivent être prêts à préparer et à plaider d’éventuelles demandes de sursis à court préavis. Ils doivent porter un téléavertisseur et un téléphone cellulaire fournis par l’employeur et être en mesure de se rendre à leur bureau dans un délai d’environ une heure si on les appelle. Les parties s’entendent pour dire que l’employeur a pris en considération toutes les mesures d’adaptation nécessaires en application de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, c. H‑6 , lorsqu’il a établi le tableau de garde. Les juristes visés par celui‑ci peuvent également s’échanger leurs quarts de garde.
[8] La preuve présentée à l’arbitre indiquait qu’en 2010, la Direction du droit de l’immigration avait dû répondre à environ 120 demandes de sursis, dont six présentées la fin de semaine. On ne savait pas exactement combien de demandes de sursis urgentes avaient dû être traitées les soirs de semaine.
B. La convention collective
[9] La convention collective en cause est muette sur l’obligation de disponibilité. Cela dit, plusieurs de ses dispositions concernent la faculté du gouvernement d’imposer des politiques en milieu de travail. Le paragraphe 5.01 précise que l’employeur conserve tous les droits et pouvoirs de la direction qui n’ont pas été modifiés ou limités par la convention collective :
L’Association reconnaît que l’Employeur retient toutes les fonctions, les droits, les pouvoirs et l’autorité que ce dernier n’a pas, d’une façon précise, fait diminuer, déléguer ou modifier par la présente convention.
[10] Toutefois, les droits de la direction ne sont pas absolus. Suivant le par. 5.02 de la convention collective, l’employeur doit « agi[r] raisonnablement, équitablement et de bonne foi dans l’administration de la présente convention collective ».
[11] De plus, le par. 6.01 interdit au gouvernement d’imposer une politique en milieu de travail qui aurait pour effet de restreindre les droits constitutionnels des juristes ou d’autres droits que leur confère une loi fédérale :
Rien dans la présente convention ne peut être interprété comme une diminution ou une restriction des droits constitutionnels ou de tous autres droits d’un juriste qui sont accordés explicitement par une loi du Parlement du Canada.
III. Décisions des juridictions inférieures
A. La décision arbitrale, 2015 CRTEFP 31
[12] L’AJJ a déposé un grief contestant la directive sur les quarts de garde obligatoires. L’arbitre a conclu que cette mesure n’était ni raisonnable ni équitable et qu’elle était donc contraire au par. 5.02 de la convention collective. Il a souligné que les conventions collectives régissant les fonctionnaires fédéraux renferment fréquemment des clauses de disponibilité. Dans de telles conventions, les employés acceptent généralement de se rendre disponibles en dehors des heures normales de travail moyennant rémunération. De l’avis de l’arbitre, l’absence d’une telle clause ne donnait pas à l’employeur carte blanche pour imposer des périodes de garde non rémunérées. L’arbitre a reconnu le besoin légitime pour le ministère de la Justice de disposer de juristes pour répondre à des urgences en dehors des heures normales de travail, mais il s’est demandé si des quarts de garde étaient essentiels pour satisfaire à ce besoin, puisqu’ils n’étaient pas mentionnés dans le contrat d’emploi ou dans la description de tâches.
[13] En outre, l’arbitre a conclu que la directive portait atteinte aux droits constitutionnels des juristes. En particulier, il a estimé que l’obligation de disponibilité mettait en cause le droit à la liberté que l’art. 7 de la Charte garantit aux juristes et que l’atteinte n’était pas conforme aux principes de justice fondamentale. En conséquence, l’arbitre a jugé que la directive contrevenait aussi au par. 6.01 de la convention collective et il a ordonné à l’employeur de cesser immédiatement de l’appliquer.
B. Contrôle judiciaire, 2016 CAF 92, [2016] 4 R.C.F. 349
[14] La Cour d’appel fédérale, par la voix du juge de Montigny (avec l’accord des juges Trudel et Boivin), a accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par le gouvernement. Elle a annulé la décision de l’arbitre selon laquelle la directive n’était pas conforme au par. 5.02 de la convention collective. Elle a estimé que l’arbitre avait imposé à l’employeur le fardeau déraisonnable de justifier la nécessité de la directive sur la garde et qu’il avait fait fi de la preuve démontrant qu’il n’y avait pas suffisamment de volontaires après que les juristes eurent été informés qu’ils ne seraient plus rémunérés pour les périodes de garde.
[15] De l’avis de la Cour d’appel fédérale, l’arbitre a également commis une erreur dans son analyse de l’art. 7 de la Charte et du par. 6.01 de la convention collective. La cour a estimé que celui‑ci avait déraisonnablement accru la portée du droit à la liberté au‑delà de ce qui a été établi par la jurisprudence de notre Cour.
[16] Bien qu’elle ait renvoyé le grief à la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique, la Cour d’appel fédérale a également ordonné au nouvel arbitre de reconnaître que la directive contestée représentait un exercice raisonnable et équitable des droits résiduels de la direction énoncés au par. 5.02 et qu’elle ne portait pas atteinte aux droits que l’art. 7 de la Charte garantit aux juristes.
IV. Analyse
A. La directive porte‑t‑elle atteinte au par. 5.02 de la convention collective?
(1) Droits résiduels de la direction
[17] Le contrôle judiciaire des décisions rendues par les arbitres de grief est assujetti à la norme de la décision raisonnable (Commission scolaire de Laval c. Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8, [2016] 1 R.C.S. 29, par. 32‑33). La question en litige en l’espèce concerne l’interprétation d’une clause de convention collective portant sur les droits de la direction, ce qui est manifestement une matière à l’égard de laquelle les arbitres en droit du travail ont droit à la déférence (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458, par. 7).
[18] Dans les milieux de travail syndiqués, les arbitres en droit du travail reconnaissent le droit résiduel de la direction d’imposer unilatéralement des politiques et des règles en milieu de travail qui n’entrent pas en conflit avec les dispositions de la convention collective (D. J. M. Brown et D. M. Beatty, avec le concours de C. E. Deacon, Canadian Labour Arbitration (4e éd. (feuilles mobiles)), vol. 1, sujet 4:1520). Souvent, ce pouvoir résiduel est expressément reconnu dans une clause dite des droits de la direction. Le paragraphe 5.01 de la convention collective constitue une telle clause, puisqu’il réserve à l’employeur le droit d’exercer tous les pouvoirs de la direction que celui‑ci n’a pas, « d’une façon précise, fait diminuer, déléguer ou modifier » par la convention collective.
[19] En ce qui concerne les employeurs du gouvernement fédéral, bon nombre de ces droits résiduels de la direction sont prévus par la loi. En vertu des art. 7 et 11.1 de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, c. F‑11 , le Conseil du Trésor est autorisé à exercer un certain nombre de pouvoirs différents dans le cadre de ses attributions en matière de gestion des ressources humaines. Il peut notamment : assurer la répartition des effectifs et leur bonne utilisation (al. 11.1(1) a)); déterminer et réglementer les traitements des employés, leurs horaires et leurs congés, ainsi que les questions connexes (al. 11.1(1) c)); régir toute autre question lorsque cela est nécessaire à la bonne gestion des ressources humaines (al. 11.1(1) j)).
[20] Cela dit, le droit résiduel de la direction d’imposer unilatéralement des règles en milieu de travail n’est pas illimité. Les droits de la direction doivent être exercés raisonnablement et conformément à la convention collective (Brown et Beatty, sujet 4:1520; Re Lumber & Sawmill Workers’ Union, Local 2537, and KVP Co. (1965), 16 L.A.C. 73 (Ont.); Irving, par. 24).
[21] Le paragraphe 5.02 de la convention collective limite lui aussi la faculté de la direction d’exercer ces droits, car il prévoit que l’employeur doit « agi[r] raisonnablement, équitablement et de bonne foi » dans l’administration de la convention collective. Toute politique unilatéralement imposée en milieu de travail doit respecter ces limites.
[22] La question soulevée devant l’arbitre était de savoir si la directive sur la garde représentait un exercice raisonnable et équitable des droits de la direction. La bonne foi de l’employeur n’est pas en cause.
[23] L’intimé a fait valoir devant notre Cour que, pour répondre à cette question, l’arbitre devait décider si la directive sur les quarts de garde obligatoires de l’employeur se situait dans l’éventail des solutions possibles raisonnables ayant un lien défendable avec les besoins opérationnels de l’employeur.
[24] J’estime qu’il ne s’agit pas là d’une formulation utile de la tâche de l’arbitre. La démarche bien établie pour déterminer si une politique ayant une incidence sur les employés constitue un exercice raisonnable des droits de la direction est l’évaluation axée sur la « mise en balance des intérêts » prévue dans la décision arbitrale de principe KVP, que notre Cour a récemment approuvée dans l’arrêt Irving (au par. 27, citant l’Alberta Federation of Labour, intervenante) :
[traduction] Pour évaluer le caractère raisonnable, les arbitres en droit du travail sont appelés à mettre à profit leur expertise dans ce domaine, à tenir compte de toutes les circonstances et à décider si la politique de l’employeur établit un équilibre raisonnable. Pour ce faire, ils peuvent tenir compte notamment de la nature des intérêts de l’employeur, de l’existence de tout autre moyen moins attentatoire de répondre aux préoccupations de l’employeur ainsi que de l’incidence de la politique sur les employés.
[25] Bien que l’arbitre n’ait pas mentionné explicitement l’arrêt Irving ou la décision KVP dans sa décision en l’espèce, il a appliqué cette démarche axée sur la mise en balance des intérêts. Il s’estimait tenu d’apprécier, d’une part, le cadre de travail des juristes, tel que le définit la convention collective, et l’effet de la directive sur leur vie personnelle et, d’autre part, l’objectif recherché par l’employeur et le moyen choisi par celui‑ci pour l’atteindre.
[26] En revanche, l’intimé invoque une seule décision arbitrale, United Nurses of Alberta c. Alberta Health Services, 2014 CanLII 50285 (Alb.), p. 12, au soutien de la démarche qu’il propose. Dans cette décision, l’arbitre en droit du travail a statué que, dans la mesure où la politique de gestion [traduction] « se situe dans l’éventail des solutions possibles et qu’elle a un lien défendable avec les objectifs opérationnels, il n’est pas loisible à l’arbitre de substituer son point de vue à la solution effectivement retenue par la direction » (p. 13). À l’audience tenue devant notre Cour, l’avocat de l’intimé a reconnu n’avoir connaissance d’aucune autre décision arbitrale ayant suivi ce précédent.
[27] À mon avis, la démarche proposée dans United Nurses of Alberta pose problème, car elle introduit l’appréciation du caractère raisonnable — qui relève du contrôle judiciaire — dans la tâche incombant à l’arbitre en droit du travail d’évaluer l’exercice des droits de la direction. Cette démarche confond les rôles distincts que les arbitres et les tribunaux de révision jouent dans le contexte des griefs en droit du travail. Elle va également à l’encontre de l’approbation récente par notre Cour, dans l’arrêt Irving, du critère énoncé dans KVP. En outre, les déclarations de l’arbitre dans l’affaire United Nurses of Alberta semblent viser uniquement à trancher la question de savoir si un certain exercice des droits de la direction était raisonnable. En l’espèce, le texte du par. 5.02 de la convention collective obligeait aussi l’arbitre à décider si la directive constituait un exercice équitable et de bonne foi des droits de la direction.
[28] En conséquence, je suis convaincue qu’en suivant la démarche bien établie axée sur la mise en balance des intérêts, l’arbitre a appliqué le cadre d’analyse approprié pour évaluer l’exercice des droits de la direction au regard de la convention collective en l’espèce.
(2) Application
[29] La Cour d’appel fédérale a conclu que la décision de l’arbitre était déraisonnable, estimant qu’un certain nombre de justifications données par celui‑ci étaient intenables. L’intimé reprend ce raisonnement. Il soutient que les exigences de la directive — porter un téléavertisseur et rester à une distance d’au plus une heure du bureau pendant la période de garde — entraînaient une atteinte minimale et avaient un lien rationnel avec les responsabilités de l’employeur. En conséquence, à son avis, l’arbitre aurait dû conclure que la directive était raisonnable.
[30] L’appelante soutient que la Cour d’appel fédérale a commis une erreur en substituant sa propre appréciation à celle de l’arbitre sur ce qui constituait un exercice raisonnable des droits de la direction. Elle fait valoir que la conclusion de l’arbitre était une issue raisonnable pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et que ses motifs étaient justifiables, transparents et intelligibles.
[31] Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec l’appelante pour dire que la décision de l’arbitre sur l’interprétation du par. 5.02 de la convention collective était raisonnable. Lisant la décision de l’arbitre avec le degré de déférence qui s’impose lors du contrôle judiciaire, je conclus que son appréciation des divers intérêts en jeu et sa mise en balance finale de ceux‑ci étaient raisonnables.
a) L’issue était raisonnable
[32] L’arbitre devait s’appuyer sur son expertise en matière de relations de travail et se demander si, dans ce contexte particulier, l’équilibre établi par la directive était raisonnable (Irving, par. 27). En outre, le par. 5.02 l’obligeait à trancher la question de savoir si l’exercice des droits de la direction était équitable. Dans les deux cas, l’arbitre a conclu par la négative.
[33] La conclusion de l’arbitre à cet égard appartient aux issues possibles acceptables (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 47). Elle est étayée par un certain nombre de facteurs, sur lesquels l’arbitre s’est fondé à bon droit.
[34] Premièrement, l’arbitre a dûment tenu compte du contexte dans lequel s’inscrivait la convention collective. Il a souligné que des clauses de disponibilité sont généralement négociées dans les conventions collectives intéressant les fonctionnaires fédéraux, où les employés acceptent de se rendre disponibles en échange d’une certaine forme de rémunération. De plus, comme l’a noté l’arbitre, les descriptions de tâches et les contrats d’emploi fournis par les parties ne mentionnaient pas d’obligations de disponibilité. Dans ce contexte, il n’était pas déraisonnable que l’arbitre se demande si des quarts de garde obligatoires étaient essentiels.
[35] Deuxièmement, l’arbitre a souligné la distinction entre les politiques qui ont une incidence sur les employés pendant les heures normales de travail et celles qui prolongent unilatéralement la période pendant laquelle les employés sont sous le contrôle de l’employeur. Même si la convention reconnaissait que les juristes allaient peut‑être devoir faire des heures supplémentaires (pour lesquelles ils seraient rémunérés), la directive avait une incidence sur la manière dont ceux‑ci vivaient leur vie en dehors du travail d’une façon qui n’était prévue ni dans la convention collective ni dans leur contrat d’emploi. L’arbitre a conclu que cela était inéquitable, affirmant qu’« [i]l serait plutôt équitable qu’ils [les juristes] soient indemnisés pour les moments où l’employeur continue d’exercer un certain contrôle sur leur vie » (par. 45 (CanLII)).
[36] La conclusion de l’arbitre selon laquelle la directive constituait un exercice inéquitable des droits de la direction est étayée par les circonstances entourant le changement de politique. Les juristes avaient énoncé la nature donnant‑donnant de leur relation avec leur employeur dans la convention collective. Cette dernière prévoyait que les juristes consentaient à travailler un certain nombre d’heures moyennant une rémunération déterminée. Elle reconnaissait que ceux‑ci allaient peut‑être devoir faire des heures supplémentaires pour honorer leurs obligations professionnelles et faire en sorte que le procureur général s’acquitte de ses responsabilités. Pourtant, peu de temps après que les dispositions pertinentes eurent été finalisées, l’employeur a unilatéralement accru la période pendant laquelle les juristes devraient demeurer sous son contrôle, et ce, sans rémunération additionnelle. Bien que l’obligation de disponibilité ne soit pas un travail exigeant ou pénible, il s’agit d’une période pendant laquelle l’employeur exerce un certain degré de contrôle sur les mouvements et les activités des juristes. Cet exercice du contrôle profite à l’employeur, qui, autrement, aurait peut‑être à engager des juristes pour travailler des quarts de soir et de fin de semaine afin de pouvoir répondre en temps opportun aux demandes urgentes.
[37] De plus, cette conclusion est largement tributaire des faits. Comme l’a reconnu la Cour d’appel fédérale, aucun consensus clair ne se dégage de la jurisprudence arbitrale sur la question de savoir si l’imposition d’une obligation de disponibilité non rémunérée constitue un exercice unilatéral équitable et raisonnable des droits de la direction. Les décisions produites par les parties indiquent plutôt que la réponse à cette question dépend du contexte, et notamment des dispositions de la convention collective pertinente. Par exemple, dans United Nurses of Alberta, l’arbitre a conclu qu’il ne faisait [traduction] « aucun doute » que les périodes de garde étaient du « travail », même s’il ne s’agissait pas d’heures supplémentaires au sens de la convention collective pertinente (p. 15). Dans Maple Leaf Mills Inc. and U.F.C.W., Loc. 401, Re (1995), 50 L.A.C. (4th) 246 (Alb.), p. 254, l’arbitre a conclu que les périodes de garde non rémunérées ne constituaient pas du [traduction] « temps de travail » au sens de la convention collective pertinente. Dans une autre décision arbitrale, un arbitre a conclu qu’une directive imposée par la direction qui obligeait les employés à faire des quarts de garde et à se trouver à une heure de leur lieu de travail constituait un exercice raisonnable des droits de la direction, mais, dans cette affaire, la convention collective renfermait une disposition sur la disponibilité (Shell Canada Ltd. c. Communications Energy and Paperworkers Union of Canada, Local 835, [2001] A.G.A.A. No. 51 (QL)). Il ressort de ces décisions que la question de savoir si l’imposition unilatérale d’une période de garde est raisonnable et équitable dépendra des circonstances et des dispositions de la convention collective en cause.
[38] En somme, les circonstances entourant la directive appuyaient la conclusion de l’arbitre suivant laquelle cette mesure n’était ni raisonnable ni équitable. La convention collective récemment finalisée ne renfermait aucune clause de disponibilité, l’obligation n’avait pas été mentionnée dans les contrats d’emploi ou dans les descriptions de tâches des juristes, et de telles politiques n’étaient pas la norme dans le secteur. Je conviens avec l’arbitre que le fait que la directive ait un effet sur la vie des juristes en dehors des heures de travail constitue un facteur important dans l’appréciation de son incidence sur les employés. De plus, comme l’a souligné celui‑ci, une politique ou une directive qui supprime unilatéralement la rémunération accordée en contrepartie d’une obligation de disponibilité crée une iniquité apparente lorsqu’une telle rémunération constituait une pratique de longue date. À mon avis, la conclusion de l’arbitre selon laquelle la directive sur la garde n’était pas conforme au par. 5.02 de la convention collective appartenait aux issues raisonnables.
b) Les motifs de l’arbitre
[39] Cela dit, la contestation par l’intimé du caractère raisonnable de la décision de l’arbitre porte sur un certain nombre de déclarations qu’il a faites dans ses motifs. En particulier, l’intimé fait valoir que l’arbitre a mal qualifié la nature de la relation du procureur général avec d’autres ministères gouvernementaux : le fait que l’arbitre ait parlé « d’offrir et de vendre » des services professionnels montre que celui‑ci a mal compris le contexte et le rôle particulier que jouent le procureur général et les juristes du gouvernement dans l’administration de la justice. L’intimé soutient en outre que l’arbitre a déraisonnablement imposé à l’employeur le fardeau de justifier qu’il n’y avait aucune autre solution que l’imposition de la directive. Enfin, l’intimé prétend que l’arbitre a mal compris et exagéré l’incidence de la directive sur les juristes.
[40] Bon nombre de ces préoccupations se dissipent lorsqu’on lit les motifs de l’arbitre avec la déférence qui s’impose. Les tribunaux siégeant en révision doivent examiner les motifs de l’arbitre à la lumière du résultat dans le cadre d’un exercice global (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 14). Eu égard à cette norme, la conclusion de l’arbitre en l’espèce appartenait aux issues pouvant se justifier et les motifs qu’il a donnés à l’appui de celle‑ci présentaient les indices requis de justification, d’intelligibilité et de transparence (Dunsmuir, par. 47).
[41] L’intimé conteste plus particulièrement le par. 47 des motifs de l’arbitre, où ce dernier s’est demandé si l’employeur avait forcément besoin d’imposer l’obligation de disponibilité et où il a affirmé que le besoin avait « plutôt [été] déclenché par le choix de l’employeur d’offrir et de vendre les services professionnels de ses employés en dehors de leurs heures normales de travail ». De même, la Cour d’appel fédérale a souligné que l’arbitre, dans sa décision, n’avait pas tenu compte du fait que les demandes de sursis en matière d’immigration obligeaient le procureur général à intervenir immédiatement, comme les parties en avaient convenu dans l’exposé conjoint des faits.
[42] Bien que les motifs de l’arbitre sur ce point aient pu être plus clairs, je ne peux admettre qu’il a mal compris la nature du besoin ou de l’objectif du gouvernement. Au même paragraphe, l’arbitre a expressément reconnu que « le besoin organisationnel est déclenché par une urgence sur laquelle l’employeur n’a aucun contrôle » (par. 47). Pourtant, l’arbitre a également reconnu que l’employeur avait un certain degré de contrôle quant à la manière de composer avec cette réalité. L’employeur a décidé de répondre à ce besoin organisationnel en recourant à une obligation de disponibilité, non rémunérée, plutôt qu’à d’autres solutions possibles (par exemple des horaires variables de travail ou une rémunération pour les périodes de garde). Considéré dans son ensemble, ce passage ne permet pas de dire que l’arbitre a mal compris le rôle important du procureur général en sa qualité de premier conseiller juridique de l’État.
[43] Un autre aspect de la décision de l’arbitre que critique l’intimé est la déclaration qu’il a faite au par. 49 de ses motifs selon laquelle on ne lui avait présenté aucune preuve établissant que la directive sur la garde était le seul moyen dont disposait l’employeur pour s’occuper des urgences en dehors des heures normales de travail. De l’avis de la Cour d’appel fédérale, le raisonnement de l’arbitre sur cette question indiquait qu’il avait imposé au gouvernement le fardeau excessif de justifier le caractère raisonnable de la directive.
[44] Bien que je reconnaisse qu’un employeur n’est pas tenu de prouver qu’il n’y avait pas d’autres solutions, l’existence de moyens réalistes, mais moins attentatoires, pour répondre aux besoins organisationnels peut constituer une considération pertinente dans l’appréciation axée sur la mise en balance des intérêts, conjointement avec la nature des intérêts de l’employeur et l’incidence de la politique sur les employés (Irving, par. 27). Une preuve établissant qu’il n’y avait pas d’autres solutions aurait appuyé la thèse de l’intimé selon laquelle la directive était une réponse nécessaire. Il était donc loisible à l’arbitre de noter l’absence d’une telle preuve. Ce faisant, il n’imposait pas à l’employeur le fardeau excessif de justifier la directive, mais il relevait plutôt l’absence d’un facteur qui aurait joué en faveur de l’employeur s’il avait été présent.
[45] Enfin, l’intimé soutient que l’arbitre a mal interprété l’incidence de la directive sur les juristes. De son analyse de la question de savoir si la directive violait le droit à la liberté que l’art. 7 de la Charte garantit aux juristes, il ressort clairement que l’arbitre a considéré que son incidence sur la vie des juristes en dehors du travail était importante. Comme je l’explique plus loin, je suis d’accord avec l’intimé pour dire que l’arbitre a commis une erreur dans sa qualification juridique de l’incidence de la directive sur les juristes dans son analyse fondée sur l’art. 7 de la Charte . Toutefois, à mon avis, à supposer même que l’arbitre ait également accordé trop de poids à l’incidence de la directive dans son appréciation du caractère raisonnable de celle‑ci suivant l’analyse axée sur la mise en balance des intérêts, l’intervention judiciaire sur ce point n’est pas justifiée. Rien n’indique que l’arbitre a mal compris les effets observables de la directive sur les juristes, dont font état les parties dans l’exposé conjoint des faits. En outre, la conclusion de l’arbitre suivant laquelle la directive n’était ni raisonnable ni équitable ne reposait pas sur sa compréhension de ces effets. Ses motifs portaient plutôt principalement sur le contexte et la nature générale de la directive. En particulier, l’arbitre a mis en évidence l’absence de clause de disponibilité dans la convention collective ou dans les contrats d’emploi, la nature exceptionnelle de la directive dans le secteur et le fait que celle‑ci avait modifié une pratique de longue date consistant à rémunérer les juristes pour les périodes de garde. Ces considérations à elles seules étaient suffisantes pour appuyer sa conclusion.
[46] À mon avis, il est clair que l’arbitre en serait venu à la même décision en ce qui concerne le par. 5.02 même s’il n’avait pas commis d’erreur dans son analyse de la conformité de la directive à l’art. 7 de la Charte . Les deux cadres d’analyse ne se recoupaient pas; il n’a pas non plus transposé quelque conclusion que ce soit d’un cadre à l’autre. Sa conclusion indépendante selon laquelle la directive n’était ni raisonnable ni équitable appartenait aux issues raisonnables, et je suis d’accord avec l’appelante pour dire qu’il n’y a pas lieu de la modifier.
c) La mise en balance générale
[47] J’ajoute que je conviens aussi avec l’appelante que la Cour d’appel fédérale a commis une erreur en substituant sa propre mise en balance des intérêts en cause à celle de l’arbitre. Cette cour a annulé la décision de l’arbitre et a ordonné au prochain arbitre de conclure que la directive constituait un exercice équitable et raisonnable des droits résiduels de direction de l’employeur (par. 49). Toutefois, le pouvoir d’un tribunal de substituer sa propre conclusion sur l’issue d’un grief est limité (R. J. Charney et T. E. F. Brady, Judicial Review in Labour Law (feuilles mobiles), par. 17.40). En statuant sur l’interprétation appropriée à donner à des clauses de conventions collectives, les arbitres ne font pas d’appréciations dans l’abstrait. Ils tiennent compte plutôt du contexte et de l’historique des relations du travail dans le secteur (Brown et Beatty, sujet 4:2300). C’est notamment le cas en ce qui concerne les questions relatives aux droits de la direction (ibid., sujet 4:2310). L’expertise que mettent à profit les arbitres en droit du travail dans cette analyse est une autre raison pour laquelle leur rôle devrait être respecté. Il ne s’agissait pas en l’espèce d’une situation où il n’y avait manifestement qu’un seul résultat raisonnable, justifiant une décision judiciaire en ce sens (Charney et Brady, par. 17.61).
B. L’article 7 de la Charte
[48] L’appelante fait aussi valoir que la directive porte atteinte, d’une manière non conforme aux principes de justice fondamentale, au droit à la liberté que l’art. 7 de la Charte garantit aux juristes. Elle soutient que celle‑ci limite les choix que les juristes peuvent faire quant à la manière dont ils mènent leur vie privée et met donc en jeu leur droit à la liberté. Elle prétend donc que la directive contrevenait aussi au par. 6.01 de la convention collective, qui interdisait les interprétations de la convention qui auraient pour effet de restreindre les droits constitutionnels des juristes. L’arbitre a retenu ces arguments. Il n’avait évidemment pas à se prononcer sur cette question étant donné sa conclusion selon laquelle la directive ne constituait pas un exercice raisonnable ou équitable des droits de direction de l’employeur.
[49] La Cour n’a pas encore établi dans quelle mesure l’art. 7 de la Charte s’applique en dehors du contexte de l’administration de la justice; voir, p. ex., Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429, par. 77‑79; Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791, par. 196‑199. Mais, même en supposant que l’art. 7 s’applique à la relation en cause en l’espèce, je conviens avec la Cour d’appel fédérale que l’arbitre a, de toute évidence, surestimé la portée du droit à la liberté protégé par l’art. 7 . Cette disposition protège une sphère d’autonomie personnelle où se prennent des « décisions intrinsèquement privées » (R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 85, citant Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, par. 66). Toutefois, ces décisions ne sont protégées que si elles « impliquent [. . .] des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles » (ibid.).
[50] L’incursion de la directive dans la vie privée des juristes en dehors du travail n’implique pas le type de choix personnels fondamentaux que garantit l’art. 7 . Il ressort clairement des arrêts Malmo‑Levine et Godbout que l’art. 7 ne protège pas toutes les activités qu’une personne définit comme essentielles à son mode de vie. À titre d’exemples, l’arrêt Malmo‑Levine mentionne qu’un goût pour les aliments gras, une obsession pour le golf et le fait de s’adonner compulsivement aux jeux de hasard ne font pas l’objet d’une protection constitutionnelle (par. 86). Par analogie, la faculté des juristes — deux à trois semaines par année — d’assister à des opéras ou à des cours de piano, ou de s’entraîner pour un triathlon, sans avoir à garder un téléavertisseur près d’eux, n’est pas protégée par l’art. 7 .
[51] La directive a également une incidence sur la capacité des juristes de passer du temps avec leurs enfants et leur famille. Lorsqu’ils sont de garde, certains juristes sont incapables de rendre visite à leur famille ou de prodiguer à leurs enfants le niveau d’attention qu’ils souhaiteraient pouvoir leur offrir, parce qu’ils ne doivent pas s’éloigner à plus d’une heure du bureau. Mais, encore une fois, ces conséquences n’ont pas d’effet sur la capacité des juristes de faire des choix personnels fondamentaux (Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 49; Malmo‑Levine, par. 85). La directive les oblige plutôt, comme condition d’emploi, à être potentiellement moins disponibles pour leurs familles, et ce, deux à trois semaines par année tout au plus. Cela n’entre pas dans le champ d’application de l’art. 7 .
[52] En conséquence, il est manifeste que la directive ne met pas en jeu le droit à la liberté que l’art. 7 garantit aux juristes et, partant, qu’elle ne met pas en jeu leurs droits constitutionnels.
V. Conclusion
[53] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie avec dépens en faveur de l’appelante. Comme il est clair que la directive ne mettait pas en cause les droits que l’art. 7 de la Charte garantit aux juristes, je ne modifierais pas la conclusion de la Cour d’appel fédérale sur cette question. Toutefois, la déclaration de l’arbitre selon laquelle la directive n’était pas conforme au par. 5.02 de la convention collective était raisonnable. Je rétablirais donc sa décision selon laquelle la directive sur les quarts de garde obligatoires contrevenait au par. 5.02 de la convention collective applicable, et son ordonnance enjoignant à l’employeur de cesser d’appliquer la directive.
Les motifs des juges Moldaver et Côté ont été rendus par
[54] La juge Côté (dissidente en partie) — Je suis d’accord avec la conclusion de ma collègue la juge Karakatsanis selon laquelle la directive sur la garde obligatoire de la Direction du droit de l’immigration du Bureau régional du Québec du ministère de la Justice imposant aux juristes l’obligation — en moyenne une à trois fois par année — d’être disponibles à tour de rôle les soirs et les fins de semaine sans indemnisation ne contrevient pas au droit à la liberté des juristes, garanti par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et incorporé à leur convention collective par le biais du par. 6.01.
[55] Cela dit, je ne partage pas son avis quant au bien-fondé de la conclusion de l’arbitre selon laquelle la directive résultait d’un exercice déraisonnable et inéquitable du pouvoir de gestion de l’employeur. (I) D’abord, je suis d’avis que l’analyse erronée de l’arbitre concernant la question de la violation du droit à la liberté protégé par l’art. 7 de la Charte teinte l’ensemble de ses motifs. (II) Ensuite, lorsqu’on analyse son raisonnement de plus près, on constate que les conclusions de l’arbitre ne se justifient ni au regard des faits, ni au regard du droit.
I. L’analyse erronée de l’arbitre concernant le droit à la liberté teinte le reste de son analyse
[56] Selon ma collègue, « il est clair que l’arbitre en serait venu à la même décision en ce qui concerne le par. 5.02 même s’il n’avait pas commis d’erreur dans son analyse de la conformité de la directive à l’art. 7 de la Charte » (par. 46).
[57] La position de ma collègue me semble contradictoire. Lorsqu’elle procède au contrôle de la décision de l’arbitre concernant le caractère raisonnable et équitable de la directive, ma collègue se dit en accord « avec l’arbitre que le fait que la directive ait un effet sur la vie des juristes en dehors des heures de travail constitue un facteur important » (par. 38 (je souligne)). Par contre, lorsqu’elle procède au contrôle de la décision de l’arbitre concernant la violation de l’art. 7 de la Charte , ma collègue est d’avis que « [l]’incursion de la directive dans la vie privée des juristes en dehors du travail n’implique pas le type de choix personnels fondamentaux que garantit l’art. 7 » (par. 50).
[58] Je ne peux souscrire au raisonnement de ma collègue.
[59] À mon avis, l’erreur de la part de l’arbitre vicie toute sa décision, car elle teinte le reste de son analyse. En effet, pour moi, le raisonnement de l’arbitre a manifestement été influencé par ses conclusions concernant l’art. 7 de la Charte parce qu’il a examiné la question de savoir si la directive constitue un exercice raisonnable et équitable des pouvoirs de gestion de l’employeur à travers le prisme de ces conclusions.
[60] Par exemple, en concluant que la directive ne lui « apparait tout simplement ni raisonnable, ni équitable », l’arbitre note, entre autres, qu’« [i]l serait plutôt équitable qu’ils [les juristes] soient indemnisés pour les moments où l’employeur continue d’exercer un certain contrôle sur leur vie » (2015 CRTEFP 31, par. 45 (CanLII) (je souligne)).
[61] En outre, les conclusions de l’arbitre concernant la violation des par. 5.02 et 6.01 de la convention collective reposent sur la même caractérisation de l’effet de la directive sur la vie des avocats. Or, comme j’en traite dans la prochaine section, cette caractérisation me semble erronée dans la mesure où elle ignore des éléments clés de l’énoncé conjoint des faits. Puisqu’il en est ainsi, je vois mal comment on peut dire que l’arbitre en serait nécessairement arrivé à la même conclusion concernant le caractère raisonnable de la directive, indépendamment de son analyse de la violation du droit à la liberté des avocats. L’arbitre a erré en concluant ainsi et je rejetterais l’appel sur ce point.
[62] Cela dit, et sans me prononcer de façon définitive sur le caractère raisonnable et équitable de la directive car je suis d’avis qu’il faille renvoyer le grief à un autre arbitre sur cette question, il me semble que les conclusions de l’arbitre ne se justifient ni au regard des faits, ni au regard du droit. L’interprétation donnée en l’espèce à la directive de l’employeur et à l’art. 5 de la convention collective ne m’apparaît donc pas raisonnable.
II. L’arbitre a erré en concluant que la directive constituait un exercice déraisonnable et inéquitable du droit de gestion de l’employeur
[63] Notre Cour rappelait dans l’affaire Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 68, qu’elle « a maintes fois reconnu l’expertise relative de l’arbitre dans l’interprétation d’une convention collective et préconisé le respect de sa décision à cet égard ». Ainsi, « [o]n ne peut plus sérieusement contester, tout particulièrement depuis l’arrêt Dunsmuir [. . .], que la norme de contrôle de la décision d’un arbitre en droit du travail est celle de la décision raisonnable » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458, par. 7). Il ne fait donc aucun doute que c’est la norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’applique à la sentence de l’arbitre quant à la question de savoir si la directive constitue un exercice raisonnable du droit de gestion de l’employeur.
[64] Suivant la norme de contrôle de la décision raisonnable, une cour de révision se demande si le processus décisionnel a été transparent et intelligible. Elle se demande également si la décision est justifiable, c’est-à-dire si elle appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47 (je souligne)). La déférence requise par la norme de la raisonnabilité exige de la cour de révision qu’elle tienne « dûment compte des conclusions du décideur » (Dunsmuir, par. 49). Cela ne signifie toutefois pas que la décision de l’arbitre est immunisée contre toute révision judiciaire; elle doit demeurer « raisonnable ».
A. La décision de l’arbitre ne semble pas justifiée au regard des faits
[65] Je note d’abord les propos suivants de l’arbitre, au par. 47 de ses motifs :
Je conviens qu’une urgence qui survient en dehors des heures normales de travail puisse représenter un besoin organisationnel légitime qui engendrera l’exercice par l’employeur de son droit de direction et, par conséquent, du travail en heures supplémentaires à l’égard des employés. Dans ce cas, le besoin organisationnel est déclenché par une urgence sur laquelle l’employeur n’a aucun contrôle. Mais la même analogie peut-elle être faite quant à l’imposition unilatérale d’une période de garde? Dans ce cas, le besoin organisationnel est plutôt déclenché par le choix de l’employeur d’offrir et de vendre les services professionnels de ses employés en dehors de leurs heures normales de travail, ce sur quoi l’employeur a un certain contrôle. [Je souligne.]
[66] L’arbitre de grief avait pourtant devant lui l’énoncé conjoint des faits suivant, qu’il reproduit d’ailleurs au par. 7 de ses motifs :
. . .
8. Ces demandes [de sursis] peuvent être présentées en dehors des heures ouvrables et doivent être traitées rapidement. Il n’est pas inhabituel que les demandes de sursis soient présentées en fin d’après-midi et que le travail continue tard en soirée. Les demandes déposées pendant la fin de semaine sont moins fréquentes (environ 6 fois par année à l’époque), mais tout aussi imprévisibles.
9. L’Employeur requiert que le/la juriste qui répond à une demande de sursis soit disponible selon le rôle établi par la Cour fédérale et selon l’horaire du juge nommé pour entendre la demande. Le greffier de la Cour fédérale téléphone au numéro d’urgence de la direction de l’immigration en prévision de l’audition de la cause. Des arguments écrits peuvent être rédigés et déposés, selon le degré d’urgence, suivis d’une audience ou d’une téléconférence avec le juge de la Cour fédérale qui entend les parties sur le bien-fondé de la demande.
. . .
12. De par leur nature, les urgences de fin de semaine surviennent de façon irrégulière. Plusieurs peuvent survenir de suite ou il peut se passer plusieurs semaines avant qu’il en survienne une autre. [Je souligne.]
[67] Je partage donc entièrement l’avis de la Cour d’appel fédérale sous la plume du juge de Montigny selon lequel la conclusion de l’arbitre voulant que l’employeur ait un certain contrôle sur le besoin organisationnel à la base de l’imposition unilatérale d’une période de garde « va à l’encontre de la preuve commune soumise par les parties, à l’effet qu’une demande de sursis peut survenir de façon imprévisible et doit être traitée de façon urgente » (2016 CAF 92, [2016] 4 R.C.F. 349, par. 31).
[68] De plus, l’énoncé conjoint des faits repris par l’arbitre de grief dans ses motifs, mentionne également ce qui suit :
19. En l’absence de volontaires, par courriel en date du 13 avril 2010, l’Employeur a imposé à tous les juristes (dont notamment celles identifiées ci-dessous) qu’ils soient disponibles à tour de rôle, en moyenne 1 à 3 fois par année, pour la garde.
20. L’Employeur a préparé un tableau de garde pour la période du 1er avril 2010 au 31 mars 2011. À cette fin, l’Employeur a demandé les disponibilités des juristes pour toute la période visée par la liste. L’Employeur a établi, par la suite, la liste en fonction des disponibilités et situation des juristes (ex. : situation nécessitant une mesure d’adaptation en vertu de la [Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, c. H-6 ]). De plus, l’Employeur a permis aux juristes de s’accommoder entre eux pour se faire remplacer. [Je souligne.]
[69] L’arbitre ne semble pas avoir considéré ces faits dans son analyse. J’abonde dans le même sens que le juge de Montigny lorsque celui-ci conclut que, « [d]e toute évidence, il s’agissait là [de] facteur[s] important[s] pour évaluer la raisonnabilité de la directive, dont l’arbitre ne tient aucunement compte dans son analyse » (par. 32).
[70] À mon avis, dans la mesure où les conclusions de l’arbitre vont à l’encontre de la preuve commune soumise par les parties et que ses motifs passent sous silence des éléments factuels essentiels, sa décision n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits » (Dunsmuir, par. 47).
B. La décision de l’arbitre ne semble pas justifiée au regard du droit
[71] En vertu du par. 5.01 de la convention collective, l’employeur « retient toutes les fonctions, les droits, les pouvoirs et l’autorité que ce dernier n’a pas, d’une façon précise, fait diminuer, déléguer ou modifier par la présente convention ». Ces droits résiduels comprennent, pour le Conseil du Trésor, des droits en matière de « gestion des ressources humaines de l’administration publique fédérale, notamment la détermination des conditions d’emploi » (Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, c. F-11, al. 7(1) e)). L’exercice de ces droits en matière de gestion des ressources humaines est encadré par l’art. 11.1 de la Loi sur la gestion des finances publiques .
[72] Dans l’affaire Voice Construction Ltd. c. Construction & General Workers’ Union, Local 92, 2004 CSC 23, [2004] 1 R.C.S. 609, par. 32, notre Cour rappelait que « [g]énéralement, la direction dispose d’un droit résiduel de gérer son entreprise selon ce qu’elle juge indiqué » et que « [c]e droit est subordonné aux conditions expresses de la convention collective applicable ou aux dispositions à l’effet contraire des lois sur les droits de la personne et des autres lois relatives à l’emploi ».
[73] Ainsi, en l’espèce, les droits résiduels de l’employeur sont subordonnés au par. 5.02 de la convention collective, lequel requiert que l’employeur « agi[sse] raisonnablement, équitablement et de bonne foi dans l’administration de la présente convention collective ». Ce paragraphe codifie des principes déjà reconnus dans la jurisprudence, notamment le fait qu’« [e]n milieu de travail syndiqué, l’employeur qui impose unilatéralement des règles et des politiques ne peut pas [traduction] “adopter des règles déraisonnables pour ensuite punir les employés qui les violent” » (Irving, par. 22).
[74] En analysant si l’employeur avait agi raisonnablement, équitablement et de bonne foi en adoptant la directive, l’arbitre a noté qu’on ne lui avait « présenté aucune preuve établissant que la période de garde est le seul moyen dont dispose l’employeur pour répondre aux urgences de ses ministères clients les soirs de semaine et les fins de semaine » (par. 49 (je souligne)).
[75] Or, ce n’est pas le critère juridique applicable en l’espèce. D’ailleurs, ce n’est même pas le critère applicable pour la justification d’une violation d’un droit protégé par la Charte en application de son article premier. En effet, à l’étape portant sur l’atteinte minimale sous l’article premier de la Charte , « [s]i la loi se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu’elle a une portée trop générale simplement parce qu’ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation » (RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 160; voir aussi Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391, par. 150). Il serait surprenant que l’on impose aux employeurs un fardeau que la Constitution n’impose même pas au gouvernement.
[76] Dans l’affaire Irving, par. 4, 24 et 27, notre Cour décrivait la démarche que l’arbitre aurait dû suivre pour évaluer l’exercice unilatéral des droits de la direction :
Il existe une importante jurisprudence arbitrale quant à l’exercice unilatéral des droits de la direction dans le contexte de la sécurité et il en a résulté une démarche axée sur la proportionnalité commandant une « mise en balance des intérêts » soigneusement pondérée. Suivant cette démarche, et compte tenu du principe propre à la négociation collective selon lequel l’employé n’est passible d’une sanction disciplinaire que pour un motif raisonnable, l’employeur ne peut imposer une règle emportant des sanctions disciplinaires que si la nécessité d’adopter une telle règle l’emporte sur l’incidence négative de cette dernière sur les droits à la vie privée des employés. La dangerosité d’un lieu de travail est manifestement pertinente. Cet élément ne met toutefois pas fin à l’analyse; il enclenche plutôt la démarche axée sur la proportionnalité.
. . .
L’étendue du pouvoir de la direction d’imposer unilatéralement des règles au titre de la convention collective est expliquée de manière convaincante dans l’affaire Re Lumber & Sawmill Workers’ Union, Local 2537, and KVP Co. (1965), 16 L.A.C. 73 . . . L’élément central du « critère énoncé dans KVP », que les arbitres appliquent traditionnellement, veut que la règle ou la politique imposée unilatéralement par l’employeur, à laquelle le syndicat n’a pas donné son aval par la suite, soit conforme à la convention collective et raisonnable . . .
. . .
Pour évaluer le caractère raisonnable [. . .] d’une règle ou d’une politique imposée unilatéralement par l’employeur et ayant une incidence sur la vie privée de l’employé, les arbitres ont adopté une démarche axée sur la « mise en balance des intérêts ». Comme le fait remarquer l’Alberta Federation of Labour, intervenante en l’espèce :
[traduction] Pour évaluer le caractère raisonnable, les arbitres en droit du travail sont appelés à mettre à profit leur expertise dans ce domaine, à tenir compte de toutes les circonstances et à décider si la politique de l’employeur établit un équilibre raisonnable. Pour ce faire, ils peuvent tenir compte notamment de la nature des intérêts de l’employeur, de l’existence de tout autre moyen moins attentatoire de répondre aux préoccupations de l’employeur ainsi que de l’incidence de la politique sur les employés. [Je souligne.]
[77] L’analyse du caractère raisonnable et équitable d’une directive imposée unilatéralement repose donc sur une démarche axée sur la mise en balance des intérêts, et non sur la question de savoir si l’employeur a retenu le moyen le moins attentatoire de répondre à ses exigences opérationnelles. À mon avis, en l’espèce, l’arbitre n’a pas suivi une telle démarche axée sur la mise en balance des intérêts. Il devait évaluer le caractère raisonnable de la directive; ce n’est pas ce qu’il a fait.
[78] Je suis donc également d’accord avec les propos suivants du juge de Montigny (par. 33) :
Enfin, l’arbitre impose à l’employeur un fardeau excessif lorsqu’il note au paragraphe 49 de ses motifs qu’aucune preuve n’établissait que la période de garde est le seul moyen dont dispose l’employeur pour répondre aux urgences. L’employeur n’est pas tenu de démontrer que sa décision est le seul moyen ou le meilleur moyen de régler le problème; son obligation consiste plutôt à démontrer que la solution retenue est raisonnable dans les circonstances. Lorsqu’un arbitre est appelé à interpréter le paragraphe 5.02 de la convention collective, son rôle n’est pas de déterminer si l’employeur a pris la meilleure décision possible; il doit plutôt se demander si l’employeur a agi de façon raisonnable, équitable et de bonne foi. Bien que l’arbitre puisse tenir compte des autres moyens dont l’employeur aurait pu se prévaloir pour atteindre son objectif, il doit quand même lui laisser une certaine marge de manœuvre et intervenir seulement lorsqu’un autre moyen beaucoup moins intrusif et tout aussi efficace, par exemple, rend la décision de l’employeur déraisonnable.
[79] D’ailleurs, et ceci dit en tout respect, la position de ma collègue est ambiguë sur ce point. Bien qu’elle dise ne pas requérir de l’employeur qu’il prouve l’absence d’autres solutions pour régler son problème, elle juge qu’une « preuve établissant qu’il n’y avait pas d’autres solutions aurait appuyé la thèse de l’intimé selon laquelle la directive était une réponse nécessaire » et qu’il « était donc loisible à l’arbitre de noter l’absence d’une telle preuve » (par. 44). À mon avis, ce raisonnement fait exactement ce qu’il prétend ne pas faire : il impose à l’employeur le fardeau beaucoup trop onéreux de prouver un fait négatif.
[80] À mon avis, dans la mesure où la décision de l’arbitre se fonde sur un critère autre que celui applicable en droit et qui a pour effet d’imposer à l’employeur un fardeau excessif, elle ne fait pas partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard [. . .] du droit » (Dunsmuir, par. 47).
III. Conclusion
[81] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais en partie l’appel.
[82] Je renverrais le grief à un autre arbitre pour qu’il décide de l’affaire en tenant pour acquis que la directive attaquée ne porte pas atteinte à l’art. 7 de la Charte et, par conséquent, ne viole pas le par. 6.01 de la convention collective. Cela dit, contrairement à la Cour d’appel fédérale, je laisserais le nouvel arbitre procéder à la mise en balance des intérêts et arriver à ses propres conclusions concernant la question de savoir si l’employeur a agi raisonnablement, équitablement et de bonne foi en adoptant la directive conformément au par. 5.02 de la convention collective.
Pourvoi accueilli en partie avec dépens en faveur de l’appelante, les juges Moldaver et Côté sont dissidents en partie.
Procureurs de l’appelante : Philion Leblanc Beaudry, Montréal.
Procureur de l’intimé : Procureur général du Canada, Ottawa.