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31/05/2007 | CANADA | N°2007_CSC_23

Canada | Colombie-Britanique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., 2007 CSC 23 (31 mai 2007)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Colombie-Britanique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., [2007] 2 R.C.S. 86, 2007 CSC 23

Date : 20070531

Dossier : 30317

Entre :

Procureur général de la Colombie‑Britannique

Appelant

et

Lafarge Canada Inc. et Administration portuaire de Vancouver

Intimées

et

Burrardview Neighbourhood Association et Ville de Vancouver

Intimées

‑ et ‑

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec, proc

ureur général du

Nouveau‑Brunswick et procureur général de l’Alberta

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : Les juges Bastarache, Binnie, LeBel...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Colombie-Britanique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., [2007] 2 R.C.S. 86, 2007 CSC 23

Date : 20070531

Dossier : 30317

Entre :

Procureur général de la Colombie‑Britannique

Appelant

et

Lafarge Canada Inc. et Administration portuaire de Vancouver

Intimées

et

Burrardview Neighbourhood Association et Ville de Vancouver

Intimées

‑ et ‑

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec, procureur général du

Nouveau‑Brunswick et procureur général de l’Alberta

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : Les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement conjoints :

(par. 1 à 91)

Motifs concordants :

(par. 92 à 143)

Les juges Binnie et LeBel (avec l’accord des juges Deschamps, Fish, Abella et Charron)

Le juge Bastarache

______________________________

Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., [2007] 2 R.C.S. 86, 2007 CSC 23

Procureur général de la Colombie‑Britannique Appelant

c.

Lafarge Canada Inc. et Administration portuaire de Vancouver Intimées

et

Burrardview Neighbourhood Association et Ville de Vancouver Intimées

et

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec, procureur général du

Nouveau‑Brunswick et procureur général de l’Alberta Intervenants

Répertorié : Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc.

Référence neutre : 2007 CSC 23.

No du greffe : 30317.

2005 : 8 novembre; 2007 : 31 mai.

Présents : Les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (le juge en chef Finch et les juges Mackenzie et Thackray) (2004), 26 B.C.L.R. (4th) 263, 194 B.C.A.C. 78, 317 W.A.C. 78, 237 D.L.R. (4th) 466, 44 M.P.L.R. (3d) 169, [2004] 7 W.W.R. 27, [2004] B.C.J. No. 355 (QL), 2004 BCCA 104, qui a infirmé un jugement du juge Lowry (2002), 32 M.P.L.R. (3d) 205, [2002] B.C.J. No. 2245 (QL), 2002 BCSC 1412. Pourvoi rejeté.

Nancy E. Brown et Nathalie Hepburn Barnes, pour l’appelant.

James Sullivan et Gloria Chao, pour l’intimée Lafarge Canada Inc.

D. Geoffrey Cowper, c.r., et W. Stanley Martin, pour l’intimée l’Administration portuaire de Vancouver.

Personne n’a comparu pour l’intimée Burrardview Neighbourhood Association.

Patsy J. Scheer, pour l’intimée la Ville de Vancouver.

Peter M. Southey, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Shaun Nakatsuru et Mark Crow, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Alain Gingras, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

Argumentation écrite seulement par John G. Furey, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.

Robert J. Normey et Nick Parker, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

Version française du jugement des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron rendu par

1 Les juges Binnie et LeBel — Le port de Vancouver est de loin le plus achalandé au Canada. Ses vastes opérations constituent non seulement un élément essentiel de l’industrie de la navigation et du transport, mais elles représentent aussi pour les huit municipalités environnantes une source d’activité économique, d’occasions d’affaire et de préoccupations environnementales. De nouveaux modèles d’utilisation des terres et des méthodes de transport maritime modernes plus efficientes (la conteneurisation, par exemple) ont dégagé de vastes étendues du front de mer qui se prêtent maintenant à d’autres types d’aménagement. Ce qui était à l’origine le secteur de Coal Harbour à Vancouver est devenu une forêt d’hôtels luxueux et de condominiums dispendieux. Ailleurs, les cheminées d’usine ont fait place à des parcs. Des entrepôts ont été transformés en élégants immeubles de bureaux. Pourtant, l’activité maritime demeure en plein essor. L’aménagement mixte du front de mer urbain où se côtoient les secteurs du transport, de l’industrie, du commerce et de l’habitation pose alors un défi au partage séculaire, dans des « compartiments étanches », de la compétence législative fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, d’une part, et de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils, d’autre part. Comment ces pouvoirs législatifs et réglementaires potentiellement contradictoires peuvent‑ils s’exercer de façon pratique dans un contexte portuaire? Telle est la question au cœur de ce litige.

2 C’est le projet de construction, par l’intimée Lafarge Canada Inc., d’une installation « intégrée » de déchargement des navires et de centrale à béton dans le secteur est du port, sur un emplacement connu sous le nom de Sterling Shipyard, qui suscite la controverse. Des granulats doivent être transportés par mer à partir de la Sunshine Coast, déchargés et remisés temporairement dans des silos érigés sur le front de mer, puis mélangés avec du ciment et expédiés ensuite vers divers chantiers de construction, en particulier au centre‑ville de Vancouver. Certains matériaux, comme le ciment, doivent y être transportés par camion. L’installation de malaxage est une « centrale de dosage double » puisque les ingrédients peuvent soit être mélangés sur place (« mélange mouillé ») pour être ensuite chargés et expédiés, soit être chargés dans leur état initial (« mélange sec ») dans les cuves tournantes des bétonnières où l’eau est ajoutée. Dans ce dernier cas, les ingrédients sont barattés pour devenir du ciment pendant leur transport vers le chantier de construction. Les intimées affirment qu’en fait, la « centrale de dosage double » sera intégrée à l’installation de déchargement maritime.

3 Les deux ordres de gouvernement conviennent que la conception du projet Lafarge témoigne de bons principes d’aménagement, mais la Burrardview Neighbourhood Association (les « contribuables ») s’y oppose. Selon son argument juridique, qu’ont présenté à la Cour les procureurs généraux provinciaux, la ville aurait dû insister pour que Lafarge obtienne un permis d’aménagement municipal. L’Administration portuaire de Vancouver (« APV ») intimée répond que, en droit, aucun permis municipal n’est nécessaire parce que ses terrains bénéficient de l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences, s’agissant d’une « propriété publique » fédérale au sens du par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867, ou que la gestion de ces terrains est essentielle à « l’entreprise fédérale » de l’APV relevant de la compétence fédérale en matière de « navigation et bâtiments ou navires » prévue au par. 91(10). Dans les deux cas, l’APV affirme que les mesures provinciales de contrôle de l’utilisation des sols deviennent inopérantes. Subsidiairement, affirment les intimées, il existe un conflit d’application entre les mesures provinciales et les mesures fédérales de contrôle de l’utilisation des sols, et ce conflit doit, conformément à la doctrine de la prépondérance fédérale, être résolu en faveur de la compétence fédérale.

4 Pour les motifs que nous avons exposés dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, [2007] 2 R.C.S. 3, 2007 CSC 22, rendu simultanément, nous souscrivons à la méthode énoncée par le regretté juge en chef Dickson dans SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2, p. 18, où il a jugé que les arguments à l’appui de la doctrine de l’exclusivité des compétences n’étaient pas particulièrement convaincants, et conclu qu’ils allaient à l’encontre du « courant dominant » de la jurisprudence canadienne en matière constitutionnelle. Nous estimons tout particulièrement qu’il n’y a pas lieu d’utiliser cette doctrine lorsque, comme en l’espèce, la matière législative (l’aménagement du front de mer) présente un double aspect. Les autorités, tant fédérale que provinciale, ont toutes deux un intérêt impérieux. En l’absence de mesures fédérales de contrôle de l’utilisation des sols valides, le fédéralisme ne commande pas (pas plus qu’il ne doit, dans les circonstances, tolérer) un vide réglementaire, résultat qu’entraînerait l’exclusivité des compétences. Les faits démontrent toutefois qu’il existe une loi fédérale valide et applicable et que cette loi, tant dans son application que dans son objet, entre en conflit avec la loi provinciale sur l’utilisation des sols et ses règlements d’application. On peut donc facilement trancher le pourvoi en faveur de l’APV en s’appuyant sur la doctrine de la prépondérance fédérale. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a rejeté la contestation des contribuables et, pour des motifs quelque peu différents, nous souscrivons à sa conclusion.

5 Le pourvoi doit donc être rejeté.

I. Les faits

6 Le port de Vancouver est défini, pour les besoins de la navigation, comme une bande de terrain s’étendant sur 233 km de littoral entre Roberts Bank, près de la frontière américaine, en passant par Sturgeon Bank, la baie English et Burrard Inlet jusqu’à Port Moody. L’APV affirme avoir compétence exclusive sur plus de 150 km de littoral. À l’intérieur des limites de Burrard Inlet, l’APV est responsable d’environ 6 000 hectares de fond marin et de 460 hectares de « haute‑terre » (soit, pour l’essentiel, du terrain gagné sur le front de mer).

7 L’APV a adopté le Port Land Use Management Plan (juin 1994) (intitulé « Port 2010 ») dont le [traduction] « fondement stratégique » est en partie énoncé comme suit :

[traduction] . . . le port est situé dans une région urbaine qui connaît elle aussi un essor important. Par conséquent, il est nécessaire de planifier efficacement l’interface de ces deux dynamiques. [p. 2]

8 Port 2010 inclut les municipalités adjacentes dans sa définition de [traduction] « parties intéressées » (p. 12) et reconnaît que

[traduction] la SPV [le prédécesseur de l’APV] devra collaborer avec les municipalités et les collectivités afin d’établir des plans d’utilisation des sols compatibles qui assurent la viabilité des activités du front de mer. [p. 20]

9 La commission d’évaluation foncière de la province a effectivement exempté d’impôts locaux le chantier naval Sterling et d’autres terrains portuaires en établissant à leur endroit une cotisation « néant » pour la taxation municipale et provinciale, même si certaines sommes sont versées aux municipalités conformément à la Loi sur les paiements versés en remplacement d’impôts, L.R.C. 1985, ch. M‑13.

10 Le plan d’aménagement officiel de la ville, le Central Waterfront Official Development Plan (adopté par le règlement no 5261, le 19 juin 1979) énonce que : [traduction] « Il est reconnu que, pour réaliser ses objectifs fondamentaux, la ville doit compter sur l’entière collaboration des divers propriétaires et des autorités sur le front de mer. La ville doit clairement comprendre les objectifs poursuivis par les différents propriétaires et doit respecter ces objectifs dans l’aménagement du front de mer central » (p. 4). L’énoncé de politiques de la ville en matière d’aménagement indique en outre ce qui suit :

[traduction] L’[APV], un organisme fédéral, est un important propriétaire du bien‑fonds, de la zone littorale et de la zone marine du front de mer central. L’[APV] dispense les services portuaires essentiels au port et à la région de Vancouver. Ces services portuaires devraient continuer à fonctionner efficacement sur le front de mer central. L’aménagement des utilisations urbaines sur les biens‑fonds de l’[APV] devrait être compatible avec les services portuaires essentiels.

La ville reconnaît que l’[APV], à titre d’organisme d’État, contrôle l’utilisation de ses biens‑fonds pour les services portuaires et les autres services qui sont principalement liés à l’activité portuaire et qui sont de nature à s’harmoniser avec le secteur, et qu’elle n’est pas légalement liée par le règlement d’aménagement de la ville. Cependant, les représentants de l’[APV] ont clairement indiqué à la ville qu’ils s’efforceraient de collaborer avec elle à la réalisation de ses objectifs dans la mesure où les services portuaires et les objectifs d’aménagement futur du port ne sont pas compromis. [p. 4]

11 Depuis quelques années, Lafarge recherche en front de mer un emplacement qui conviendrait à une nouvelle installation. Un projet antérieur avait aussi été contesté par des groupes de contribuables, puis rejeté par le comité consultatif de projet de l’APV en raison d’une incompatibilité avec les utilisations permises dans le secteur. En août 2001, Lafarge a présenté pour approbation son projet actuel qui devait être réalisé sur un terrain que l’APV avait acquis de la ville l’année précédente. Pendant de nombreuses années, ce terrain avait servi à des activités maritimes et industrielles. Il est physiquement séparé des zones résidentielles et commerciales au sud par un couloir de circulation comportant des routes et quatre voies ferrées. Au départ, la ville avait prévu y installer sa propre usine de bitume. Selon la perspective d’aménagement de la ville, le terrain visé par le projet se situe à l’intérieur des limites du secteur de Vancouver qui est assujetti au règlement no 6718, Burrard Waterfront, adopté le 28 août 1990, et zoné CD‑1, lequel autorise la présence d’une centrale à béton.

12 En 1998, la ville a conclu avec l’APV un protocole (appelé une « Charte ») qui explique en partie que [traduction] « le port occupe une grande partie des terrains situés en front de mer dans la ville de Vancouver, et [. . .] la [ville] assure les services municipaux et l’accès qui sont essentiels à l’exploitation efficace du port, et gère l’aménagement adjacent au port ». Le protocole prévoit aussi que [traduction] « la ville et le [. . .] port [. . .] entendent tous deux favoriser le développement économique de la région, la création d’emplois, le déplacement efficace des marchandises et des personnes, et la protection et l’amélioration de l’environnement, [et] ils reconnaissent l’importance qu’ils ont l’un pour l’autre et la nécessité d’une saine collaboration des deux organismes » (d.a., p. 341). Ils ont accepté de [traduction] « collaborer [. . .] pour faire en sorte que l’aménagement des terrains portuaires soit compatible avec le développement économique du port et les intérêts de la ville [. . .] que l’aménagement urbain soit compatible avec le développement économique du port et les intérêts de la ville [et] pour assurer une consultation publique efficace » (d.a., p. 341).

13 Port 2010 pose comme l’un de ses principes d’action celui de la promotion des utilisations portuaires « liées au domaine maritime ». L’APV (et la ville) ont estimé que le projet Lafarge entrait dans cette catégorie, comme le reconnaît cette déclaration commune :

[traduction] Lafarge propose d’utiliser le bien‑fonds notamment pour y débarquer des granulats transportés par barges. Cette activité maritime est une composante vitale des opérations projetées. Quant à la centrale à béton elle‑même, il s’agit essentiellement d’une installation de traitement. De nombreux exemples illustrent les activités de traitement autorisées sur les terrains portuaires, comme les usines de transformation du poisson, les terminaux de manutention du grain et une usine d’équarrissage. [d.a., p. 345]

14 Les contribuables se sont opposés à la construction de l’usine Lafarge sur l’emplacement de Sterling Shipyard pour plusieurs raisons. Ils sont notamment préoccupés par l’augmentation de la pollution de l’air et de la pollution par le bruit, la circulation des camions, la perte des arbres et l’obstruction de la vue qu’ont les résidents sur le port. Ils ont aussi fait remarquer qu’une partie de l’installation excéderait la hauteur limite de 30 pieds imposée par la ville. Par lettre en date du 31 janvier 2002, les contribuables ont exigé de la ville qu’elle se déclare compétente à l’égard de la « centrale de dosage double » du projet Lafarge. Il est juste de dire que la position des contribuables reposait sur la conviction que les élus municipaux pourraient se révéler plus sensibles à leurs intérêts que les membres nommés du conseil d’administration de l’APV.

15 Le projet Lafarge a été soumis à la ville pour commentaires et a été examiné par son comité d’urbanisme, composé de concepteurs, d’architectes, d’architectes‑paysagistes, d’ingénieurs et de représentants de l’industrie de l’aménagement. Le comité est chargé de conseiller la ville sur les projets d’aménagement importants. Le 14 novembre 2001, malgré l’opposition des contribuables, le comité a voté à 7 contre 1 en faveur du projet Lafarge.

16 Le 4 mars 2002, le projet Lafarge a été étudié par le Development Permit Board de la ville, qui a entendu les observations des fonctionnaires de la ville, des représentants de la Vancouver Coastal Health Authority, de l’APV, de Lafarge et de 37 citoyens. Certains contribuables ont exprimé leur opposition. Au terme de son étude, le Development Permit Board a appuyé le projet Lafarge, sous réserve de certaines recommandations de modifications quant à la couleur extérieure, à la signalisation, à la conservation des arbres et à l’atténuation du bruit. Le 13 mars 2002, la ville a confirmé son approbation par écrit à l’APV, sous réserve des modifications énoncées.

17 Entre‑temps, l’APV avait suivi sa propre procédure de consultation interne et externe, conformément à son document A Guide To Project Approvals In Port Vancouver. Le « processus d’examen du projet » de l’APV prévoyait la tenue d’assemblées publiques et la présentation de rapports par des conseillers techniques embauchés par elle pour examiner les questions de qualité de l’air et d’atténuation du bruit. Le Burrard Environmental Review Committee (formé de représentants de divers organismes environnementaux fédéraux et provinciaux) a aussi présenté un rapport. L’APV a étudié ces rapports et tenu compte des observations et conseils de la ville, ainsi que des commentaires formulés par les citoyens au cours d’une assemblée publique et au moyen d’observations écrites.

18 Le 27 mai 2002, le vice‑président de l’association des contribuables a écrit au maire, menaçant de le poursuivre personnellement en dommages‑intérêts si la ville de Vancouver ne se déclarait pas compétente à l’égard de la « centrale de dosage double » du projet Lafarge :

[traduction] Conformément à l’article 208 de la Charte de Vancouver, le maire a notamment l’obligation d’appliquer la loi, pour le gouvernement de la ville, et d’« être en tout temps vigilant et diligent lorsqu’il fait dûment appliquer et respecter la loi pour le gouvernement de la ville ». Je ne crois pas que la conduite des fonctionnaires ait aidé le maire à être vigilant ou diligent dans l’application des règlements.

. . .

Malgré mon opinion personnelle et favorable à l’égard de vos capacités en tant que maire, je me vois contraint de vous dire que, dans l’éventualité où notre demande à la cour est accueillie, les [contribuables] pourraient vous réclamer personnellement des dommages‑intérêts ou une autre forme d’indemnité, en vertu de l’article 208.

. . .

Il est bien possible que la position adoptée par les fonctionnaires et vos obligations personnelles ne soient pas identiques. [d.a., p. 874]

19 Le 8 juillet 2002, l’APV a donné son approbation de principe au projet Lafarge, sous réserve de certaines exigences supplémentaires, notamment du règlement satisfaisant de la question de la contestation engagée par les contribuables au sujet de la compétence sur le contrôle de l’utilisation des sols. Selon M. James P. Crandles, directeur du développement du port, le projet Lafarge était acceptable parce que [traduction] « le transport maritime de granulats, qui fait partie de leur processus de transformation, est une “activité liée au transport maritime”. De plus, le projet est compatible avec les opérations combinant le transport, la transformation et la fabrication que d’autres entreprises mènent depuis longtemps dans le port de Vancouver. Enfin, il met en œuvre l’énoncé de politique 2.1 du plan, en ce qu’il appuie les entreprises de services portuaires qui dépendent d’un accès au front de mer » (d.a., p. 412).

La demande des contribuables

20 Le 5 avril 2002, avant l’approbation de principe de l’APV, les contribuables ont présenté à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique une requête plaidant que la ville avait [traduction] « refusé d’exercer sa compétence à l’égard des terrains afin d’obliger Lafarge à obtenir un permis d’aménagement valide, conformément au règlement municipal, avant que cette dernière n’entreprenne des travaux d’aménagement des terrains » (d.a., p. 122) et ils ont demandé, outre une injonction et un jugement déclaratoire, une ordonnance

[traduction] enjoignant à l’intimée, la ville de Vancouver (la « ville »), d’appliquer les dispositions du règlement de zonage et d’aménagement no 3575 (le « règlement ») en ce qui concerne les terrains visés par les présentes et l’aménagement, par l’intimée Lafarge Canada Inc. (« Lafarge »), d’une centrale à béton ou d’une installation connexe qui doit être construite sur les terrains, et d’appliquer en particulier l’exigence réglementaire obligatoire que Lafarge obtienne un permis d’aménagement valide avant d’entreprendre ces travaux d’aménagement; [d.a., p. 119]

II. Historique judiciaire

A. Cour suprême de la Colombie‑Britannique (2002), 32 M.P.L.R. (3d) 205, 2002 BCSC 1412

21 Le juge Lowry a accepté la formulation des questions constitutionnelles suivantes suggérée par l’APV (par. 18) :

[traduction]

1. Le terrain visé par le projet constitue‑t‑il une propriété publique du Canada au sens du par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867, de sorte que les lois municipales en matière d’aménagement et d’utilisation des sols lui sont inapplicables?

2. L’utilisation projetée du terrain relève‑t‑elle de la compétence législative exclusive du fédéral sur la navigation et les bâtiments ou navires en vertu du par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867, de sorte que l’administration portuaire peut être autorisée à louer le terrain, le soustrayant ainsi à l’application du règlement municipal?

3. La cour a‑t‑elle compétence pour décider si l’administration portuaire a été autorisée à louer le terrain pour les fins projetées et, le cas échéant, l’administration portuaire dispose‑t‑elle de ce pouvoir?

(Nous signalons incidemment que la troisième question formulée par l’APV ne semble pas répondre à la demande des contribuables, qui consiste à enjoindre à la ville d’exercer sa compétence en matière d’utilisation des sols, parce que cette question porte sur l’exercice par l’APV (et non la ville) de sa compétence législative. De toute façon, le juge en chambre a refusé d’y répondre.)

22 Quant à l’application du par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867, le juge en chambre a conclu qu’en acquérant les terrains et en les louant à Lafarge, l’APV n’agissait pas en qualité de mandataire de l’État et que, par conséquent, les terrains ne constituaient pas une « propriété publique » :

[traduction] Le régime établi par la Loi maritime du Canada confère à l’administration portuaire un certain degré d’autonomie locale. Elle doit exercer ses activités portuaires en qualité de mandataire de l’État fédéral, et exercer pour son propre compte les autres activités jugées nécessaires à l’exploitation du port. Sa gestion des « biens réels fédéraux » est faite en qualité de mandataire; sa gestion des « autres biens » ne l’est pas. [par. 39]

23 À propos du problème de l’assujettissement du projet Lafarge à la compétence législative exclusive du fédéral sur la navigation et les bâtiments ou navires en vertu du par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867, le juge Lowry a adopté un critère de « nécessité » et a statué comme suit :

[traduction] J’estime que, même en l’interprétant de façon libérale, le domaine de la navigation et des bâtiments ou navires ne peut s’étendre au‑delà des opérations terrestres qui sont accessoires, dans le sens de nécessaires, au transport maritime. Les granulats transportés par mer, comme tout le fret maritime, doivent être déchargés et il peut être nécessaire de les entreposer temporairement avant de les transporter des docks. Cependant, il n’est pas nécessaire de les transformer en béton en les mélangeant à d’autres ingrédients. Cette étape peut être liée au transport en ce que le malaxage est la raison d’être du transport, mais elle n’est pas nécessaire au transport.

. . . Une installation maritime peut être commercialement utile pour assurer le fonctionnement efficace d’une centrale à béton, mais cela ne signifie pas qu’une centrale à béton est nécessaire au fonctionnement d’une installation maritime. [Nous soulignons; par. 51‑52.]

24 Le juge Lowry a accueilli la demande des contribuables et a déclaré que l’APV n’avait pas compétence pour approuver le projet Lafarge.

B. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (le juge en chef Finch et les juges Mackenzie et Thackray) (2004), 26 B.C.L.R. (4th) 263, 2004 BCCA 104

25 Le juge en chef Finch n’a pas accepté les conclusions du juge en chambre sur les deux moyens d’ordre constitutionnel. Sur la question de savoir si le terrain était une « propriété publique » pour l’application du par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867, il a conclu comme suit, au par. 77 :

[traduction] La conclusion selon laquelle un organisme créé par une loi n’est pas un mandataire de l’État ne doit pas mener inévitablement à la conclusion que les biens‑fonds que cet organisme possède ne sont pas une « propriété publique ».

À son avis, le degré de contrôle exercé par le gouvernement fédéral sur l’APV était suffisant pour faire de tous les terrains de l’APV une « propriété publique », sur le plan constitutionnel, et pour ainsi soustraire leur utilisation à la réglementation provinciale et municipale.

26 Le juge en chef Finch a aussi exprimé l’opinion que le projet d’aménagement de ce terrain relevait de la compétence législative exclusive sur la navigation et les bâtiments ou navires conférée au Parlement par le par. 91(10). Estimant que le juge en chambre avait appliqué le mauvais critère, il a affirmé que [traduction] « [l]e critère n’est pas celui de la nécessité d’une centrale à béton pour la navigation et les bâtiments ou navires, mais plutôt celui de savoir si l’application du règlement municipal afin de régir l’aménagement des terrains portuaires toucherait un aspect essentiel de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires » (par. 96). Il a poursuivi ainsi sa réflexion :

[traduction] Je souscris aux observations de l’administration portuaire et de Lafarge, à savoir que l’administration portuaire a besoin de souplesse pour adapter les utilisations qu’elle fait de ses terres aux besoins changeants de sa clientèle et de la collectivité environnante. La capacité de contrôler l’utilisation des terres portuaires adjacentes au port garantit le maintien de l’accès maritime et les services aux industries qui sont compatibles avec les activités portuaires. Le pouvoir de contrôle dont dispose l’administration portuaire sur ses propres terres assure aussi qu’elles seront assujetties à une réglementation uniforme plutôt qu’à une réglementation disparate imposée par différentes municipalités. L’aménagement et le contrôle intégrés du territoire sont essentiels pour permettre au port de Vancouver de conserver son dynamisme et sa compétitivité. [par. 107]

27 Après avoir conclu qu’une obligation de conformité au règlement municipal toucherait, de manière inacceptable, au rôle essentiel du fédéral dans la navigation, le juge en chef Finch a déclaré que le règlement ne s’appliquait pas aux installations projetées. L’appel a été accueilli, l’ordonnance du juge en chambre a été annulée et la requête des contribuables a été rejetée.

28 Les juges Mackenzie et Thackray ont conclu comme le juge en chef Finch que les terrains étaient une « propriété publique » au sens du par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867, mais n’ont pas estimé nécessaire d’examiner le moyen subsidiaire fondé sur la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires.

III. Dispositions législatives

29 Les dispositions législatives figurent à l’annexe.

IV. Questions constitutionnelles

30 Le 26 janvier 2005, la Juge en chef a formulé les questions constitutionnelles suivantes :

1. Le règlement de zonage et d’aménagement no 3575 de la ville de Vancouver est‑il constitutionnellement inapplicable à la propriété, dont la description cadastrale est parcelle P, bloc 17, plan LMP 47343, lot de district 184, et au port public de Burrard Inlet (la « Propriété »), détenue par l’Administration portuaire de Vancouver, du fait que la Propriété est une « propriété publique » au sens du par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867?

2. Le règlement de zonage et d’aménagement no 3575 de la ville de Vancouver est‑il constitutionnellement inapplicable au projet d’aménagement sur la Propriété du fait que le Parlement a l’autorité législative sur « la navigation et les bâtiments ou navires » aux termes du par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867?

V. Analyse

31 À l’instar des chemins de fer et des aéroports, les ports posent des problèmes difficiles d’utilisation des sols. Cherchant à faire de plusieurs colonies un seul pays, les rédacteurs de la Loi constitutionnelle de 1867 ont en toute logique confié au fédéral les domaines des communications et du transport interprovinciaux. Pourtant, le transport a des effets énormes sur l’utilisation des terres, alors que l’utilisation des terres reste une question intrinsèquement locale. Les installations de transport n’existent pas pour elles-mêmes, mais pour répondre aux impératifs de l’économie et aux besoins des collectivités locales qui dépendent d’un réseau de communication efficace pour la circulation des personnes et des biens. Par ailleurs, un intérêt mutuel lie les systèmes de transport sous réglementation fédérale et les collectivités qu’ils desservent, ainsi que le reconnaissent le plan Port 2010 de l’APV et le plan d’aménagement officiel de la ville intitulé Central Waterfront Official Development Plan, mentionnés précédemment.

32 Selon le procureur général de la Colombie‑Britannique, lorsqu’elle exerce des activités qui sont simplement « favorables » à la navigation et au transport maritime — en favorisant par exemple l’aménagement du front de mer, ce qui (accessoirement) encouragera le secteur du transport maritime (comme dans le cas hypothétique de l’usine portuaire de montage d’automobiles mentionnée par le juge en chambre), l’APV excède les limites de la compétence fédérale et doit se conformer aux règlements municipaux comme tout autre promoteur sur le front de mer, notamment ceux qui y ont construit des condominiums.

33 L’APV intimée, avec l’appui de la ville, répond que ce point de vue minimise l’intérêt du gouvernement fédéral cerné par la Cour d’appel, y compris :

1. la « propriété » ou le contrôle ultime de l’État sur l’ensemble des terres de l’APV, y compris les terres détenues par l’APV en son propre nom;

2. le rôle de l’APV en tant que seule autorité de réglementation des activités de navigation et de transport maritime, un domaine de compétence fédérale qui a toujours fait l’objet d’une interprétation libérale.

34 L’APV s’inquiète particulièrement au sujet de sa capacité de fonctionner efficacement s’il lui faut traiter des questions d’aménagement avec les huit municipalités qui bordent le port. Pour sa part, Lafarge signale qu’elle a accompli ce que la ville et l’APV lui ont demandé et qu’elle tente depuis maintenant onze ans, dont cinq ans devant les tribunaux, de mener à terme sur le front de mer un projet dont la mise à exécution n’est toujours pas en vue.

35 Déterminer si une activité en particulier fait partie « intégrante » de l’exercice d’un chef de compétence législative fédérale, ou si elle possède « un lien suffisant » pour valider un règlement fédéral, constitue essentiellement une question d’examen factuel. Dans l’arrêt ITO — International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, la Cour a statué que les opérations à quai de déchargement et d’entreposage sont partie « intégrante » du transport maritime, comme le serait le chargement des camions en vue d’emporter les marchandises du port. S’il en était autrement, les quais deviendraient tellement congestionnés qu’ils deviendraient inutilisables. Le droit favorise une réglementation unifiée des installations intégrées. Tout accent mis sur l’établissement d’une ligne de démarcation claire dans ce que la ville et l’APV estiment être un projet qui ne saurait être réalisé sans transport continu favoriserait les conflits de règlements et freinerait, dans la zone portuaire, une activité entrepreneuriale qui, comme le reconnaissent la ville et l’APV, respecterait de bons principes d’aménagement.

A. Survol constitutionnel

36 Aucun chef de compétence législative distinct ne porte sur les « ports ». Le gouvernement fédéral jouit d’une compétence exclusive à l’égard de ses biens publics et des activités maritimes. La province exerce une compétence sur « [l]a propriété et les droits civils » et sur les « institutions municipales » dans la province, mais il est évidemment admis depuis longtemps que, en vertu de la compétence en matière de navigation et de bâtiments ou navires que lui confère le par. 91(10), [traduction] « le Parlement du Canada peut limiter très sérieusement l’exercice des droits de propriété » : Montreal (City of) c. Montreal Harbour Commissioners, [1926] 1 D.L.R. 840 (C.P.), p. 848‑849, le vicomte Cave, lord chancelier.

37 L’aménagement du front de mer pourrait potentiellement relever de la compétence provinciale ou fédérale, selon la propriété et l’utilisation que l’on se propose de faire du terrain. Les terrains du front de mer ne cessent pas d’être « dans la province » parce qu’ils peuvent éventuellement servir à des activités assujetties à la réglementation fédérale (Cardinal c. Procureur général de l’Alberta, [1974] R.C.S. 695). Cependant, la compétence fédérale prévaudra évidemment sur la compétence provinciale dans les cas de chevauchement de compétences là où deux lois valides, l’une fédérale et l’autre provinciale, s’appliquent à différents aspects de l’utilisation projetée et donnent lieu à un conflit d’application. Nous souscrivons à cet égard, à l’instar de la Cour d’appel de l’Ontario ((1978), 21 O.R. (2d) 491), aux propos du juge Griffiths (plus tard juge de la Cour d’appel) dans Hamilton Harbour Commissioners c. City of Hamilton (1976), 21 O.R. (2d) 459 (H.C.J.), p. 484 :

[traduction] À mon avis, le contrôle de l’utilisation des sols dans les limites d’un port comporte à la fois des aspects provinciaux et des aspects fédéraux [. . .] En cas de conflit quant à l’utilisation d’une parcelle de terre située dans les limites du port, l’application du règlement municipal sera suspendue en raison de la primauté de la compétence fédérale.

38 Le risque de conflit en matière d’aménagement mixte du territoire sur les fronts de mer urbains reste considérable. À Hamilton, d’âpres litiges entre la ville et les commissaires du port de Hamilton au sujet du pouvoir de réglementer l’utilisation des sols dans le secteur portuaire ont duré presque aussi longtemps que la guerre de Trente ans, après s’être ouverts dans les années 1960 par le scandale des travaux de dragage dans le port de Hamilton (dont les aspects criminels ont finalement été examinés dans l’arrêt Canadian Dredge & Dock Co. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 662). Plus récemment, la ville de Mississauga, exprimant sa frustration de voir ses procédures d’aménagement écartées lors de l’agrandissement de l’aéroport Pearson à Toronto, a menacé de suspendre les services d’incendie; voir Greater Toronto Airports Authority c. Mississauga (City) (2000), 50 O.R. (3d) 641 (C.A.), autorisation d’appel refusée, [2001] 1 R.C.S. ix. Par ailleurs, comme le démontrent les cas de l’aéroport maintenant quasi‑abandonné de Mirabel et du projet abandonné de méga‑aéroport à Pickering, l’aptitude du gouvernement fédéral de mettre en œuvre des infrastructures de transport sans la collaboration provinciale demeure sérieusement limitée. La collaboration fédérale‑provinciale‑municipale dans ces matières n’est pas inconstitutionnelle. Elle est essentielle.

39 Il convient de rappeler à ce propos l’appel à la collaboration lancé par le juge Houlden lorsque la Cour d’appel de l’Ontario était saisie d’une des batailles rangées dans l’affaire Hamilton Harbour Commissioners :

[traduction] Nous sommes certains que [les commissaires du port de Hamilton] et la ville souhaitent que ce port d’importance et les terres qui l’entourent soient convenablement aménagés et contrôlés. À notre avis, le long litige qui oppose le demandeur et la ville et qui a abouti au présent appel est inutile et futile. Nous espérons que les parties pourront dorénavant régler leurs différends à l’amiable de sorte qu’elles pourront éviter d’autres litiges et réaliser leur objectif commun. [p. 491]

40 Il nous semble que cette approche se reflète dans le protocole de 1998 (la Charte) intervenu entre la ville de Vancouver et l’APV, ainsi que dans leurs plans d’utilisation des sols respectifs mentionnés précédemment. Il reste bien sûr à vérifier la conformité des actes posés à la Constitution.

B. Portée de la doctrine de l’exclusivité des compétences

41 Comme nous l’avons vu dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, dans certaines circonstances, les compétences d’un ordre de gouvernement doivent être protégées contre les empiétements, même accessoires, de l’autre ordre de gouvernement (par. 32). C’est ce qu’on appelle la doctrine de l’exclusivité des compétences, qui constitue une exception à la règle ordinaire selon laquelle la législation dont le caractère véritable relève de la compétence du législateur qui l’a adoptée pourra, au moins dans une certaine mesure, toucher des matières qui ne sont pas de sa compétence sans nécessairement perdre sa validité constitutionnelle (par. 26). Ainsi, il est tout à fait légitime que la Planning Act provinciale, dont le caractère véritable relève des « institutions municipales dans la province » (Loi constitutionnelle de 1867, par. 92(8)), de « [l]a propriété et [d]es droits civils dans la province » (par. 92(13)) et des « matières d’une nature purement locale ou privée » (par. 92(16)), produise des « effets accessoires » sur des matières dont elle traite, bien que ceux‑ci relèvent sous d’autres rapports de la compétence fédérale en matière de navigation et de bâtiments ou navires, pourvu que (i) la doctrine de l’exclusivité des compétences ou (ii) la doctrine de la prépondérance fédérale n’interdisent pas de tels « effets accessoires ».

42 L’affaire qui nous occupe implique une entreprise fédérale, l’APV, constituée conformément à deux chefs de compétence législative fédérale, soit la compétence relative à la propriété publique (Loi constitutionnelle de 1867, par. 91(1A)) et celle relative à la navigation et aux bâtiments ou navires (par. 91(10)). Dans Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), [1988] 1 R.C.S. 749 (« Bell Canada (1988) »), la Cour a limité l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences aux « éléments essentiels ou vitaux » de telles entreprises (p. 839 et 859‑860). Comme nous l’avons expliqué dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, nous estimons que le juge Beetz a bien pesé ses mots, et qu’il entendait employer le mot « vital » dans son sens grammatical ordinaire, à savoir ce qui est « essentiel à la vie d’un individu, d’une collectivité; indispensable » (Nouveau Petit Robert (2007), p. 2724). Le mot « [e]ssentiel » possède un sens similaire, soit celui de ce qui « est absolument nécessaire (opposé à inutile) » (p. 932). Les mots « vital » et « essentiel » n’ont pas été choisis au hasard. L’expression [traduction] « élément essentiel » avait déjà été employée dans la décision relative à la navigation Reference re Industrial Relations and Disputes Investigation Act, [1955] R.C.S. 529 (l’« Affaire des débardeurs »), p. 592. Par définition, ce qui est « vital » ou « essentiel » ne correspond pas nécessairement à chaque élément d’une entreprise constituée en société sous le régime d’une loi fédérale ou assujettie à la réglementation fédérale. À l’égard des entreprises fédérales, dont l’APV, le juge Beetz a fait état d’un « principe plus général » selon lequel il n’existe aucune exclusivité des compétences pourvu que « [l’]assujettissement [aux lois provinciales] n’ait pas pour conséquence que ces lois [. . .] atteignent [les sujets qui relèvent de la compétence du Parlement] dans ce qui constitue justement leur spécificité fédérale » (Bell Canada (1988), p. 762 (nous soulignons)).

43 La Cour doit donc décider s’il est possible d’affirmer que la compétence fédérale sur l’aménagement de l’ensemble des terrains de l’APV dans la zone portuaire de Vancouver, même les terres non publiques qui ne servent pas à des activités de navigation et de transport maritime, est « absolument nécessaire » à l’exécution des responsabilités fédérales touchant « la propriété publique » ou « la navigation et les bâtiments ou navires » qui incombent à l’APV. Nous avons conclu dans Banque canadienne de l’Ouest que l’exclusivité des compétences n’est pas essentielle pour garantir la réalisation efficace des objectifs pour lesquels ces compétences fédérales ont été attribuées; par conséquent, le présent pourvoi devrait être tranché suivant la doctrine de la prépondérance fédérale et non de l’exclusivité des compétences.

C. Le rôle et la mission de l’Administration portuaire de Vancouver

44 Lors de la réorganisation des ports canadiens entreprise après la grande dépression des années 30, le Parlement a établi une distinction entre les ports d’importance nationale (par exemple Halifax, Montréal et Vancouver), qui devaient relever du Conseil des ports nationaux, un organisme d’État, et ceux de moindre importance (Toronto, Hamilton, Cobourg, Windsor, etc.), dont la gestion devait être laissée à leur commission portuaire respective créée par une loi fédérale spéciale, et dont les commissaires étaient nommés en proportions différentes par le gouvernement fédéral et la municipalité locale. Comme le juge en chef Finch l’a souligné avec justesse dans la présente affaire, les commissaires des différents types de port étaient assujettis, à divers degrés, au contrôle fédéral. Dans ce contexte, lorsqu’on examine les décisions antérieures, il faut alors se garder de généraliser à outrance quant à leur statut (par. 71‑72).

45 En 1998, le Parlement a de nouveau réorganisé en profondeur la structure des ports fédéraux en adoptant la Loi maritime du Canada, L.C. 1998, ch. 10 (« LMC »). L’entrée en vigueur de la LMC faisait suite à la publication d’un rapport du Comité permanent des transports de la Chambre des communes, dans lequel on faisait remarquer ce qui suit :

[L]es représentants des [sociétés portuaires locales incluant Vancouver] ont exprimé de sérieuses préoccupations quant aux limites dont s’assortissent actuellement leurs délégations de pouvoir pour ce qui est des contrats, des baux ainsi que de l’acquisition ou la vente d’immobilisations; l’autonomie par rapport à la structure fédérale a aussi été mise en cause. On a souligné que, toutes les fois où l’approbation gouvernementale s’impose, le processus est lourd, complexe et si lent qu’une période de deux ans est nécessaire.

(Une stratégie maritime nationale (mai 1995), p. 7)

Le ministre des Transports a donc rassuré les députés :

La loi révisée consolidera et simplifiera la réglementation maritime, réduira la paperasserie et permettra la prise de décisions commerciales plus rapide. Elle permettra aux ports de répondre plus efficacement aux besoins de leurs clients et de réduire la bureaucratie. Dans l’ensemble, elle améliorera la compétitivité de notre secteur maritime.

(Débats de la Chambre des communes, vol. 135, 1re sess., 36e lég., 10 octobre 1997, p. 766)

46 Pour chacune des administrations portuaires désignées, les dispositions générales de la LMC sont complétées par des lettres patentes qui, dans le cas de l’APV, sont entrées en vigueur le 1er mars 1999 (Gazette du Canada, partie I, vol. 133, 27 février 1999 (supplément), p. 3). Le gouvernement fédéral nomme six des neufs administrateurs de l’APV. M. James P. Crandles, directeur du développement du port, a déclaré que la LMC visait à rendre les ports canadiens [traduction] « plus efficaces, moins bureaucratiques et plus sensibles aux besoins de leurs clients et des collectivités locales. La LMC a également accru la responsabilité des ports locaux en leur permettant d’accomplir certains actes, de signer des contrats et de contracter des dettes en leur nom sans passer par le gouvernement fédéral » (d.a., p. 401). Pour atteindre ces objectifs, le Parlement a autorisé les administrations portuaires comme l’APV à exercer, à titre de mandataires de l’État, leurs activités traditionnelles liées à la navigation, au transport des passagers et des marchandises, à la manutention des marchandises (par. 7(1)) dans la mesure où ces activités sont prévues dans les lettres patentes délivrées à chacune de ces administrations portuaires (al. 28(2)a)). Parallèlement, les administrations portuaires ont été autorisées à exercer pour leur propre compte et non à titre de mandataire de l’État (par. 28(3)) les « autres activités qui sont désignées dans les lettres patentes comme étant nécessaires aux opérations portuaires » (al. 28(2)b)). L’expression « nécessaires aux opérations portuaires » est très large et, prise dans son sens grammatical ordinaire, elle s’entend notamment de ce qui [traduction] « contribue au succès [d’une entreprise] » (Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles (5e éd. 2002), p. 3119). L’APV a retenu une conception très extensive de l’expression « nécessaires aux opérations portuaires » où elle englobe les activités « indirectement nécessaires ». Par exemple, Port 2010 justifie, dans son énoncé de politique 3.2.2, ses [traduction] « opérations maritimes en eaux peu profondes » :

[traduction] Même si la majorité de ces activités ne touchent pas directement au commerce, elles sont indirectement nécessaires à la vocation commerciale du port grâce aux revenus de location que l’APV en tire et qu’elle réinvestit dans les terminaux et les autres infrastructures. [Nous soulignons; p. 15.]

Les activités (directement ou indirectement) « nécessaires » aux opérations portuaires ne correspondent pas obligatoirement à des opérations portuaires et ne possèdent pas nécessairement un caractère maritime, pourvu qu’elles génèrent des recettes qui assurent le développement du port en tant qu’entité économique. La possibilité de qualifier ces autres activités de « nécessaires » nous paraît clairement insuffisant pour justifier une compétence fédérale exclusive.

47 Comme de nombreux arguments nous ont été soumis au sujet des différentes catégories de terrains relevant de l’APV et des conséquences qu’elles peuvent avoir sur les compétences fédérales et provinciales, il faut maintenant examiner le cadre législatif applicable. La LMC crée diverses catégories de droits de propriété foncière correspondant plus ou moins aux objectifs des mandataires de l’État et des non‑mandataires de l’État. L’annexe B des lettres patentes correspond aux activités confiées au mandataire de l’État et énumère les immeubles fédéraux « dont la gestion [. . .] est confiée » à l’administration portuaire (voir al. 8(2)d) de la LMC et l’art. 3.2 des lettres patentes). Dans le cas de Vancouver, ces terrains appartiennent à l’État, mais leur gestion est confiée à l’APV. Les terrains adjacents à ceux du projet Lafarge sont décrits à l’annexe B.

48 Par ailleurs, l’annexe C des lettres patentes décrit « les biens réels, autres que [. . .] les biens réels, fédéraux » que l’administration portuaire « occupe ou détient » (voir l’al. 8(2)e) de la LMC et l’art. 3.3 des lettres patentes). L’annexe C représente en partie la mise à exécution de la promesse du ministre de soustraire certains terrains aux restrictions imposées aux terres publiques, par exemple par la Loi sur les immeubles fédéraux et les biens réels fédéraux, L.C. 1991, ch. 50, art. 2. À l’époque en cause, les seuls terrains figurant à l’annexe C étaient ceux visés par le projet Lafarge. L’APV avait acquis ceux‑ci de la ville, et la transaction avait été approuvée par lettres patentes supplémentaires en date du 7 août 2000. À ce titre, ils diffèrent des terres publiques décrites à l’annexe B de la façon suivante (en résumé) :

(i) les terrains décrits à l’annexe B appartiennent à l’État; ceux décrits à l’annexe C appartiennent à l’APV (LMC, art. 2);

(ii) les terrains décrits à l’annexe B sont considérés par le ministre comme étant nécessaires pour les besoins du port; ceux décrits à l’annexe C sont considérés par le ministre comme étant nécessaires aux opérations portuaires (LMC, par. 28(2));

(iii) l’APV agit à titre de mandataire du gouvernement du Canada pour les besoins que vise la gestion des terrains décrits à l’annexe B; l’APV n’est pas un mandataire du gouvernement du Canada pour les besoins auxquels les terrains décrits à l’annexe C sont détenus (LMC, art. 7 et par. 28(2) et (3));

(iv) l’APV peut hypothéquer ou grever d’une sûreté les terrains décrits à l’annexe C, mais il lui est expressément interdit de le faire pour ce qui est des terrains décrits à l’annexe B (LMC, par. 31(3));

(v) l’APV doit stipuler dans les contrats qu’elle conclut en regard des terrains décrits à l’annexe C, y compris les contrats d’emprunt, qu’elle n’agit pas à titre de mandataire de l’État (LMC, al. 28(2)b) et par. 28(5)).

D. Le plan d’aménagement des terres fédérales et le régime d’approbation des projets adoptés par l’APV (Port 2010)

49 Le paragraphe 48(1) de la LMC demande à l’APV d’établir un plan détaillé d’utilisation des sols, comportant des objectifs et politiques pour l’aménagement des terres publiques fédérales dont la gestion lui est confiée et des autres terres qu’elle occupe ou détient. Port 2010 a été initialement élaboré en 1994 par le prédécesseur de l’APV, la Société du port de Vancouver (« SPV »), et a été adopté en 1999 par l’APV. L’énoncé de politique 3.2.1 dans Port 2010 vise à [traduction] « protéger les terres du front de mer et les lots d’eau nécessaires aux entreprises de services portuaires qui dépendent de l’accès au front de mer » (p. 14). L’énoncé de politique 3.2.2 prévoit que l’APV soutiendra les opérations portuaires du secteur public et les activités commerciales liées au domaine maritime. Le document A Guide To Project Approvals In Port Vancouver de l’APV contient des dispositions analogues à celles d’un régime municipal de délivrance de permis d’aménagement.

50 Le paragraphe 48(9) de la LMC prévoit que « [l]es plans d’utilisation des sols ne sont pas des règlements au sens de la Loi sur les textes réglementaires ». À l’instar d’un plan municipal officiel, Port 2010 énonce des politiques et des objectifs. Contrairement à un plan municipal officiel, Port 2010 ne s’applique qu’aux terres dont l’APV est elle‑même propriétaire, qu’elles soient publiques ou non.

51 Les politiques énoncées dans Port 2010 ne se limitent pas aux utilisations liées au transport maritime et à la navigation. Par exemple, le plan mentionne des utilisations des sols relevant aussi bien de la compétence fédérale (par exemple les docks) que de la compétence provinciale (par exemple les voies d’accès) et fait même mention d’utilisations en front de mer non liées au transport maritime, telles que le restaurant Cannery (p. 41), les projets d’aménagement résidentiel sur son site de Maplewood North (p. 50) et les installations de congélation industrielle (p. 16). Donc, même si Port 2010 fait état de certaines utilisations qu’il appuie et encourage dans les limites du port, il faut l’examiner au regard des limites constitutionnelles de la compétence fédérale. La plupart des terrains de l’APV sont des « terres publiques » au sens du par. 91(1A) et leur aménagement relève exclusivement de la compétence fédérale. La situation diffère dans le cas des terres non publiques, dont l’aménagement doit relever de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires pour que l’exercice de la compétence fédérale soit justifié.

52 Le plan municipal fait lui aussi ressortir certaines caractéristiques du port, mais il n’empiète pas de ce fait sur la compétence fédérale. Le port possède une réalité physique. Les planificateurs des deux ordres de gouvernement ne font qu’accepter la réalité physique du front de mer de Vancouver et reconnaître le chevauchement des compétences sur différentes activités qui pourraient s’exercer sur les terres du front de mer. Comme on le fait remarquer dans Port 2010, [traduction] « les pressions de la prolifération urbaine donnent lieu à une compétition pour l’occupation du littoral » (p. 14).

53 L’adoption par les deux ordres d’autorité gouvernementale d’un tel plan prévoyant des utilisations multiples ne signifie pas que chaque autorité gouvernementale affirme sa compétence relativement à tout ce qui figure à son plan. L’énoncé de politique 3.2.3, par exemple, prévoit que l’APV appuiera les [traduction] « utilisations des sols qui dépendent de l’activité non maritime » (p. 16 (nous soulignons)) dans des endroits appropriés sur ses terrains portuaires. L’énoncé prévoit notamment ce qui suit :

[traduction] Plusieurs activités commerciales exercées dans le port ne requièrent aucun accès maritime direct. Cependant, compte tenu de la nature industrielle de la plupart de ces utilisations, elles sont compatibles avec les installations portuaires [. . .] Lorsque ces activités sont exercées sur des emplacements où l’usage d’un terminal en eau profonde est prévu, les politiques de [l’APV] en matière de location continueront de tenir compte de ces exigences territoriales potentielles. [p. 16]

Les terrains décrits à l’annexe C que Lafarge propose de louer pour son projet sont destinés à des utilisations commerciales et industrielles [traduction] « liées au secteur maritime ».

E. Les terres de l’annexe C ne sont pas la « propriété publique » de l’État fédéral au sens du par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867

54 Le premier volet de l’argument fondé sur l’exclusivité des compétences avancé par l’intimée a trait à la compétence exclusive du fédéral sur la « propriété publique » au sens du par. 91(1A).

55 Même si la propriété fédérale des terres ne crée pas une enclave soustraite à l’application de toutes les lois provinciales, le droit provincial ne peut nuire à l’exercice d’un « élément essentiel » des droits de propriété du gouvernement fédéral. (Voir aussi Construction Montcalm Inc. c. Commission du salaire minimum, [1979] 1 R.C.S. 754, p. 777‑779, Greater Toronto Airports Authority, par. 62‑63, et Spooner Oils Ltd. c. Turner Valley Gas Conservation Board, [1933] R.C.S. 629, p. 643‑644.)

56 L’appelant soutient que [traduction] « en l’absence d’une relation de mandataire, la “propriété publique” doit comprendre un élément de propriété fédérale afin de bénéficier de l’immunité constitutionnelle à l’égard des règlements provinciaux relatifs à l’utilisation des sols » (m.a., par. 42). Nous croyons que cette proposition est bien‑fondée. Le paragraphe 91(1A) crée une immunité fondée sur un intérêt propriétal. Comme l’affirme le professeur Peter Hogg :

[traduction] Le Parlement fédéral a le pouvoir exclusif d’adopter des lois relatives à la « dette et la propriété publiques » (par. 91(1A)). Ce pouvoir lui permet d’édicter des lois relatives aux biens qui appartiennent au gouvernement fédéral. [Nous soulignons.]

(P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 1, p. 28‑2)

Toutefois, l’exclusivité des compétences ne s’étend pas, selon nous, à tous les biens dont le gouvernement fédéral a la maîtrise. Dans Greater Toronto Airports Authority c. Mississauga (City) (1999), 43 O.R. (3d) 9 (Div. gén.), il était [traduction] « reconnu que le gouvernement fédéral est propriétaire des terrains à l’aéroport Pearson » (p. 20). Gérard V. La Forest a écrit ce qui suit (avant d’être nommé juge à notre Cour) :

[traduction] . . . si le gouvernement fédéral a un intérêt dans un bien, il peut légiférer relativement à ce bien de manière à écarter le droit commun provincial. C’est pourquoi il convient de signaler que le Parlement fédéral peut légiférer relativement à ses biens nonobstant toute disposition de [la Loi constitutionnelle de 1867]. [Nous soulignons.]

(Natural Resources and Public Property under the Canadian Constitution (1969), p. 135)

57 Pour l’application du par. 91(1A), le bien peut être détenu directement par l’État, ou indirectement par un mandataire. En effet, si un mandataire acquiert en son propre nom un terrain pour le compte du mandant, il devient alors le fiduciaire du terrain pour le compte du mandant qui détient un intérêt propriétal à titre bénéficiaire. Comme l’a écrit le réputé chancelier Boyd dans Coyne c. Broddy (1887), 13 O.R. 173 (Ch. D.), p. 184 :

[traduction] Il en va de même du mandataire qui acquiert un bien; il n’obtient lui‑même aucun intérêt dans le bien, hormis sa rémunération; il agit en tout pour le compte d’un autre . . .

Dans le cas des terrains décrits à l’annexe B, l’intérêt propriétal légal ou bénéficiaire appartient à l’État du chef du Canada. Par ailleurs, les terrains décrits à l’annexe C et affectés par l’APV au projet Lafarge ne sont pas détenus au nom de l’État, ni par l’APV en sa qualité de mandataire de l’État. L’APV ne se confond pas non plus avec l’État.

58 La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a cherché à élargir la portée du par. 91(1A) afin d’inclure dans la notion d’intérêt propriétal les terrains détenus par un organisme « contrôlé » par l’État. Bien sûr, le contrôle représente un indicateur prépondérant du statut de mandataire de l’État, mais reste un simple élément du critère de reconnaissance de ce statut :

[traduction] Il ne m’est pas possible de formuler un critère à la fois général et précis permettant de déterminer dans tous les cas avec certitude si un organisme est ou non mandataire de la Couronne. La réponse à cette question dépend pour partie de la nature des fonctions exercées et des personnes auxquelles le service est destiné. Elle dépend pour partie de la nature et de l’étendue des pouvoirs conférés. Elle dépend principalement de la nature et du degré de contrôle que peut exercer ou qu’a conservé la Couronne.

(R. c. Ontario Labour Relations Board, Ex parte Ontario Food Terminal Board (1963), 38 D.L.R. (2d) 530 (C.A. Ont.), p. 534, le juge Laidlaw, adopté par la Cour dans Westeel‑Rosco Ltd. c. Board of Governors of South Saskatchewan Hospital Centre, [1977] 2 R.C.S. 238, p. 250.)

59 Dans Halifax (City of) c. Halifax Harbour Commissioners, [1935] R.C.S. 215, p. 226, le juge en chef Duff a conclu que l’administration portuaire est, [traduction] « dans l’exercice de ces pouvoirs, constamment assujetti[e] au contrôle de [l’État fédéral] ». Voir aussi Nova Scotia Power Inc. c. Canada, [2004] 3 R.C.S. 53, 2004 CSC 51, et R. c. Eldorado Nucléaire Ltée, [1983] 2 R.C.S. 551.

60 Dans la LMC cependant, le législateur précise en termes exprès les cas où l’APV agit à titre de mandataire de l’État et ceux où elle n’agit pas en cette qualité. Le paragraphe 28(3) de la LMC fournit un exemple de situations où l’APV, exerçant simplement des activités « nécessaires » aux opérations portuaires, n’agit pas à titre de mandataire de l’État. Cet exemple reflète la politique générale de la LMC qui entend libérer l’administration portuaire de tout le poids des contraintes imposées lorsque des terres publiques fédérales sont en cause. L’attribution aux terres décrites à l’annexe C du statut prévu au par. 91(1A), et leur assujettissement par le fait même à un régime fédéral auquel le statut de non‑mandataire de l’État devait permettre d’échapper, compromet la réalisation de l’objectif législatif du fédéral.

61 Nous déclinons l’invitation de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique d’isoler l’un des éléments du critère de détermination du statut de mandataire de l’État (bien qu’il s’agisse de l’élément déterminant qu’est le contrôle) pour l’élever à cette fin au‑dessus du critère dont il fait partie, c.‑à‑d. l’exigence du statut de mandataire. L’extension de l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences dont bénéficient les immeubles fédéraux, proposé par la Cour d’appel, créerait dans la réglementation provinciale pertinente un vide important qui, avec égards, ne se justifie pas. Par conséquent, nous sommes d’avis de confirmer la nécessité d’un intérêt propriétal fédéral pour assurer l’application du par. 91(1A) et, sur ce point, de rejeter la conclusion de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique. Si les intimées doivent avoir gain de cause, c’est sur le fondement de la compétence en matière de navigation et de bâtiments ou navires, qui constitue un autre volet de leur argument.

F. Validité des mesures de contrôle de l’utilisation des sols énoncées dans Port 2010 en application de la LMC

62 La méthode capable de concilier l’exercice du pouvoir fédéral et du pouvoir provincial est examinée à fond dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest et nous ne reprendrons pas son examen en l’espèce. Comme dans toute affaire relative au partage des compétences législatives, la première étape consiste à préciser le « caractère véritable » des lois respectives. Rappelons que l’application de la LMC aux terres non publiques repose sur la compétence législative fédérale en matière de navigation et de bâtiments ou navires prévue au par. 91(10), que complètent des dispositions telles le par. 91(9) (relatif aux amarques, bouées, etc.) et celles du par. 91(11) (relatif à la quarantaine et aux hôpitaux de marine). L’étendue de la compétence conférée par le par. 91(10) s’étend au droit maritime, qui établit le cadre des relations juridiques découlant des activités propres à la navigation et aux bâtiments ou navires. La compétence fédérale s’étend aussi à l’infrastructure des activités liées à la navigation et aux bâtiments et navires. Elle permet au gouvernement fédéral de construire ou de réglementer les installations nécessaires, comme les ports, et de contrôler l’usage des voies maritimes et des eaux navigables (A. Braën, Le droit maritime au Québec (1992), p. 68‑75). Dans la mesure où elle est valide et applicable à l’aménagement des terres non publiques, la LMC peut produire des « effets accessoires » dans des matières qui relèvent, à d’autres égards, de la compétence provinciale, telles l’utilisation des terres et l’aménagement des terrains dans la municipalité de Vancouver.

63 Du côté provincial, la compétence sur les institutions municipales et les matières d’intérêt local est en cause. La province de la Colombie‑Britannique a délégué à la ville de Vancouver de vastes pouvoirs en matière de zonage et de construction sur son territoire. Nul ne conteste la validité de cette délégation de pouvoirs provinciaux. Par conséquent, il est clair que le Parlement du Canada et la législature de la Colombie‑Britannique ont tous deux validement exercé leurs pouvoirs législatifs, dont découlent les pouvoirs décisionnels et réglementaires de l’APV et de la ville de Vancouver. La Cour est appelée à trancher la question de leur applicabilité.

64 Historiquement, la compétence fédérale en matière de navigation et de bâtiments ou navires a été interprétée de façon libérale (Queddy River Driving Boom Co. c. Davidson (1883), 10 R.C.S. 222). Les intérêts locaux ne sauraient entraver les besoins du pays en matière de transport. Rien ne serait plus inutile qu’un navire auquel on refuserait l’espace nécessaire pour accoster ou prendre possession de son fret et qui serait ainsi condamné, comme le Flying Dutchman, à naviguer éternellement. Mentionnons au besoin, à l’appui de la thèse que les entreprises de transport ont besoin d’installations pour charger et décharger leur fret, la décision Attorney-General for Ontario c. Winner, [1954] A.C. 541 (C.P.). Une réglementation efficace des installations portuaires est aussi essentielle au secteur maritime que les aéroports le sont à l’aéronautique. Comme l’a déclaré le juge Estey dans Johannesson c. Rural Municipality of West St. Paul, [1952] 1 R.C.S. 292, p. 319 :

[traduction] . . . il est impossible de dissocier l’étape du vol de celles du décollage et de l’atterrissage, et il est donc totalement irréaliste, en particulier lorsqu’on examine la question de la compétence, de les traiter comme si elles étaient indépendantes les unes des autres.

De même, le juge MacKinnon (plus tard Juge en chef adjoint de l’Ontario) a fait ces remarques dans Re Orangeville Airport Ltd. and Town of Caledon (1976), 11 O.R. (2d) 546 (C.A.), p. 549 :

[traduction] . . . les aéroports constituent une partie intégrante et essentielle de l’aéronautique et de la navigation aérienne, et ils ne peuvent être dissociés de ce domaine de manière à relever d’une autre compétence législative.

Voir aussi Hamilton Harbour Commissioners, p. 480. Il existe néanmoins des limites. Les entreprises fédérales comme l’APV n’échappent pas entièrement, pour cette raison, aux lois provinciales valides d’application générale qui n’ont « pas pour conséquence que ces lois les atteignent dans ce qui constitue justement leur spécificité fédérale », comme l’a dit le juge Beetz dans l’arrêt Bell Canada (1988), p. 762.

(1) Aucune compétence fédérale n’est expressément prévue en matière de « terrains portuaires ». L’autorité législative doit découler de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, et ne s’en tenir qu’à elle

65 Dans Hamilton Harbour Commissioners, les commissaires (deux nommés par le gouvernement fédéral et un nommé par la ville) ont estimé qu’à l’intérieur des limites du secteur du « port » défini par règlement fédéral, les pouvoirs de la ville relatifs à l’utilisation des sols étaient inapplicables. La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté à bon droit la théorie que « le port » pouvait être considéré comme un domaine de compétence fédérale distinct ou comme une enclave fédérale commandant à ce titre l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences. Il est vrai que la compétence fédérale dans le domaine de la navigation et du transport maritime peut s’étendre à la réglementation des activités terrestres qui en font partie « intégrante ». Cependant, les entreprises portuaires dont on peut dire qu’elles sont « nécessaires aux opérations portuaires » (telles que l’usine portuaire de montage d’automobiles évoquée par le juge en chambre) n’échappent pas pour autant à la compétence provinciale du simple fait qu’elles font appel au transport maritime et que, de façon générale, elles contribuent à la rentabilité des activités de location immobilière de l’APV.

(2) Il est possible d’affirmer qu’il existe une compétence fédérale relativement à des matières « intégrées étroitement » au domaine de la navigation et des bâtiments ou navires

66 Suivant la jurisprudence de notre Cour, une matière par ailleurs assujettie à la compétence provinciale peut relever de la compétence fédérale si elle est « intégrée étroitement » au domaine de la navigation et des bâtiments ou navires. Par exemple, dans Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd., [1991] 1 R.C.S. 779, la Cour a statué que les demandes pour le paiement de l’excédent de cargaison livré, des surestaries et du coût de location des grues aux fins du déchargement des marchandises (un recours contractuel relevant normalement de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils) étaient « entièrement liées aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale » (p. 796 (souligné dans l’original)). La Cour a examiné ce critère fondé sur « l’intégration étroite » dans l’arrêt Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273, p. 1299, où elle a conclu que certaines dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S-9, s’appliquaient tant aux bateaux de plaisance qu’aux navires commerciaux. Voir également Zavarovalna Skupnost Triglav c. Terrasses Jewellers Inc., [1983] 1 R.C.S. 283, p. 297. Pour ce motif, il nous semble que la compétence sur les utilisations portuaires « liées au secteur maritime », correctement circonscrite et interprétée en fonction du volet bâtiments ou navires, peut également relever du pouvoir fédéral sur la navigation et les bâtiments ou navires.

67 Le juge en chambre a circonscrit la compétence fédérale de façon trop restrictive lorsqu’il a affirmé :

[traduction] Les granulats transportés par mer, comme tout le fret maritime, doivent être déchargés et il peut être nécessaire de les entreposer temporairement avant de les transporter des docks. Cependant, il n’est pas nécessaire de les transformer en béton en les mélangeant à d’autres ingrédients. Cette étape peut être liée au transport en ce que le malaxage est la raison d’être du transport, mais elle n’est pas nécessaire au transport. [Nous soulignons; par. 51.]

La nécessité n’est pas en jeu, mais plutôt l’intégration. Comme l’a souligné le juge Rand dans l’Affaire des débardeurs :

[traduction] Comme le démontre cette affaire [Grand Trunk Railway Co. c. Attorney General of Canada, [1907] A.C. 65 (C.P.)], où il s’agissait d’une renonciation par contrat, il n’est pas nécessaire de démontrer la nécessité réelle; il suffit de montrer, selon la prépondérance des intérêts et des besoins, son adéquation au sujet principal ou à la législation. [Nous soulignons; p. 548‑549.]

68 Nous estimons que les mesures de contrôle de l’utilisation des sols prévues par la LMC peuvent constitutionnellement s’étendre au projet Lafarge, que la ville et l’APV envisagent depuis le début comme une installation intégrant des services de transport et de malaxage dans laquelle le transport maritime constitue un aspect dominant.

(3) L’APV est une entreprise fédérale dont les mandats sont multiples

69 L’APV joue un rôle clé dans le domaine de la navigation et du transport maritime à l’intérieur du port de Vancouver. Il s’agit également d’un propriétaire important des terres non publiques sur lesquelles elle envisage exécuter ou autoriser différents types d’aménagement. Elle s’inscrit dans la longue lignée des sociétés constituées sous le régime d’une loi fédérale dont les mandats, les pouvoirs et les responsabilités sont multiples. Elle n’est pas plus une entreprise exclusivement liée à la « navigation et [aux] bâtiments ou navires » que Chemin de fer Canadien Pacifique n’est exclusivement une entreprise fédérale de chemin de fer, comme l’a fait clairement ressortir (grâce à un exemple) l’arrêt Canadian Pacific Railway Co. c. Attorney‑General of British Colombia, [1948] R.C.S. 373, conf. par [1950] A.C. 122 (C.P.) (l’arrêt « Empress Hotel »). De toute évidence, le Chemin de fer Canadien Pacifique était en partie une entreprise de chemin de fer relevant du fédéral, cependant

[traduction] [p]arce qu’il s’agit d’une compagnie de chemin de fer, il ne s’ensuit pas que tous ses ouvrages doivent être des ouvrages de chemin de fer ou que toute son activité doive se rapporter à son entreprise de chemin de fer. [p. 143]

70 Le plan Port 2010 porte en grande partie sur des activités qui n’ont manifestement rien à voir avec la navigation et les bâtiments ou navires, et qu’on ne peut encore moins qualifier d’« absolument nécessaire » à l’accomplissement du mandat dans le domaine de la navigation et du transport maritime confié à l’APV. Port 2010 prévoit notamment affecter les terrains de l’APV aux fins suivantes :

[traduction] Activités récréatives portuaires, [y compris des] parcs et des centres commerciaux [et] des utilisations conditionnelles. [p. 29]

. . .

Les utilisations conditionnelles [. . .] ne sont pas directement axées sur l’activité maritime, mais [. . .] procurent des recettes constantes à l’APV et sont compatibles avec les utilisations industrielles voisines. Le restaurant Cannery et les installations de conservation frigorifique de Versatile entrent dans cette catégorie. [p. 41]

. . .

Les utilisations portuaires mixtes et urbaines, [y compris les] utilisations urbaines ou les utilisations urbaines combinées à des installations portuaires compatibles. [p. 29]

71 Port 2010 contient notamment les énoncés de politique suivants concernant les terres de l’APV :

[traduction] Trois emplacements peuvent à la fois servir à des fins récréatives et offrir un accès maritime, à savoir le Devonian Harbour Park, le Portside Park et le New Brighton Park. Ces trois parcs sont entretenus par la Vancouver Parks Board. Par la conclusion de nouveaux contrats de location avec la ville de Vancouver, [l’APV] a assuré la municipalité et la population du maintien à long terme de ces parcs. [p. 43]

. . .

[La zone du front de mer central] a en outre la capacité de s’accommoder d’un important aménagement para‑urbain, y compris d’utilisations commerciales, résidentielles et publiques, tout en se prêtant à des installations de transport telles que l’actuel terminal SeaBus et l’Héliport. [p. 43]

. . .

Les installations récréatives portuaires représentent la majeure partie des utilisations du front de mer dans les limites de la zone d’aménagement no 2, plus particulièrement à l’extrémité de Burrard Inlet dans la ville de Port Moody. [p. 44]

. . .

Maplewood North est le deuxième emplacement de [l’APV] destiné à un aménagement para‑urbain. Cet emplacement de 14 hectares est situé au nord de Dollarton Highway dans le district de North Vancouver. Une partie du terrain est actuellement occupée par le Canadian International College, alors que pour le reste, un promoteur privé et le district de North Vancouver envisagent une utilisation à des fins résidentielles. [p. 50]

. . .

Dans la zone d’aménagement no 5, deux emplacements sont affectés à des fins récréatives portuaires, compte tenu des parcs communautaires existants qui offrent un accès public au front de mer [. . .] Grâce à cette affectation, [l’APV] facilite l’accès public au front de mer sur ces emplacements. [p. 55]

Port 2010 réfute donc lui‑même la thèse voulant qu’il s’ajuste étroitement au par. 91(10). En outre, l’APV se fait, des utilisations qui sont « nécessaires » aux opérations portuaires, une conception extrêmement large, alors qu’on ne saurait prétendre que ces utilisations sont absolument nécessaires à ses activités de navigation et de transport maritime. Il importe de souligner ici que l’APV a approuvé le projet Lafarge notamment parce qu’il [traduction] « met en œuvre l’énoncé de politique 2.1 du plan, en ce qu’il appuie les entreprises de services portuaires qui dépendent d’un accès au front de mer » (d.a., p. 412 (nous soulignons)). Le simple fait que le projet « appuie les entreprises de services portuaires qui dépendent d’un accès au front de mer » ne lui donne pas, à notre avis, un caractère absolument nécessaire aux activités de l’APV en tant qu’entreprise fédérale.

G. Conclusion sur la question de l’exclusivité des compétences

72 La LMC est une loi fédérale qui, en raison de son caractère véritable, se rapporte à la gestion d’une propriété publique et à la navigation et au transport maritime. Elle prévoit des mesures de contrôle de l’utilisation des sols qui vont au‑delà des biens de l’État afin d’englober des utilisations « étroitement intégrées » au domaine de la navigation et des bâtiments ou navires. Sa portée couvre le projet Lafarge. Toutefois, la compétence en matière d’utilisation des sols que s’attribue l’APV en l’espèce, quoique valide, ne fait pas intervenir la doctrine de l’exclusivité des compétences. Le port n’est pas une enclave fédérale. L’APV possède et loue des terrains utilisés pour diverses activités. Autoriser la construction d’une centrale à béton sur ces terrains portuaires ne relève pas des fonctions essentielles ou vitales de l’APV. En l’espèce, l’autorisation s’inscrit plutôt dans une entreprise accessoire de développement portuaire qui, du fait de son intégration au transport maritime, l’assujettit à la compétence fédérale mais ne relève certainement pas du contenu essentiel du par. 91(10).

73 L’absence de mesures valides et applicables de réglementation fédérale de l’utilisation des sols ne placerait pas l’ancien chantier naval Sterling dans un vide réglementaire. Les mesures provinciales de contrôle de l’utilisation des sols seraient alors applicables.

H. En l’espèce, la compétence fédérale ne prévaudra que si les exigences de la doctrine de la prépondérance fédérale sont respectées

74 Le procureur général du Canada, intervenant, a présenté un argument plus solide voulant que les mesures et les procédures fédérales de contrôle de l’utilisation des sols autorisées par l’art. 48 de la LMC et mises en œuvre dans Port 2010 aient prépondérance sur les lois provinciales incompatibles qui portent sur le même sujet, de sorte que ces dernières deviennent inopérantes. Nous abordons donc cet argument subsidiaire.

(1) L’application de la doctrine de la prépondérance des lois fédérales à l’art. 48 de la LMC et à Port 2010

75 Les procureurs généraux provinciaux soutiennent qu’il n’existe aucun conflit d’application parce que Lafarge pourrait solliciter et obtenir des permis de construire de l’APV et de la ville. Or, cet argument fait abstraction du fait que, dans sa forme actuelle, le projet Lafarge ne respecte pas le règlement municipal. Ce dernier impose une hauteur limite de 30 pieds. La ville pourrait à sa discrétion renoncer à cette limite pourvu que la hauteur ne dépasse pas 100 pieds, mais cela imposerait comme condition préalable qu’elle exerce un pouvoir discrétionnaire consistant à approuver un projet déjà approuvé par l’APV. Cela créerait un conflit d’application qui ferait fi de l’objectif fédéral en privant l’APV de son pouvoir de décision définitive sur le développement du port relativement à des matières qui relèvent de la compétence législative du Parlement.

76 Les principes régissant la doctrine moderne de la prépondérance fédérale ont été résumés par le juge Dickson dans Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161, p. 190‑191, où il dit ce qui suit :

Il n’y a pas vraiment incompatibilité dans le cas de dispositions qui se répètent simplement, puisqu’il n’importe pas de savoir quelle loi est appliquée; le but visé par le Parlement sera atteint, peu importe la loi sur laquelle se fonde le recours; l’application de la loi provinciale n’a pas pour effet d’écarter l’intention du Parlement.

. . .

En principe, il ne semble y avoir aucune raison valable de parler de prépondérance et d’exclusion sauf lorsqu’il y a un conflit véritable, comme lorsqu’une loi dit « oui » et que l’autre dit « non »; « on demande aux mêmes citoyens d’accomplir des actes incompatibles »; l’observance de l’une entraîne l’inobservance de l’autre. [Nous soulignons.]

77 Dans nos motifs dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, nous avons reformulé les conditions requises pour que s’applique la prépondérance fédérale. La partie soulevant la question doit établir l’existence de lois fédérale et provinciale valides et l’impossibilité qu’elles s’appliquent simultanément en raison d’un conflit d’application ou parce que cette application entraverait la réalisation de l’objet du texte législatif, comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, [2005] 1 R.C.S. 188, 2005 CSC 13, par. 11‑14. (Voir également Law Society of British Columbia c. Mangat, [2001] 3 R.C.S. 113, 2001 CSC 67, par. 68‑71; Banque de Montréal c. Hall, [1990] 1 R.C.S. 121.)

a) L’existence d’un texte législatif fédéral valide

78 Nous avons déjà expliqué pourquoi, à notre avis, les dispositions de la LMC régissant l’affectation de terres situées dans la zone portuaire à des utilisations liées à la navigation, comme les politiques et procédures autorisées par la LMC et établies dans Port 2010, interprétées en fonction de l’étendue de la compétence fédérale, sont des textes législatifs fédéraux valides. Nous sommes d’accord avec les avocats des intimées pour conclure que, dans les faits, l’ensemble du projet Lafarge devant être réalisé sur les terrains de l’APV décrits à l’annexe C est suffisamment « intégré » à l’installation de déchargement des navires et des barges pour que la réglementation fédérale s’applique à tous ses aspects.

b) L’existence d’un texte législatif provincial valide et applicable

79 Il existe aussi, comme le prétendent les contribuables, un texte législatif provincial valide. Il ne fait aucun doute que le règlement no 3575 de la ville de Vancouver constitue l’exercice valide d’un pouvoir législatif autorisé par la province. Il s’agit d’un texte législatif d’application générale qui n’a pas pour objet la navigation et les bâtiments ou navires. Il n’autorise pas les aménagements qui nuiraient à la navigation et aux bâtiments ou navires. (Au contraire, il met l’accent sur la collaboration avec l’APV dans toutes ces matières.) En l’absence d’un texte législatif fédéral incompatible, le règlement municipal no 3575 régirait valablement les endroits où des utilisations industrielles, comme une centrale à béton, seraient permises. La validité d’une telle conclusion a été admise dès 1911, lorsque le juge Middleton (plus tard juge de la Cour d’appel de l’Ontario) a affirmé dans Re Sturmer and Town of Beaverton (1911), 24 O.L.R. 65 (C. div.), p. 72 :

[traduction] Le port peut, à ce titre, « relever de la compétence du Parlement du Canada; » mais pour les objectifs que vise la loi provinciale, il relève néanmoins, de la compétence de la province et de ses législateurs, provincial et municipaux.

La décision du juge Middleton a été confirmée par la Cour divisionnaire et citée avec approbation dans l’affaire Hamilton Harbour Commissioners, p. 483.

c) Les deux textes législatifs valides sont‑ils susceptibles d’application simultanée?

80 Dans Rothmans, Benson & Hedges, la Cour a divisé cet aspect du critère en deux volets.

(i) L’existence d’un conflit d’application

81 Il existe en l’espèce un conflit d’application. Nous avons déjà mentionné la hauteur limite de 30 pieds imposée par la ville. Le dossier confirme la présence d’autres zones de conflit pour ce qui est du bruit et de la pollution lors du déchargement des granulats et de leur chargement subséquent.

82 Si les contribuables avaient réussi à convaincre la ville de solliciter une injonction visant à empêcher la mise en œuvre du projet Lafarge sans un permis municipal, le juge n’aurait pas pu appliquer à la fois la loi fédérale (qui aurait mené au rejet de la demande) et le règlement municipal (qui aurait mené à la décision d’accorder une injonction). Il s’agit là d’un conflit d’application, comme a conclu notre Cour dans M & D Farm Ltd. c. Société du crédit agricole du Manitoba, [1999] 2 R.C.S. 961.

(ii) Entrave à la réalisation de l’objet du texte législatif fédéral

83 Appliquer ainsi les normes municipales pertinentes entraverait la réalisation de l’objet de la loi fédérale. Bien que l’APV doive rechercher la collaboration avec les municipalités de la grande région de Vancouver, en cas de conflit, elle conserve le dernier mot relativement à toutes les questions relevant d’une législation fédérale valide.

84 À ce propos, il peut être utile de citer l’arrêt Mangat dans lequel une loi provinciale interdisait aux non‑avocats de comparaître en qualité de procureurs rétribués devant un tribunal administratif, alors que la loi fédérale le permettait. Cet arrêt confirme qu’il ne faudrait pas interpréter le second volet du critère comme un retour à la doctrine du « champ occupé ». Il cherche plutôt à viser les cas où il serait possible de respecter la lettre des deux textes législatifs, mais où le respect des deux lois entraverait l’intention du Parlement. Dans Mangat, on a soutenu qu’il était possible de respecter les deux lois si le non‑avocat devenait membre en règle du Barreau de la Colombie‑Britannique ou s’il s’abstenait d’exiger des honoraires. Le juge Gonthier a toutefois conclu, au par. 72, qu’« [e]xiger que les “autre[s] conseiller[s]” ou “autre[s] conseil[s]” soient des membres en règle du barreau de la province ou refuser qu’ils soient rétribués irait à l’encontre de l’intention que le Parlement avait en adoptant l’art. 30 et le par. 69(1) de la Loi sur l’immigration [. . .] Lorsqu’il existe une loi fédérale habilitante, la loi provinciale ne peut aller à l’encontre de l’intention du Parlement. » En l’espèce, la LMC a autorisé l’APV à prendre une décision au sujet du projet et a permis à Lafarge d’aller de l’avant en se fondant sur cette autorisation.

85 La ville a accepté le projet Lafarge car il s’agissait d’une installation dont le niveau d’intégration entre les éléments transport et non‑transport était suffisant pour qu’il relève de la compétence de l’APV. Nous ne croyons pas que la décision factuelle de la ville était déraisonnable dans les circonstances et nous ne la modifierions pas. Compte tenu du conflit d’application et de son incidence sur la réalisation de l’intention du Parlement, les conditions préalables à l’application de la doctrine de la prépondérance fédérale sont respectées et la demande des contribuables devrait être rejetée pour ce motif.

VI. Conclusion

86 La prospérité d’un port au XXIe siècle passe par une collaboration fédérale‑provinciale. Les tribunaux ne devraient pas s’efforcer de trouver des moyens d’entraver cette collaboration, mais plutôt tenter de l’encourager lorsqu’elle existe, dans la mesure où les règles établies par la Constitution demeurent respectées.

87 En l’espèce, l’APV et la ville ont établi un cadre de collaboration. Même si les contribuables s’opposaient au projet Lafarge, celui‑ci respectait l’utilisation des sols envisagée par les deux ordres de gouvernement dans leurs documents de planification respectifs.

88 De toute évidence, le consentement ne saurait être attributif de compétence lorsque cette dernière n’existe pas. En l’espèce, cependant, les personnes que l’exercice de planification concernait le plus ont estimé que le projet était suffisamment intégré aux activités maritimes de déchargement et d’entreposage pour qu’on y applique les procédures fédérales plutôt que les procédures municipales. Rien ne nous justifie de modifier cette décision.

89 Dans d’autres cas, les deux ordres de gouvernement auront un intérêt vital dans un projet (comme celui de l’hypothétique usine de montage d’automobiles évoquée par le juge en chambre) où l’aspect du projet touchant la navigation pourra clairement être dissocié des activités de fabrication. Dans un tel cas, l’APV devra reconnaître la primauté des procédures administratives de la ville relatives aux activités de fabrication.

90 Si l’APV et la ville ne s’entendent pas, les tribunaux devront évidemment résoudre le différend. Mais ce n’est pas le cas en l’espèce.

91 Pour ces motifs, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens et de répondre aux questions constitutionnelles de la façon suivante :

1. Le règlement de zonage et d’aménagement no 3575 de la ville de Vancouver est‑il constitutionnellement inapplicable à la propriété, dont la description cadastrale est parcelle P, bloc 17, plan LMP 47343, lot de district 184, et au port public de Burrard Inlet (la « Propriété »), détenue par l’Administration portuaire de Vancouver, du fait que la Propriété est une « propriété publique » au sens du par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867?

Réponse : Non.

2. Le règlement de zonage et d’aménagement no 3575 de la ville de Vancouver est‑il constitutionnellement inapplicable au projet d’aménagement sur la Propriété du fait que le Parlement a l’autorité législative sur « la navigation et les bâtiments ou navires » aux termes du par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867?

Réponse : Oui.

Version française des motifs rendus par

Le juge Bastarache —

1. Introduction

92 Les faits particuliers de l’espèce sont exposés dans les motifs que le juge en chef Finch a prononcés au nom de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ((2004), 26 B.C.L.R. (4th) 263, 2004 BCCA 104), et dans ceux des juges Binnie et LeBel aux par. 6 à 20. Les juges Binnie et LeBel résument en outre les décisions de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique et de la Cour d’appel aux par. 21-28. J’aborderai donc directement les questions de droit que soulève le présent pourvoi.

93 À mon avis, le pourvoi doit être rejeté uniquement en appliquant comme il se doit la doctrine de l’exclusivité des compétences relativement à la compétence du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires, et il n’est ni approprié ni nécessaire de tenir compte de la doctrine de la prépondérance fédérale.

2. La démarche analytique et méthodologique qui s’impose

94 Avant d’entreprendre l’analyse des questions soulevées dans ce pourvoi, il m’apparaît utile de commencer par une brève revue des principes du droit constitutionnel applicables et de la démarche analytique qui s’impose.

2.1 Validité : l’analyse du caractère véritable

95 Cette affaire soulève la constitutionnalité d’un règlement municipal, et la première étape de l’analyse consiste à examiner la validité du règlement lui‑même. Si une loi ou un règlement est jugé constitutionnellement invalide, il ne peut s’appliquer à l’objet du litige et doit être déclaré ultra vires. Il s’agit, dans cet examen, de cerner le « caractère véritable » du texte législatif contesté afin de déterminer sa « matière », son « sens véritable » ou sa « caractéristique dominante ou la plus importante » (voir P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 1, p. 15‑6 et 15‑7, et P. J. Monahan, Constitutional Law (2e éd. 2002), p. 117). L’analyse du caractère véritable consiste à examiner tant l’objet que les effets de la loi (Monahan, p. 117), et en particulier ses effets réels relativement aux droits et obligations juridiques.

2.2 Applicabilité : la doctrine de l’exclusivité des compétences

96 En supposant que la loi attaquée a été reconnue constitutionnellement valide, la deuxième étape consiste à déterminer si la loi s’applique à l’objet en question. Lorsqu’on examine une matière fédérale, comme en l’espèce, le principe qui doit s’appliquer est la doctrine de l’exclusivité des compétences (voir Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 15‑25); la question centrale est de savoir si le règlement, quoique valide en soi, devrait recevoir une interprétation atténuée qui le rend inapplicable à une matière fédérale, laquelle bénéficie de l’immunité qui écarte l’application des lois provinciales puisqu’elle relève de la compétence exclusive du Parlement sur cette matière ou sur un chef de compétence correspondant prévu à l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 (voir Paul c. Colombie‑Britannique (Forest Appeals Commission), [2003] 2 R.C.S. 585, 2003 CSC 55, par. 15‑16). Lorsque le principe de l’exclusivité des compétences s’applique (soit, lorsqu’un tribunal a conclu que la matière ou entreprise fédérale bénéficie de l’immunité qui écarte la loi provinciale contestée), la loi provinciale en question ne peut jamais s’appliquer à cette matière ou entreprise fédérale, peu importe si une mesure a été prise par le pouvoir législatif ou le pouvoir exécutif fédéral (voir Monahan, p. 124). Dans la plupart des cas, l’application du principe de l’exclusivité des compétences aux « entreprises » fédérales vise des « travaux et entreprises » prévus au par. 92(10) de la Loi constitutionnelle de 1867, qui reconnaît aux provinces la compétence législative sur les travaux et entreprises d’une nature locale autres que ceux énumérés dans cette disposition qui sont de nature internationale ou interprovinciale, par exemple les navires, les lignes de bateaux à vapeur, les chemins de fer ou les canaux. Mais le principe de l’exclusivité des compétences a également été appliqué à des entreprises fédérales non visées au par. 92(10), en particulier si ces entreprises relèvent clairement d’un chef de compétence fédérale distinct mentionné à l’art. 91 (voir Monahan, p. 123, note 67). J’estime que l’Administration portuaire de Vancouver (« APV »), un organisme émanant et relevant du pouvoir législatif fédéral sur la navigation et les bâtiments ou navires en vertu du par. 91(10), constitue l’entreprise fédérale visée en l’espèce, et que la matière en question est la réglementation, par l’APV, de l’utilisation des terres et de l’aménagement des terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires.

97 Jusqu’en 1966, le critère de l’immunité du fédéral consistait à déterminer si la loi provinciale examinée aurait pour effet d’« entraver » ou de « stériliser » de manière importante l’activité relevant de la compétence fédérale. Mais dans l’arrêt Commission du salaire minimum, la Cour suprême du Canada a adopté un nouveau critère consistant à déterminer [traduction] « si un élément essentiel de la gestion et de l’exploitation de l’entreprise » est « touché » (voir Commission du salaire minimum c. Bell Telephone Co. of Canada, [1966] R.C.S. 767, p. 774 (je souligne), citée dans Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 15‑27). En 1988, la Cour a confirmé ce critère dans Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), [1988] 1 R.C.S. 749 (« Bell Canada (1988) »). Le juge Beetz a indiqué, au nom de la Cour, que pour qu’une entreprise fédérale bénéficie de l’immunité contre l’application des lois provinciales, « il suffit que la sujétion de l’entreprise à la loi provinciale ait pour effet d’affecter un élément vital ou essentiel de l’entreprise sans nécessairement aller jusqu’à effectivement entraver ou paralyser cette dernière » (p. 859‑860). Le juge Beetz a affirmé que les lois provinciales ne peuvent toucher le « contenu minimum élémentaire et irréductible » (soit le « contenu essentiel ») au cœur de chaque chef de compétence fédérale (p. 839).

98 Il faut remarquer que l’application du principe de l’exclusivité des compétences diffère selon qu’il s’agit d’entreprises fédérales ou de sociétés à charte fédérale (voir Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 15‑26). Dans le cas des sociétés à charte fédérale, une loi provinciale par ailleurs valide ne peut [traduction] « diminuer le statut ou les pouvoirs essentiels d’une société à charte fédérale » (Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 15‑26); parce que le pouvoir fédéral de constituer des sociétés n’autorise pas la réglementation des activités de sociétés fédérales, il n’y a donc pas d’immunité contre la réglementation de telles activités par les provinces (Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 15‑26, note 116). À l’opposé, les « entreprises » dont les activités relèvent du domaine législatif fédéral sont, par définition, assujetties à la réglementation fédérale, qu’elles soient ou non constituées sous le régime d’une loi fédérale ou provinciale, et même lorsqu’elles ne sont pas constituées en personnes morales. Par conséquent, certaines entreprises fédérales bénéficieront, du moins en partie, de l’immunité contre les lois provinciales censées réglementer leurs activités (voir Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 15‑26, note 116). En l’espèce, l’entreprise en question est l’APV elle‑même, et non Lafarge ni, implicitement, le projet d’aménagement de Lafarge. Comme il sera expliqué plus loin, il s’agit donc de savoir si la réglementation de l’utilisation des terres et de l’aménagement sur les terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires, adoptée par l’APV, une entreprise fédérale assujettie à la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10), échappe à l’application du règlement municipal.

99 Il faut également remarquer que le recours à la doctrine de l’exclusivité des compétences, et sa pertinence, ont suscité de nombreux débats. Certains auteurs (et certains plaideurs dans des affaires récentes) ont demandé à la Cour de renoncer à la doctrine purement et simplement, prétendant qu’elle n’est d’aucune utilité dans le cadre de l’analyse du droit constitutionnel applicable au partage des compétences, et que d’autres doctrines (celles du caractère véritable ou de la prépondérance, par exemple) offrent déjà les réponses et les outils analytiques nécessaires pour résoudre la plupart, voire la totalité, des problèmes de droit constitutionnel de cette nature (voir D. Gibson, « Interjurisdictional Immunity in Canadian Federalism » (1969), 47 R. du B. can. 40; D. Gibson, « Constitutional Law — Freedom of Commercial Expression Under the Charter — Legislative Jurisdiction over Advertising — A Representative Ruling : Attorney General of Quebec v. Irwin Toy Limited » (1990), 69 R. du B. can. 339; J. Leclair, « The Supreme Court of Canada’s Understanding of Federalism : Efficiency at the Expense of Diversity » (2003), 28 Queen’s L.J. 411; et J. Leclair, « L’étendue du pouvoir constitutionnel des provinces et de l’État central en matière d’évaluation des incidences environnementales au Canada » (1995), 21 Queen’s L.J. 37). Essentiellement, les critiques formulées à l’égard de la doctrine sont de deux ordres — elle est trop vague ou trop compliquée, ou elle crée inutilement et injustement une assise beaucoup plus vaste où le pouvoir central est davantage favorisé aux dépens des principes du fédéralisme et du régionalisme.

100 Dans la deuxième édition de son ouvrage Constitutional Law of Canada (1985), p. 329‑332, le professeur Hogg a sévèrement reproché à la Cour suprême d’avoir élaboré la doctrine de l’exclusivité des compétences, une doctrine selon lui inutile qui empêche les chevauchements de compétences naturels et acceptables. Dans Bell Canada (1988), le juge Beetz a examiné en détail cette critique et l’a essentiellement réfutée. Dans les éditions suivantes de son ouvrage, le professeur Hogg a mitigé sa critique, admettant que [traduction] « l’existence de deux listes distinctes de pouvoirs exclusifs dans la Constitution canadienne commande un certain degré d’exclusivité des compétences. Sinon, un organisme législatif jugé incompétent en raison d’une loi formulée en termes restrictifs pourrait être autorisé à intervenir si la loi était formulée en termes plus généraux. Il ne saurait en être ainsi » (voir Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 15‑28, note 129). En définitive, toutefois, le professeur Hogg dit que le critère fondé sur « l’élément essentiel », qui sert à déterminer si l’immunité s’applique, est trop large et devrait être écarté au profit de l’ancien critère plus restrictif fondé sur « la stérilisation » ou « l’entrave ». Hogg convient ensuite avec le professeur Gibson qu’il serait préférable d’abandonner purement et simplement la doctrine de l’exclusivité des compétences dans le cas des entreprises fédérales dont le fonctionnement n’est pas « menacé » par les lois provinciales (voir Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 15‑30). Selon le professeur Hogg, les cas d’entrave aux entreprises fédérales [traduction] « sont les seuls qui justifient l’exclusivité des compétences » (ibid.); dans tous les autres cas, on considère que l’exclusivité des compétences est trop large, trop vague et inutilement compliquée.

101 Ces reproches et critiques à l’égard de l’exclusivité des compétences sont fort sérieuses et méritent d’être examinées, particulièrement celles qui portent sur la complexité du critère de l’immunité et sur la nécessité de l’appliquer avec cohérence et prévisibilité. J’estime toutefois que bon nombre des critiques invitant à l’abandon pur et simple de la doctrine peuvent être mal fondées. Du point de vue logique et pratique, les contestations des lois fondées sur le droit constitutionnel devraient toutes suivre le même modèle : un examen de la validité, un examen de l’applicabilité et, dans le cas de deux lois potentiellement en conflit, un examen du caractère opérant en fonction de la prépondérance fédérale. Ces étapes correspondent à la façon dont le professeur Hogg décrit les trois moyens d’[traduction] « attaquer » une loi susceptible de s’appliquer à des matières ne relevant pas de l’organisme législatif qui l’a adoptée (voir Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 15‑25 et 15‑26). La doctrine et des raisons d’ordre pratique justifient donc le maintien de la doctrine de l’exclusivité des compétences dans son rôle de critère juridique essentiel servant à déterminer l’applicabilité d’une loi provinciale sensée s’appliquer à des matières fédérales.

102 D’autres auteurs et commentateurs ont plaidé en faveur du maintien et de l’application de la doctrine : voir par exemple R. M. Elliot, « Constitutional Law — Division of Powers — Interjurisdictional Immunity, Reading Down and Pith and Substance : Ontario Public Service Employees Union v. Attorney‑General for Ontario » (1988), 67 R. du B. can. 523, et J. E. Magnet, « Research Note : The Difference Between Paramountcy and Interjurisdictional Immunity », dans Constitutional Law of Canada : Cases, Notes and Materials (8e éd. 2001), vol. 1, p. 341. Dans le contexte des litiges en droit des Autochtones, K. Wilkins donne, dans son article « Of Provinces and Section 35 Rights » (1999), 22 Dal. L.J. 185, p. 206‑207, une excellente description de la doctrine et explique brièvement en quoi elle continue d’être pertinente et utile :

[traduction] Les restrictions limitant l’application de mesures provinciales par ailleurs valides découlent obligatoirement du fait que la compétence fédérale sur certaines matières a une qualité exclusive qui ne change pas même si le gouvernement fédéral décide de ne jamais l’exercer. Là encore, les sujets qui relèvent de la compétence fédérale exclusive sont soustraits des pouvoirs conférés aux provinces. C’est pourquoi il importe peu, du moins dans certains cas, qu’une province entreprenne d’exercer les pouvoirs ou d’intervenir dans des matières réservées exclusivement au Parlement. Quelle que soit son intention, elle n’est simplement pas habilitée à intervenir dans ces matières et ses interventions ne peuvent, dans la mesure où elles touchent à ces matières, produire aucun effet juridique. Les activités provinciales ne peuvent entraîner des conséquences juridiques impératives que la province n’est pas fondée ou habilitée à envisager. . .

Vue dans ce contexte, la doctrine de l’exclusivité des compétences accorde aux tribunaux un moyen de préserver autant que possible les mesures provinciales qui, si elles pouvaient pleinement s’appliquer, réglementeraient ou régiraient des matières qui excèdent les limites de la compétence des provinces [. . .] Lorsqu’ils doivent statuer sur une mesure impérative applicable à la fois à certaines matières qui excèdent les limites de la compétence de l’organisme qui l’a adoptée et à certaines autres matières qui relèvent de sa compétence, les tribunaux donneront, en règle générale, une interprétation « atténuée » à la mesure afin de confiner son application exclusivement aux matières de compétence provinciale. [Renvois omis.]

103 L’utilité et la valeur de la doctrine de l’exclusivité des compétences tiennent essentiellement aux résultats ou aux conséquences de son application. L’examen de la constitutionnalité d’une loi, évoqué précédemment, peut conduire à une déclaration d’invalidité qui annule entièrement la loi ou une disposition législative précise, tandis qu’un jugement déclarant que la loi fédérale l’emporte sur la loi provinciale, comme nous le verrons plus loin, rend simplement la loi provinciale inopérante dans la mesure du conflit entre les deux lois. Sans la possibilité de recourir à la doctrine de l’exclusivité des compétences, il n’y aurait aucun moyen d’atténuer une loi provinciale qui deviendrait « inapplicable » à une matière fédérale tout en préservant l’applicabilité de la loi provinciale aux autres matières qui ne relèvent pas de la compétence fédérale. La seule solution serait de conclure à l’invalidité de la loi provinciale par suite d’un examen de son caractère véritable, ce qui pourrait entraîner purement et simplement l’annulation de la loi ou de la disposition législative. En outre, si la doctrine de l’exclusivité des compétences n’existait pas, rien ne permettrait d’empêcher l’application non autorisée d’une loi provinciale par ailleurs valide à une matière fédérale dans des situations où il n’existe aucune loi fédérale incompatible.

104 Il faut remarquer que certains critiques de la doctrine de l’exclusivité des compétences ont avancé qu’elle est inutile et non pertinente compte tenu de la doctrine de la prépondérance fédérale. Le professeur Magnet signale de façon convaincante les différences entre les deux doctrines examinées dans les paragraphes qui précèdent. Il écrit que l’exclusivité des compétences [traduction] « diffère de la doctrine de la prépondérance fédérale en ce sens que même lorsque les lois ne se contredisent pas ou ne se rejoignent pas, la loi provinciale obstrue considérablement la chose, la personne ou l’entreprise fédérales, porte atteinte à leur statut ou atténue des attributs fédéraux essentiels qui font qu’ils relèvent de la compétence fédérale » (p. 339). Préserver l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences dans certains contextes démontre toute l’étendue et la portée des différents types d’examens juridiques de nature constitutionnelle.

105 De plus, ceux qui prétendent que la doctrine de l’exclusivité des compétences est inutile compte tenu de la « doctrine » du caractère véritable interprètent, erronément à mon humble avis, l’étendue et la nature de cet examen. La détermination du « caractère véritable » d’une loi, décrite précédemment, n’est ni une « doctrine » ni un « critère juridique » au même titre ou de la même nature que le sont les doctrines de l’exclusivité des compétences ou de la prépondérance fédérale. L’examen du caractère véritable d’une loi se veut plutôt un simple outil d’analyse qui aide à qualifier la véritable nature d’une loi afin de déterminer si l’organisme législatif l’a validement adoptée (c.‑à‑d., en vérifiant que la loi a été adoptée en vertu d’un chef de compétence législative déjà prévu). Si la loi n’a pas été adoptée en vertu d’un chef de compétence législative qui relève déjà de la compétence de l’organisme législatif, la loi est alors déclarée invalide; dans le cas contraire, elle ne sera pas annulée. Cet examen ne permet toutefois pas de déterminer si la loi, quoique valide, pourrait ou devrait s’appliquer à une matière ou une chose précise. La doctrine de l’exclusivité des compétences permet de trancher cette question (voir Elliot).

106 Enfin, d’aucuns soutiennent que les problèmes que la doctrine de l’exclusivité des compétences permet d’aborder sont déjà résolus par la théorie du « double aspect ». Là encore, ces critiques semblent peu judicieuses en ce sens que la théorie du double aspect reconnaît simplement que l’objet de certaines lois peut correspondre à un chef de compétence provinciale valide, et peut également correspondre à un chef de compétence fédérale valide. Avec égards, je pense que les juges Binnie et LeBel dénaturent cette théorie au par. 4 de leurs motifs. Reconnaître qu’une loi provinciale comporte l’apparence d’un double aspect ne la rend pas inapplicable ou inopérante (ni invalide). Ces questions doivent encore être tranchées en ayant recours aux notions d’exclusivité des compétences et de prépondérance. De même, une conclusion portant qu’une loi provinciale ne produit que des « effets accessoires » sur un chef de compétence fédérale n’indique rien d’autre que la validité de la loi; elle ne nous apprend rien au sujet de l’incidence de la loi provinciale, de ses effets sur les matières fédérales lorsqu’elle s’applique à elles. Il est même possible que la loi provinciale soit valide dans la mesure où l’on pourrait considérer que sa nature véritable ou essentielle n’a que des effets « accessoires » sur un chef de compétence fédérale (suivant l’analyse fondée sur son caractère véritable), mais qu’elle devienne inapplicable en raison de ses effets « inacceptables » sur le contenu essentiel d’un chef de compétence fédérale lorsqu’elle est appliquée à certaines entreprises fédérales. L’exclusivité des compétences aurait alors un rôle à jouer pour empêcher que les lois provinciales s’appliquent aux matières fédérales d’une manière inacceptable sur le plan constitutionnel, sans qu’il soit nécessaire d’annuler ces lois ou de recourir à des lois fédérales contraires ou incompatibles.

107 C’est pourquoi j’estime que les opposants à la doctrine de l’exclusivité des compétences n’ont pas réussi à démontrer pourquoi il faudrait y renoncer, ni pourquoi il ne faudrait plus en tenir compte et l’appliquer au besoin. Le professeur Hogg ((éd. feuilles mobiles), p. 15‑25 à 15‑34) a bien su dégager trois sortes de situations dans lesquelles on a appliqué la doctrine et où, à mon avis, il faudrait continuer de l’appliquer : (1) les sociétés à charte fédérale, lesquelles jouissent d’une immunité contre les lois provinciales d’application générale qui touchent à la structure ou la constitution de l’entreprise en vertu du pouvoir fédéral de constituer des sociétés; (2) les entreprises assujetties à la réglementation fédérale ou les matières fédérales qui relèvent des chefs de compétence législative distincts prévus à l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 (telles l’APV et la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10), en l’espèce), lesquelles jouissent d’une immunité contre les lois provinciales d’application générale qui touchent le contenu essentiel d’une telle compétence ou un élément essentiel d’une telle entreprise; et (3) les institutions ou matières fédérales qui jouissent d’une immunité contre les lois provinciales visant expressément ces institutions ou matières. La présente situation entre clairement dans la deuxième catégorie.

108 Même si je me porte à la défense de la doctrine de l’exclusivité des compétences, je suis d’accord avec certains critiques de cette doctrine qui dénoncent la difficulté de l’appliquer dans bien des cas, et qui dénoncent en particulier le caractère souvent vague ou excessivement large du critère permettant de déterminer à quel moment une loi provinciale « touche » le contenu essentiel d’une compétence fédérale ou un élément essentiel d’une entreprise fédérale. Le moment est certainement venu de reconnaître qu’en donnant au verbe « toucher » simplement le sens de « avoir une incidence sur », on élargit trop la portée de l’immunité dans plusieurs contextes. Bien que la norme de l’« entrave » ou de la « stérilisation » employée précédemment paraisse trop stricte et restrictive (sauf peut‑être dans des cas particuliers comme l’affaire Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, où la loi provinciale n’a que des effets « indirects » sur la matière fédérale, ce qui n’est pas le cas en l’espèce), une réponse trop large ou trop vague à la question de savoir si une loi provinciale « touche » le contenu essentiel d’une compétence fédérale pourrait conférer une immunité dans des situations qui ne s’y prêtent absolument pas. La recherche d’un juste milieu serait donc indiquée. À mon avis, l’application d’une loi provinciale au contenu essentiel d’un chef de compétence législative fédérale doit produire des effets suffisamment importants pour justifier de conclure à l’existence d’une immunité. Sans aller jusqu’à exiger que la matière, l’entreprise ou le contenu essentiel fédéral soit « stérilisé », je pense qu’il faudrait interpréter l’arrêt Bell Canada (1988), où notre Cour a dit qu’il suffit qu’un élément vital du contenu essentiel fédéral soit « affecté », comme signifiant que le plein exercice (ou éventuel exercice) de la compétence législative fédérale en question devrait être « attaqué », « empêché » ou « restreint » avant que l’immunité puisse s’appliquer. La clé est de savoir, pour reprendre les termes qu’emploie le juge Beetz dans Bell Canada (1988) à la p. 856, si la loi provinciale « attei[nt] » une matière fédérale « dans ce qui constitue justement [sa] spécificité fédérale » (p. 762). Ainsi que le propose le professeur Hogg, lorsqu’on l’applique à la matière fédérale, la loi provinciale doit avoir pour effet [traduction] « d’empiéter largement » sur les domaines essentiels de compétence fédérale ou sur les aspects essentiels des matières fédérales pour que l’immunité puisse s’appliquer (voir Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 15‑34). J’estime que ces descriptions nuancées du terme « touche » vont renforcer davantage la notion de l’exclusivité des compétences et répondront aux critiques qui ont dit s’inquiéter de la trop grande portée de la doctrine et qui craignent qu’il n’y ait plus de limite à son application. Je n’aborderai pas la question des effets indirects décrits dans Irwin Toy; elle soulève plusieurs difficultés qui lui sont propres et qu’il conviendra d’examiner lorsqu’elles se présenteront.

109 En ce qui concerne l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences dans les cas comme celui en l’espèce, je ne saurais accepter la manière dont les juges Binnie et LeBel appliquent l’exclusivité des compétences au par. 46 de leurs motifs, où ils insistent sur une notion de compétence fondée sur des « activités ». Ils semblent insister sur la nature spécifique du projet Lafarge et sur les activités que cette dernière prévoit exercer. Ils reprennent cette idée au par. 71, où ils jugent que le contenu essentiel de la compétence fédérale n’englobe pas « des utilisations [. . .] [dont] on ne saurait dire [qu’elles] sont absolument nécessaires à ses activités de navigation et de transport maritime ». Avec égards, cette analyse pose problème en ce que le critère qui détermine l’exclusivité des compétences ne devrait pas insister sur l’activité ou sur l’exploitation précise qui est en cause (à savoir, la centrale à béton projetée par Lafarge, ou toute autre utilisation spécifique des terrains portuaires en particulier) et sur la question de savoir si cette activité ou utilisation échappe au règlement municipal, mais plutôt sur celle de savoir si la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires (qui en l’espèce prend la forme du pouvoir fédéral sur les décisions en matière d’utilisation et d’aménagement des terres que prend l’administration portuaire, une entreprise assujettie à la réglementation fédérale) échappe à l’application du règlement municipal. L’objet de la doctrine de l’exclusivité porte sur la compétence; l’important est de savoir si une loi provinciale touche le contenu essentiel d’un chef de compétence législative fédérale, peu importe si cette compétence fédérale est ou sera exercée, et la façon de l’exercer le cas échéant, relativement à une activité ou un projet donné. La pertinence de l’activité se limite à ce dont il est question un peu plus loin dans les présents motifs, à savoir si l’approbation du projet par l’APV en tant qu’entreprise fédérale est compatible avec la réglementation en matière d’utilisation des terres et d’aménagement des terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires (laquelle, à mon avis, fait partie du contenu essentiel du par. 91(10)). Mais même la décision sur cette question ne donne aucune indication quant à l’applicabilité du règlement municipal.

110 Vu l’importance accordée à la compétence plutôt qu’à la mesure, il n’est pas nécessaire qu’une mesure législative ou exécutive fédérale « occupe le champ » pour que l’immunité s’applique relativement à un domaine de compétence législative fédérale. Il s’agit de l’un des principaux aspects de la doctrine de l’exclusivité des compétences; le simple fait qu’une loi provinciale ou un règlement municipal touche un élément essentiel d’un domaine de compétence fédérale exclusive suffit à les rendre inapplicables à l’égard d’une entreprise fédérale, peu importe que le Parlement lui‑même ait ou non adopté une loi ou pris une mesure précise concernant le domaine de compétence ou l’entreprise. Par exemple, dans l’affaire Commission du salaire minimum, la Cour a conclu qu’une entreprise interprovinciale assujettie à la réglementation fédérale échappait à l’application de la loi provinciale sur le salaire minimum parce que cette loi touchait un aspect essentiel de la gestion et de l’exploitation de l’entreprise fédérale, même s’il n’y avait à cette époque aucune loi ou politique fédérale applicable au salaire minimum. La doctrine de l’exclusivité de la compétence fédérale s’appliquait même si l’État fédéral n’avait pris aucune mesure législative ou exécutive à ce sujet (voir Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 15‑27).

111 Cette conclusion (qu’une loi provinciale, jugée inapplicable à une entreprise ou matière fédérale en raison de la doctrine de l’exclusivité des compétences, ne peut « combler le vide » créé par l’absence d’une loi ou mesure fédérale) est conforme au principe de l’« exclusivité » selon lequel les catégories de sujets énumérées aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 sont assignées à un seul ordre de gouvernement. Selon Monahan, ce principe signifie que [traduction] « la compétence constitutionnelle applicable à des travaux ou des entreprises en particulier doit demeurer entière : pour l’application du paragraphe 92(10), la compétence est attribuée à un seul ordre de gouvernement. Les tribunaux ont systématiquement rejeté l’idée de partager entre les gouvernements fédéral et provinciaux la compétence applicable à une entreprise unique » (p. 357). Cela vaut également pour les entreprises ou les matières visées par un chef de compétence précis énoncé à l’art. 91, par exemple la navigation et les bâtiments ou navires dont il est question en l’espèce (voir Monahan, p. 123, note 67).

2.3 Le caractère opérant : la doctrine de la prépondérance fédérale

112 La dernière étape, en supposant que la loi contestée soit valide et s’applique de façon générale à la matière fédérale, consiste à déterminer, par l’application de la doctrine de la prépondérance fédérale, si la loi provinciale (en l’espèce, le règlement municipal) est inopérante dans la mesure où elle entre en conflit avec une loi fédérale. Pour que l’application de la doctrine puisse être considérée, il doit y avoir chevauchement de deux lois valides et applicables (l’une fédérale, l’autre provinciale ou municipale); la nature et l’étendue du chevauchement détermineront alors si la loi fédérale devrait avoir préséance sur la loi provinciale. Selon J. Bakan et autres, Canadian Constitutional Law (3e éd. 2003), p. 254‑255 : [traduction] « La question de la prépondérance se pose uniquement après qu’on a tranché celles de la validité et de l’applicabilité. Si un tribunal a décidé, au terme du processus de qualification, que la loi fédérale et la loi provinciale sont toutes deux valides et qu’elles s’appliquent toutes deux aux faits de la cause, la question de la prépondérance peut alors se poser. La question de la prépondérance ne se posera pas si le tribunal conclut à l’invalidité de l’une ou l’autre loi ou à l’inapplicabilité de la loi provinciale (en suivant la doctrine de l’exclusivité des compétences) » (je souligne). Je partage cet avis. Si l’application de la doctrine de la prépondérance est examinée, et si le chevauchement constitue un « conflit » (c.‑à‑d., si la réalisation du but visé par le Parlement est entravée ou s’il y a impossibilité de se conformer aux deux textes de loi — voir Hogg ((éd. feuilles mobiles), p. 16‑4 à 16‑8)), alors la doctrine de la prépondérance fédérale s’appliquera de façon à rendre la loi provinciale inopérante dans la mesure du conflit. La décision déclarant que la loi fédérale est prépondérante fait en sorte que la loi provinciale est tout de même considérée valide et applicable, mais inopérante dans la mesure où il y a conflit avec la loi fédérale (voir Monahan, p. 127). Toutefois, s’il n’y a pas de conflit (soit parce que le chevauchement ne constitue pas un conflit, soit parce qu’une abrogation ou une modification législative y a mis un terme), alors les deux lois peuvent valablement coexister même à l’égard d’une même matière ou entreprise.

113 En l’espèce, je serais probablement d’accord avec les juges Binnie et LeBel pour conclure que l’application du règlement municipal (s’il s’appliquait) irait à l’encontre de l’intention du législateur; mais puisque j’estime qu’il ne s’applique pas, comme nous le verrons plus loin, il n’est pas nécessaire d’examiner la prépondérance fédérale. J’ajouterais que la simple obligation d’obtenir un permis aux termes de la loi provinciale, sans la preuve qu’un permis ne serait pas octroyé en l’espèce, n’indique pas nécessairement un conflit d’application explicite avec la loi fédérale, puisque l’observance d’une loi n’entraîne pas nécessairement la violation de l’autre (voir Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161; 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), [2001] 2 R.C.S. 241, 2001 CSC 40). On peut arriver à se conformer aux deux lois en satisfaisant aux conditions de la loi [traduction] « la plus stricte » (voir Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 16‑9 et 16‑10). Si la ville a effectivement octroyé un permis en l’espèce, il y a alors possibilité de se conformer aux deux lois; assurément, aussi longtemps que la ville ne refuse pas un permis, l’observance des deux lois n’est pas « impossible ». Il faudrait donc que d’autres moyens entraînent l’application de la prépondérance fédérale, par exemple s’il y avait entrave à l’intention du législateur malgré l’absence d’un conflit d’application explicite découlant de l’impossibilité de se conformer aux deux lois.

3. Application aux faits de l’espèce

3.1 La validité du règlement municipal et la Loi maritime du Canada, L.C. 1998, ch. 10

114 En l’espèce, les deux parties paraissent admettre que le règlement municipal en question constitue une disposition législative valide. Les intimées Lafarge Canada Inc. (« Lafarge »), l’APV et la ville de Vancouver (« ville ») ne contestent pas la validité du règlement, mais plutôt son application à une matière précise, savoir à un terrain situé dans le port de Vancouver et au projet d’aménagement envisagé sur ce terrain.

115 À mon avis, le règlement municipal est bel et bien valide. De par son caractère véritable, il traite de la réglementation en matière de zonage et des exigences en matière d’utilisation des terres relativement aux biens‑fonds situés dans les limites de la municipalité. Il impose un régime réglementaire relatif aux permis d’aménagement et de construction, et un processus d’autorisation des projets devant être entrepris dans les limites de la municipalité. On peut décrire son objet comme étant la réalisation d’un mécanisme stable et efficace de planification de l’utilisation des sols et d’aménagement des terrains municipaux; ses effets sur les intéressés consistent généralement à assurer la conformité des projets d’aménagement aux règlements municipaux et aux normes procédurales à suivre en vue de leur autorisation par le conseil municipal. Bref, le caractère véritable du règlement s’attache à la réglementation de l’utilisation des sols et de l’aménagement des terrains situés dans les limites de la ville de Vancouver. Le règlement constitue un exemple du pouvoir de législation déléguée issu de la compétence législative provinciale sur la propriété et les droits civils prévue au par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867. Il s’agit d’une loi provinciale (plus précisément, d’un règlement municipal) d’application générale valide qui ne cible aucune matière ou entreprise fédérale précise. De manière générale, il est possible de conclure qu’une loi provinciale d’application générale valide produit des effets acceptables et accessoires sur les matières fédérales, pour autant que ces effets n’aient pas d’incidence sur la caractéristique ou la nature fédérale propre à la matière fédérale (voir Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 15‑33, citant Bell Canada (1988), p. 762 : « pourvu toutefois que cet assujettissement n’ait pas pour conséquence que ces lois les atteignent dans ce qui constitue justement leur spécificité fédérale »). Toutefois, comme nous le verrons plus loin, l’application en l’espèce du règlement municipal à la réglementation de l’utilisation des sols dans le port de Vancouver pour les activités nécessaires aux opérations portuaires, toucherait d’une manière inacceptable un élément essentiel de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10).

116 Il faut également remarquer que, parce que la doctrine de la prépondérance n’entre en jeu qu’une fois reconnue la validité de la loi provinciale (ou du règlement municipal) et de la loi fédérale en question et leur applicabilité à la même matière, comme nous l’avons expliqué précédemment, il peut aussi être nécessaire en l’espèce d’examiner la validité de la loi fédérale à cette première étape de l’analyse. En d’autres termes, lors de l’examen de la validité du règlement municipal en question, il peut également être utile d’examiner la validité de la loi fédérale applicable qui serait incompatible avec le règlement, pour qu’il soit dûment déterminé si la doctrine de la prépondérance fédérale s’applique, dans l’hypothèse où l’analyse se poursuivrait jusqu’à cette étape. En l’espèce, la loi fédérale pertinente est la Loi maritime du Canada en général, et plus précisément l’art. 48, lequel prescrit et prévoit que les administrations portuaires doivent avoir un plan d’utilisation des sols qui fait état des « objectifs et politiques établis pour l’aménagement physique des immeubles [. . .] dont la gestion leur est confiée ou qu’elles occupent ou détiennent, compte tenu des facteurs d’ordre social, économique et environnemental applicables et des règlements de zonage qui s’appliquent aux sols avoisinants ». J’estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la validité de l’art. 48 vu qu’elle n’est pas contestée; j’ai également conclu qu’il est inutile (et impossible) d’examiner l’application de la doctrine de la prépondérance puisque celle de l’exclusivité des compétences s’applique en l’espèce. Néanmoins, si la question devait se poser, je ferais mienne la conclusion des juges Binnie et LeBel concernant la validité de la loi fédérale en question. J’estime que l’art. 48 de la Loi maritime du Canada est, par son caractère véritable, une disposition législative destinée à réglementer l’utilisation des sols et l’aménagement des immeubles liés à la navigation et aux bâtiments ou navires. Il s’agit d’une disposition adoptée en toute conformité au par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867, lequel établit la compétence législative exclusive du Parlement en matière de navigation et bâtiments ou navires. Cette compétence englobe incontestablement les havres et les ports (voir l’analyse ci‑après); l’art. 48 de la Loi maritime du Canada est l’expression de cette compétence.

3.2 L’application du règlement municipal

117 Vu la conclusion que le règlement municipal en question est une disposition provinciale d’application générale valide, l’étape suivante de l’analyse consiste à déterminer si le règlement est applicable en l’espèce. Les intimées Lafarge, l’APV et la ville ont proposé deux moyens qui pourraient permettre de conclure à l’inapplicabilité du règlement en vertu de la doctrine de l’exclusivité des compétences : la compétence fédérale en matière de « propriété publique » prévue au par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867, et la compétence fédérale sur « la navigation et les bâtiments ou navires » prévue au par. 91(10). À mon avis, le premier moyen n’établit pas de raisons permettant de conclure à l’inapplicabilité du règlement, alors que le deuxième y parvient.

118 Dans les deux cas, l’analyse reste la même, quelle que soit la compétence fédérale examinée. La première étape consiste à préciser le « contenu essentiel » du chef de compétence fédérale; c’est‑à‑dire, à déterminer en quoi consiste l’étendue immédiate de la compétence fédérale, et ensuite à déterminer si l’entreprise ou la matière fédérale en cause entre dans ce contenu essentiel. La deuxième étape consiste à déterminer si la loi provinciale contestée (ou, en l’espèce, le règlement municipal) touche d’une manière inacceptable un aspect vital du contenu essentiel de l’un ou l’autre des chefs de compétence fédérale, ce qui la rendrait de ce fait inapplicable à l’entreprise ou à la matière fédérale (voir l’arrêt Bell Canada (1988); voir également Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 15‑25 à 15‑28, et Monahan, p. 123‑126).

3.2.1 Compétence fédérale exclusive en matière de propriété publique prévue au par. 91(1A)

119 Sur ce point, je suis d’avis que les terrains en question ne constituent pas une « propriété publique » au sens du par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867 et qu’ils ne bénéficient pas de l’immunité réservée au domaine fédéral qui écarte l’application du règlement municipal.

120 Le juge en chef Finch de la Cour d’appel a conclu que le juge en chambre, le juge Lowry de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, n’avait pas appliqué le bon critère juridique (et est donc arrivé à une conclusion erronée) pour répondre à la question de savoir si les terrains portuaires en question constituent une « propriété publique » au sens du par. 91(1A), et si, par le fait même, ils peuvent bénéficier de l’immunité réservée au domaine fédéral qui écarte l’application du règlement. Le juge Lowry avait essentiellement adopté le critère de la « relation de mandataire » qui permet de déterminer si un terrain dont l’État n’est pas directement propriétaire peut constituer une propriété publique, et il avait conclu qu’en l’espèce, le fait pour l’APV de détenir les terrains visés en son propre nom et non à titre de mandataire de l’État fédéral signifie que ces terrains ne peuvent être considérés comme une propriété publique au sens du par. 91(1A) et ne peuvent donc bénéficier de l’immunité réservée au domaine fédéral qui écarte l’application du règlement.

121 Dans l’examen de cette analyse, le juge en chef Finch a statué que c’est le degré de contrôle qu’exerce le gouvernement fédéral sur les terrains en question, et non l’existence d’une relation de mandataire avec l’État, qui détermine si ces terrains sont ou non une propriété publique au sens du par. 91(1A). Le juge en chef Finch a conclu que le juge Lowry avait mal interprété l’arrêt Hamilton Harbour Commissioners c. City of Hamilton (1978), 21 O.R. (2d) 491 (C.A.), en affirmant que cet arrêt établissait le principe que les terrains détenus par une société d’État peuvent être considérés comme une propriété publique uniquement si la société d’État détient ces terrains à titre de mandataire du gouvernement; selon le juge en chef Finch, dans certains cas, une société d’État qui n’est pas mandataire du gouvernement est néanmoins assujettie par l’État fédéral à un degré de contrôle suffisant pour que le bien qu’elle détient en son propre nom constitue en réalité une propriété publique au sens du par. 91(1A). Par exemple, l’approbation et le contrôle régulièrement exercés par le gouvernement fédéral relativement à l’acquisition, la tenure et l’aliénation de biens‑fonds détenus par une société d’État qui n’est pas mandataire du gouvernement indiquent généralement que le gouvernement fédéral exerce un degré de contrôle suffisant. En l’espèce, le juge en chef Finch a affirmé que le degré de contrôle exercé par le gouvernement fédéral aux termes de la Loi maritime du Canada sur tous les terrains appartenant à l’APV ou détenus par elle suffit pour que les terrains en question soient qualifiés de propriété publique au sens du par. 91(1A); par conséquent, en appliquant la doctrine de l’exclusivité des compétences, le règlement municipal ne s’applique pas aux terrains en question.

122 Comme le juge en chef Finch, j’estime que le juge Lowry n’a pas appliqué le bon critère juridique et qu’en général, une loi provinciale ne peut toucher au pouvoir du Parlement d’adopter des lois relatives aux biens appartenant au gouvernement fédéral (voir Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 28‑2; voir également Construction Montcalm Inc. c. Commission du salaire minimum, [1979] 1 R.C.S. 754, et Greater Toronto Airports Authority c. Mississauga (City) (2000), 50 O.R. (3d) 641 (C.A.), par. 62‑77). Le critère de propriété publique au sens du par. 91(1A) ne peut être fondé sur la « relation de mandataire » puisqu’il ne s’agit pas d’un fondement approprié ou rationnel permettant de qualifier un terrain de « public » ou « non public ». Ce point de vue est renforcé par le fait qu’il est plus exact de considérer la désignation de mandataire de l’État conférée par la loi à une société d’État comme étant l’expression d’une obligation légale de l’État à l’égard des terrains détenus par son mandataire, plutôt que de la considérer comme déclarative du statut constitutionnel de ces terrains (voir P. W. Hogg et P. J. Monahan, Liability of the Crown (3e éd. 2000); voir également les par. 23(1) et (2) de la Loi maritime du Canada). En outre, la relation de mandataire elle‑même n’est qu’un simple indicateur ou facteur de reconnaissance de propriété publique; comme l’a souligné le juge en chef Finch, un courant jurisprudentiel constant démontre que le statut de propriété publique d’un terrain, au sens du par. 91(1A), coïncide avec le fait que des mandataires de l’État sont propriétaires des terrains pour le bénéfice du gouvernement fédéral (voir par. 74).

123 Je suis toutefois en désaccord avec le juge en chef Finch lorsqu’il décide de substituer le critère du « contrôle » à celui de la relation de mandataire pour qualifier une propriété publique. Le critère pertinent n’est pas le degré de contrôle exercé par l’État fédéral (en fait, un simple indicateur du statut de mandataire de l’État). Le critère consiste plutôt à savoir si la preuve établit que l’État fédéral possède à l’égard des terrains un intérêt propriétal suffisant. Premièrement, il ne fait aucun doute que le droit de propriété de l’État sur un terrain coïncide généralement avec la possibilité de le qualifier à première vue de propriété publique au sens du par. 91(1A); voir Hogg (éd. feuilles mobiles), p. 28‑2. Deuxièmement, l’accent mis sur les intérêts propriétaux de l’État fédéral est conforme aux origines historiques de la compétence fédérale sur la propriété publique et à son évolution comme moyen de veiller à ce que l’État fédéral ait la possession et la propriété de ressources suffisantes en vue de l’établissement et du maintien d’une économie transcontinentale à l’aube de la Confédération (voir Monahan, p. 111‑l12, et G. V. La Forest, Natural Resources and Public Property under the Canadian Constitution (1969), p. 58, au sujet de l’élargissement de cette notion aux initiatives en matière de transport à l’échelle nationale). Troisièmement, même un intérêt propriétal partiel de l’État fédéral sur le terrain contribuera à établir un fondement suffisant pour le qualifier de propriété publique au sens du par. 91(1A) (voir Greater Toronto Airports Authority, par. 66). Ainsi, lorsqu’une société d’État est propriétaire d’un terrain ou le détient à un titre autre que celui de mandataire de l’État, il faut un élément du droit de propriété de l’État fédéral afin que le terrain bénéficie de l’immunité constitutionnelle qui écarte l’application des lois et règlements provinciaux sur l’utilisation des sols. L’immunité au cœur du par. 91(1A) est donc fondée sur un intérêt propriétal.

124 En plus de rejeter le critère du « contrôle », je ne puis accepter la conclusion du juge en chef Finch à l’égard des terrains en question. Compte tenu des faits de l’espèce, j’estime que l’État n’a pas établi l’existence d’un intérêt propriétal suffisant sur les terrains pour justifier l’immunité réservée au domaine fédéral sur le fondement du par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867. Le bien‑fonds en question est décrit à l’annexe C des lettres patentes de l’APV, et un simple examen du régime législatif et des lettres patentes (Gazette du Canada, partie I, vol. 133, 27 février 1999 (supplément), p. 3) fait nettement ressortir que le législateur a fait le choix exprès et délibéré d’exclure les terrains visés à l’annexe C de la définition de terrains fédéraux et de terrains détenus par les mandataires de l’État au nom de l’État. Les lettres patentes de l’APV établissent une nette distinction entre les « immeubles fédéraux » (art. 3.2) et les « immeubles autres que [d]es immeubles fédéraux » (art. 3.3); puisque les terrains en cause entrent dans cette dernière catégorie, il ne fait aucun doute que l’État fédéral a indiqué, dans les mesures législatives et exécutives prises, son intention de considérer les terrains en cause comme des immeubles autres que des immeubles fédéraux. En prenant la décision d’inclure les terrains en question dans l’annexe C des lettres patentes de l’APV, et de les exclure de ce fait des terrains que possède l’État ou que détiennent les mandataires de l’État, le législateur a choisi de renoncer à tout intérêt propriétal sur ces terrains. L’APV détient les biens‑fonds en son propre nom et non pour le bénéfice de l’État.

125 Par conséquent, même si le règlement vise à régir l’utilisation des sols et l’aménagement des terrains en cause, ces terrains ne sont pas une propriété publique au sens du par. 91(1A); l’application du règlement n’empiète donc pas sur la compétence législative exclusive du Parlement en matière de propriété publique, et l’immunité fondée sur le par. 91(1A) n’est pas applicable en l’espèce.

3.2.2 Compétence fédérale exclusive en matière de navigation et bâtiments ou navires prévue au par. 91(10)

126 L’autre fondement de l’immunité réservée au domaine fédéral qui écarte l’application du règlement municipal tient à ce que le règlement ne peut s’appliquer en raison de la compétence législative exclusive du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires visée au par. 91(10), et plus particulièrement sur la réglementation par l’APV, une entreprise régie par le fédéral en vertu du par. 91(10), de l’utilisation des sols et de l’aménagement des terrains portuaires pour les besoins des opérations portuaires.

3.2.2.1 Le contenu essentiel du par. 91(10)

127 Comme je l’ai déjà mentionné, la première étape de l’analyse consiste à cerner le contenu essentiel de la compétence fédérale en cause (savoir, la compétence législative exclusive sur la navigation et les bâtiments ou navires visée au par. 91(10)). Comme l’a fait remarquer le juge en chef Finch au par. 97 de ses motifs, il faut se demander [traduction] « si les pouvoirs de planification et de réglementation de l’administration portuaire en matière d’aménagement du territoire dans les limites du port constituent un élément essentiel de la compétence législative exclusive du fédéral sur la navigation et les bâtiments ou navires » (voir également au par. 100). En d’autres termes, il nous faut décider si la réglementation de l’utilisation des sols et de l’aménagement, adoptée par l’APV agissant à titre d’entreprise fédérale établie et régie par le gouvernement fédéral conformément à sa compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires, fait partie du contenu essentiel du par. 91(10). Comme nous l’avons vu, il importe de ne pas donner une définition trop large du contenu essentiel, pour éviter qu’il se confonde avec la compétence fédérale dans toute son ampleur. Il faudrait également se garder de tracer des lignes de démarcation très nettes. J’estime qu’il est préférable de considérer chaque cas comme un cas d’espèce. De toute évidence, il faut dégager un lien suffisant avec les notions de base de la navigation et des bâtiments ou navires pour que l’immunité puisse s’appliquer; en d’autres termes, la réglementation par l’APV de l’utilisation des sols et de l’aménagement des terrains portuaires doit répondre à des besoins reliés à la navigation et aux bâtiments ou navires pour pouvoir bénéficier de l’immunité réservée au domaine fédéral en vertu du par. 91(10). Ces repères doivent jalonner l’examen. Certaines utilisations du territoire peuvent sembler ne pas avoir, d’elles‑mêmes, un lien suffisant avec la navigation et les bâtiments ou navires, mais la décision de l’APV d’autoriser de telles utilisations dans l’exercice de son pouvoir sur les terrains portuaires qui émane de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires (y compris les opérations portuaires) ne saurait être considérée isolément. J’estime que le contenu essentiel de la compétence législative fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires aux termes du par. 91(10) englobe nécessairement le pouvoir (exercé par l’APV en sa qualité d’entreprise fédérale) de réglementer l’utilisation des sols et l’aménagement des terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires (en l’occurrence, les terrains décrits à l’annexe C, selon le préambule des lettres patentes délivrées à l’APV; il s’agit en réalité de la catégorie de terrains portuaires sur lesquels serait érigée l’installation projetée par Lafarge). C’est la seule question qui nous occupe dans le présent pourvoi et sur laquelle doit porter notre examen. Il nous faut déterminer si la réglementation de l’utilisation des sols dans le port constitue une fonction essentielle de la navigation et des bâtiments ou navires. Contrairement au raisonnement des juges Binnie et LeBel, j’estime que la réglementation de l’utilisation des sols pour les activités nécessaires aux opérations portuaires établit le lien nécessaire avec la navigation et les bâtiments ou navires pour que l’immunité fédérale s’applique; je traiterai davantage de ce point un peu plus loin. Cette conclusion découle du fait qu’on inclut généralement dans la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires les ports et les havres et, plus précisément, du fait qu’on inclut les activités et les décisions des administrations portuaires concernant l’utilisation des sols et l’aménagement des terrains portuaires, lorsqu’un lien suffisant est établi entre cette réglementation et la navigation et les bâtiments ou navires.

128 Je tiens tout d’abord à signaler que la jurisprudence établit clairement que les ports et havres de dimensions interprovinciales font partie du contenu essentiel du par. 91(10), ceux‑ci constituant des installations ou entreprises dans lesquelles s’exercent logiquement divers aspects de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires (voir les propos du juge Strong dans Holman c. Green (1881), 6 R.C.S. 707, p. 718 : [traduction] « l’attribution des havres au Dominion n’était sans doute pas étrangère à la décision de donner à ce gouvernement les moyens d’exécuter plus facilement les mesures qu’il peut lui sembler opportun d’édicter, en vertu de la compétence législative qui lui a été conférée sur la navigation et les bâtiments ou navires »). Ce domaine est d’une nature semblable à la compétence fédérale sur l’aéronautique et, partant, sur les aéroports et les installations aéronautiques. Cette analogie a été acceptée par le juge Griffiths aux p. 479‑480 de l’arrêt Hamilton Harbour Commissioners, confirmée plus tard en appel, dans lequel la Cour a reconnu que les ports et havres faisaient partie de la matière visée au par. 91(10) :

[traduction] Dans City of Montreal c. Montreal Harbour Com’rs, [1926] 1 D.L.R. 840, p. 848, [1926] A.C. 299, p. 312‑313, 47 Que. K.B. 163, le vicomte Haldane dit ceci : « [i]l est évident que le pouvoir de contrôle sur la navigation et les bâtiments ou navires que l’art. 91 confère au Dominion doit recevoir une interprétation large. » Dans l’affaire Montreal Harbour, le Conseil privé a reconnu implicitement la compétence du gouvernement fédéral sur les havres. . .

Même en l’absence de décision faisant autorité, je conclurais sans aucune hésitation que la compétence sur le havre de Hamilton, dont l’accès aux routes internationales lui donnent un caractère international, ressort de façon implicite au pouvoir législatif octroyé au Dominion relativement à « [l]a navigation et les bâtiments ou navires ».

Par analogie, le rôle des havres dans l’exercice efficace de la compétence en matière de navigation maritime est tout aussi essentiel que celui des aéroports dans l’exercice efficace de l’aéronautique. Les tribunaux ont considéré que le contrôle législatif sur les aéroports constitue une partie intégrante et essentielle de la compétence fédérale sur l’aéronautique. Le juge Estey a exprimé ce dernier point de vue dans Johannesson et al. c. Rural Municipality of West St. Paul et al., [1952] 1 R.C.S. 292, p. 319, [1951] 4 D.L.R. 609, p. 620‑621, 69 C.R.T.C. 105 :

D’un point de vue pratique en effet, il est impossible de dissocier l’étape du vol de celles du décollage et de l’atterrissage, et il est donc totalement irréaliste, en particulier lorsqu’on examine la question de la compétence, de les traiter comme si elles étaient indépendantes les unes des autres.

Le juge MacKinnon a repris ce raisonnement dans Re Orangeville Airport Ltd. and Town of Caledon et al. (1976), 11 O.R. (2d) 546, p. 549, 66 D.L.R. (3d) 610, p. 613 :

Comme les juges l’ont souligné dans l’affaire Johannesson, les aéroports constituent une partie intégrante et essentielle de l’aéronautique et de la navigation aérienne, et ils ne peuvent être dissociés de ce domaine de manière à relever d’une autre compétence législative.

Comme l’a signalé le juge Griffiths, l’absence d’un chef de compétence distinct prévoyant expressément les « ports et havres » n’écarte pas la conclusion que ces matières relèvent de la compétence fédérale exclusive par l’application du par. 91(10), tout comme les aéroports demeurent dans la sphère de compétence fédérale malgré l’absence d’un chef de compétence distinct — voir Greater Toronto Airports Authority et Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273, p. 1299; voir également les motifs du juge en chef Finch aux par. 102‑103. Ainsi, la remarque des juges Binnie et LeBel au par. 36 de leurs motifs selon laquelle aucun chef de compétence distinct n’est prévu à l’égard des « ports » n’a aucune incidence sur l’analyse de la doctrine de l’exclusivité des compétences.

129 De même, en raison du principe établi de longue date selon lequel le par. 91(10) doit recevoir une interprétation large et comprendre une vaste gamme de matières législatives, tout un éventail de sujets sont inclus dans son aire d’application et dans son contenu essentiel. Selon le professeur Hogg ((éd. feuilles mobiles), p. 22‑20), on a jugé que la compétence fédérale englobe la compétence législative dans le domaine des eaux navigables et des ouvrages de navigation (voir Reference re Waters and Water-Powers, [1929] R.C.S. 200), celui des havres (voir Hamilton Harbour Commissioners) et une vaste gamme de sujets en droit maritime. En outre, les ports et les havres relevant du contrôle de sociétés d’État fédérales (comme l’APV) sont habituellement des ports internationaux étroitement liés aux routes du commerce et du transport maritime international et à ce titre, ils font partie d’une catégorie de matières traditionnellement associées à la sphère de compétence fédérale plutôt que provinciale.

130 Si les ports et havres font partie du contenu essentiel du par. 91(10), il ressort donc clairement à mon avis que la réglementation de l’utilisation des sols dans les limites des ports en fait également partie, si cette réglementation vise les terrains portuaires et les opérations portuaires, et, partant, la navigation et les bâtiments ou navires. À l’évidence, si les ports eux‑mêmes constituent un aspect essentiel de la navigation et du transport maritime, l’utilisation et l’aménagement des terrains portuaires avoisinants en vue des opérations portuaires doivent l’être tout autant. Plus particulièrement, les activités et les opérations relatives aux plans d’utilisation des sols que mènent les administrations portuaires, des entreprises créées et réglementées par l’État fédéral et chargées par lui de gérer et d’exploiter les ports et d’en assurer la viabilité commerciale, doivent également faire partie du contenu essentiel du par. 91(10). La compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires doit donc inclure aussi les administrations portuaires assujetties à la réglementation fédérale comme l’APV, dont la création, le rôle et le mandat font indéniablement partie du contenu essentiel de la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires, dans la mesure où l’exercice de ses opérations et de son rôle est nécessaire aux opérations portuaires. Ce pouvoir législatif est énoncé notamment dans la Loi maritime du Canada, qui prévoit le cadre législatif nécessaire à la création et à la gouvernance des administrations portuaires comme l’APV, y compris son pouvoir de réglementer l’utilisation des sols et l’aménagement des terrains portuaires.

131 Je dirai même que la réglementation fédérale des terrains portuaires qui est nécessaire aux opérations portuaires fait elle aussi partie du contenu essentiel du par. 91(10) — et non pas seulement la réglementation fédérale des terrains portuaires utilisés directement ou strictement pour les « activités » portuaires proprement dites. Comme nous l’avons vu, la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires a une vaste portée; son contenu essentiel doit donc être défini de façon plus globale et cohérente, de sorte qu’il ne saurait y avoir une distinction nette ou véritable entre les plans d’utilisation des sols et l’aménagement requis pour certains terrains portuaires mais non pour d’autres simplement parce que ces autres terrains ne sont utilisés que pour des activités « nécessaires » aux opérations portuaires. La réglementation fédérale relative à l’utilisation des sols et à l’aménagement sur les terrains portuaires doit viser tous les terrains portuaires, sans égard à leur statut ou à la mesure dans laquelle ils sont liés ou nécessaires aux opérations portuaires. Compte tenu de la nature et de la portée du pouvoir fédéral de réglementer l’utilisation des sols sur les terrains portuaires, il n’est pas logique que la décision d’appliquer ou non l’immunité fédérale soit fonction seulement de l’utilisation directe des parcelles de terrains portuaires en question pour des « activités portuaires » ou des activités « nécessaires » aux opérations portuaires, et qu’elle dépende simplement du fait que l’on craigne que certaines utilisations entrant dans cette dernière catégorie semblent, si on les considère isolément, dans une certaine mesure « moins liées » à la navigation ou aux bâtiments et navires. Il n’en demeure pas moins que l’utilisation des sols et l’aménagement de tous les terrains portuaires, quel que soit le statut précis de chaque parcelle de terrain, se trouvent au cœur du contenu essentiel du par. 91(10). Pour ce qui est des craintes que certaines « utilisations » du territoire puissent ne pas sembler étroitement liées à la navigation et aux bâtiments ou navires, comme nous l’avons déjà vu, elles ne tiennent pas compte du fait que la nature de la doctrine de l’exclusivité des compétences tient à des domaines de compétence législative éventuelle, et non à des mesures ou activités précises de l’exécutif. Si l’immunité s’applique à la réglementation de l’utilisation des sols sur tous les terrains portuaires, alors dans la mesure où ce pouvoir de réglementation est exercé conformément aux statuts constitutifs et au mandat de l’APV et qu’il a pour objet les terrains portuaires au regard des activités nécessaires aux opérations portuaires (à tout le moins) ou au regard des activités strictement portuaires, le statut précis d’une parcelle de terrain portuaire donnée et l’utilisation précise que l’on veut en faire ne devraient alors pas entrer en ligne de compte.

132 En tant qu’entreprise fédérale liée à la navigation et aux bâtiments ou navires, l’APV est donc un « véhicule » de l’exercice du pouvoir de réglementer l’utilisation des sols et l’aménagement des terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires (c.‑à‑d., les terrains visés à l’annexe C). La réglementation de l’utilisation des sols exercée par l’APV relativement aux terrains portuaires visés à l’annexe C fait donc partie du contenu essentiel du par. 91(10). Comme l’a souligné le juge en chef Finch au par. 101, [traduction] « le pouvoir de planifier et de réglementer l’aménagement du territoire dans le port de Vancouver constitue un élément essentiel de la compétence fédérale sur la “navigation et les bâtiments ou navires” ». L’analogie établie avec les aéroports et les activités connexes est encore valable ici. Selon le juge en chef Finch, au par. 103, si, dans le contexte de l’aéronautique, la capacité d’exercer un contrôle sur la construction, la conception architecturale et la qualité du fonctionnement des aéroports constitue un élément essentiel de la compétence fédérale en matière d’aéronautique (citant Greater Toronto Airports Authority), il faudrait alors certainement considérer [traduction] « la capacité de planifier et de réglementer l’aménagement et l’utilisation des terrains portuaires, essentielle pour assurer la qualité du fonctionnement du port » comme un élément essentiel de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires.

133 La réglementation de l’utilisation des sols et de l’aménagement des terrains portuaires par l’APV pour les activités nécessaires aux opérations portuaires doit donc faire partie du contenu essentiel du par. 91(10), étant donné qu’une telle réglementation est partie intégrante du rôle, du mandat et des activités qui incombent à l’APV (voir par. 104‑105 des motifs du juge en chef Finch). Une planification efficace et adaptée aux besoins portuaires est essentielle aux opérations et aux responsabilités d’un port, vu que les « installations portuaires » prévues à l’art. 2 de la Loi maritime du Canada comprennent notamment « tous les terrains liés » à l’utilisation du port. Certes, la capacité de contrôler et de réglementer l’utilisation des terrains portuaires adjacents au havre lui‑même constitue un aspect indissociable de l’accès efficace au havre pour le transport maritime. L’importance du plan d’utilisation des sols pour les opérations portuaires (et, partant, pour la navigation et les bâtiments ou navires) est confirmée par l’art. 48 de la Loi maritime du Canada qui précise que c’est le plan d’utilisation des sols de l’administration portuaire qui régit l’aménagement de tous les immeubles du port, plutôt que les règlements de zonage municipaux qui régissent les sols avoisinants. Comme il a déjà été mentionné, l’art. 48 impose aux administrations portuaires la tâche d’élaborer un plan d’utilisation des sols faisant état des « objectifs et politiques établis pour l’aménagement physique des immeubles [. . .] dont la gestion leur est confiée ou qu’elles occupent ou détiennent », compte tenu des « facteurs d’ordre social, économique et environnemental applicables et des règlements de zonage qui s’appliquent aux sols avoisinants ». Selon le juge en chef Finch, cette disposition reflète [traduction] « l’importance accordée à la planification et la réglementation de l’utilisation des sols dans le cadre des activités de l’administration portuaire » (par. 106). D’un point de vue pratique, la possibilité de contrôler et de réglementer l’utilisation des terrains portuaires [traduction] « assure le maintien de l’accès aux installations maritimes et la prestation de services aux industries à vocation portuaire » (par. 107), ce qui permet la réalisation des objectifs de la Loi maritime du Canada en veillant à l’adaptabilité et à la souplesse des opérations de l’APV, ainsi qu’à leur durabilité et leur compétitivité. Ce point de vue est aussi conforme à l’énoncé formulé dans l’arrêt Irwin Toy selon lequel le Parlement a compétence exclusive sur les « éléments vitaux ou essentiels » d’une entreprise fédérale, « y compris sa gestion », parce que l’exploitation et la gestion d’une entreprise peuvent faire partie du « contenu de base minimum et inattaquable » d’un pouvoir fédéral précis (p. 955).

134 La réglementation de l’utilisation des sols et de l’aménagement des terrains visés à l’annexe C (adoptée par l’APV) fait donc partie du contenu essentiel que protège le par. 91(10) et ce, pour un certain nombre de raisons : parce que ce contenu essentiel comprend généralement les ports et les havres; parce que l’APV possède le statut de société d’État et d’entreprise assujettie à la réglementation fédérale dont l’établissement et l’exploitation sont entièrement liés au transport maritime et à la navigation; et parce que la réglementation de l’utilisation des sols et de l’aménagement sur les terrains portuaires (notamment les activités nécessaires aux opérations portuaires) constitue un élément essentiel des fonctions et des opérations que l’APV exécute à titre d’entreprise assujettie à la réglementation fédérale par l’application du par. 91(10) et à titre de véhicule de l’exercice du pouvoir fédéral en matière d’utilisation des sols sur les terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires.

135 Cet examen doit également révéler que le contexte du projet Lafarge est compatible avec cette caractérisation du contenu essentiel du par. 91(10). En d’autres termes, si l’immunité fédérale s’applique à la réglementation par l’APV de l’utilisation des sols et de l’aménagement sur les terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires, il faut alors également décider si ce pouvoir de réglementation permet à l’APV d’autoriser le projet de centrale à béton de Lafarge. Comme je l’ai indiqué précédemment, l’analyse de l’exclusivité des compétences a pour objet la compétence et non la mesure; elle vise donc la compétence du Parlement de réglementer l’utilisation des sols sur les terrains portuaires (notamment, les terrains destinés aux activités nécessaires aux opérations portuaires) qui fait partie du contenu essentiel du pouvoir sur la navigation et les bâtiments ou navires visé au par. 91(10), plutôt que l’exercice même de ce pouvoir en l’espèce (savoir, l’autorisation du projet Lafarge). Le contenu lui‑même du projet Lafarge ne revêt qu’une importance minime dans l’analyse de l’exclusivité des compétences puisque la question principale est de savoir si la réglementation de l’utilisation des sols fait partie du contenu essentiel du par. 91(10), et si le règlement municipal touche à ce pouvoir de réglementation. Je remarque simplement que le contexte du projet Lafarge montre comment l’analyse s’applique à un ensemble donné de faits en offrant un lien avec la navigation et les bâtiments ou navires qui est au cœur des questions juridiques soulevées dans ce pourvoi. Il faudrait donc se demander si la décision de l’APV d’approuver le projet Lafarge constitue un exercice valide du pouvoir « essentiel » de réglementer l’utilisation des sols sur les terrains portuaires, notamment sur les terrains destinés aux activités nécessaires aux opérations portuaires. Dans l’affirmative, la décision de l’APV d’approuver le projet est clairement compatible avec la caractérisation du contenu essentiel du par. 91(10) faite précédemment, vu que l’APV deviendrait l’instrument par lequel le Parlement réglemente l’utilisation des sols dans le port de Vancouver; la réglementation par l’APV de l’utilisation des sols relativement au projet Lafarge (en approuvant le projet) bénéficierait donc indirectement d’une protection qui écarte le règlement. Si l’approbation du projet Lafarge ne constitue pas un exercice valide du pouvoir essentiel de réglementer l’utilisation des sols relativement aux opérations portuaires, cela ne signifie pas pour autant que le règlement municipal s’applique; cela signifierait plutôt que l’APV a peut‑être outrepassé sa compétence en ne respectant pas les limites des pouvoirs et responsabilités que la loi lui confère, et il s’agit là d’une question distincte.

136 J’estime que la décision de l’APV d’approuver le projet Lafarge correspond à un exercice valide du pouvoir de réglementation de l’utilisation des sols sur les terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires. Le projet serait situé sur un terrain faisant partie de Burrard Inlet, visé par l’annexe C des lettres patentes de l’APV (soit « [les] immeubles autres que [les] immeubles fédéraux » dont l’APV a fait l’acquisition et qu’elle détient en son propre nom); ces terrains sont désignés par le ministre comme étant « nécessaires aux opérations portuaires » (par application de l’al. 28(2)b) de la Loi maritime du Canada, ainsi que du préambule et de l’al. 7.3b) des lettres patentes de l’APV). Et le projet se concilie sans l’ombre d’un doute avec l’objectif de favoriser les activités « nécessaires » aux opérations portuaires, compte tenu du but ultime du projet qui est de contribuer à la compétitivité et à la viabilité commerciale dans le port de Vancouver, tant celles des utilisateurs que de l’APV, en dépit des aspects du projet qui, considérés isolément, peuvent paraître n’avoir qu’un lien distant avec les activités ou opérations de navigation et de transport maritime. Le facteur clé tient à ce que l’approbation du projet dans son ensemble devait manifestement, en fait et en droit, être conforme à la réglementation, par l’APV, de l’utilisation des sols et de l’aménagement sur les terrains portuaires, y compris les terrains réservés aux activités nécessaires aux opérations portuaires.

137 Au paragraphe 71, les juges Binnie et LeBel concluent que la réglementation de l’utilisation des sols sur les terrains portuaires pour des activités « nécessaires » aux opérations portuaires et à une « entrepris[e] de services portuaires qui dépen[d] d’un accès au front de mer » n’est pas comprise dans le contenu essentiel du par. 91(10) parce qu’elle n’a pas « un caractère absolument nécessaire » aux activités de l’APV en tant qu’entreprise fédérale. J’estime que cette conclusion traduit en réalité l’importance qu’ils accordent au fait que l’immunité fédérale ne devrait pas s’appliquer à certaines utilisations du territoire (centres commerciaux, parcs, restaurants, condominiums, etc.) parce que de tels aménagements n’auraient aucun lien avec la navigation et les bâtiments ou navires. En toute déférence, comme je l’ai expliqué, je ne vois pas comment la réglementation de l’utilisation des sols sur les terrains portuaires, pour les activités « nécessaires aux opérations portuaires », ne fait pas partie du contenu essentiel de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires. Je ne vois pas non plus comment certaines utilisations des terres nécessaires à une « entrepris[e] de services portuaires qui dépen[d] d’un accès au front de mer » pourraient aussi être exclues de ce contenu essentiel, même si ces utilisations, considérées isolément, ne paraissent pas constituer des activités « liées à la navigation et aux bâtiments ou navires ». Par définition, même si de telles utilisations ne paraissent pas, à première vue, faire partie du contenu essentiel de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires, elles se veulent nécessaires aux opérations d’un port, lesquelles font partie du contenu essentiel du par. 91(10), et elles doivent s’appliquer sur les terrains portuaires, dont l’aménagement fait partie du contenu essentiel du par. 91(10). La préoccupation au sujet d’utilisations de terrains portuaires qui paraissent « non liées au secteur maritime » (par exemple, les centres commerciaux, les condominiums, les parcs, les installations industrielles) semblent provenir d’une crainte que ces utilisations, qui ne représentent qu’une source additionnelle de revenu, ne soient pas suffisamment « liées au secteur maritime » pour pouvoir s’intégrer à « [l]a navigation et [aux] bâtiments ou navires ». On pourrait prétendre que les utilisations qui ne représentent qu’une source de revenu pour l’APV ne devraient pas bénéficier de l’immunité fédérale, même si elles peuvent relever généralement de la compétence fédérale prévue au par. 91(10), de la même manière que la vente d’alcool sur les vols d’Air Canada n’a pu bénéficier d’une quelconque immunité fédérale parce qu’elle ne servait qu’à maintenir l’« avantage concurrentiel » de la compagnie aérienne. J’estime que les deux situations sont complètement différentes. L’analogie ne tient pas compte de la nature globale et intégrée de l’utilisation des sols et de l’aménagement du territoire en vertu de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. Dans Air Canada c. Ontario (Régie des alcools), [1997] 2 R.C.S. 581, la Cour a jugé que l’activité, purement économique et unique (la vente d’alcool), ne faisait pas partie du contenu essentiel de la compétence fédérale en matière d’aéronautique parce qu’elle n’avait aucun lien avec les aéroports, les compagnies aériennes ou l’aéronautique. En l’espèce, toutefois, même si la réglementation par l’APV de l’utilisation des sols et de l’aménagement sur les terrains portuaires pouvait donner lieu à certaines utilisations « purement » économiques ou commerciales des terrains visés à l’annexe C, ces utilisations se veulent néanmoins nécessaires aux opérations portuaires, et elles s’appliquent quand même sur les terrains portuaires; ces facteurs établissent l’existence d’un lien étroit avec les matières essentielles qui relèvent de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. En outre, il est irréaliste de diviser le contrôle de l’utilisation des sols en fonction de chaque utilisation envisagée. La nature générale de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires justifie une approche plus globale et plus cohérente en l’espèce, de manière à accorder l’immunité même aux activités purement économiques ou commerciales, dès lors que ces activités restent conformes à la réglementation des terrains portuaires destinés aux opérations portuaires ou aux activités nécessaires aux opérations portuaires. L’immunité protège tout de même les activités qui paraissent se situer aux confins du contenu essentiel d’une compétence fédérale, même celles dont l’objet apparent est de générer des recettes ou de permettre à l’entreprise fédérale d’obtenir un plus grand avantage concurrentiel, mais uniquement si ces activités peuvent avoir un lien avec une fonction essentielle de la compétence fédérale (en l’espèce, la réglementation de l’utilisation des sols et de l’aménagement sur les terrains portuaires, y compris les terrains destinés aux activités nécessaires aux opérations portuaires).

138 De plus, et ce qui importe davantage, je ne crois pas que c’est sous cet angle que l’examen devrait être envisagé. Les utilisations spécifiques des sols ne sont pertinentes à l’analyse de l’immunité que dans la mesure où il est possible que l’exercice légitime du pouvoir fédéral essentiel de réglementer l’utilisation des sols sur les terrains portuaires, y compris pour les activités nécessaires aux opérations portuaires, ne puisse s’en dégager. Si certaines utilisations ne devraient pas bénéficier de l’immunité fédérale, c’est parce qu’elles n’ont pas un lien suffisant avec la navigation et les bâtiments ou navires et qu’elles sont possiblement incompatibles avec le pouvoir fédéral de réglementer l’utilisation des sols pour les activités nécessaires aux opérations portuaires, donc qu’elles constituent un excès de compétence fédérale. Cela ne changerait rien au fait que la loi provinciale en question dans le présent pourvoi (le règlement municipal) touche un élément essentiel de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, parce qu’elle entrave (en s’appliquant au port de Vancouver) la réglementation de l’utilisation des sols sur les terrains portuaires, pour des activités nécessaires aux opérations portuaires, une matière « essentielle » protégée par le par. 91(10) et réservée exclusivement à une autorité fédérale — savoir l’APV.

3.2.2.2 L’effet du règlement municipal sur le contenu essentiel du par. 91(10)

139 La deuxième étape du critère de l’exclusivité des compétences applicable à la navigation et aux bâtiments ou navires consiste à déterminer si l’application du règlement municipal en l’espèce « toucherait » un élément essentiel de la compétence législative fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10) — c’est‑à‑dire, si elle toucherait le contenu essentiel de ce chef de compétence défini précédemment. Plus précisément, il faut se demander si l’application du règlement toucherait d’une manière inacceptable le pouvoir (exercé par l’APV en sa qualité d’entreprise fédérale) de réglementer l’utilisation des sols sur les terrains portuaires, y compris pour les activités nécessaires aux opérations portuaires, lequel pouvoir constitue un « élément essentiel » de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10). Comme nous l’avons vu, il faut donner au terme « touche » un sens qui représente en quelque sorte un juste milieu entre le critère peut‑être trop vague ou trop large que rend l’expression « a une incidence sur » et l’ancien critère trop restrictif fondé sur « la stérilisation » ou « l’entrave ». Sans exiger que le contenu essentiel de la compétence fédérale, ou les opérations de l’entreprise, soient complètement paralysés, l’application du règlement doit produire des effets suffisamment importants et graves pour que l’immunité puisse s’appliquer.

140 En l’espèce, j’estime qu’il faut répondre à cette question par l’affirmative. Le règlement touche certainement et considérablement la réglementation par l’APV de l’utilisation des sols et de l’aménagement des terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires en imposant un régime de zonage et un processus d’autorisation à l’égard des projets d’aménagement envisagés sur ces terrains. Cette réglementation de l’utilisation des sols et de l’aménagement dans les limites du port pour des besoins reliés à la navigation et aux bâtiments ou navires relève de l’essence même de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10). Si le règlement s’appliquait au port de Vancouver, il toucherait gravement la capacité de l’APV de réglementer l’utilisation des sols et l’aménagement du port (voir le par. 108 des motifs du juge en chef Finch sur ce point). D’un point de vue pratique, la réglementation municipale deviendrait un cauchemar étant donné que le port lui‑même s’étend à huit municipalités distinctes, qui pourraient toutes logiquement appliquer aux terrains portuaires un régime réglementaire en matière d’utilisation des sols. À l’évidence, l’application de l’un ou l’autre de ces règlements municipaux toucherait ou gênerait gravement un élément essentiel de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10) puisqu’elle toucherait la capacité de l’APV en sa qualité d’entreprise fédérale de réglementer l’utilisation des sols sur les terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires. L’idéal que représente la collaboration fédérale‑provinciale‑municipale dont parlent les juges Binnie et LeBel au par. 38 doit correspondre à des faits concrets.

141 Il faut également remarquer que même s’il s’agissait d’une situation d’« entrave », où la loi provinciale en question ne s’appliquerait qu’« indirectement » à la matière fédérale (voir Irwin Toy), cette matière bénéficierait quand même de l’immunité. Si le règlement municipal ne s’appliquait qu’indirectement à la réglementation par l’APV de l’utilisation des sols et de l’aménagement dans les limites du port, l’exercice rationnel de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10) (et, plus particulièrement, de la compétence en matière de réglementation de l’utilisation des sols et de l’aménagement des terrains portuaires par une administration fédérale) serait malgré tout impossible. L’exercice de la compétence fédérale pourrait constamment être perturbé, donc entravé, par les dispositions législatives et les mesures municipales — du fait des délais, des longs processus d’autorisation, des normes incompatibles en matière de zonage municipal et de la possibilité qu’un ensemble de règles disparates s’appliquent à un même territoire assez restreint. Ainsi, même en appliquant la version de la doctrine établie dans Irwin Toy, l’exclusivité des compétences devrait opérer en faveur de la réglementation par l’APV de l’utilisation des sols sur les terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires.

3.3 L’application du règlement municipal

142 Vu la conclusion que le règlement en question est constitutionnellement inapplicable en l’espèce en raison de l’exclusivité des compétences, il n’est ni nécessaire ni possible d’examiner s’il y a lieu de déclarer le règlement sans effet au plan constitutionnel en raison de la doctrine de la prépondérance fédérale dans la mesure où il entre en conflit avec l’art. 48 de la Loi maritime du Canada et avec le Port Land Use Management Plan adopté par l’APV en application de cette disposition législative. Comme je l’ai précisé, la doctrine de la prépondérance fédérale n’est examinée que lorsque deux lois valides et applicables se chevauchent et semblent en conflit. Ce n’est pas le cas en l’espèce, le règlement municipal étant inapplicable.

4. Conclusion

143 Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi du procureur général de la Colombie‑Britannique et de répondre comme suit aux questions constitutionnelles :

1. Le règlement de zonage et d’aménagement no 3575 de la ville de Vancouver est‑il constitutionnellement inapplicable à la propriété, dont la description cadastrale est parcelle P, bloc 17, plan LMP 47343, lot de district 184, et au port public de Burrard Inlet (la « Propriété »), détenue par l’Administration portuaire de Vancouver, du fait que la Propriété est une « propriété publique » au sens du par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867?

Réponse : Non.

2. Le règlement de zonage et d’aménagement no 3575 de la ville de Vancouver est‑il constitutionnellement inapplicable au projet d’aménagement sur la Propriété du fait que le Parlement a l’autorité législative sur « la navigation et les bâtiments ou navires » aux termes du par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867?

Réponse : Oui.

Le règlement municipal ne peut s’appliquer à la réglementation par l’APV de l’utilisation des sols sur les terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires, ce qui, en l’espèce, comprend l’approbation du projet Lafarge. Je suis donc d’avis de maintenir la décision de la Cour d’appel infirmant la décision du juge en chambre et rejetant la requête présentée par l’association des contribuables à l’encontre du projet d’aménagement.

ANNEXE

Loi maritime du Canada, L.C. 1998, ch. 10

2. (1) . . .

« bien réel fédéral » S’entend au sens de l’article 2 de la Loi sur les immeubles fédéraux et les biens réels fédéraux.

5. . . .

« port » L’ensemble des eaux navigables qui relèvent de la compétence d’une administration portuaire ainsi que les immeubles et les biens réels dont la gestion lui est confiée, qu’elle détient ou qu’elle occupe en conformité avec les lettres patentes.

7. (1) Sous réserve du paragraphe (3), les administrations portuaires ne sont mandataires de Sa Majesté du chef du Canada que dans le cadre des activités portuaires visées à l’alinéa 28(2)a).

28. . . .

(2) L’autorisation donnée à une administration portuaire d’exploiter un port est restreinte aux activités suivantes :

a) les activités portuaires liées à la navigation, au transport des passagers et des marchandises, et à la manutention et l’entreposage des marchandises, dans la mesure prévue par les lettres patentes;

b) les autres activités qui sont désignées dans les lettres patentes comme étant nécessaires aux opérations portuaires.

(3) L’administration portuaire peut exercer directement ou par l’intermédiaire d’une de ses filiales à cent pour cent les activités visées à l’alinéa (2)b); ni l’administration portuaire ni la filiale ne sont mandataires de Sa Majesté du chef du Canada dans le cadre de ces activités.

. . .

(5) L’administration portuaire ou la filiale à cent pour cent d’une administration portuaire qui conclut un contrat autrement qu’à titre de mandataire de Sa Majesté du chef du Canada, y compris un contrat visant à emprunter des fonds, doit le faire sous son propre nom et indiquer expressément dans le contrat qu’elle le conclut pour son propre compte et non à titre de mandataire de Sa Majesté.

46. (1) Sous réserve du paragraphe 45(3), une administration portuaire ne peut aliéner les immeubles fédéraux et les biens réels fédéraux dont la gestion lui est confiée;

. . .

(2) Une administration portuaire peut aliéner les immeubles et les biens réels qu’elle occupe ou détient, exception faite des immeubles fédéraux et des biens réels fédéraux, si des lettres patentes supplémentaires sont délivrées; elle peut toutefois — sans que des lettres patentes supplémentaires ne soient délivrées — consentir à leur égard des emprises routières ou des servitudes ou permis pour des droits de passage ou d’accès ou des services publics.

Lettres patentes délivrées à l’Administration portuaire de Vancouver (1999)

7.1 Activités de l’administration liées à certaines opérations portuaires. Pour exploiter le port, l’administration peut se livrer aux activités portuaires mentionnées à l’alinéa 28(2)a) de la Loi dans la mesure précisée ci‑dessous :

. . .

7.3 Activités nécessaires aux opérations portuaires. Pour exploiter le port, l’administration peut se livrer aux activités suivantes jugées nécessaires aux opérations portuaires conformément à l’alinéa 28(2)b) de la Loi :

. . .

b) acquisition ou aliénation d’immeubles autres que des immeubles fédéraux sous réserve de la délivrance de lettres patentes supplémentaires;

. . .

d) occupation ou détention d’immeubles autres que des immeubles fédéraux;

. . .

g) développement, location ou octroi ou obtention de permis visant des immeubles autres que des immeubles fédéraux en vue des activités décrites au présent article 7;

h) exécution d’activités décrites au paragraphe 7.3 sur des immeubles fédéraux décrits à l’annexe B ou dans des lettres patentes supplémentaires comme étant des immeubles fédéraux ou sur des immeubles décrits à l’annexe C ou dans des lettres patentes supplémentaires comme étant des immeubles autres que des immeubles fédéraux;

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureur de l’appelant : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

Procureurs de l’intimée Lafarge Canada Inc. : Blake, Cassels & Graydon, Vancouver.

Procureurs de l’intimée l’Administration portuaire de Vancouver : Fasken Martineau DuMoulin, Vancouver.

Procureur de l’intimée la Ville de Vancouver : Ville de Vancouver, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit constitutionnel - Partage des pouvoirs - Propriété publique - Exclusivité des compétences - Société cherchant à construire une installation intégrée de déchargement des navires et de centrale à béton sur des terrains portuaires appartenant à une entreprise fédérale - Le règlement de zonage et d’aménagement municipal est‑il inapplicable? - L’exclusivité des compétences s’applique‑t‑elle à tous les biens dont le gouvernement fédéral a la maîtrise? - Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(1A).

Droit constitutionnel - Partage des pouvoirs - Navigation et bâtiments ou navires - Exclusivité des compétences - Prépondérance fédérale - Société cherchant à construire une installation intégrée de déchargement des navires et de centrale à béton sur des terrains portuaires appartenant à une entreprise fédérale - Le règlement de zonage et d’aménagement municipal est‑il inapplicable du fait de la compétence du Parlement sur « la navigation et les bâtiments ou navires »? - La compétence en matière d’utilisation des sols que s’attribue l’entreprise fédérale fait-elle intervenir l’exclusivité des compétences? - A‑t-il été satisfait aux exigences de la doctrine de la prépondérance fédérale? - Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(10).

Droit constitutionnel - Partage des pouvoirs - Exclusivité des compétences - Portée.

Lafarge Canada Inc. souhaitait construire une installation intégrée de déchargement des navires et de centrale à béton sur un terrain situé sur le front de mer et appartenant à l’Administration portuaire de Vancouver (« APV »), une entreprise fédérale constituée en vertu de la Loi maritime du Canada de 1998. La ville de Vancouver, qui a proposé certaines modifications au projet, ainsi que l’APV, ont donné leur approbation de principe au projet, mais un groupe de contribuables s’y est opposé et a présenté à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique une requête plaidant que la ville avait refusé d’exercer sa compétence à l’égard des terrains et qu’elle aurait dû insister pour que Lafarge obtienne un permis d’aménagement municipal. L’APV a répondu qu’aucun permis municipal n’était nécessaire parce que ses terrains bénéficiaient de l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences, s’agissant d’une « propriété publique » fédérale au sens du par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867, ou parce que la gestion de ces terrains est essentielle à « l’entreprise fédérale » de l’APV relevant de la compétence fédérale en matière de « navigation et bâtiments ou navires » prévue au par. 91(10). Subsidiairement, l’APV a plaidé qu’il existait un conflit d’application qui devait, conformément à la doctrine de la prépondérance fédérale, être résolu en faveur de la compétence fédérale. Le juge en chambre a accueilli la demande des contribuables et a déclaré que l’APV n’avait pas compétence pour approuver le projet. La Cour d’appel a annulé cette décision, a conclu que les terrains de l’APV étaient une « propriété publique » au sens du par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867 et a déclaré que le règlement de zonage et d’aménagement de la ville ne s’appliquait pas aux installations projetées.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

Les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron : La présente affaire devrait être tranchée suivant la doctrine de la prépondérance fédérale et non suivant celle de l’exclusivité des compétences. Selon Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, dont les motifs sont déposés simultanément, la doctrine de l’exclusivité des compétences ne devrait généralement pas être appliquée lorsque la matière législative présente un double aspect et que les autorités, tant fédérale que provinciale, ont toutes deux un intérêt impérieux. En l’absence de mesures fédérales de contrôle de l’utilisation des sols valides et applicables à ces terrains, le fédéralisme ne commande pas un vide réglementaire, un résultat qu’entraînerait l’exclusivité des compétences. La matière en cause en l’espèce — l’aménagement des terrains du front de mer — pourrait potentiellement relever de la compétence provinciale ou fédérale, selon la propriété et l’utilisation que l’on se propose de faire du terrain. Les terrains du front de mer ne cessent pas d’être « dans la province » parce qu’ils peuvent éventuellement servir à des activités assujetties à la réglementation fédérale, mais la compétence fédérale prévaudra sur la compétence provinciale dans les cas où des lois valides, l’une fédérale et l’autre provinciale, s’appliquent à différents aspects de l’utilisation projetée et donnent lieu à un conflit d’application. [4] [37] [43]

La Loi maritime du Canada est une loi fédérale qui, en raison de son caractère véritable, se rapporte tant à la gestion d’une « propriété publique » qu’à « la navigation et les bâtiments ou navires ». Le paragraphe 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867 n’étend pas l’application de l’exclusivité des compétences à tous les biens dont le gouvernement fédéral a la maîtrise. En l’absence d’une relation de mandataire, la propriété publique doit comprendre un élément de propriété fédérale afin de bénéficier de l’immunité constitutionnelle à l’égard des règlements provinciaux relatifs à l’utilisation des sols. L’État fédéral n’a aucun intérêt propriétal sur les terrains en question. Selon les lettres patentes de l’APV, les terrains que Lafarge propose de louer de l’APV pour son projet sont décrits à l’annexe C. Aux termes de la Loi maritime du Canada, les terrains décrits à l’annexe C appartiennent à l’APV et non à l’État, et il est prévu expressément que l’APV n’est pas un mandataire de l’État pour les besoins de la gestion de ces terrains. Puisque le par. 91(1A) crée une immunité fondée sur un intérêt propriétal, les terres de l’annexe C ne sont pas la « propriété publique » de l’État fédéral et ne sont donc pas visées au par. 91(1A). L’attribution aux terres décrites à l’annexe C du statut prévu au par. 91(1A) et leur assujettissement par le fait même à un régime fédéral auquel le statut de non‑mandataire de l’État devait permettre d’échapper serait contraire à l’objectif législatif du Parlement. [48] [53] [56] [60] [72]

L’exclusivité des compétences ne s’applique pas non plus à chaque élément d’une entreprise constituée en société sous le régime d’une loi fédérale ou assujettie à la réglementation fédérale; son application est limitée aux « éléments essentiels ou vitaux » de l’entreprise. Aucune compétence fédérale n’est expressément prévue en matière de « terrains portuaires ». L’autorité législative de l’APV doit donc découler de la compétence fédérale sur « la navigation et les bâtiments ou navires » prévue au par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867. Cette autorité peut assujettir à la compétence fédérale une matière par ailleurs assujettie à la compétence provinciale si elle est « intégrée étroitement » au domaine de la navigation et des bâtiments ou navires. En l’espèce, les mesures de contrôle de l’utilisation des sols prises aux termes de la Loi maritime du Canada vont au‑delà des biens de l’État afin d’englober des utilisations « intégrées étroitement » au domaine de la navigation et des bâtiments ou navires. Leur portée couvre le projet Lafarge que la ville et l’APV envisagent depuis le début comme une installation intégrant des services de transport et de malaxage dans laquelle le transport maritime constitue un aspect dominant. Le port n’est pas une enclave fédérale. L’APV possède et loue des terrains utilisés pour diverses activités. Autoriser la construction d’une centrale à béton sur ces terrains portuaires ne relève pas des fonctions essentielles ou vitales de l’APV. En l’espèce, l’autorisation s’inscrit plutôt dans une entreprise accessoire au transport maritime. L’absence de mesures valides et applicables de réglementation fédérale de l’utilisation des sols ne placerait pas les terrains en cause dans un vide réglementaire. Les mesures provinciales de contrôle de l’utilisation des sols seraient alors applicables. Les arguments du gouvernement fédéral en faveur de l’exclusivité des compétences sont donc rejetés. [42] [65-66] [68] [72-73]

Cependant, les conditions préalables à l’application de la doctrine de la prépondérance fédérale sont respectées et la demande des contribuables devrait être rejetée pour ce motif. Premièrement, il existe un texte législatif fédéral valide et applicable, soit la Loi maritime du Canada. Le plan d’utilisation des sols comme les politiques et procédures autorisées par cette loi doivent être interprétés en fonction de l’étendue de la compétence fédérale. La compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires est la seule source de compétence fédérale reliée aux terrains affectés au projet Lafarge. L’ensemble du projet Lafarge devant être réalisé sur les terrains de l’APV décrits à l’annexe C est suffisamment « intégré » à l’installation de déchargement des navires et des barges pour que la réglementation fédérale s’applique à tous ses aspects. Deuxièmement, il existe un texte législatif provincial valide et applicable. Le règlement de zonage et d’aménagement municipal constitue l’exercice valide d’un pouvoir législatif autorisé par la province. Les mesures de contrôle de l’utilisation des sols constituent des textes législatifs d’application générale qui n’ont pas pour objet la navigation et les bâtiments ou navires. Troisièmement, les deux textes législatifs valides ne sont pas susceptibles d’application simultanée : il existe en l’espèce un conflit d’application parce qu’un juge n’aurait pas pu appliquer à la fois la loi fédérale et le règlement municipal. Le dossier confirme la présence de zones de conflit pour ce qui est de la limite de hauteur ainsi que des normes relatives au bruit et à la pollution. L’application du règlement municipal dans ces matières entraverait la réalisation de l’objectif fédéral en privant l’APV de son pouvoir de décision définitive sur la mise en œuvre d’un projet que la ville et l’APV ont toutes deux considéré comme principalement relié au transport maritime relativement à des matières qui relèvent de la compétence législative du Parlement. [75] [77-81] [85]

Le juge Bastarache : Le pourvoi doit être rejeté uniquement en appliquant comme il se doit la doctrine de l’exclusivité des compétences dans le contexte de la compétence du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires. Même si cette doctrine a été critiquée, ses opposants n’ont pas réussi à démontrer pourquoi il faudrait y renoncer. Sans elle, il n’y aurait aucun moyen d’atténuer une loi provinciale de façon à ce qu’elle devienne inapplicable à une matière fédérale tout en préservant son applicabilité aux autres matières qui ne relèvent pas de la compétence fédérale. De même, rien ne permettrait d’empêcher l’application non autorisée d’une loi provinciale par ailleurs valide à une matière fédérale dans des situations où il n’existe aucune loi fédérale incompatible. [93] [103] [107]

La doctrine de l’exclusivité des compétences porte sur la compétence : l’important est de savoir si une loi provinciale « touche » le contenu essentiel d’un chef de compétence législative fédérale. Le critère qui détermine l’exclusivité des compétences ne devrait donc pas insister sur l’activité ou sur l’exploitation précise qui est en cause et sur la question de savoir si cette activité ou utilisation échappe au règlement municipal, mais plutôt sur celle de savoir si la compétence fédérale en cause échappe à l’application de la loi provinciale. Vu l’importance accordée à la compétence plutôt qu’à la mesure, il n’est pas nécessaire qu’une mesure législative ou exécutive fédérale « occupe le champ » pour que l’immunité s’applique à un domaine de compétence législative fédérale. Le simple fait qu’une loi provinciale ou un règlement municipal « touche » un élément essentiel d’un domaine de compétence fédérale exclusive suffit à les rendre inapplicables à l’égard d’une entreprise fédérale. Il ne faut pas donner au terme « touche » un sens exigeant que le contenu essentiel de la compétence fédérale, ou les opérations de l’entreprise, soient complètement paralysés; pour que l’immunité puisse s’appliquer, l’application de la loi provinciale doit produire des effets suffisamment importants et graves. [109-110] [139]

En l’espèce, le règlement municipal est une mesure législative provinciale d’application générale valide. Son caractère véritable s’attache à la réglementation de l’utilisation des sols et de l’aménagement des terrains situés dans les limites de la ville. L’application du règlement n’empiète pas sur la compétence législative exclusive du Parlement en matière de « propriété publique » parce que les terrains en question ne constituent pas une « propriété publique » au sens du par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867 et qu’ils ne bénéficient donc pas de l’immunité réservée au domaine fédéral qui écarte l’application du règlement municipal. Puisque l’immunité au cœur du par. 91(1A) est fondée sur un intérêt propriétal, le critère pertinent pour déterminer si un terrain est une propriété publique au sens de cet article consiste à savoir si la preuve établit que l’État fédéral possède à l’égard de ce terrain un intérêt propriétal suffisant. Ainsi, lorsqu’une société d’État est propriétaire d’un terrain ou le détient à un titre autre que celui de mandataire de l’État, il faut un élément du droit de propriété de l’État fédéral afin que le terrain bénéficie de l’immunité constitutionnelle qui écarte l’application des lois et règlements provinciaux sur l’utilisation des sols. Compte tenu des faits de l’espèce, l’État n’a pas établi l’existence d’un intérêt propriétal suffisant sur les terrains pour justifier l’immunité réservée au domaine fédéral sur le fondement du par. 91(1A). Le bien‑fonds en question est décrit à l’annexe C des lettres patentes de l’APV, et il ressort nettement que le législateur a fait le choix exprès d’exclure les terrains visés à l’annexe C de la définition de terrains fédéraux et de terrains détenus par les mandataires de l’État au nom de l’État. En incluant les terrains en question dans l’annexe C, le Parlement a renoncé à tout intérêt propriétal sur ces terrains. L’APV détient les biens‑fonds en son propre nom et non pour le bénéfice de l’État. [115] [119] [123-125]

Le règlement de la ville est constitutionnellement inapplicable en raison de l’exclusivité fédérale qui s’applique au contenu essentiel de la compétence sur la navigation et des bâtiments ou navires prévue au par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867. Le contenu essentiel de la compétence prévue au par. 91(10) englobe nécessairement le pouvoir de réglementer l’utilisation des sols et l’aménagement des terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires. Cette réglementation établit le lien nécessaire avec la navigation et les bâtiments ou navires pour que l’immunité fédérale s’applique, et cette conclusion découle du fait qu’on inclut généralement les ports et les havres dans la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires et, plus précisément, du fait qu’on inclut les activités et les décisions des administrations portuaires concernant l’utilisation des sols et l’aménagement des terrains portuaires lorsqu’un lien suffisant est établi entre cette réglementation et la navigation et les bâtiments ou navires. La compétence prévue au par. 91(10) doit inclure aussi les administrations portuaires assujetties à la réglementation fédérale comme l’APV, dont la création, le rôle et le mandat font indéniablement partie du contenu essentiel de la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires, dans la mesure où l’exercice de leurs opérations et de leur rôle est nécessaire aux opérations portuaires. La décision d’appliquer ou non l’immunité fédérale ne devrait pas être fonction seulement de l’utilisation directe des parcelles de terrains portuaires en question pour des « activités portuaires » ou des activités simplement « nécessaires » aux opérations portuaires, et de la crainte que certaines utilisations entrant dans cette dernière catégorie puissent sembler dans une certaine mesure moins étroitement liées à la navigation ou aux bâtiments et navires. La réglementation de l’utilisation des sols et de l’aménagement de tous les terrains portuaires se trouve au cœur du contenu essentiel du par. 91(10). Dans la mesure où ce pouvoir de réglementation est exercé conformément aux statuts constitutifs et au mandat de l’entreprise fédérale et qu’il a pour objet les terrains portuaires au regard des activités nécessaires aux opérations portuaires (à tout le moins) ou au regard des activités strictement portuaires, le statut précis d’une parcelle de terrain portuaire donnée et l’utilisation précise que l’on veut en faire ne devraient alors pas entrer en ligne de compte. Les utilisations spécifiques des sols ne sont pertinentes à l’analyse de l’immunité que dans la mesure où il pourrait s’en dégager un exercice illégitime du pouvoir fédéral essentiel de réglementer l’utilisation des sols sur les terrains portuaires. En l’espèce, aux termes de la Loi maritime du Canada, les terrains décrits à l’annexe C ont été désignés comme étant « nécessaires aux opérations portuaires », et la décision de l’APV d’approuver le projet Lafarge sur ces terrains correspondait à un exercice valide de son pouvoir de réglementation de l’utilisation des sols sur les terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires. Même si certains des aspects du projet, considérés isolément, peuvent paraître n’avoir qu’un lien distant avec les activités ou opérations de navigation et de transport maritime, le projet reste « nécessaire » aux opérations portuaires, compte tenu de son but ultime qui est de contribuer à la compétitivité et à la viabilité commerciale du port. Étant donné que le règlement municipal touche certainement et considérablement la réglementation par l’APV de l’utilisation des sols et de l’aménagement des terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires en imposant un régime de zonage et un processus d’autorisation à l’égard des projets d’aménagement envisagés sur ces terrains, ce règlement est inapplicable puisqu’il touche un élément essentiel de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. [127] [130-131] [136] [138] [140] [142]


Parties
Demandeurs : Colombie-Britanique (Procureur général)
Défendeurs : Lafarge Canada Inc.

Références :

Jurisprudence
Citée par les juges Binnie et LeBel
Arrêt suivi : Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, [2007] 2 R.C.S. 3, 2007 CSC 22
arrêts mentionnés : SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2
ITO — International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752
Montreal (City of) c. Montreal Harbour Commissioners, [1926] 1 D.L.R. 840
Cardinal c. Procureur général de l’Alberta, [1974] R.C.S. 695
Hamilton Harbour Commissioners c. City of Hamilton (1976), 21 O.R. (2d) 459, conf. par (1978), 21 O.R. (2d) 491
Canadian Dredge & Dock Co. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 662
Greater Toronto Airports Authority c. Mississauga (City) (2000), 50 O.R. (3d) 641, autorisation d’appel refusée, [2001] 1 R.C.S. ix
Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), [1988] 1 R.C.S. 749
Reference re Industrial Relations and Disputes Investigation Act, [1955] R.C.S. 529
Construction Montcalm Inc. c. Commission du salaire minimum, [1979] 1 R.C.S. 754
Spooner Oils Ltd. c. Turner Valley Gas Conservation Board, [1933] R.C.S. 629
Greater Toronto Airports Authority c. Mississauga (City) (1999), 43 O.R. (3d) 9
Coyne c. Broddy (1887), 13 O.R. 173
R. c. Ontario Labour Relations Board, Ex parte Ontario Food Terminal Board (1963), 38 D.L.R. (2d) 530
Westeel‑Rosco Ltd. c. Board of Governors of South Saskatchewan Hospital Centre, [1977] 2 R.C.S. 238
Halifax (City of) c. Halifax Harbour Commissioners, [1935] R.C.S. 215
Nova Scotia Power Inc. c. Canada, [2004] 3 R.C.S. 53, 2004 CSC 51
R. c. Eldorado Nucléaire Ltée, [1983] 2 R.C.S. 551
Queddy River Driving Boom Co. c. Davidson (1883), 10 R.C.S. 222
Attorney‑General for Ontario c. Winner, [1954] A.C. 541
Johannesson c. Rural Municipality of West St. Paul, [1952] 1 R.C.S. 292
Re Orangeville Airport Ltd. and Town of Caledon (1976), 11 O.R. (2d) 546
Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd., [1991] 1 R.C.S. 779
Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273
Zavarovalna Skupnost Triglav c. Terrasses Jewellers Inc., [1983] 1 R.C.S. 283
Canadian Pacific Railway Co. c. Attorney‑General of British Columbia, [1948] R.C.S. 373, conf. par [1950] A.C. 122
Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161
Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, [2005] 1 R.C.S. 188, 2005 CSC 13
Law Society of British Columbia c. Mangat, [2001] 3 R.C.S. 113, 2001 CSC 67
Banque de Montréal c. Hall, [1990] 1 R.C.S. 121
Re Sturmer and Town of Beaverton (1911), 24 O.L.R. 65
M & D Farm Ltd. c. Société du crédit agricole du Manitoba, [1999] 2 R.C.S. 961.
Citée par le juge Bastarache
Arrêts mentionnés : Paul c. Colombie‑Britannique (Forest Appeals Commission), [2003] 2 R.C.S. 585, 2003 CSC 55
Commission du salaire minimum c. Bell Telephone Co. of Canada, [1966] R.C.S. 767
Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), [1988] 1 R.C.S. 749
Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927
Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161
114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), [2001] 2 R.C.S. 241, 2001 CSC 40
Hamilton Harbour Commissioners c. City of Hamilton (1976), 21 O.R. (2d) 459, conf. par (1978), 21 O.R. (2d) 491
Construction Montcalm Inc. c. Commission du salaire minimum, [1979] 1 R.C.S. 754
Greater Toronto Airports Authority c. Mississauga (City) (2000), 50 O.R. (3d) 641
Holman c. Green (1881), 6 R.C.S. 707
Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273
Reference re Waters and Water‑Powers, [1929] R.C.S. 200
Air Canada c. Ontario (Régie des alcools), [1997] 2 R.C.S. 581.
Lois et règlements cités
Loi constitutionnelle de 1867, art. 91, 91(1A), (9), (10), (11), 92, 92(8), (10), (13), (16).
Loi maritime du Canada, L.C. 1998, ch. 10, art. 2(1) « bien réel fédéral », « installations portuaires », 5 « port », 7(1), 8(2), 23(1), (2), 28(2), (3), (5), 31(3), 46(1), (2), 48.
Loi sur les immeubles fédéraux et les biens réels fédéraux, L.C. 1991, ch. 50, art. 2.
Loi sur les paiements versés en remplacement d’impôts, L.R.C. 1985, ch. M‑13.
Doctrine citée
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Braën, André. Le droit maritime au Québec. Montréal : Wilson & Lafleur, 1992.
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Elliot, Robin M. « Constitutional Law — Division of Powers — Interjurisdictional Immunity, Reading Down and Pith and Substance : Ontario Public Service Employees Union v. Attorney‑General for Ontario » (1988), 67 R. du B. can. 523.
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La Forest, Gérard V. Natural Resources and Public Property under the Canadian Constitution. Toronto : University of Toronto Press, 1969.
Leclair, Jean. « L’étendue du pouvoir constitutionnel des provinces et de l’État central en matière d’évaluation des incidences environnementales au Canada » (1995), 21 Queen’s L.J. 37.
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Proposition de citation de la décision: Colombie-Britanique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., 2007 CSC 23 (31 mai 2007)


Origine de la décision
Date de la décision : 31/05/2007
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2007 CSC 23 ?
Numéro d'affaire : 30317
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2007-05-31;2007.csc.23 ?
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