COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), 2013 CSC 44, [2013] 3 R.C.S. 53
Date : 20130802
Dossier : 34429
Entre :
Marine Services International Limited et David Porter
Appelants
et
Succession de Joseph Ryan, représentée par son administratrice Yvonne Ryan, Yvonne Ryan, en son nom, Stephen Ryan, un mineur représenté par sa tutrice à l'instance Yvonne Ryan, Jennifer Ryan, une mineure représentée par sa tutrice à l'instance Yvonne Ryan, Succession de David Ryan, représentée par son administratrice Marilyn Ryan, Marilyn Ryan, en son nom, David Michael Ryan, un mineur représenté par sa tutrice à l'instance Marilyn Ryan, J and Y Fisheries Inc. et D and M Fisheries Inc., des personnes morales, faisant affaire sous la dénomination sociale Ryan's Fisheries Partnership, Universal Marine Limited et procureur général du Canada
Intimés
- et -
Procureur général de l'Ontario, procureur général de la Nouvelle-Écosse, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador, Workplace Health, Safety and Compensation Commission et Workers' Compensation Board de la Colombie-Britannique
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner
Motifs de jugement :
(par. 1 à 86)
Les juges LeBel et Karakatsanis (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner)
Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), 2013 CSC 44, [2013] 3 R.C.S. 53
Marine Services International Limited et David Porter Appelants
c.
Succession de Joseph Ryan, représentée par son administratrice
Yvonne Ryan, Yvonne Ryan, en son nom, Stephen Ryan,
un mineur représenté par sa tutrice à l'instance Yvonne
Ryan, Jennifer Ryan, une mineure représentée par sa tutrice à
l'instance Yvonne Ryan, Succession de David Ryan, représentée
par son administratrice Marilyn Ryan, Marilyn Ryan, en son
nom, David Michael Ryan, un mineur représenté par
sa tutrice à l'instance Marilyn Ryan, J and Y Fisheries Inc. et
D and M Fisheries Inc., des personnes morales, faisant affaire
sous la dénomination sociale Ryan's Fisheries Partnership,
Universal Marine Limited et procureur général du Canada Intimés
et
Procureur général de l'Ontario, procureur général de la
Nouvelle‑Écosse, procureur général de la Colombie‑Britannique,
procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, Workplace
Health, Safety and Compensation Commission et Workers'
Compensation Board de la Colombie‑Britannique Intervenants
Répertorié : Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession)
2013 CSC 44
N o du greffe : 34429.
2013 : 15 janvier; 2013 : 2 août.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.
en appel de la cour d'appel de terre‑neuve‑et‑labrador
Droit constitutionnel — Partage des compétences — Navigation et bâtiments ou navires — Exclusivité des compétences — Prépondérance fédérale — Droit d'action conféré aux personnes à charge d'un défunt par une loi maritime fédérale — Action en dommage prohibée contre l'employeur ou un travailleur par une loi provinciale sur les accidents du travail si une indemnité est payable au titre de cette loi — Décès de pêcheurs lors d'un accident en mer — Action en négligence intentée en vertu de la loi maritime fédérale par des personnes à charge subséquemment au versement à ces dernières d'une indemnité en vertu du régime provincial d'indemnisation des accidents du travail — La loi provinciale est‑elle constitutionnellement inapplicable aux actions en négligence fondées sur le droit maritime fédéral en raison de la doctrine de l'exclusivité des compétences? — La loi provinciale est‑elle constitutionnellement inopérante à l'égard des actions en négligence fondées sur le droit maritime fédéral en raison de la doctrine de la prépondérance des lois fédérales? — Loi constitutionnelle de 1867 , art. 91(10) — Workplace Health, Safety and Compensation Act, R.S.N.L. 1990, ch. W‑11, art. 44 — Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6 , art. 6(2) .
Droit maritime — Responsabilité délictuelle — Interdiction de poursuites prévue par la loi — Décès de pêcheurs lors d'un accident en mer dans l'exercice de leurs fonctions — La loi provinciale sur les accidents du travail interdit‑elle aux personnes à charge d'intenter une action en négligence en vertu d'une loi maritime fédérale? — Workplace Health, Safety and Compensation Act, R.S.N.L. 1990, ch. W‑11, art. 44 — Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6 , art. 6(2) .
Accidents du travail — Interdiction de poursuites prévue par la loi — Action en dommage prohibée contre l'employeur ou un travailleur par une loi provinciale sur les accidents du travail si une indemnité est payable au titre de cette loi — Décès de pêcheurs lors d'un accident en mer dans l'exercice de leurs fonctions — Action en négligence intentée par des personnes à charge subséquemment à l'obtention d'une indemnité — La mort est‑elle survenue autrement que dans le cours des activités habituelles ou accessoires menées dans l'industrie à laquelle participe l'employeur? — L'interdiction légale de poursuites s'applique‑t‑elle? — Workplace Health, Safety and Compensation Act, R.S.N.L. 1990, ch. W‑11, art. 44.
Les frères Ryan ont perdu la vie lorsque leur bateau, le Ryan's Commander , a chaviré au retour d'une expédition de pêche au large des côtes de Terre‑Neuve‑et‑Labrador. Leurs veuves et enfants à charge (les « successions Ryan ») ont demandé et reçu des indemnités au titre de la Workplace Health, Safety and Compensation Act (« WHSCA ») de Terre‑Neuve‑et‑Labrador. En outre, s'appuyant sur la Loi sur la responsabilité en matière maritime (« LRMM ») du gouvernement fédéral, les successions Ryan ont intenté une action contre Universal Marine Limited, Marine Services International Limited et P, un employé de cette dernière, leur reprochant d'avoir fait montre de négligence dans la conception et la construction du Ryan's Commander , de même que contre le procureur général du Canada, pour le motif qu'il y aurait eu négligence de la part de Transports Canada dans l'inspection du bateau. Marine Services et P ont demandé à la Workplace Health, Safety and Compensation Commission de décider si l'action tombait sous le coup de l'interdiction légale de poursuites prévue à l'art. 44 de la WHSCA . La Commission a statué que cette disposition avait pour effet de prohiber l'action. À l'issue d'un contrôle judiciaire, la Section de première instance de la Cour suprême a infirmé la décision de la Commission, concluant que les doctrines de l'exclusivité des compétences et de la prépondérance fédérale s'appliquent et qu'il faut donc donner une interprétation atténuée à l'art. 44, de façon que l'action puisse suivre son cours. La Cour d'appel, à la majorité, a confirmé le jugement de première instance.
Arrêt : Le pourvoi est accueilli. L'article 44 de la WHSCA est applicable et opérant du point de vue constitutionnel.
L'interdiction légale de poursuites prévue à l'art. 44 de la WHSCA est applicable au vu des faits de l'espèce. Elle ne bénéficie pas seulement à un « employeur » qui se trouve dans une relation d'emploi directe avec le travailleur blessé. Tout employeur contribuant au régime, ainsi que tout travailleur d'un tel employeur, bénéficie de l'interdiction légale de poursuites, pourvu que le travailleur ait été blessé dans le cours de ses fonctions et que les blessures soient survenues dans le cours des activités habituelles ou accessoires menées dans l'industrie à laquelle participe l'employeur. En l'espèce, il convient de faire montre de déférence envers la conclusion de la Commission suivant laquelle les blessures ayant entraîné la mort des frères Ryan sont survenues dans le cours des activités habituelles ou accessoires menées dans l'industrie à laquelle participe Marine Services. Il s'agit d'une question mixte de fait et de droit à laquelle la Commission a répondu en appréciant la preuve et en interprétant sa loi constitutive. De plus, la WHSCA renferme une clause privative. À la lumière de ces facteurs, la norme de la décision raisonnable s'applique.
L'article 44 de la WHSCA est applicable et opérant du point de vue constitutionnel et il fait donc obstacle à l'action introduite par les successions Ryan contre Marine Services et P. La résolution d'un différend constitutionnel concernant le partage des compétences requiert d'abord et avant tout l'analyse du « caractère véritable » du texte de loi contesté, laquelle consiste dans une recherche sur la nature véritable de la loi en question afin d'identifier la matière sur laquelle elle porte essentiellement. Puis, au terme de l'analyse du caractère véritable, le tribunal ne doit généralement considérer la doctrine de l'exclusivité des compétences que s'il existe de la jurisprudence préconisant son application à l'objet du litige, comme c'est le cas dans le présent pourvoi. Il doit être satisfait à une analyse à deux volets pour que cette doctrine s'applique. La première étape consiste à se demander si la loi contestée empiète sur le cœur d'un chef de compétence énuméré à l' art. 91 ou 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 . Deuxièmement, si la loi contestée empiète sur le cœur d'un chef de compétence, il faut déterminer si cet empiétement est suffisamment grave. La loi contestée ne doit pas simplement toucher le cœur d'une compétence, elle doit l'entraver. Lorsque la doctrine de l'exclusivité des compétences s'applique, la loi contestée est tout simplement inapplicable à la question excédant la compétence législative conférée.
La doctrine de l'exclusivité des compétences ne s'applique pas en l'espèce. Il est satisfait au premier volet de l'analyse, mais non au second. Une disposition législative provinciale d'application générale comme l'art. 44 de la WHSCA ne doit pas avoir pour effet de réglementer indirectement un aspect des règles de droit relatives à la négligence en matière maritime qui font partie du cœur de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. En modifiant l'éventail des demandeurs susceptibles d'exercer le droit d'action pour négligence en matière maritime conféré par le par. 6(2) de la LRMM , l'art. 44 de la WHSCA empiète sur le cœur de la compétence fédérale en matière de navigation et de bâtiments ou navires. Cependant, l'art. 44 de la WHSCA n'entrave pas l'exercice de cette compétence fédérale. Il peut toucher l'exercice de cette compétence fédérale, mais ce degré d'empiétement ne suffit pas pour que s'applique la doctrine de l'exclusivité des compétences. L'empiétement causé par l'art. 44 ne saurait être considéré important ou grave si l'on tient compte de l'étendue de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, de l'absence de répercussions sur l'uniformité du droit maritime canadien et de l'application de longue date des régimes d'indemnisation des accidents du travail dans le secteur maritime.
Suivant l'interprétation qu'il convient de donner à la LRMM , la doctrine de la prépondérance fédérale ne s'applique pas non plus à la présente affaire. Selon cette doctrine, lorsque les effets d'une loi provinciale sont incompatibles avec une loi fédérale, la seconde doit prévaloir et la loi provinciale être déclarée inopérante dans la mesure de l'incompatibilité. La doctrine de la prépondérance fédérale s'applique lorsqu'il existe une incompatibilité entre un texte de loi fédéral valide et un texte de loi provincial lui aussi valide, mais non en cas d'incompatibilité entre une règle de common law et une loi provinciale valide. L'incompatibilité peut résulter de deux formes différentes de conflit : le conflit d'application, à savoir lorsque l'observation d'une loi entraîne la violation de l'autre; et l'entrave à la réalisation d'un objectif fédéral. La norme d'invalidation d'une loi provinciale au motif qu'elle entrave la réalisation d'un objectif fédéral est élevée.
Le paragraphe 6(2) de la LRMM confère une cause d'action aux personnes à la charge d'une personne qui, en raison de la faute ou de la négligence d'autrui, a perdu la vie dans un accident de navigation assujetti au droit maritime canadien. Cependant, le par. 6(2) ne fait pas obstacle à l'application de régimes provinciaux d'indemnisation des accidents du travail. La WHSCA et la LRMM peuvent coexister sans conflit. Le paragraphe 6(2) de la LRMM précise que les personnes à charge peuvent intenter une action « dans des circonstances qui, si le décès n'en était pas résulté, [. . .] auraient donné [à la victime] le droit de réclamer des dommages‑intérêts ». Ce texte tend à indiquer qu'il existe des situations où une personne à charge n'est pas autorisée à intenter une action en vertu du par. 6(2) de la LRMM . C'est le cas lorsqu'une disposition législative — tel l'art. 44 de la WHSCA — interdit les poursuites au motif qu'une indemnité a déjà été versée au titre d'un régime d'indemnisation des accidents du travail. L'interdiction légale de poursuites prévue à l'art. 44 de la WHSCA exclut l'indemnisation des accidents du travail du champ d'application du régime de la responsabilité délictuelle, régime dont fait partie la LRMM . Dans ces circonstances, un travailleur décédé dont les personnes à charge ont droit à une indemnité sous le régime de la WHSCA constitue, pour l'application du par. 6(2) de la LRMM , une personne ayant perdu la vie dans des circonstances qui ne lui auraient pas donné le droit de réclamer des dommages‑intérêts si elle avait survécu. La WHSCA , qui établit un régime d'indemnisation sans égard à la responsabilité pour les accidents du travail, n'entrave pas la réalisation de l'objectif du par. 6(2) de la LRMM qui a été édicté en vue d'élargir la catégorie des personnes admises à intenter une action en négligence fondée sur le droit maritime. La WHSCA instaure tout simplement un régime d'indemnisation distinct du droit de la responsabilité délictuelle.
Jurisprudence
Arrêts mentionnés : Succession Ordon c. Grail , [1998] 3 R.C.S. 437; Workmen's Compensation Board c. Canadian Pacific Railway Co. , [1920] A.C. 184; Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail) , [1988] 1 R.C.S. 749; Tessier Ltée c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail) , 2012 CSC 23, [2012] 2 R.C.S. 3; Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers' Compensation Board) , [1997] 2 R.C.S. 890; Reference re : Workers' Compensation Act, 1983 (Nfld.), ss. 32, 34 (1987), 44 D.L.R. (4th) 501; Commission du salaire minimum c. Bell Telephone Co. of Canada , [1966] R.C.S. 767; Alltrans Express Ltd. c. Colombie‑Britannique (Workers' Compensation Board) , [1988] 1 R.C.S. 897; Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national , [1995] 3 R.C.S. 453; Procureur général du Canada c. St. Hubert Base Teachers' Association , [1983] 1 R.C.S. 498; Société canadienne des postes c. Commission d'appel en matière de lésions professionnelles , [1999] R.J.Q. 957; Société canadienne des postes c. Commission de la santé et de la sécurité du travail , [1996] R.J.Q. 873; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick , 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Banque canadienne de l'Ouest c. Alberta , 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association , 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536; General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing , [1989] 1 R.C.S. 641; Queddy River Driving Boom Co. c. Davidson (1883), 10 R.C.S. 222; Montreal City c. Montreal Harbour Commissioners , [1926] A.C. 299; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc. , 2007 CSC 23, [2007] 2 R.C.S. 86; Sincennes‑McNaughton Lines, Ltd. c. Bruneau , [1924] R.C.S. 168; Bonavista Cold Storage Co. c. Walters (1959), 20 D.L.R. (2d) 744; Paré c. Rail & Water Terminal (Quebec) Inc. , [1978] 1 C.F. 23; Laboucane c. Brooks , 2003 BCSC 1247, 17 B.C.L.R. (4th) 20; Bisaillon c. Keable , [1983] 2 R.C.S. 60; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon , [1982] 2 R.C.S. 161; Banque de Montréal c. Hall , [1990] 1 R.C.S. 121; R. c. Felawka , [1993] 4 R.C.S. 199; Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan , 2005 CSC 13, [2005] 1 R.C.S. 188; Law Society of British Columbia c. Mangat , 2001 CSC 67, [2001] 3 R.C.S. 113; Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia , [1982] 2 R.C.S. 307; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex , 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Renvoi relatif à la Politique réglementaire de radiodiffusion CRTC 2010‑167 et l'ordonnance de radiodiffusion CRTC 2010‑168 , 2012 CSC 68, [2012] 3 R.C.S. 489; 65302 British Columbia Ltd. c. Canada , [1999] 3 R.C.S. 804; Workers' Compensation Appeal Board c. Penney (1980), 38 N.S.R. (2d) 623; Ferneyhough c. Workers' Compensation Appeals Tribunal (N.S.) , 2000 NSCA 121, 189 N.S.R. (2d) 76; Nova Scotia (Minister of Transportation and Public Works) c. Workers' Compensation Appeals Tribunal , 2005 NSCA 62, 231 N.S.R. (2d) 390; Nouvelle‑Écosse (Workers' Compensation Board) c. Martin , 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504.
Lois et règlements cités
Fatal Accidents Act, 1846 (R.-U.), 9 & 10 Vict., ch. 93.
Loi constitutionnelle de 1867 , art. 91 , 92 .
Loi sur l'indemnisation des agents de l'État , L.R.C. 1985, ch. G‑5 , art. 2 « agents de l'État », 3(1), 9(1), 12.
Loi sur l'indemnisation des marins marchands , L.R.C. 1985, ch. M‑6 , art. 2(1) « employeur », « marin », 5 a ), 8, 13, 24(1), (5), 30(1).
Loi sur la marine marchande du Canada , L.R.C. 1985, ch. S‑9 .
Loi sur la responsabilité en matière maritime , L.C. 2001, ch. 6 , art. 4 , 5 , 6 , 6(2) .
Workplace Health, Safety and Compensation Act , R.S.N.L. 1990, ch. W‑11, art. 2, 19, 38(1), 43(1), 44, 45(1), 46, 97, 99.
Doctrine et autres documents cités
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes , 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1983.
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada , 5th ed. Supp., vol. 1. Scarborough, Ont. : Thomson/Carswell, 2007 (updated 2012, release 1).
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de Terre‑Neuve‑et‑Labrador (le juge en chef Green et les juges Welsh et Rowe), 2011 NLCA 42, 308 Nfld. & P.E.I.R. 1, 958 A.P.R. 1, 238 C.R.R. (2d) 160, 351 D.L.R. (4th) 666, [2011] N.J. No. 207 (QL), 2011 CarswellNfld 200, qui a confirmé une décision du juge Hall, 2009 NLTD 120, 289 Nfld. & P.E.I.R. 198, 890 A.P.R. 198, 99 Admin. L.R. (4th) 308, [2009] N.J. No. 204 (QL), 2009 CarswellNfld 197. Pourvoi accueilli.
Peter O'Flaherty et Brodie Gallant , pour les appelants.
Corwin Mills , c.r. , Joseph Twyne et Benjamin Piper , pour les intimés la Succession de Joseph Ryan et autres.
Peter Southey et Christine Mohr , pour l'intimé le procureur général du Canada.
Hart Schwartz et Michael S. Dunn , pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.
Nancy E. Brown , pour l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Rolf Pritchard , c.r. , pour l'intervenant le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
Jamie Martin , pour l'intervenante Workplace Health, Safety and Compensation Commission.
Scott A. Nielsen et Laurel Courtenay , pour l'intervenante Workers' Compensation Board de la Colombie‑Britannique.
Personne n'a comparu pour l'intimée Universal Marine Limited.
Personne n'a comparu pour l'intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Les juges LeBel et Karakatsanis —
I. Introduction et aperçu
[1] Deux pêcheurs ont perdu la vie au large des côtes de Terre‑Neuve‑et‑Labrador. Leurs successions ont réclamé aux parties auxquelles elles imputent le décès des pêcheurs une indemnisation fondée sur la responsabilité délictuelle. Le présent pourvoi soulève la question de savoir si l'interdiction légale de poursuites prévue à l'art. 44 de la loi intitulée Workplace Health, Safety and Compensation Act , R.S.N.L. 1990, ch. W‑11 (« WHSCA »), s'applique et fait obstacle à l'introduction d'une action en négligence en vertu du par. 6(2) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime , L.C. 2001, ch. 6 (« LRMM »). Les veuves et les enfants à la charge des pêcheurs décédés ont intenté une telle action après avoir reçu les indemnités pour accident du travail payables au titre de la WHSCA .
[2] La Cour d'appel, à la majorité, a conclu que l'interdiction légale de poursuites prévue à l'art. 44 de la WHSCA était inapplicable en raison de la doctrine de l'exclusivité des compétences et inopérante par application de la doctrine de la prépondérance des lois fédérales ou prépondérance fédérale.
[3] Nous sommes d'avis d'accueillir le pourvoi. L'article 44 de la WHSCA s'applique et il est à la fois applicable et opérant sur le plan constitutionnel. L'action en négligence doit donc être rejetée.
II. Contexte factuel
[4] Deux frères, Joseph et David Ryan (les « frères Ryan »), ont tragiquement perdu la vie le 19 septembre 2004, lorsque leur bateau, le Ryan's Commander , a chaviré au retour d'une expédition de pêche au large des côtes de Terre‑Neuve‑et‑Labrador. Les veuves et les enfants à la charge des frères Ryan (les « successions Ryan ») ont demandé et reçu des indemnités au titre de la WHSCA .
[5] S'appuyant sur la LRMM , les successions Ryan ont également intenté, en 2006, une action contre Universal Marine Limited (« Universal Marine »), Marine Services International Limited (« Marine Services ») et David Porter, un employé de cette dernière, leur reprochant d'avoir fait montre de négligence dans la conception et la construction du Ryan's Commander , que les frères Ryan avaient commandé en 2003. L'action visait également le procureur général du Canada, pour le motif qu'il y aurait eu négligence de la part de Transports Canada dans l'inspection du bateau. Les successions Ryan ont indiqué que, si leur action en négligence était accueillie, la Workplace Health, Safety and Compensation Commission (« Commission ») solliciterait le remboursement des indemnités qu'elles ont reçues en application de la WHSCA .
[6] Marine Services et M. Porter ont demandé à la Commission, en vertu de l'art. 46 de la WHSCA , de décider si l'action des successions Ryan tombait sous le coup de l'interdiction légale de poursuites prévue à l'art. 44 de cette même loi. La Commission a conclu que cette disposition avait pour effet de prohiber l'action. Selon elle, la WHSCA s'appliquait, parce que les frères Ryan avaient perdu la vie dans l'exercice de leurs fonctions, et parce que Universal Marine, Marine Services et le procureur général du Canada sont des [ traduction ] « employeurs » et David Porter un « travailleur » au sens de l'art. 2 de cette loi. La Commission a statué que les doctrines constitutionnelles de l'exclusivité des compétences et de la prépondérance fédérale ne s'appliquaient pas.
III. Historique des procédures judiciaires
A. Cour suprême de Terre‑Neuve‑et‑Labrador — Section de première instance (le juge Hall), 2009 NLTD 120, 289 Nfld. & P.E.I.R. 198
[7] À l'issue d'un contrôle judiciaire, le juge Hall a infirmé la décision de la Commission. Il a statué que la WHSCA était, de par son caractère véritable, un régime d'assurance. Il a également jugé que la responsabilité en matière maritime relevait de la compétence exclusive du gouvernement fédéral sur « [l]a navigation et les bâtiments ou navires » prévue au par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867 . De l'avis du juge Hall, le droit de présenter une réclamation sous le régime de la LRMM constitue une caractéristique essentielle de cette compétence fédérale.
[8] Le juge Hall a conclu que la doctrine de l'exclusivité des compétences s'appliquait. Selon lui, l'interdiction légale de poursuites édictée à l'art. 44 de la WHSCA porte atteinte au droit de présenter une réclamation en vertu de la LRMM , qui est au cœur de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. Il a donc jugé que l'art. 44 devait recevoir une interprétation atténuée, qui ne fasse pas obstacle à l'action introduite par les successions Ryan.
[9] Le juge Hall a également conclu à l'application de la doctrine de la prépondérance fédérale, au motif que les successions Ryan ne pouvaient se conformer à la fois à la LRMM et à la WHSCA . Ce conflit commandait donc une interprétation atténuée de l'art. 44, de façon que l'action des successions Ryan puisse suivre son cours. Par ailleurs, lors de l'audience tenue dans le cadre de ce contrôle judiciaire, les parties ont reconnu que le procureur général du Canada n'était pas un employeur au sens de la WHSCA .
B. Cour suprême de Terre‑Neuve‑et‑Labrador — Cour d'appel (le juge en chef Green et les juges Welsh et Rowe), 2011 NLCA 42, 308 Nfld. & P.E.I.R. 1
[10] La Cour d'appel, à la majorité, a confirmé le jugement de première instance. Elle a souligné que le Parlement et la législature ont choisi d'établir [ traduction ] « deux régimes légaux fondamentalement différents en matière d'indemnisation des blessures et décès, et [que] ces deux régimes semblent se chevaucher en cas de demandes découlant de blessures subies en milieu de travail maritime » (par. 54). La majorité a également souligné que la LRMM prévoit une approche fondée sur la faute, alors que la WHSCA institue un régime d'assurance sans égard à la responsabilité.
[11] Les juges majoritaires ont statué que la WHSCA résulte de l'exercice valide par la province de son pouvoir de légiférer en matière de propriété et de droits civils prévu au par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 . Cependant, ils ont conclu que la doctrine de l'exclusivité des compétences s'applique, étant donné que l'art. 44 de la WHSCA empiète sur les règles de droit maritime relatives à la négligence, qui font partie du contenu essentiel de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires : Succession Ordon c. Grail , [1998] 3 R.C.S. 437. Comme l'art. 44 de la WHSCA vise à faire obstacle à l'introduction d'une action fondée sur ces règles, il porte atteinte au contenu essentiel de cette compétence fédérale.
[12] Les juges de la majorité ont aussi conclu à l'application de la doctrine de la prépondérance fédérale. Il existe, ont‑ils expliqué, un conflit d'application entre la LRMM et la WHSCA , car, dans les cas où l'auteur d'une demande d'indemnisation en matière maritime est assujetti à la WHSCA , ce demandeur pourrait intenter une action en vertu de la LRMM . Selon les juges majoritaires, on ne saurait raisonnablement considérer que les mots figurant au par. 6(2) de la LRMM (« circonstances qui, si le décès n'en était pas résulté, lui auraient donné le droit de réclamer des dommages‑intérêts ») ont pour effet de permettre qu'une loi provinciale sur les accidents du travail détermine la portée du droit de recourir au régime fédéral de responsabilité délictuelle en matière maritime. De plus, même s'il était possible de se conformer aux deux textes de loi, l'application de l'art. 44 entrave la réalisation de l'objectif de la LRMM en privant les personnes à la charge d'une personne ayant perdu la vie dans un accident de navigation de la possibilité de se prévaloir du régime fédéral.
[13] Pour sa part, la juge Welsh, dissidente, a conclu que la doctrine de la prépondérance fédérale ne s'appliquait pas. Il n'existe, selon elle, aucun conflit d'application entre le par. 6(2) de la LRMM et l'art. 44 de la WHSCA . À son avis, bien que la seconde disposition supprime le droit du défunt d'intenter une poursuite en dommages‑intérêts, la première indique simplement que les personnes à charge « peuvent » intenter une action « dans des circonstances » où le défunt aurait été autorisé à le faire. Elle a expliqué qu'une interprétation libérale de la LRMM permet à ces personnes d'intenter une action, sauf si, eu égard aux circonstances, un motif établi par la loi interdit d'intenter une action en dommages‑intérêts. Or, un tel motif existe en l'espèce, car le droit à indemnisation prévu par le régime de la WHSCA fait obstacle au droit du défunt d'ester en justice. Cette interprétation permet aux intéressés de se conformer aux deux lois. Par ailleurs, le fait que l'art. 44 de la WHSCA restreigne la portée du droit conféré au par. 6(2) de la LRMM ne suffit pas, selon la juge, pour établir l'existence d'une entrave à la réalisation d'un objectif fédéral.
[14] La juge Welsh a ajouté que la doctrine de l'exclusivité des compétences ne s'applique pas, parce que l'art. 44 de la WHSCA n'empiète pas sur le contenu essentiel de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. Elle a statué que la WHSCA constitue un régime d'indemnisation des accidents du travail qui ne s'attache pas aux questions de négligence. Pour cette raison, le raisonnement à la base de l'arrêt de notre Cour dans l'affaire Ordon — à savoir que les règles de droit maritime relatives à la négligence représentent un élément essentiel de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires — ne s'applique pas aux lois sur les accidents du travail.
IV. Analyse
A. Questions en litige
[15] Le présent pourvoi soulève deux aspects. Premièrement, l'art. 44 de la WHSCA s'applique‑t‑il eu égard aux faits de l'espèce? Deuxièmement, si l'art. 44 s'applique, est‑il, sur le plan constitutionnel, applicable et opérant? Relativement au deuxième aspect, la Juge en chef a formulé deux questions constitutionnelles :
1. Est‑ce que l'art. 44 de la loi intitulée Workplace Health, Safety and Compensation Act , R.S.N.L. 1990, ch. W‑11, est inopérant du point de vue constitutionnel, en raison de la doctrine de la prépondérance des lois fédérales, à l'égard des actions en négligence fondées sur le droit maritime fédéral qui sont présentées en vertu de l' art. 6 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime , L.C. 2001, ch. 6 ?
2. Est‑ce que l'art. 44 de la loi intitulée Workplace Health, Safety and Compensation Act , R.S.N.L. 1990, ch. W‑11, est inapplicable du point de vue constitutionnel, en raison de la doctrine de l'exclusivité des compétences, à l'égard des actions en négligence fondées sur le droit maritime fédéral qui sont présentées en vertu de l' art. 6 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime , L.C. 2001, ch. 6 ?
B. Dispositions législatives pertinentes
[16] Deux dispositions législatives sont pertinentes en l'espèce : l'art. 44 de la WHSCA et le par. 6(2) de la LRMM . L'article 44 de la WHSCA est rédigé ainsi :
[ traduction ]
44. (1) Le droit à l'indemnité prévue par la présente loi remplace les droits et droits d'action, d'origine législative ou autre, qu'ont le travailleur ou les personnes à sa charge contre un employeur ou un travailleur en raison de blessures à l'égard desquelles une indemnité est payable ou que subit le travailleur dans le cours de ses fonctions.
(2) Le travailleur, son représentant personnel, les personnes à sa charge et son employeur ne disposent d'aucun droit d'action pour cause de blessures contre un employeur ou un travailleur de ce dernier, sauf si les blessures sont survenues autrement que dans le cours des activités habituelles ou accessoires menées dans l'industrie à laquelle participe l'employeur.
(3) Aucune action ne peut être intentée pour obtenir l'indemnité prévue par la présente loi. Les demandes d'indemnité sont tranchées par la Commission.
[17] Le paragraphe 6(2) de la LRMM est rédigé comme suit :
6. . . .
(2) Lorsqu'une personne décède par suite de la faute ou de la négligence d'autrui dans des circonstances qui, si le décès n'en était pas résulté, lui auraient donné le droit de réclamer des dommages‑intérêts, les personnes à sa charge peuvent saisir le tribunal compétent d'une telle réclamation.
C. Thèses des parties
(1) Application de l'art. 44 de la WHSCA
[18] La première étape consiste à interpréter la WHSCA et à délimiter son champ d'application. Bien que seules les successions Ryan traitent de cet aspect dans leur mémoire, il a toutefois été débattu en profondeur lors de l'audience. Les appelants soutiennent que l'art. 44 de la WHSCA s'applique et rend irrecevable l'action introduite par les successions Ryan pour les motifs exprimés par la Commission : les appelants sont assujettis à la WHSCA , les frères Ryan ont été blessés dans le cours de leurs fonctions et il s'agit de « blessures [. . .] survenues [. . .] dans le cours des activités habituelles ou accessoires menées dans l'industrie à laquelle participe » Marine Services. Quant aux successions Ryan, elles répondent que l'art. 44 ne s'applique pas, parce que les frères Ryan ne travaillaient pas pour Marine Services au moment de l'accident ayant entraîné leur décès. Enfin, le procureur général du Canada n'a présenté aucune observation sur ce point.
(2) Applicabilité et opérabilité de l'art. 44 de la WHSCA sur le plan constitutionnel
(i) Exclusivité des compétences
[19] Tenant pour acquis que l'art. 44 s'applique, les parties se penchent ensuite sur le deuxième aspect, à savoir l'applicabilité et l'opérabilité de l'art. 44 sur le plan constitutionnel. Les appelants soutiennent que la doctrine de l'exclusivité des compétences ne s'applique pas. L'interdiction légale de poursuites prévue par la WHSCA s'applique uniquement aux employeurs et aux travailleurs de la province concernée. Elle ne rompt pas l'uniformité du droit maritime canadien. Le droit canadien reconnaît depuis longtemps l'application des lois provinciales aux accidents du travail dans le domaine maritime. La Cour d'appel aurait commis une erreur dans son application de l'arrêt Ordon de notre Cour. En effet, cet arrêt a établi que les règles de droit maritime relatives à la négligence appartiennent au contenu essentiel de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, et qu'il est inacceptable, sur le plan constitutionnel, qu'une loi provinciale de portée générale réglemente indirectement des questions touchant ces règles de droit. Toutefois, contrairement à l'affaire Ordon , il est question en l'espèce de la nature des droits civils entre employeurs et travailleurs provinciaux. La compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires n'est pas en cause et ne devrait pas faire obstacle à l'application des régimes provinciaux d'indemnisation des accidents du travail dans les industries maritimes.
[20] Les successions Ryan prétendent au contraire que la doctrine de l'exclusivité des compétences s'applique. Selon elles, les règles de droit maritime relatives à la négligence font partie du contenu essentiel de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, et la WHSCA réglemente indirectement ces règles en éliminant la possibilité reconnue par la loi d'intenter une action fondée sur cette négligence. L'élimination du droit d'action prévu par le par. 6(2) de la LRMM porte sérieusement atteinte à ce contenu essentiel et déclenche l'application de la doctrine de l'exclusivité des compétences.
[21] Le procureur général du Canada affirme lui aussi que la doctrine de l'exclusivité des compétences s'applique. Les règles de droit maritime relatives à la négligence, qui font partie du contenu essentiel de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, comprennent les règles établissant qui peut être indemnisé en cas de décès et blessures découlant d'un accident de navigation. L'interdiction légale de poursuites prévue par l'art. 44 de la WHSCA a pour effet de neutraliser le droit des personnes à charge d'intenter des poursuites en application du par. 6(2) de la LRMM en cas de décès causé par la faute d'autrui. Il n'existe pas de forme plus grave d'atteinte au contenu essentiel de la compétence fédérale.
(ii) Prépondérance fédérale
[22] Les parties traitent aussi de l'autre question d'ordre constitutionnel, soit celle de l'application de la doctrine de la prépondérance fédérale. Les appelants soutiennent que cette doctrine ne s'applique pas. Selon eux, il n'existe aucun conflit d'application entre les lois fédérale et provinciale en cause, vu l'absence de droit d'intenter une action en vertu du par. 6(2) de la LRMM lorsque le décès survient « dans des circonstances » où la victime n'auraient pas le droit de réclamer des dommages‑intérêts suivant le régime général de responsabilité (par exemple dans les cas où, comme en l'espèce, un régime provincial d'indemnisation des accidents du travail fait obstacle aux poursuites). Qui plus est, le fait que la loi provinciale limite la portée du droit prévu au par. 6(2) de la LRMM n'entrave pas la réalisation d'un objectif fédéral.
[23] Les successions Ryan prétendent au contraire que la doctrine de la prépondérance fédérale s'applique. D'abord, il y a conflit d'application si l'art. 44 de la WHSCA a pour effet d'interdire l'introduction d'une action contre un employeur assujetti au régime. Ensuite, d'ajouter les successions Ryan, en éliminant la possibilité de recourir à la LRMM , cette disposition entrave la réalisation de l'objectif fédéral consistant à réglementer les actions en responsabilité maritime. L'application de cette interdiction législative provinciale aurait des répercussions considérables sur les actions en responsabilité fondées sur la LRMM . Ainsi, en raison de la protection que lui confère la loi provinciale, un « employeur » pourrait dans certains cas échapper à la responsabilité au regard du droit fédéral en matière maritime.
[24] Le procureur général du Canada partage le point de vue des successions Ryan. Le paragraphe 6(2) de la LRMM permet aux personnes à la charge de marins ayant péri en mer d'avoir accès au régime fédéral de responsabilité délictuelle en matière maritime. Le Parlement a décidé que ces personnes peuvent intenter l'action en responsabilité maritime qu'aurait pu intenter la victime si elle n'avait pas perdu la vie. Or, l'interdiction établie par la loi provinciale les prive de cette cause d'action. Selon le procureur général, les deux lois sont diamétralement opposées; l'une neutralise l'autre. De plus, la loi provinciale entrave la réalisation de l'objectif fédéral qui consiste, d'une part, à créer une cause d'action en faveur des personnes à charge pour qu'elles puissent décider du régime d'indemnisation auquel elles préfèrent recourir à la suite d'un décès causé par la faute d'autrui dans le domaine maritime, et, d'autre part, à assurer à l'échelle nationale l'uniformité des règles de droit maritime relatives à la négligence.
(3) Intervenants
[25] Sont intervenus au présent pourvoi les procureurs généraux de l'Ontario, de la Nouvelle‑Écosse, de la Colombie‑Britannique et de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, la Workplace Health, Safety and Compensation Commission de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, ainsi que la Workers' Compensation Board de la Colombie‑Britannique. Collectivement, les intervenants sont d'accord avec les appelants pour dire que l'art. 44 de la WHSCA s'applique et qu'il n'entraîne pas l'application de la doctrine de la prépondérance fédérale ou de la doctrine de l'exclusivité des compétences.
D. Nature des régimes d'indemnisation des accidents du travail
[26] Le professeur Peter Hogg a su décrire de manière concise la nature et le fonctionnement généraux des régimes d'indemnisation des accidents du travail :
[ traduction ] Les régimes d'indemnisation des accidents du travail sont des régimes d'assurance publics pourvoyant à l'indemnisation des travailleurs qui se blessent accidentellement dans le cours de leurs fonctions. Ces régimes sont financés par les primes que sont tenus par la loi de verser les employeurs, et ils sont administrés par un organisme public habituellement appelé commission des accidents du travail. Les indemnités prévues sont payables à l'égard de tous les accidents du travail (et, de nos jours, généralement certaines maladies professionnelles sont habituellement assurées aussi), peu importe qu'il y ait eu ou non négligence de la part de l'employeur. Dans l'ensemble des provinces et territoires, l'action en négligence de la common law a été abolie en matière d'accidents du travail, le régime prévu par la loi étant par conséquent devenu l'unique source d'indemnisation.
(P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5 e éd. suppl.), vol. 1, p. 33‑9)
[27] En règle générale, les régimes provinciaux d'indemnisation des accidents du travail protègent les personnes qui occupent un emploi dans la province concernée, et ce, même si l'accident du travail survient à l'extérieur de celle‑ci : Workmen's Compensation Board c. Canadian Pacific Railway Co. , [1920] A.C. 184 (C.P.) (« Canadian Pacific Railway »). Les aspects de ces régimes qui touchent à l'indemnisation s'appliquent aux entreprises fédérales exerçant leurs activités dans la province, mais non les aspects qui touchent à la santé et à la sécurité au travail : Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail) , [1988] 1 R.C.S. 749, p. 763, et Tessier Ltée c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail) , 2012 CSC 23, [2012] 2 R.C.S. 3, par. 5‑6.
[28] Les régimes canadiens d'indemnisation des accidents du travail tirent leur origine d'un rapport établi par Sir William Ralph Meredith, ancien juge en chef de l'Ontario. Celui‑ci s'était vu confier, en 1910, le mandat d'étudier différentes solutions en la matière et de recommander un régime pour l'Ontario. En 1914, la province a adopté la proposition de ce dernier d'indemniser « les travailleurs blessés au moyen d'une caisse des accidents gérée par l'État, dont les fonds seraient perçus auprès de l'industrie », puis les autres provinces ont suivi : Hogg, p. 33‑9; Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers' Compensation Board) , [1997] 2 R.C.S. 890, par. 24.
[29] L'élément central de la proposition de Sir Meredith résidait dans ce qu'on en est venu à appeler le « compromis historique » : les travailleurs « perdraient leur cause d'action contre leur employeur, mais obtiendraient une indemnité qui ne dépendrait ni de la responsabilité de l'employeur ni de sa capacité de payer », alors que les employeurs seraient tenus de contribuer à un fonds commun, « mais [. . .] échapp[eraient] à une responsabilité potentiellement écrasante » : Pasiechnyk , par. 25.
[30] Ce « compromis historique » garantit aux travailleurs (ou aux personnes à leur charge) une indemnisation en temps opportun, tout en réduisant la responsabilité des employeurs. Dans l'affaire Pasiechnyk , le juge Sopinka a décrit ce compromis comme une caractéristique nécessaire et cruciale d'un régime d'indemnisation des accidents du travail (par. 26). Voir aussi Reference re : Workers' Compensation Act, 1983 (Nfld.), ss. 32, 34 (1987), 44 D.L.R. (4th) 501 (C.A.T.‑N.).
[31] La WHSCA est le régime d'indemnisation des accidents du travail applicable à Terre‑Neuve‑et‑Labrador. Elle permet aux travailleurs et aux personnes à leur charge d'être indemnisés, sans égard à la responsabilité, en cas d'accident du travail; elle impose en effet l'indemnisation automatique, sans obligation d'établir la faute de l'employeur. La WHSCA remplace par le versement d'une indemnité l'action en responsabilité délictuelle pour négligence. En ce sens, elle constitue un régime distinct du droit de la responsabilité délictuelle. Quant à l'art. 44 de cette loi, il établit l'interdiction légale de poursuites qui est au cœur du « compromis historique ».
[32] Les régimes d'indemnisation des accidents du travail, qui concernent le droit du travail et le droit des assurances, relèvent du pouvoir des provinces de légiférer sur la propriété et les droits civils prévu au par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 : voir Canadian Pacific Railway ; Commission du salaire minimum c. Bell Telephone Co. of Canada , [1966] R.C.S. 767; Bell Canada ; Alltrans Express Ltd. c. Colombie‑Britannique (Workers' Compensation Board) , [1988] 1 R.C.S. 897; et Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national , [1995] 3 R.C.S. 453, par. 117, le juge Iacobucci, dissident. Dans Canadian Pacific Railway , le Conseil privé a affirmé ce qui suit relativement à la Workmen's Compensation Act , R.S.B.C. 1916, ch. 77, de la Colombie‑Britannique (p. 191) :
[ traduction ] L'esprit de la loi n'est pas d'empiéter sur des droits à l'extérieur de la province. Il s'agit essentiellement d'un régime conférant un droit civil dans la province.
[33] Le législateur fédéral a lui aussi instauré deux régimes d'indemnisation des accidents du travail fondés sur le modèle proposé par Sir Meredith : la Loi sur l'indemnisation des agents de l'État , L.R.C. 1985, ch. G‑5 (« LIAÉ »), et la Loi sur l'indemnisation des marins marchands , L.R.C. 1985, ch. M‑6 (« LIMM »). La première de ces lois a été adoptée par le Parlement en vertu de sa compétence exclusive à l'égard des fonctionnaires fédéraux prévue au par. 91(8) de la Loi constitutionnelle de 1867 : Procureur général du Canada c. St. Hubert Base Teachers' Association , [1983] 1 R.C.S. 498; Société canadienne des postes c. Commission d'appel en matière de lésions professionnelles , [1999] R.J.Q. 957 (C.A.), p. 962‑963; et Société canadienne des postes c. Commission de la santé et de la sécurité du travail , [1996] R.J.Q. 873 (C.A.), p. 876. La deuxième loi a été édictée dans l'exercice de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. Nous analyserons brièvement ces deux lois pour bien faire ressortir ce qu'elles ont en commun avec la WHSCA .
[34] La LIAÉ s'applique à tout agent du gouvernement fédéral, à l'exception des membres de la force régulière des Forces canadiennes ou de la Gendarmerie royale du Canada : art. 2 (« agents de l'État ») et par. 3(1). En vertu de l'art. 12, l'agent de l'État ou les personnes à sa charge qui, par suite d'un accident du travail, ont droit à l'indemnité prévue par la LIAÉ « ne peuvent exercer d[e] recours contre Sa Majesté ou un fonctionnaire, préposé ou mandataire de celle‑ci pour cet accident ». Suivant le par. 9(1) , si l'accident dont a été victime un agent de l'État ouvre droit pour lui ou les personnes à sa charge « à un recours contre un tiers », l'agent ou ces personnes peuvent soit demander l'indemnité prévue, soit « exercer le recours contre le tiers » (le par. 45(1) de la WHSCA accorde des choix semblables à ceux prévus au par. 9(1) de la LIAÉ ).
[35] Tout comme la WHSCA , la LIAÉ constitue un régime d'indemnisation sans égard à la responsabilité applicable en cas de blessure ou de décès survenant en cours d'emploi. L'interdiction d'engager des poursuites contre Sa Majesté — l'employeur des agents visés par la LIAÉ — représente un aspect fondamental de ce régime.
[36] L'autre loi, la LIMM , s'applique aux marins effectuant un voyage de cabotage ou un voyage de long cours. La définition de « marin » exclut les pêcheurs, les pilotes et les apprentis pilotes. Un « employeur » au sens de cette loi s'entend de « [t]oute personne ayant un marin à son service en vertu d'un contrat de louage d'ouvrage ou d'apprentissage, écrit ou verbal, exprès ou implicite » : par. 2(1) . La LIMM ne s'applique pas lorsqu'un marin « a [le] droit [. . .] de demander l'indemnité prévue par la [ LIAÉ ] ou par une loi provinciale sur les accidents du travail » : al. 5 a ) .
[37] La LIMM diffère sur un point de la LIAÉ et des régimes provinciaux d'indemnisation des accidents du travail comme la WHSCA . Dans le cas de la WHSCA , les employeurs doivent verser les contributions établies dans un fonds d'assurance collectif (un tel fonds n'existe pas sous le régime de la LIAÉ parce que Sa Majesté est le seul employeur), alors qu'aux termes du par. 30(1) de la LIMM , les employeurs doivent « se protéger à l'aide d'une assurance ou d'un autre moyen, suffisant aux yeux de la Commission [d'indemnisation des marins marchands], contre les risques afférents à l'indemnisation prévue par la présente loi ». Dans ce dernier cas, les employeurs ne contribuent pas à un fonds commun d'assurance , mais doivent néanmoins contracter une assurance.
[38] Sur d'autres points, la LIMM ressemble aux autres régimes d'indemnisation des accidents du travail : l'employeur doit verser l'indemnité, qu'il ait ou non commis une faute ( art. 8 ), et le droit à l'indemnité tient lieu de tous droits d'action ( art. 13 ). En conséquence, tout comme c'est le cas pour la LIAÉ et les régimes provinciaux d'indemnisation des accidents du travail, le compromis historique fondé sur le paiement d'une indemnité en remplacement du droit de poursuivre représente un aspect central de la LIMM . Cette dernière autorise elle aussi les marins à demander une indemnité ou à intenter une action, mais uniquement contre un tiers, c'est‑à‑dire une « personne autre que ses compagnons de travail, son employeur, les serviteurs ou les mandataires de son employeur » : par. 24(1) . Cependant, « [u]n marin qui a droit à l'indemnité prévue par la [ LIMM ] ne possède, ou les personnes à sa charge ne possèdent, aucun droit d'action contre un employeur assujetti à la [ LIMM ] » : par. 24(5) .
[39] Cet examen de la LIAÉ et de la LIMM fait bien ressortir leurs similarités avec la WHSCA et leur qualité de régimes d'assurance sans égard à la responsabilité en matière d'accidents du travail. Malgré certaines différences, toutes ces lois pourvoient au paiement d'une indemnité en remplacement du droit d'action; il s'agit du compromis historique au cœur des régimes d'indemnisation des accidents du travail fondés sur le modèle proposé par Sir Meredith. En établissant de tels régimes sans égard à la responsabilité, ces lois se distinguent des régimes d'indemnisation de responsabilité délictuelle et n'interagissent pas avec ceux‑ci.
E. Application de l'art. 44 de la WHSCA
[40] Avant d'amorcer l'analyse constitutionnelle visant à déterminer si l'art. 44 de la WHSCA est applicable et opérant, il nous faut d'abord décider si les faits de l'espèce entraînent son application. Les successions Ryan soutiennent que l'art. 44 ne s'applique pas, étant donné que les frères Ryan ne travaillaient pas pour Marine Services au moment de l'accident ayant causé leur décès. Nous ne sommes pas de cet avis. Selon nous, l'art. 44 de la WHSCA s'applique eu égard aux faits de l'espèce. Par conséquent, la situation soulève des questions d'ordre constitutionnel qu'il faut résoudre.
[41] Il n'existait pas de relation d'emploi directe entre Marine Services et les frères Ryan au moment de l'accident au cours duquel ces derniers sont décédés. Cependant, l'interdiction légale de poursuites prévue à l'art. 44 de la WHSCA ne bénéficie pas seulement à un « employeur » qui se trouve dans une relation d'emploi directe avec le travailleur blessé. Tout employeur contribuant au régime (et tout travailleur d'un tel employeur) bénéficie de l'interdiction légale de poursuites, pourvu que le travailleur ait été blessé dans le cours de ses fonctions et que les blessures soient [ traduction ] « survenues [. . .] dans le cours des activités habituelles ou accessoires menées dans l'industrie à laquelle participe l'employeur ». La Commission fixe et perçoit les contributions au fonds d'indemnisation que doivent obligatoirement verser tous les employeurs assujettis à la WHSCA : art. 97 et 99. Sauf exclusion prévue par règlement, la WHSCA s'applique aux employeurs « participant directement ou indirectement, à une industrie dans la province » : par. 38(1) (le terme « employeur » est également défini à l'al. 2(j) de la WHSCA ).
[42] Les parties ne contestent pas les conclusions suivantes de la Commission : a) les frères Ryan ont été blessés dans le cours de leurs fonctions au sens de la WHSCA ; b) Marine Services est un « employeur » au sens de la WHSCA ; c) David Porter est un « travailleur » au sens de cette même loi.
[43] Le différend porte sur la question de savoir si les blessures ayant entraîné la mort des frères Ryan sont [ traduction ] « survenues autrement que dans le cours des activités habituelles ou accessoires menées dans l'industrie à laquelle participe l'employeur », aux termes du par. 44(2). La réponse à cette question permettra de déterminer si l'art. 44 de la WHSCA s'applique en l'espèce.
[44] Devant la Commission, Marine Services a soutenu qu'elle exerçait [ traduction ] « des activités liées à l'industrie de la pêche », ainsi que « des activités d'expertise‑conseil dans le domaine maritime, des activités d'architecture navale et des activités de conception de navires », et que, au cours de la période pertinente, David Porter travaillait chez elle à la conception du bateau (d.a., p. 17). La Commission a retenu ces observations dans ses conclusions de fait (p. 28‑29). Quant à la question de savoir si le décès des frères Ryan [ traduction ] « était survenu [. . .] dans le cours des activités habituelles ou accessoires menées dans l'industrie à laquelle participe l'employeur », la Commission a conclu que c'était clairement le cas (p. 29).
[45] Le présent pourvoi découle du contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Il convient de faire montre de déférence envers la conclusion qu'a tirée celle‑ci et suivant laquelle les blessures ayant entraîné la mort des frères Ryan sont survenues [ traduction ] « dans le cours des activités habituelles ou accessoires menées dans l'industrie à laquelle participe » Marine Services. Il s'agit d'une question mixte de fait et de droit à laquelle la Commission a répondu en appréciant la preuve et en interprétant sa loi constitutive. De plus, l'art. 19 de la WHSCA contient une clause privative. À la lumière de ces facteurs, la norme de la décision raisonnable s'applique : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick , 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 52‑55. Eu égard à cette norme, la conclusion de la Commission ne devrait pas être modifiée.
[46] En conséquence, l'art. 44 de la WHSCA s'applique à la présente espèce et, s'il est applicable et opérant sur le plan constitutionnel, il fait obstacle à l'action introduite par les successions Ryan contre les appelants. Nous allons maintenant examiner les questions constitutionnelles que soulève l'application de l'art. 44.
F. Questions constitutionnelles
[47] La difficulté d'ordre constitutionnel que pose la présente affaire consiste à décider si une interdiction légale de poursuites prévue par un régime provincial d'indemnisation des accidents du travail peut empêcher une personne visée par cette interdiction d'intenter une action en négligence en vertu d'une loi fédérale relative à la négligence en droit maritime. En l'espèce, le différend constitutionnel concerne donc le partage des compétences établi par la Loi constitutionnelle de 1867 entre le fédéral et les provinces.
[48] La résolution d'un tel différend requiert d'abord et avant tout l'analyse du « caractère véritable » du texte de loi contesté : Banque canadienne de l'Ouest c. Alberta , 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 25. Une telle analyse « consiste dans une recherche sur la nature véritable de la loi en question afin d'identifier la “matière” sur laquelle elle porte essentiellement » : Banque canadienne de l'Ouest , par. 26. Deux aspects de la loi ou de la disposition contestée sont alors analysés : le but visé par le législateur qui l'a adoptée et l'effet juridique de la loi ou de la disposition en question : Banque canadienne de l'Ouest , par. 27. Toutefois, comme la validité de la WHSCA n'est pas contestée en l'espèce (ni celle de la LRMM d'ailleurs), il n'est pas nécessaire de procéder à une analyse exhaustive de son caractère véritable.
[49] Au terme de l'analyse du caractère véritable, le tribunal ne doit généralement considérer la doctrine de l'exclusivité des compétences que s'il existe des « décisions antérieures préconisant son application à l'objet du litige » : Banque canadienne de l'Ouest , par. 78. Cette doctrine « reste d'une application restreinte, et [. . .] devrait, en général, être limitée aux situations déjà traitées dans la jurisprudence » : Banque canadienne de l'Ouest , par. 77. Vu l'arrêt Ordon de notre Cour, il faut se demander si l'exclusivité des compétences s'applique. Après avoir effectué cette analyse, nous nous interrogerons sur l'applicabilité de la prépondérance fédérale. Pour les motifs qui suivent, nous concluons que ni la doctrine de l'exclusivité des compétences ni celle de la prépondérance fédérale ne s'appliquent en l'espèce, et que l'art. 44 de la WHSCA est donc applicable et opérant sur le plan constitutionnel.
(1) Exclusivité des compétences
[50] L'exclusivité des compétences vise à protéger le « contenu minimum élémentaire et irréductible » ou contenu essentiel des « catégories exclusives de sujets » établies par les art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 : Bell Canada , p. 839. La Cour a analysé la doctrine de l'exclusivité des compétences dans l'arrêt Banque canadienne de l'Ouest et, plus tard, dans Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association , 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536 (« COPA »). Cette doctrine est appliquée de manière limitée aujourd'hui : Banque canadienne de l'Ouest , par. 33‑34. Dans l'arrêt General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing , [1989] 1 R.C.S. 641, le juge en chef Dickson a déclaré que le courant dominant en matière d'interprétation constitutionnelle — courant qui privilégie, lorsque c'est possible, l'application des lois édictées par les deux ordres de gouvernement — milite contre l'application de la doctrine de l'exclusivité des compétences. Une application large de cette doctrine irait à l'encontre d'une conception souple et pragmatique du fédéralisme. Comme nous l'avons indiqué précédemment, la doctrine de l'exclusivité des compétences « reste d'une application restreinte, et [. . .] devrait, en général, être limitée aux situations déjà traitées dans la jurisprudence » : Banque canadienne de l'Ouest , par. 77.
[51] Il existe de la jurisprudence préconisant l'application de la doctrine de l'exclusivité des compétences à l'objet du présent pourvoi. Dans l'affaire Ordon , la Cour s'est penchée sur des actions en négligence découlant de deux accidents de navigation de plaisance ayant entraîné des décès et des blessures. Comme ces accidents étaient survenus dans des eaux navigables, la Loi sur la marine marchande du Canada , L.R.C. 1985, ch. S‑9 , s'appliquait. Les demandeurs invoquaient toutefois des lois ontariennes qui permettaient a) l'introduction d'actions en négligence par les frères et sœurs de la personne tuée ou blessée, b) l'obtention de dommages‑intérêts pour perte de conseils, de soins et de compagnie de la personne tuée ou blessée et c) la répartition des dommages‑intérêts en cas de négligence contributive, soit autant de possibilités que ne leur offrait pas la Loi sur la marine marchande du Canada .
[52] La Cour a conclu alors que les règles de droit maritime relatives à la négligence font partie du contenu essentiel de la compétence fédérale sur « [l]a navigation et les bâtiments ou navires » prévue au par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867 , et que l'exclusivité des compétences s'applique si une loi provinciale de portée générale a pour effet de réglementer indirectement une question touchant ces règles. Les juges Iacobucci et Major ont formulé les observations suivantes, aux par. 84-85 :
Les règles relatives à la négligence du droit maritime sont un élément du contenu essentiel de la compétence du Parlement sur le droit maritime. L'établissement de la norme applicable, des éléments et des conditions en matière de responsabilité pour négligence des navires ou des personnes qui en répondent est depuis longtemps un aspect essentiel du droit maritime, et l'attribution au fédéral de la compétence exclusive sur la navigation et les expéditions par eau visait sans aucun doute à exclure la compétence provinciale sur les règles relatives à la négligence, entre autres matières maritimes. Comme nous le verrons plus loin, de solides raisons militent en faveur de l'uniformité des règles relatives à la négligence en droit maritime canadien. De plus, les règles et principes spéciaux applicables en matière d'amirauté régissent la question de la négligence sur les eaux d'une façon particulière, s'attachant à la « bonne navigation » et à d'autres questions proprement maritimes. Les règles relatives à la négligence du droit maritime peuvent être considérées comme une partie intégrante de ce qui constitue la « spécificité fédérale » du droit maritime, pour reprendre l'expression employée par le juge Beetz dans Bell Canada , précité, à la p. 762.
À notre avis, lorsque l'application d'une loi provinciale de portée générale a pour effet de réglementer indirectement une question touchant les règles relatives à la négligence du droit maritime, il y a intrusion dans le contenu essentiel irréductible du droit maritime fédéral, ce qui est inacceptable sur le plan constitutionnel. [. . .] Dans le cadre d'une action intentée à la suite d'une collision entre embarcations ou d'un autre accident, les règles relatives à la négligence du droit maritime comprennent notamment les points suivants: l'éventail des demandeurs éventuels, la portée des dommages‑intérêts qui peuvent être obtenus et l'existence d'un régime de partage de la responsabilité selon la faute. La loi provinciale de portée générale qui régit de telles questions dans le cadre des compétences légitimes de la province ne saurait être invoquée dans une action pour négligence fondée sur le droit maritime et doit faire l'objet d'une interprétation atténuée.
[53] Tout comme dans l'arrêt Ordon , l'une des parties au présent pourvoi s'appuie sur une loi provinciale dans le cadre d'une action fondée sur la négligence en matière maritime.
[54] Dans l'arrêt COPA , par. 27, la juge en chef McLachlin a énoncé une méthode d'analyse à deux volets à laquelle il doit être satisfait pour que s'applique la doctrine de l'exclusivité des compétences :
La première étape consiste à déterminer si la loi provinciale — l'art. 26 de la Loi — empiète sur le « cœur » d'une compétence fédérale . Si c'est le cas, la deuxième étape consiste à déterminer si cette loi provinciale a, sur l'exercice de la compétence fédérale protégée, un effet suffisamment grave pour entraîner l'application de la doctrine de la compétence exclusive. [En italique dans l'original.]
[55] Par conséquent, il faut d'abord se demander si la loi contestée empiète sur le cœur d'un chef de compétence énuméré à l' art. 91 ou 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 . À cette étape‑ci, la jurisprudence constitue un guide utile pour bien cerner le cœur d'un chef de compétence : Banque canadienne de l'Ouest , par. 77; COPA , par. 36.
[56] Deuxièmement, si la loi contestée empiète sur le cœur d'un chef de compétence, il faut déterminer si cet empiétement est suffisamment grave. Pour que s'applique la doctrine de l'exclusivité des compétences, la loi contestée ne doit pas simplement « toucher » le cœur d'une compétence, elle doit l'« entraver » : « . . . la première [notion] ne suppose pas de conséquences fâcheuses, contrairement à la seconde » ( Banque canadienne de l'Ouest , par. 48). Dans cet arrêt, les juges majoritaires ont formulé les explications suivantes, au par. 48 :
C'est lorsque l'effet préjudiciable d'une loi adoptée par un ordre de gouvernement s'intensifie en passant de « toucher » à « entraver » (sans nécessairement « stériliser » ou « paralyser ») que le « contenu essentiel » de la compétence de l'autre ordre de gouvernement (ou l'élément vital ou essentiel d'une entreprise établie par lui) est menacé, et pas avant.
Abondant dans le même sens, la juge en chef McLachlin a affirmé, dans COPA , que le terme « entrave » est plus fort que « toucher », car en « cette époque de fédéralisme coopératif souple, l'application de la doctrine de l'exclusivité des compétences exige un empiétement important ou grave sur l'exercice » d'un chef de compétence : par. 45.
[57] Lorsque la doctrine de l'exclusivité des compétences s'applique, la loi contestée n'est pas invalidée; elle est [ traduction ] « tout simplement inapplicable à la question excédant la compétence législative conférée », et on lui attribue une interprétation atténuée pour en restreindre l'application : Hogg, p. 15‑28 (en italique dans l'original).
[58] Les successions Ryan soutiennent (argument auquel ont fait droit les juges majoritaires de la Cour d'appel) que la doctrine de l'exclusivité des compétences s'applique, pour le motif que l'art. 44 de la WHSCA prive les successions Ryan du droit que leur confère le par. 6(2) de la LRMM , lequel constitue un énoncé législatif des règles de droit relatives à la négligence en matière maritime. Ils ajoutent que, dans l'affaire Ordon , notre Cour a décidé que ces règles sont au cœur de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires.
[59] Les règles de droit relatives à la négligence en matière maritime font effectivement partie du cœur de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires : Ordon , par. 84. Une loi provinciale d'application générale ne doit pas avoir pour effet de réglementer indirectement un aspect de ces règles, par exemple l'éventail des demandeurs éventuels dans une action en négligence en matière maritime : Ordon , par. 85. L'article 44 de la WHSCA , une loi provinciale d'application générale, empêche les successions Ryan de se prévaloir du droit d'action en négligence en matière maritime que leur reconnaît le par. 6(2) de la LRMM . En modifiant ainsi l'éventail des demandeurs susceptibles d'exercer ce droit d'action conféré par la loi, l'art. 44 de la WHSCA empiète sur le cœur de la compétence fédérale en matière de navigation et de bâtiments ou navires. Par conséquent, il est satisfait au premier volet de l'analyse.
[60] Cependant, nous concluons que le second volet de l'analyse n'est pas respecté, puisque l'art. 44 de la WHSCA n'entrave pas l'exercice de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. Dans l'arrêt COPA , la juge en chef McLachlin a défini ainsi le terme « entrave », au par. 45 :
[Ce terme] suppose une incidence qui non seulement touche le cœur de la compétence fédérale, mais le touche d'une façon qui porte à la compétence fédérale une atteinte grave ou importante. Dans cette époque de fédéralisme coopératif souple, l'application de la doctrine de l'exclusivité des compétences exige un empiétement important ou grave sur l'exercice de la compétence fédérale. Il n'est pas nécessaire que l'empiétement paralyse la compétence, mais il doit être grave.
[61] Le pouvoir exclusif du Parlement de légiférer sur la navigation et les bâtiments ou navires est vaste : Queddy River Driving Boom Co. c. Davidson (1883), 10 R.C.S. 222; et Montreal City c. Montreal Harbour Commissioners , [1926] A.C. 299 (C.P.). Il « englobe les aspects de la navigation et des bâtiments ou navires qui se rapportent à des objets nationaux exigeant une réglementation uniforme dans tout le pays, sans égard à leur portée territoriale » ( Tessier , par. 22), et s'étend au « droit maritime, qui établit le cadre des relations juridiques découlant des activités propres à la navigation et aux bâtiments ou navires » et « à l'infrastructure des activités liées à la navigation et aux bâtiments et navires » : Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc. , 2007 CSC 23, [2007] 2 R.C.S. 86, par. 62.
[62] Bien que l'art. 44 de la WHSCA ait pour effet de réglementer un aspect des règles de droit relatives à la négligence en matière maritime, il n'altère pas l'uniformité du droit maritime canadien, ni ne limite le pouvoir du Parlement de décider qui dispose d'une cause d'action sous le régime de la LRMM . Même s'il leur est impossible d'intenter une action en négligence en matière maritime en vertu du par. 6(2) de la LRMM , les parties se trouvant dans la situation des successions Ryan obtiennent néanmoins une indemnité pour les accidents les touchant (quoique d'une source différente et par l'entremise d'un autre mécanisme).
[63] Le fait que l'art. 44 de la WHSCA n'entrave pas l'exercice de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires ressort également de l'application quasi centenaire des régimes d'indemnisation des accidents du travail au secteur maritime, soit depuis l'arrêt rendu en 1919 par le Conseil privé dans l'affaire Canadian Pacific Railway . Voir également Sincennes‑McNaughton Lines, Ltd. c. Bruneau , [1924] R.C.S. 168; Bonavista Cold Storage Co. c. Walters (1959), 20 D.L.R. (2d) 744 (C. de l'Éch.); Paré c. Rail & Water Terminal (Quebec) Inc ., [1978] 1 C.F. 23 (1 re inst.); et Laboucane c. Brooks , 2003 BCSC 1247, 17 B.C.L.R. (4th) 20.
[64] Nous reconnaissons que, dans l'arrêt Ordon , notre Cour a jugé que la doctrine de l'exclusivité des compétences s'applique lorsqu'une loi provinciale d'application générale a pour effet de réglementer indirectement un aspect des règles de droit relatives à la négligence en matière maritime. Toutefois, cet arrêt a précédé les affaires Banque canadienne de l'Ouest et COPA , où la Cour a précisé l'analyse à deux volets concernant l'exclusivité des compétences et indiqué que l'empiétement reproché devait non seulement « toucher » le cœur de la compétence en cause mais « entraver » l'exercice de celle‑ci. Par conséquent, ni l'analyse élaborée dans Banque canadienne de l'Ouest et COPA , ni le degré d'empiétement requis aujourd'hui pour déclencher l'application de la doctrine de l'exclusivité des compétences n'ont été appliqués dans Ordon : voir Ordon , par. 81. Quoique l'art. 44 de la WHSCA puisse toucher l'exercice de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, ce degré d'empiétement sur la compétence fédérale en question ne suffit pas pour que s'applique la doctrine de l'exclusivité des compétences. L'empiétement causé par l'art. 44 ne saurait être considéré important ou grave si l'on tient compte de l'étendue de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires, de l'absence de répercussions sur l'uniformité du droit maritime canadien et de l'application de longue date des régimes d'indemnisation des accidents du travail dans le secteur maritime. Pour ces raisons, l'art. 44 de la WHSCA n'entrave pas l'exercice de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, et la doctrine de l'exclusivité des compétences ne s'applique pas en l'espèce. Nous devons maintenant nous pencher sur l'autre doctrine invoquée par les successions Ryan, celle de la prépondérance fédérale.
(2) Prépondérance fédérale
[65] Selon la doctrine de la prépondérance fédérale, « lorsque les effets d'une législation provinciale sont incompatibles avec une législation fédérale, la législation fédérale doit prévaloir et la législation provinciale être déclarée inopérante dans la mesure de l'incompatibilité » : Banque canadienne de l'Ouest , par. 69. La doctrine s'applique « non seulement dans les cas où la législature provinciale a légiféré en vertu de son pouvoir accessoire d'empiéter dans un domaine de compétence fédérale, mais aussi dans les situations où la législature provinciale agit dans le cadre de ses compétences principales et le Parlement fédéral en vertu de ses pouvoirs accessoires » : Banque canadienne de l'Ouest , par. 69.
[66] La doctrine de la prépondérance fédérale s'applique lorsqu'il existe une incompatibilité entre un texte de loi fédéral valide et un texte de loi provincial lui aussi valide. Par ailleurs, elle ne s'applique pas en cas d'incompatibilité entre la common law et un texte de loi valide. Il s'agit là d'une différence par rapport à la doctrine de l'exclusivité des compétences, laquelle protège le contenu essentiel des « catégories exclusives de sujets » établies par les art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 , et ce, même si le pouvoir de légiférer pertinent n'a pas encore été exercé : Banque canadienne de l'Ouest , par. 34. La Juge en chef a fait la distinction suivante entre ces deux doctrines dans l'arrêt COPA :
Contrairement à la doctrine de l'exclusivité des compétences, laquelle se rapporte à la portée de la compétence fédérale, celle de la prépondérance fédérale se rapporte à la façon dont la compétence est exercée . La doctrine de la prépondérance est pertinente lorsqu'un conflit oppose une loi fédérale à une loi provinciale. [En italique dans l'original; par. 62.]
[67] Dans Bisaillon c. Keable , [1983] 2 R.C.S. 60, le juge Beetz a estimé que la doctrine de la prépondérance fédérale peut s'appliquer en cas d'incompatibilité entre une mesure législative provinciale valide et une règle de common law portant sur un domaine de compétence fédérale. Cependant, nous ne connaissons aucune décision où la doctrine aurait été appliquée à la common law. L'arrêt Bisaillon lui‑même était une affaire soulevant essentiellement des questions relatives à l'exclusivité des compétences. Qui plus est, il n'est fait aucune mention dans Bisaillon de l'arrêt de principe sur la prépondérance fédérale à l'époque : Multiple Access Ltd. c. McCutcheon , [1982] 2 R.C.S. 161, dans lequel le juge Dickson a déclaré que « la doctrine de la prépondérance fédérale s'applique lorsqu'il y a une loi fédérale et une loi provinciale qui sont (1) toutes deux valides et (2) incompatibles » (p. 168). La jurisprudence subséquente de notre Cour a confirmé cet énoncé du critère d'application de la doctrine de la prépondérance fédérale : Banque de Montréal c. Hall , [1990] 1 R.C.S. 121, p. 151; R. c. Felawka , [1993] 4 R.C.S. 199, p. 215‑216; Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan , 2005 CSC 13, [2005] 1 R.C.S. 188, par. 11; Banque canadienne de l'Ouest , par. 69; Lafarge Canada Inc. , par. 76; COPA , par. 62.
[68] La validité des deux textes de loi en cause dans le présent pourvoi n'est pas contestée. La question en litige est de savoir si ces textes sont incompatibles. L'incompatibilité entre une loi fédérale et une loi provinciale peut résulter de deux formes différentes de conflit : COPA , par. 64. La première a été décrite ainsi par le juge Dickson dans l'arrêt Multiple Access Ltd. , p. 191 :
En principe, il ne semble y avoir aucune raison valable de parler de prépondérance et d'exclusion sauf lorsqu'il y a un conflit véritable, comme lorsqu'une loi dit « oui » et que l'autre dit « non »; « on demande aux mêmes citoyens d'accomplir des actes incompatibles »; l'observance de l'une entraîne l'inobservance de l'autre.
Lorsque la loi fédérale dit « oui » et que la loi provinciale dit « non », ou vice versa, l'observation d'une loi entraîne la violation de l'autre. C'est l'archétype du conflit d'application.
[69] La deuxième forme de conflit survient lorsque la loi provinciale entrave la réalisation de l'objectif de la loi fédérale : Banque de Montréal ; Law Society of British Columbia c. Mangat , 2001 CSC 67, [2001] 3 R.C.S. 113; Rothmans, Benson & Hedges Inc. ; Banque canadienne de l'Ouest , par. 73. Le « fait que le législateur fédéral ait légiféré sur une matière n'entraîne pas la présomption qu'il a voulu, par là, exclure toute possibilité d'intervention provinciale sur le sujet » : Banque canadienne de l'Ouest , par. 74. Les tribunaux ne doivent pas perdre de vue la règle d'interprétation constitutionnelle fondamentale selon laquelle « [c]haque fois qu'on peut légitimement interpréter une loi fédérale de manière qu'elle n'entre pas en conflit avec une loi provinciale, il faut appliquer cette interprétation de préférence à toute autre qui entraînerait un conflit » : Banque canadienne de l'Ouest , par. 75, citant Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia , [1982] 2 R.C.S. 307, p. 356. La « norme d'invalidation d'une loi provinciale au motif qu'elle entrave la réalisation de l'objet fédéral est élevée; une loi fédérale permissive, sans plus, ne permettra pas d'établir l'entrave de son objet par une loi provinciale qui restreint la portée de la permissivité de la loi fédérale » : COPA , par. 66.
[70] À notre avis, suivant l'interprétation qu'il convient de donner à la LRMM , la prépondérance fédérale ne s'applique pas en l'espèce.
[71] Les appelants font valoir (et la juge dissidente de la Cour d'appel est d'accord sur ce point) qu'il n'existe pas de conflit entre la loi provinciale et la loi fédérale, parce que cette dernière ne confère pas de droit d'action aux successions Ryan dans les circonstances de l'espèce. Aux termes du par. 6(2) de la LRMM , les personnes à charge « peuvent » intenter une action seulement si la victime est décédée « dans des circonstances qui, si le décès n'en était pas résulté, lui auraient donné le droit de réclamer des dommages‑intérêts ».
[72] À première vue, le par. 6(2) de la LRMM est une disposition portant sur la responsabilité délictuelle. Il concerne les actions en négligence fondées sur le droit maritime canadien. Si on interprète cette disposition en corrélation avec celles qui la précèdent, il devient évident que son adoption visait à combler une lacune du régime de responsabilité délictuelle en matière maritime qu'avait relevée la Cour dans l'affaire Ordon .
[73] Historiquement, les dommages‑intérêts accordés à la suite d'accidents mortels ne visaient que les pertes pécuniaires : Fatal Accidents Act, 1846 (U.K.), 9 & 10 Vict., ch. 93; et Ordon , par. 51‑57 et 98. Dans cet arrêt, la Cour a élargi la portée des règles de common law, d'une part pour permettre aux personnes à charge des victimes d'accidents de navigation mortels d'intenter des actions en dommages‑intérêts pour perte de conseils, de soins et de compagnie, et, d'autre part pour autoriser les personnes à charge de personnes ayant seulement été blessées dans un accident de navigation, de présenter des demandes de réparation du préjudice résultant de leurs blessures : par. 98‑103. Aucun de ces recours n'était ouvert sous le régime de la Loi sur la marine marchande du Canada . Le Parlement a codifié ces réformes à l' art. 6 de la LRMM . L' article 4 de la LRMM est allé plus loin et a élargi la catégorie de personnes à charge admises à réclamer des dommages‑intérêts en cas d'accidents de navigation mortels, afin d'y inclure les frères et sœurs, une modification que notre Cour avait refusé d'apporter : voir Ordon , par. 106.
[74] Selon l' art. 5 de la LRMM , la partie 1 de cette loi, dans laquelle figure le par. 6(2) ,
s'applique à toute mesure de redressement demandée et à toute réclamation présentée sous le régime du droit maritime canadien, au sens de la Loi sur les Cours fédérales , ou au titre de toute autre règle de droit canadien liée à la navigation et à la marine marchande.
[75] Interprété en corrélation avec l' art. 5 de la LRMM , le par. 6(2) confère clairement une cause d'action aux personnes à la charge d'une personne qui, en raison de la faute ou de la négligence d'autrui, a perdu la vie dans un accident de navigation assujetti au droit maritime canadien. Cependant, nous concluons que, considéré à la lumière du contexte législatif dans son ensemble, le par. 6(2) ne fait pas obstacle à l'application de régimes provinciaux d'indemnisation des accidents du travail.
[76] À notre avis, la WHSCA et la LRMM peuvent coexister sans conflit. D'ailleurs, le par. 6(2) de la LRMM précise que les personnes à charge peuvent intenter une action « dans des circonstances qui, si le décès n'en était pas résulté, [. . .] auraient donné [à la victime] le droit de réclamer des dommages‑intérêts ». À l'instar de la juge Welsh de la Cour d'appel, nous estimons que ce texte tend à indiquer qu'il existe des situations où une personne à charge n'est pas autorisée à intenter une action en vertu du par. 6(2) de la LRMM . C'est le cas lorsqu'une disposition législative — tel l'art. 44 de la WHSCA — interdit les poursuites au motif qu'une indemnité a déjà été versée au titre d'un régime d'indemnisation des accidents du travail.
[77] Conformément à la méthode moderne d'interprétation des lois, [ traduction ] « il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur » : E. A. Driedger, Construction of Statutes (2 e éd. 1983), p. 87; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex , 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26. Si l'on applique cette méthode, le texte du par. 6(2) est compatible avec l'interdiction légale de poursuites prévue à l'art. 44 de la WHSCA . Les frères Ryan sont décédés « dans des circonstances » qui, « si le[ur] décès n'en était pas résulté », ne leur auraient pas donné le droit de réclamer des dommages‑intérêts, car l'art. 44 de la WHSCA se serait alors appliqué. Les successions Ryan ont touché des indemnités — et sont donc devenues assujetties à l'interdiction légale de poursuites prévue à l'art. 44 —, pour le motif que les frères Ryan ont succombé à des blessures dont ils auraient été indemnisés s'ils avaient survécu : par. 43(1). S'ils avaient touché des indemnités, l'interdiction légale de poursuites prévue à l'art. 44 se serait appliquée à eux, et ce, pour les mêmes raisons qu'elle s'applique à leurs successions, raisons qu'a précisées la Commission. Comme l'art. 44 se serait appliqué aux frères Ryan s'ils avaient survécu, les personnes à leur charge ne peuvent se prévaloir du par. 6(2) de la LRMM . Suivant cette interprétation, il n'existe donc aucun conflit entre les deux lois.
[78] Si les frères Ryan avaient survécu, ni la doctrine de l'exclusivité des compétences ni celle de la prépondérance fédérale ne s'appliqueraient et auraient pour effet de rendre l'interdiction légale de poursuites prévue à l'art. 44 de la WHSCA inapplicable et inopérante. La première ne s'appliquerait pas, et ce, pour les mêmes raisons qu'elle ne s'applique pas aux circonstances du présent pourvoi. Comme il a été expliqué plus tôt, la doctrine de la prépondérance fédérale s'applique uniquement lorsqu'il y a incompatibilité entre deux textes de loi valides — l'un fédéral, l'autre provincial. Cette doctrine ne s'applique pas en présence d'une incompatibilité entre la common law et un texte de loi provincial valide. Par conséquent, si les frères Ryan avaient survécu et intenté une action en responsabilité délictuelle pour obtenir des dommages‑intérêts, la doctrine de la prépondérance fédérale ne se serait pas appliquée et n'aurait pas rendu inopérante l'interdiction légale de poursuites prévue à l'art. 44.
[79] L'interprétation selon laquelle il y a absence de conflit en l'espèce est confirmée par le contexte général, l'esprit et l'objet de la LRMM , ainsi que par l'intention du législateur. Bien que le Parlement ait de toute évidence édicté la LRMM afin d'élargir le champ d'application du régime de responsabilité délictuelle en matière maritime, deux facteurs additionnels démontrent que la LRMM et les régimes d'indemnisation des accidents du travail — fédéraux et provinciaux — sont censés s'appliquer de manière harmonieuse.
[80] Premièrement, le fait d'interpréter le par. 6(2) de la LRMM de façon à permettre l'application de l'art. 44 de la WHSCA constitue une solution cohérente avec les deux régimes fédéraux d'indemnisation des accidents du travail décrits précédemment : la LIAÉ et la LIMM . En effet, les personnes à charge d'un agent de l'État visé par la LIAÉ ne peuvent poursuivre Sa Majesté en vertu du par. 6(2) de la LRMM si l'agent de l'État a perdu la vie dans un contexte maritime. De fait, l' art. 12 de la LIAÉ interdit tout recours contre Sa Majesté. De même, les personnes qui sont à la charge d'un employé décédé relevant de la LIMM et qui ont en conséquence droit à des indemnités sous le régime de cette loi ne peuvent intenter de poursuites fondées sur le par. 6(2) de la LRMM en raison de l'interdiction légale de poursuites prévue à l' art. 13 de la LIMM .
[81] Il existe une présomption selon laquelle le Parlement n'édicte pas de lois connexes incompatibles : Renvoi relatif à la Politique réglementaire de radiodiffusion CRTC 2010‑167 et l'ordonnance de radiodiffusion CRTC 2010‑168 , 2012 CSC 68, [2012] 3 R.C.S. 489, par. 38 et 61; 65302 British Columbia Ltd. c. Canada , [1999] 3 R.C.S. 804, par. 7. Il serait illogique que le Parlement édicte dans la LIAÉ et la LIMM des interdictions légales de poursuivre ne faisant pas obstacle à une action en négligence fondée sur le par. 6(2) de la LRMM . Ces dispositions doivent être interprétées de manière harmonieuse. Le paragraphe 6(2) de la LRMM — qui autorise les personnes à charge d'une personne décédée à intenter une poursuite si le décès est survenu « dans des circonstances qui [. . .] auraient donné le droit » à la victime de réclamer des dommages‑intérêts si elle avait survécu, peut coexister avec la LIAÉ et la LIMM , sans qu'il y ait incompatibilité, si l'on suppose que l'existence d'une interdiction légale de poursuivre dans un régime d'indemnisation des accidents du travail constitue une circonstance qui aurait empêché la victime de réclamer des dommages‑intérêts si elle n'était pas décédée. Si la Cour concluait à l'incompatibilité du par. 6(2) de la LRMM avec l'interdiction légale de poursuites prévue à l'art. 44 de la WHSCA , elle se trouverait par le fait même à affirmer que le par. 6(2) n'est pas non plus compatible avec les interdictions légales de poursuites prévues par la LIAÉ et la LIMM . Compte tenu de la présomption de cohérence des lois fédérales, cela ne saurait être le cas.
[82] Deuxièmement, la WHSCA et la LRMM se distinguent par leur objet et par leur nature : la première permet le versement d'une indemnité d'assurance sans égard à la responsabilité pour des accidents du travail, alors que la seconde constitue un régime légal de responsabilité délictuelle. Dans Workers' Compensation Appeal Board c. Penney (1980), 38 N.S.R. (2d) 623 (C.A.), le juge Jones a affirmé que [ traduction ] « les principes du droit de la responsabilité délictuelle ne s'appliquent pas aux régimes légaux d'indemnisation des accidents du travail » (par. 13). Dans Ferneyhough c. Workers' Compensation Appeals Tribunal (N.S.) , 2000 NSCA 121, 189 N.S.R. (2d) 76, le juge Cromwell (maintenant juge de notre Cour) a examiné cette affirmation :
[ traduction ] Bien sûr, l'un des objectifs des régimes d'indemnisation des accidents du travail est d'exclure l'indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles du champ d'application du régime de la responsabilité délictuelle fondée sur la faute. Des notions telles que « faute » et « dommages‑intérêts », par ailleurs si essentielles au droit de la responsabilité délictuelle, ne sont pas compatibles avec les objectifs d'un régime d'indemnisation des accidents du travail. C'est dans cette optique générale que le juge Jones a affirmé que les principes du droit de la responsabilité délictuelle ne s'appliquaient pas au régime d'indemnisation des accidents du travail. [par. 15]
Quelques années plus tard, le juge Cromwell a déclaré que [ traduction ] « [l]'objectif général des lois sur les accidents du travail consiste à soustraire les décisions relatives à l'indemnisation de ces accidents au champ d'application du régime de la responsabilité délictuelle et à l'autorité des tribunaux judiciaires » : Nova Scotia (Minister of Transportation and Public Works) c. Workers' Compensation Appeals Tribunal , 2005 NSCA 62, 231 N.S.R. (2d) 390, par. 20.
[83] La WHSCA exclut l'indemnisation des accidents du travail du champ d'application du régime de la responsabilité délictuelle, régime dont fait partie la LRMM . Elle réalise cet objectif au moyen de l'interdiction légale de poursuites prévue par l'art. 44, qui retire aux travailleurs le droit d'intenter des poursuites en responsabilité délictuelle. La WHSCA est « un régime complet de règlement des différends relatifs à l'indemnisation des accidentés du travail » à Terre‑Neuve‑et‑Labrador, « interdisant, notamment, l'accès aux tribunaux judiciaires dans les cas visés par la Loi » : Nouvelle‑Écosse (Workers' Compensation Board) c. Martin , 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504, par. 52. Dans ces circonstances, un travailleur décédé dont les personnes à charge ont droit à une indemnité sous le régime de la WHSCA constitue, pour l'application du par. 6(2) de la LRMM , une personne ayant perdu la vie « dans des circonstances » qui ne lui auraient pas donné le droit de réclamer des dommages‑intérêts si elle avait survécu.
[84] Quant à la question de savoir si la doctrine de la prépondérance fédérale s'applique au motif que la WHSCA entrave la réalisation d'un objectif fédéral, signalons que le par. 6(2) de la LRMM a été édicté en vue d'élargir la catégorie des personnes admises à intenter une action en négligence fondée sur le droit maritime. La WHSCA , qui établit un régime d'indemnisation sans égard à la responsabilité pour les accidents du travail, n'entrave pas la réalisation de cet objectif. Elle instaure tout simplement un régime d'indemnisation distinct du droit de la responsabilité délictuelle. Qui plus est, le libellé du par. 6(2) de la LRMM possède un caractère permissif; une personne à charge « peu[t] » intenter une action. Il n'a pas été satisfait en l'espèce à la norme élevée qui est requise pour que s'applique la doctrine de la prépondérance en cas d'entrave à la réalisation d'un objectif fédéral. En effet, la mise en œuvre de l'interdiction légale de poursuites et le fait d'assurer l'application cohérente des régimes fédéraux et provinciaux d'indemnisation des accidents du travail semblent refléter l'intention manifestée depuis longtemps par le Parlement dans l'élaboration de ces régimes.
V. Conclusion
[85] L'article 44 de la WHSCA s'applique eu égard aux faits du présent pourvoi. Toutefois, les doctrines de l'exclusivité des compétences et de la prépondérance fédérale ne s'appliquent pas. L'article 44 est donc applicable et opérant. Le pourvoi est accueilli. L'article 44 fait obstacle aux réclamations des successions Ryan et leur action est rejetée. Aucune ordonnance ne sera rendue au sujet des dépens.
[86] Les questions constitutionnelles reçoivent les réponses suivantes :
1. Est‑ce que l'art. 44 de la loi intitulée Workplace Health, Safety and Compensation Act , R.S.N.L. 1990, ch. W‑11, est inopérant du point de vue constitutionnel, en raison de la doctrine de la prépondérance des lois fédérales, à l'égard des actions en négligence fondées sur le droit maritime fédéral qui sont présentées en vertu de l' art. 6 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime , L.C. 2001, ch. 6 ?
Non.
2. Est‑ce que l'art. 44 de la loi intitulée Workplace Health, Safety and Compensation Act , R.S.N.L. 1990, ch. W‑11, est inapplicable du point de vue constitutionnel, en raison de la doctrine de l'exclusivité des compétences, à l'égard des actions en négligence fondées sur le droit maritime fédéral qui sont présentées en vertu de l' art. 6 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime , L.C. 2001, ch. 6 ?
Non.
Pourvoi accueilli.
Procureurs des appelants : Goodland O'Flaherty, St. John's.
Procureurs des intimés la Succession de Joseph Ryan et autres : Mills Pittman, Clarenville, Terre-Neuve-et-Labrador; Sack Goldblatt Mitchell, Ottawa.
Procureur de l'intimé le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Toronto.
Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario : Procureur général de l'Ontario, Toronto.
Procureur de l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.
Procureur de l'intervenant le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador : Procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, St. John's.
Procureurs de l'intervenante Workplace Health, Safety and Compensation Commission : Roebothan, McKay & Marshall, St. John's.
Procureur de l'intervenante Workers' Compensation Board de la Colombie‑Britannique : Workers' Compensation Board, Vancouver.
Procureur de l'intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse : Procureur général de la Nouvelle‑Écosse, Halifax.