COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : S.L. c. Commission scolaire des Chênes, 2012 CSC 7
Date : 20120217
Dossier : 33678
Entre :
S.L. et D.J.
Appelants
et
Commission scolaire des Chênes et procureur général du Québec
Intimés
- et -
Christian Legal Fellowship, Association canadienne des libertés civiles,
Coalition pour la liberté en éducation, Alliance évangélique du Canada,
Regroupement Chrétien pour le droit parental en éducation, Conseil canadien
des œuvres de charité chrétiennes, Fédération des commissions scolaires
du Québec et Association canadienne des commissaires d’écoles catholiques
Intervenants
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 43)
Motifs concordants :
(par. 44 à 59)
La juge Deschamps (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell)
Le juge LeBel (avec l’accord du juge Fish)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
s.l. c. commission scolaire des chênes
S.L. et D.J. Appelants
c.
Commission scolaire des Chênes et
procureur général du Québec Intimés
et
Christian Legal Fellowship,
Association canadienne des libertés civiles,
Coalition pour la liberté en éducation,
Alliance évangélique du Canada,
Regroupement Chrétien pour le droit parental en éducation,
Conseil canadien des œuvres de charité chrétiennes,
Fédération des commissions scolaires du Québec et
Association canadienne des commissaires d’écoles catholiques Intervenants
Répertorié : S.L. c. Commission scolaire des Chênes
No du greffe : 33678.
2011 : 18 mai; 2012 : 17 février.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre des arrêts de la Cour d’appel du Québec (les juges Beauregard, Morissette et Giroux), 2010 QCCA 346 (CanLII), [2010] J.Q. no 1357 (QL), 2010 CarswellQue 1362, 2010 QCCA 348 (CanLII), [2010] J.Q. no 1355 (QL), et 2010 QCCA 349 (CanLII), [2010] J.Q. no 1356 (QL), qui ont confirmé une décision du juge Dubois, 2009 QCCS 3875, [2009] R.J.Q. 2398, [2009] J.Q. no 8619 (QL), 2009 CarswellQue 8647. Pourvoi rejeté.
Mark Phillips et Guy Pratte, pour les appelants.
Bernard Jacob, René Lapointe et Mélanie Charest, pour l’intimée la Commission scolaire des Chênes.
Benoît Boucher, Amélie Pelletier‑Desrosiers et Caroline Renaud, pour l’intimé le procureur général du Québec.
Robert E. Reynolds et Ruth Ross, pour l’intervenante Christian Legal Fellowship.
Jean‑Philippe Groleau, Guy Du Pont et Léon H. Moubayed, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Jean‑Pierre Bélisle, pour l’intervenante la Coalition pour la liberté en éducation.
Albertos Polizogopoulos, Don Hutchinson et Faye Sonier, pour l’intervenante l’Alliance évangélique du Canada.
Jean‑Yves Côté, pour l’intervenant le Regroupement Chrétien pour le droit parental en éducation.
Iain T. Benson, pour les intervenants le Conseil canadien des œuvres de charité chrétiennes et l’Association canadienne des commissaires d’écoles catholiques.
Argumentation écrite seulement par Alain Guimont, pour l’intervenante la Fédération des commissions scolaires du Québec.
Le jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell a été rendu par
La juge Deschamps —
[1] Les changements sociaux qu’a connus le Canada depuis le milieu du siècle dernier ont apporté avec eux une nouvelle philosophie sociale qui met de l’avant la reconnaissance des droits des minorités. Les développements survenus dans le domaine de l’éducation au Québec et dont il est question dans le présent pourvoi s’insèrent dans ce contexte plus vaste. Compte tenu de la diversité religieuse du Québec contemporain, l’État ne peut plus offrir dans les écoles publiques une vision sociétale fondée sur les religions historiquement dominantes.
[2] Les appelants, S.L. et D.J., sont parents d’enfants d’âge scolaire. Ils soutiennent que le refus de l’intimée, la Commission scolaire des Chênes (« Commission scolaire »), d’exempter leurs enfants du cours d’éthique et de culture religieuse (« ÉCR ») porte atteinte à leur liberté de conscience et de religion, que protègent l’al. 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte canadienne ») et l’art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12 (la « Charte québécoise »). Leurs prétentions ne peuvent être retenues. Si la sincérité de la croyance d’une personne en l’obligation de se conformer à une pratique religieuse est pertinente pour établir que son droit à la liberté de religion est en jeu, la preuve de l’atteinte à ce droit requiert, elle, la démonstration de facteurs objectifs entravant le respect de cette pratique. En l’espèce, vu les constatations de fait du juge de première instance et la preuve au dossier concernant la neutralité du programme ÉCR, je conclus que les appelants ont échoué dans cette démonstration. Il n’y a donc pas lieu de déclarer que la Commission scolaire a erré en refusant d’exempter leurs enfants du cours ÉCR. Par conséquent, je rejetterais l’appel avec dépens.
I. Faits
[3] Le 12 mai 2008, les appelants demandent à la Commission scolaire d’exempter leurs enfants du cours ÉCR. Ils invoquent l’existence d’un préjudice grave pour ceux-ci, au sens du deuxième alinéa de l’art. 222 de la Loi sur l’instruction publique, L.R.Q., ch. I-13.3.
[4] Le 20 mai 2008, la directrice du Service des ressources éducatives aux jeunes refuse les exemptions. Le 26 mai 2008, les appelants demandent la révision de cette décision au conseil des commissaires de la Commission scolaire. Le 25 juin 2008, après avoir tenu une audience au cours de laquelle les appelants font valoir leur point de vue, le conseil des commissaires confirme la décision de la directrice. Les appelants contestent alors les décisions du 20 mai et du 25 juin devant la Cour supérieure, alléguant qu’elles ont été prises sous la dictée d’un tiers, le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (« Ministère »). Ils sollicitent à la fois un jugement déclarant que le programme ÉCR porte atteinte à leur droit à la liberté de conscience et de religion ainsi qu’à celui de leurs enfants, et la révision judiciaire de la décision de la directrice et de celle du conseil des commissaires refusant leurs demandes d’exemption du cours ÉCR.
II. Décisions des juridictions inférieures
[5] Le juge Dubois de la Cour supérieure estime que les appelants n’ont pas prouvé que le programme ÉCR porte atteinte à leur liberté de conscience et de religion (2009 QCCS 3875, [2009] R.J.Q. 2398). Il conclut que le fait de présenter objectivement diverses religions à l’enfant ne place pas celui-ci « devant une situation obligatoire et coercitive » (par. 64 et 66). Il rejette la requête en jugement déclaratoire. Vu sa conclusion suivant laquelle le programme ÉCR ne porte pas atteinte à la liberté de conscience et de religion, le juge Dubois considère que la décision de la Commission scolaire refusant les exemptions est bien fondée (par. 123). Par ailleurs, à la lumière de la preuve, il juge que les décideurs de la Commission scolaire n’ont pas subi d’influence particulière du Ministère (par. 119). Par conséquent, il rejette également la demande de révision judiciaire.
[6] Le rejet de la requête en jugement déclaratoire fait l’objet d’un appel de plein droit devant la Cour d’appel. Les appelants demandent également à celle-ci la permission d’appeler du jugement refusant la requête en révision judiciaire. Le procureur général du Québec et la Commission scolaire présentent chacun une requête demandant le rejet de l’appel de plein droit. Ils contestent aussi la demande de permission d’appel. Pour les motifs qu’elle énonce dans S.L. c. Commission scolaire des Chênes, la Cour d’appel accueille les requêtes en rejet d’appel, rejette l’appel de plein droit et rejette également la requête pour permission d’appel (2010 QCCA 346 (CanLII); voir aussi 2010 QCCA 348 (CanLII) et 2010 QCCA 349 (CanLII)). Elle ne voit aucune erreur dans l’analyse du juge Dubois et, au surplus, conclut que l’appel est devenu théorique, étant donné que les deux enfants des appelants ne sont plus assujettis à l’obligation de suivre le cours ÉCR.
[7] Les parties n’ont pas formulé d’observations au sujet de la grille d’analyse qui s’applique compte tenu des choix procéduraux faits en l’espèce. Sur ce point, je me contenterai de signaler qu’il est peu utile de multiplier les procédures et que la façon dont les parties intitulent leurs procédures ne change pas la grille d’analyse applicable (Immeubles Port Louis Ltée c. Lafontaine (Village), [1991] 1 R.C.S. 326).
III. Questions en litige
[8] En premier lieu, notre Cour doit décider si le juge de première instance a commis une erreur en concluant que le refus de la Commission scolaire d’exempter les enfants des appelants du cours ÉCR ne portait pas atteinte à la liberté de conscience et de religion des appelants. Cette question exige de se demander si le juge de première instance a commis une erreur en concluant que la preuve n’avait pas été faite que le programme ÉCR lui-même portait atteinte à la liberté de religion des appelants.
[9] En second lieu, notre Cour est appelée à décider si le juge de première instance a eu tort de conclure que la décision de la Commission scolaire n’avait pas été prise sous la dictée d’un tiers et si la Cour d’appel a commis une erreur de droit en jugeant que l’appel était devenu théorique.
IV. Contexte
[10] La place de la religion dans la vie civile est source de débats publics depuis les débuts des civilisations. La dissolution progressive des liens entre l’Église et l’État au Canada s’inscrit dans un large mouvement de laïcisation des institutions publiques dans les pays occidentaux (M. H. Ogilvie, Religious Institutions and the Law in Canada (3e éd. 2010), p. 26 et 30; voir également Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village), 2004 CSC 48, [2004] 2 R.C.S. 650, par. 67-68, le juge LeBel). En effet, la neutralité religieuse est maintenant perçue par de nombreux États occidentaux comme une façon légitime d’aménager un espace de liberté dans lequel les citoyens de diverses croyances peuvent exercer leurs droits individuels (voir J. Woehrling, « La place de la religion dans les écoles publiques du Québec » (2007), 41 R.J.T. 651; D. Grimm, « Conflicts Between General Laws and Religious Norms » (2009), 30 Cardozo L. Rev. 2369).
[11] Le portrait de la situation religieuse dans notre société est un facteur incontournable dans l’adoption d’une politique de neutralité, et ce, non seulement au Québec, mais aussi ailleurs au Canada. En raison du phénomène de la mondialisation des échanges et de l’accroissement de la mobilité individuelle, la diversité des croyances religieuses a considérablement augmenté au Canada au cours des dernières décennies. En effet, le Recensement du Canada de 2001 faisait état d’environ 95 groupes religieux suffisamment importants pour être considérés comme des institutions religieuses distinctes aux fins de consignation des données. En outre, plus de 23 p. 100 des Canadiens se déclaraient de foi non chrétienne ou ne déclaraient aucune identité religieuse (Ogilvie, p. 55-56).
[12] La création du Ministère en 1964 a marqué la prise en charge par l’État québécois de l’instruction publique, domaine qui était jusque-là dominé par les communautés religieuses. Le 5 février 1964, dans la foulée du Rapport Parent (1963) qui recommandait d’augmenter les investissements publics en éducation, l’Assemblée législative adopte la Loi instituant le ministère de l’éducation et le Conseil supérieur de l’éducation, S.Q. 1963-64, ch. 15. Pendant les 30 premières années d’existence de ce ministère, le régime des écoles confessionnelles continue de prévaloir. Le 12 avril 1995, le gouvernement du Québec crée la Commission des États généraux sur l’éducation (Décret 511-95, (1995) 127 G.O.Q. II, 1960). Les membres de cette commission recommandent une vaste révision des programmes d’enseignement. En 1997, l’ajout de l’art. 93A à la Loi constitutionnelle de 1867 rend possible l’abolition au Québec des commissions scolaires confessionnelles et la réorganisation, sur une base linguistique, du réseau québécois des commissions scolaires (Modification constitutionnelle de 1997 (Québec), TR/97-141).
[13] Dans une déclaration ministérielle datée du 26 mars 1997, la ministre de l’Éducation explique l’approche que le gouvernement du Québec propose d’adopter pour permettre à l’école publique de répondre aux attentes des Québécois :
Il convient, premièrement, de gérer ces demandes dans la perspective d’une société pluraliste ouverte. La diversité du paysage socioreligieux éclate partout au Québec. L’école publique se doit donc de respecter le libre choix ou le libre refus de la religion, cela fait partie des libertés démocratiques. C’est dire que toute école doit assurer la liberté de conscience de chaque individu, fût-il seul devant la majorité, et apprendre aux jeunes à vivre dans le respect des allégeances diverses. Pour autant, l’école n’a pas à devenir réfractaire à tout propos sur la religion. Elle doit se montrer ouverte, capable d’accueillir, par delà les convictions particulières et dans un esprit critique, ce que les religions peuvent apporter en fait de culture, de morale et d’humanisme.
(Assemblée nationale, Journal des débats, 2e sess., 35e lég., 26 mars 1997, p. 5993)
[14] La ministre fait état du besoin de mener une réflexion plus poussée sur les aménagements nécessaires pour que les cours offerts aux élèves tiennent compte de la diversité religieuse :
Enfin, dans le contexte d’une société pluraliste, serait-il souhaitable que tous les élèves reçoivent une certaine formation au sujet du phénomène religieux, des cours de culture religieuse intégrant les diverses grandes traditions, des cours d’histoire des religions? J’entends soumettre ces questions à un groupe de travail dont l’avis serait référé à la commission de l’éducation de l’Assemblée nationale, qui pourrait alors entendre l’ensemble des groupes qu’intéresse cette question.
(Assemblée nationale, Journal des débats, 2e sess., 35e lég., 26 mars 1997, p. 5994)
[15] En 1999, le Groupe de travail sur la place de la religion à l’école dépose son rapport (Laïcité et religions : Perspective nouvelle pour l’école québécoise). Le groupe recommande notamment que soient donnés, dans les écoles, un enseignement culturel des religions en sus d’un enseignement moral. En 2000, le ministre de l’Éducation annonce la mise en place des aménagements requis pour répondre à la diversité des attentes morales et religieuses de la population. La même année, une première modification législative marquant le début du processus de déconfessionnalisation est adoptée (Loi modifiant diverses dispositions législatives dans le secteur de l’éducation concernant la confessionnalité, L.Q. 2000, ch. 24).
[16] En 2005, le ministre de l’Éducation publie un document d’orientation qui précise les principes sur lesquels devra être établi le programme ÉCR (La mise en place d’un programme d’éthique et de culture religieuse : Une orientation d’avenir pour tous les jeunes du Québec). Le 15 juin 2005, la Loi modifiant diverses dispositions législatives de nature confessionnelle dans le domaine de l’éducation, L.Q. 2005, ch. 20, est adoptée. Cette loi permettait notamment aux écoles de remplacer, à certaines conditions, les programmes d’enseignement moral et religieux catholique et protestant. Ainsi, le programme ÉCR a été mis en place de façon graduelle pour devenir obligatoire à compter de la rentrée scolaire 2008. En mai 2008, les appelants ont déposé leurs demandes d’exemption.
V. Principes applicables
[17] Le contexte historique, politique et social de la fin du XXe siècle, l’adoption des Chartes québécoise et canadienne et l’interprétation de la liberté de religion par les tribunaux canadiens ont joué un rôle important dans la décision de l’État québécois de demeurer neutre en matière religieuse. S’il est vrai que, à la différence de la Constitution américaine, la Charte canadienne ne limite pas explicitement l’appui que l’État peut apporter à une religion, les cours canadiennes ont néanmoins jugé que le parrainage par l’État d’une tradition religieuse est discriminatoire à l’égard des autres.
[18] Dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, notre Cour a déclaré que la Loi sur le dimanche, S.R.C. 1970, ch. L-13, qui avait pour objet reconnu de rendre obligatoire l’observance religieuse le dimanche, portait atteinte à la liberté de religion des non-chrétiens. Le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a conclu que « protéger une religion sans accorder la même protection aux autres religions a pour effet de créer une inégalité destructrice de la liberté de religion dans la société » (p. 337). Peu après, la Cour a de nouveau été saisie de la question de la neutralité de l’État dans R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713. Si, de l’avis de la majorité, le choix du dimanche comme jour de repos empiétait sensiblement sur la liberté de religion de ceux qui observent un jour de repos le samedi pour des motifs religieux, la loi était cependant justifiable en ce qu’elle constituait une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte canadienne. Une majorité des juges de la Cour estimait que l’objet de la Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail, L.R.O. 1980, ch. 453, était valide en raison de sa dimension laïque : « Le titre et le texte de la Loi, les débats de l’Assemblée législative et le Report on Sunday Observance Legislation (1970), de la Commission de réforme du droit de l’Ontario, font tous ressortir les objets d’ordre laïque qui sous-tendent la Loi » (p. 744).
[19] Dans deux arrêts importants rendus dans les années qui ont suivi, la Cour d’appel de l’Ontario insiste également sur l’importance pour l’État de demeurer neutre en matière religieuse. Dans Zylberberg c. Sudbury Board of Education (Director) (1988), 65 O.R. (2d) 641, elle a annulé à la majorité un règlement pris en vertu de la Loi sur l’éducation, L.R.O. 1980, ch. 129, qui rendait obligatoire, sous réserve d’exemptions, la récitation de prières chrétiennes dans les écoles publiques (p. 654) :
[traduction] À première vue, [le règlement] contrevient à la liberté de conscience et de religion garantie par l’al. 2a) de la Charte. [. . .] La récitation du Notre Père, prière chrétienne, et la lecture des Saintes Écritures dans la bible chrétienne imposent des pratiques chrétiennes aux élèves non chrétiens ainsi que des rites religieux à des non-croyants.
[20] Dans Canadian Civil Liberties Assn. c. Ontario (Minister of Education) (1990), 71 O.R. (2d) 341, un règlement prescrivant l’inclusion de périodes d’enseignement religieux dans le programme d’études des écoles publiques a été examiné par la Cour d’appel de l’Ontario. À l’unanimité, celle-ci a jugé que ce règlement avait pour objet et pour effet de permettre l’endoctrinement religieux, ce que la Charte canadienne n’autorise pas. Un tel endoctrinement n’a pas de lien rationnel avec l’objectif éducatif consistant à inculquer des normes morales appropriées aux élèves d’une école primaire. La Cour d’appel a fait remarquer qu’un programme qui prodiguerait un enseignement religieux et moral sans toutefois tendre à endoctriner dans une foi particulière n’enfreindrait pas la Charte canadienne (p. 344).
[21] Le développement du concept de neutralité religieuse de l’État dans la jurisprudence canadienne va de pair avec une sensibilité croissante à la composition multiculturelle du Canada et avec la protection des minorités. Déjà, dans Big M Drug Mart, le juge Dickson avait déclaré ceci : « . . . étant donné la diversité des formes que prennent la croyance et l’incroyance ainsi que les différences socio-culturelles des Canadiens, le Parlement fédéral n’a pas compétence en vertu de la Constitution pour adopter une loi privilégiant une religion au détriment d’une autre » (p. 351). De même, dans Canadian Civil Liberties Assn., la Cour d’appel de l’Ontario a jugé que le fait d’imposer une pratique religieuse de la majorité avait pour effet d’enfreindre la liberté de religion de la minorité et était incompatible avec la réalité multiculturelle de la société canadienne (par. 363).
[22] Cela dit, c’est dans l’arrêt Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47, [2004] 2 R.C.S. 551, qu’ont été posés les jalons de la définition de la liberté de religion. Le juge Iacobucci y explique qu’une personne n’a pas à démontrer que la pratique qu’elle se croit sincèrement obligée de suivre ou la croyance qu’elle fait valoir correspond à un précepte religieux reconnu par les autres adeptes. Si cette personne croit être tenue de se conformer à une pratique ou si elle fait valoir une croyance « ayant un lien avec une religion », le tribunal doit se limiter à évaluer la sincérité de cette croyance (par. 39, 43, 46 et 54).
[23] À l’étape de la preuve de l’atteinte, cependant, il ne suffit pas que la personne déclare que ses droits sont enfreints. Il lui incombe de prouver l’atteinte suivant la prépondérance des probabilités. Cette preuve peut certes prendre toutes les formes reconnues par la loi, mais elle doit néanmoins reposer sur des faits objectivement démontrables. Par exemple, dans Edwards Books, la loi obligeait les détaillants qui observaient le samedi à fermer un jour de plus que ceux qui observaient le dimanche. Dans Amselem, l’atteinte résultait d’une interdiction d’ériger toute construction sur les balcons d’un immeuble détenu en copropriété alors que les appelants croyaient que leur religion les obligeait à habiter leur propre souccah.
[24] Il s’ensuit que, dans l’examen d’une atteinte à la liberté de religion, la question n’est pas de savoir si la personne croit sincèrement qu’il y a une atteinte à sa pratique ou croyance religieuse, mais celle de savoir s’il existe une pratique ou croyance religieuse à laquelle il est porté atteinte. La partie subjective de l’analyse concerne uniquement l’établissement d’une croyance sincère ayant un lien avec la religion, incluant la croyance en une obligation de se conformer à une pratique religieuse. Comme pour tous les autres droits et libertés protégés par la Charte canadienne et la Charte québécoise, la preuve de l’atteinte requiert une analyse objective des règles, faits ou actes qui en entravent l’exercice. Décider autrement aurait pour effet de permettre à la personne de conclure elle-même à l’existence d’une atteinte à ses droits et de se substituer ainsi au tribunal dans ce rôle.
[25] Il convient de rappeler de plus les propos de la juge Wilson dans l’arrêt R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, p. 314, repris par le juge Iacobucci dans Amselem, par. 58 : l’al. 2a) de la Charte canadienne « n’oblige pas le législateur à n’entraver d’aucune manière la pratique religieuse » (soulignement omis; voir aussi Edwards Books). « La protection ultime accordée par un droit garanti par la Charte doit être mesurée par rapport aux autres droits et au regard du contexte sous-jacent dans lequel s’inscrit le conflit apparent » (Amselem, par. 62). Aucun droit n’est absolu.
VI. Application
[26] Les appelants croient sincèrement avoir l’obligation de transmettre à leurs enfants les préceptes de la religion catholique (m.a., par. 66). La sincérité de la croyance des appelants en cette pratique n’est, en l’espèce, pas contestée par les intimés. La seule question en litige consiste donc à se demander s’il y a eu ou non atteinte à la capacité des appelants de se conformer à cette pratique.
[27] Pour s’acquitter de leur fardeau à l’étape de la preuve de l’atteinte, les appelants devaient démontrer que le programme ÉCR constituait, objectivement, une entrave à leur capacité de transmettre leur foi à leurs enfants. Ce n’est pas l’approche qu’ils ont adoptée. Ils ont plutôt prétendu qu’il leur suffisait d’affirmer que le programme portait atteinte à leur droit (m.a., par. 126). Comme je l’ai expliqué ci-dessus, l’affirmation des appelants que des motifs religieux sont à l’origine de leur objection à la participation de leurs enfants au cours ÉCR ne suffit pas. C’est donc à bon droit que le juge Dubois de la Cour supérieure a rejeté cette interprétation. Il s’est exprimé ainsi : « Il n’est pas tout de dire avec sincérité qu’on est catholique pratiquant pour prétendre qu’une présentation globale de différentes religions puisse nuire à celle que l’on pratique (par. 51). »
[28] Dans leurs demandes d’exemption soumises le 12 mai 2008 à la Commission scolaire, les appelants avaient allégué que les préjudices suivants étaient susceptibles d’être causés par le cours ÉCR :
1. Perte du droit de choisir une éducation conforme à ses propres principes moraux et religieux; brimer les libertés fondamentales de religion, de conscience, d’opinion et d’expression de l’enfant et de ses parents en forçant l’enfant à suivre un cours qui ne correspond pas aux convictions religieuses et philosophiques dans lesquelles ses parents ont le droit et le devoir de l’éduquer.
2. Être mis en situation d’apprentissage par un enseignant non adéquatement formé en cette matière et qui a été dépouillé de sa liberté de conscience, parce qu’on l’oblige à effectuer cette tâche.
3. Perturber l’enfant en l’exposant trop jeune à des convictions et croyances différentes de celles privilégiées par ses parents.
4. Aborder le phénomène religieux dans le cadre d’un cours qui prétend à la « neutralité ».
5. Être exposé, dans le cadre de ce cours obligatoire, au courant philosophique mis de l’avant par l’État : le relativisme.
6. Porter atteinte à la foi de l’enfant. [d.a., vol. III, p. 499-500]
[29] L’argument principal qui ressort des motifs invoqués par les appelants dans leurs demandes d’exemption est l’existence d’une entrave au respect de l’obligation qu’ils estiment avoir, soit celle de transmettre leur foi à leurs enfants. À cet égard, la liberté de religion que les appelants font valoir est la leur, non celle des enfants. Les objections des appelants reposent sur un thème commun, à savoir que la neutralité du programme ÉCR ne serait pas réelle. Selon les appelants, le relativisme auquel seraient exposés les élèves qui suivent le cours ÉCR entraverait leur capacité de transmettre leur foi à leurs enfants. Dans la mesure où certains des griefs des appelants mettent de l’avant la liberté de religion des enfants, en évoquant la « perturbation » résultant de l’exposition à différents faits religieux, j’en traiterai au sein de mon analyse de l’atteinte alléguée à la liberté de religion des appelants.
[30] Il faut reconnaître que la recherche de la neutralité religieuse dans la sphère publique constitue un défi important pour l’État. L’auteur R. Moon a bien exprimé la difficulté que pose la mise en œuvre d’une politique législative qui serait considérée par tous comme étant neutre et respectueuse de leur liberté de religion :
[traduction] Si la laïcisation ou l’agnosticisme constitue une position, une vision du monde ou une identité culturelle équivalente à une appartenance religieuse, ses adeptes pourraient se sentir exclus ou marginalisés au sein d’un État qui appuie les pratiques religieuses, même les moins confessionnelles. Par ailleurs, il est possible que les croyants interprètent le retrait intégral de toute religion de la sphère publique comme le rejet de leur vision du monde et l’affirmation d’une perspective laïque . . .
. . .
. . . Ainsi, de manière ironique, alors que la religion se retire de plus en plus de la place publique au nom de la liberté et de l’égalité religieuses, la laïcité paraît moins neutre et plus partisane. Compte tenu de la croissance de l’agnosticisme et de l’athéisme, la neutralité religieuse dans la sphère publique est peut-être devenue impossible. Ce que certains considèrent comme le terrain neutre essentiel à la liberté de religion et de conscience constitue pour d’autres une perspective antispiritualiste partisane.
(“Government Support for Religious Practice”, dans Law and Religious Pluralism in Canada (2008), 217, p. 231.)
[31] Il faut aussi accepter que, d’un point de vue philosophique, la neutralité absolue n’existe pas. Quoi qu’il en soit, l’absolu est une notion dont s’accommode difficilement le droit. En droit administratif, par exemple, la notion d’impartialité fait appel à une évaluation qui tient compte du contexte et de l’intervention d’acteurs humains (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 47). Par ailleurs, dans l’analyse des atteintes aux droits protégés par les chartes, notre Cour a maintes fois répété qu’aucun droit n’est absolu (Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, p. 596. « Il en est ainsi parce que nous vivons dans une société où chacun doit toujours tenir compte des droits d’autrui » (Amselem, par. 61).
[32] Par conséquent, suivant une approche réaliste et non absolutiste, la neutralité de l’État est assurée lorsque celui-ci ne favorise ni ne défavorise aucune conviction religieuse; en d’autres termes, lorsqu’il respecte toutes les positions à l’égard de la religion, y compris celle de n’en avoir aucune, tout en prenant en considération les droits constitutionnels concurrents des personnes affectées.
[33] Il convient de rappeler que les critiques formulées par les appelants ne peuvent concerner la façon dont le cours a été donné à leurs enfants, puisque ces derniers ne l’ont jamais suivi. Le juge de première instance s’est limité à l’examen du programme.
[34] Le programme ÉCR comprend deux volets : une formation sur l’éthique et une formation sur la culture religieuse. Le but du programme est présenté dans le préambule commun des documents intitulés « Éthique et culture religieuse », préparés par le Ministère pour le primaire et le secondaire :
Dans ce programme, la formation en éthique vise l’approfondissement de questions éthiques permettant à l’élève de faire des choix judicieux basés sur la connaissance des valeurs et des repères présents dans la société. Elle n’a pas pour objectif de proposer ou d’imposer des règles morales, ni d’étudier de manière encyclopédique des doctrines et des systèmes philosophiques.
Pour ce qui est de la formation en culture religieuse, elle vise la compréhension de plusieurs traditions religieuses dont l’influence s’est exercée et s’exerce toujours dans notre société. Sur ce chapitre, un regard privilégié est porté sur le patrimoine religieux du Québec. L’importance historique et culturelle du catholicisme et du protestantisme y est particulièrement soulignée. Il ne s’agit ni d’accompagner la quête spirituelle des élèves, ni de présenter l’histoire des doctrines et des religions, ni de promouvoir quelque nouvelle doctrine religieuse commune destinée à remplacer les croyances particulières.
[35] Le but formel du Ministère ne paraît donc pas avoir été de transmettre une philosophie fondée sur le relativisme ou d’influencer les croyances particulières des jeunes.
[36] Sur le programme lui-même, le juge Dubois a revu la preuve documentaire, entendu les témoins et tiré les conclusions suivantes (par. 68-69) :
En regard du nouveau programme, l’école va présenter l’éventail des diverses religions et va amener les enfants à dialoguer sur la reconnaissance de soi et le bien commun. Par la suite, le travail additionnel pour la pratique religieuse revient donc aux parents et aux pasteurs de l’Église à laquelle ont adhéré les parents et les enfants.
À la lumière de toute la preuve présentée, le tribunal ne voit pas comment le cours ECR brime la liberté de conscience et de religion des demandeurs pour les enfants, alors que l’on fait une présentation globale de diverses religions sans obliger les enfants à y adhérer.
[37] Mon examen du dossier n’a révélé aucune erreur dans cette évaluation du juge de première instance. À la suite de l’adoption de sa politique de neutralité, l’État québécois ne peut établir un système d’éducation qui favoriserait ou défavoriserait une religion donnée ou une vision particulière de la religion. C’est cependant à lui qu’il appartient de choisir, à l’intérieur de son cadre constitutionnel, les programmes d’éducation. En tenant compte de ce contexte, je ne peux conclure que le fait même d’exposer les enfants à « une présentation globale de diverses religions sans [les] obliger [. . .] à y adhérer » constitue un endoctrinement des élèves qui porterait atteinte à la liberté de religion des appelants.
[38] Les appelants objectent aussi que l’exposition des enfants à différents faits religieux crée de la confusion chez ces derniers. La confusion ou le « vide » résulterait de la présentation, sur un pied d’égalité, de croyances différentes.
[39] Dans l’arrêt Chamberlain c. Surrey School District No. 36, 2002 CSC 86, [2002] 4 R.C.S. 710, la Cour a eu l’occasion de se prononcer sur les dissonances cognitives que peuvent vivre les enfants qui grandissent dans une société diversifiée. La Juge en chef y a fait les commentaires suivants (par. 65-66) :
En tant que membres d’un corps scolaire hétérogène, les enfants y sont exposés tous les jours [à certaines dissonances cognitives] dans le système d’enseignement public. À l’heure des repas, ils voient leurs camarades de classe, et peut-être aussi leurs professeurs, manger des aliments qui leur sont interdits, que ce soit en raison des restrictions religieuses de leurs parents ou d’autres croyances morales. Ils voient leurs camarades porter des vêtements dont leurs parents désapprouvent les caractéristiques ou les marques. Et ils sont également témoins, dans la cour d’école, de comportements que leurs parents désapprouvent. La dissonance cognitive qui en résulte fait simplement partie de la vie dans une société diversifiée. Elle est également inhérente au processus de croissance. C’est à la faveur de telles expériences que les enfants se rendent compte que tous ne partagent pas les mêmes valeurs.
On peut soutenir que l’exposition à certaines dissonances cognitives est nécessaire pour que les enfants apprennent ce qu’est la tolérance.
[40] Les parents qui le désirent sont libres de transmettre à leurs enfants leurs croyances personnelles. Cependant, l’exposition précoce des enfants à des réalités autres que celles qu’ils vivent dans leur environnement familial immédiat constitue un fait de la vie en société. Suggérer que le fait même d’exposer des enfants à différents faits religieux porte atteinte à la liberté de religion de ceux-ci ou de leurs parents revient à rejeter la réalité multiculturelle de la société canadienne et méconnaître les obligations de l’État québécois en matière d’éducation publique. Bien qu’une telle exposition puisse être source de frictions, elle ne constitue pas en soi une atteinte à l’al. 2a) de la Charte canadienne et à l’art. 3 de la Charte québécoise.
[41] Les appelants n’ont pas fait la preuve que le programme ÉCR portait atteinte à leur liberté de religion. Par conséquent, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en concluant que le refus de la Commission scolaire d’exempter leurs enfants du cours ÉCR ne contrevenait pas à leur droit constitutionnel.
[42] Par ailleurs, les appelants n’ont démontré aucune erreur justifiant d’écarter la conclusion du juge de première instance selon laquelle la décision de la Commission scolaire n’avait pas été prise sous la dictée d’un tiers. Pour ce qui est de la décision de la Cour d’appel rejetant le pourvoi en raison de son caractère théorique, il suffit de mentionner que la question soumise à notre Cour était importante et justifiait que celle-ci entende le pourvoi, même si les enfants des appelants n’étaient plus assujettis à l’obligation de suivre le cours ÉCR.
[43] La Cour d’appel a donc eu raison de confirmer les conclusions de la Cour supérieure. Pour les motifs qui précèdent, l’appel est rejeté avec dépens.
Les motifs des juges LeBel et Fish ont été rendus par
Le juge LeBel : —
I. Introduction
[44] Ce pourvoi soulève une fois de plus les difficultés souvent graves que provoque l’évolution des rapports entre les religions, leurs membres et la société ambiante dans laquelle ces religions coexistent. Les problèmes dont la Cour est saisie résultent de la déconfessionnalisation récente des réseaux d’enseignement public au Québec et de la mise en œuvre par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec, en 2008, d’un programme d’éthique et de culture religieuse (« programme ÉCR ») qui fait désormais partie des programmes d’enseignement obligatoires au primaire et au secondaire. La mise en application de ce programme souligne à nouveau la persistance du problème de l’établissement d’un rapport approprié entre la neutralité religieuse d’un état démocratique moderne et les convictions religieuses profondes de membres souvent minoritaires de la société québécoise. Dans ce contexte et vu les faiblesses propres au dossier particulier que notre Cour doit examiner, je conclurai comme ma collègue, la juge Deschamps, au rejet du pourvoi. Cependant, je n’entends pas pour autant confirmer définitivement la validité constitutionnelle du programme ÉCR, ni, surtout, de son application particulière dans la vie quotidienne du système d’éducation. Je ferai donc certaines observations à ce sujet dans les motifs qui suivent.
II. L’origine de la contestation et ses particularités
[45] La manière dont ce débat judiciaire s’est engagé n’a pas facilité l’examen et la solution des problèmes juridiques soulevés par les parties. Comme l’expose la juge Deschamps dans ses motifs, les appelants ont jumelé dans une même procédure deux demandes différentes. Dans la première, une demande de contrôle judiciaire, ils recherchaient l’annulation du refus de leur demande d’exemption du programme ÉCR, présentée en vertu de l’art. 222 de la Loi sur l’instruction publique, L.R.Q., ch. I-13.3 en faveur de leurs enfants. Dans la seconde, de nature déclaratoire, ils réclamaient que la Cour supérieure constate que le programme ÉCR violait leur droit constitutionnel à la protection de la liberté de conscience et de religion, ainsi que celui de leurs enfants. De plus, cette contestation a été entreprise fort peu de temps après la mise en application du nouveau programme. Cette précipitation ne permettait guère d’évaluer les effets concrets de la mise en œuvre du programme au-delà du seul cadre pédagogique qu’il établissait. Cet état de choses a affecté le contenu et la qualité de la preuve.
[46] Je ne reviendrai pas sur la demande de contrôle judiciaire proprement dite. Les constatations de faits de la Cour supérieure ne permettent pas de soutenir le moyen selon lequel la décision refusant d’exempter les enfants des appelants du programme ÉCR aurait été nulle parce qu’elle aurait été prise sous la dictée d’un tiers (2009 QCCS 3875, [2009] R.J.Q. 2398). Mes commentaires porteront seulement sur le volet déclaratoire de la demande, c’est-à-dire sur l’allégation de violation de la liberté de religion des appelants et de leurs enfants.
III. L’allégation de violation de la liberté de religion et la méthode d’analyse adoptée par la Cour supérieure
[47] Les appelants n’ont pas sollicité l’annulation du programme ÉCR. Ils ont plutôt demandé au tribunal de constater que le refus d’en exempter leurs enfants portait atteinte à la liberté de conscience et de religion que protège l’al. 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte canadienne »). Ils invoquent aussi l’art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (la « Charte québécoise »), L.R.Q., ch. C-12. Ils se définissent comme catholiques et affirment pratiquer leur religion. Selon eux, celle-ci leur impose l’obligation d’assurer la transmission de leur foi à leurs enfants. En substance, disent-ils, le caractère obligatoire du programme porterait atteinte à cette liberté de religion. D’abord, il prônerait une vision relativiste des religions. Ensuite, il exprimerait l’idée que les valeurs religieuses ne forment pas une base sûre pour prendre des décisions éthiques. Finalement, il tendrait à créer un vide moral chez les enfants en les obligeant à mettre de côté leurs valeurs religieuses lorsqu’ils discutent de questions éthiques en classe.
[48] Avec égards pour le juge de première instance, je ne suis pas convaincu qu’il ait respecté la grille d’analyse qu’a établie notre Cour, d’abord à l’occasion d’un débat sur l’application de l’art. 3 de la Charte québécoise, dans l’arrêt Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47, [2004] 2 R.C.S. 551. Deux jugements subséquents de notre Cour ont appliqué cette méthode d’analyse à des problèmes de mise en œuvre de l’al. 2a) de la Charte canadienne (Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, 2006 CSC 6, [2006] 1 R.C.S. 256, par. 34; Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, par. 32).
[49] Selon l’approche adoptée par notre Cour dans l’arrêt Amselem, le demandeur doit d’abord établir la sincérité de sa croyance dans une doctrine, une pratique ou une obligation religieuse. Dans ce domaine, le tribunal ne sonde pas les âmes ou les consciences et ne cherche pas à se transformer en théologien. Il vérifie la présence d’une croyance subjective et sincère (par. 42-43). Par la suite, il détermine si le demandeur a établi que les actes de l’État portent atteinte de manière appréciable à cette croyance (par. 58-60). Cette seconde partie de l’analyse doit conserver un caractère objectif.
[50] En l’espèce, l’allégation de violation de la liberté de religion portait sur un aspect spécifique de celle-ci, les obligations des parents à l’égard de l’éducation religieuse de leurs enfants et de la transmission de leur foi à ces derniers. Le droit des parents d’éduquer leurs enfants dans leur foi fait partie de la liberté de religion garantie par la Charte canadienne (B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, par. 105, le juge La Forest). Suivant la grille d’analyse adoptée dans l’arrêt Amselem, les appelants devaient établir la sincérité de leur croyance religieuse et l’atteinte que le programme ÉCR apporterait à cet aspect de leur liberté de religion.
[51] Dans la présente affaire, la Cour supérieure a transformé le débat en un litige sur le caractère erroné de la croyance des parents. Le premier juge a reconnu que ceux-ci étaient catholiques et qu’ils croyaient avoir l’obligation de transmettre leur foi à leurs enfants. Parvenu à cette étape, il ne s’est pas interrogé sur le contenu du programme ni sur ses effets sur la croyance alléguée. En substance, le premier juge a plutôt décidé que les parents en cause avaient tort de croire que les objectifs du programme nuisaient à l’exécution de leurs obligations religieuses envers leurs enfants. Il s’est basé principalement sur l’opinion d’un théologien cité comme expert par les intimés et sur le fait que l’Assemblée des évêques catholiques du Québec ne s’opposait pas aux objectifs du programme ÉCR.
[52] Il lui aurait fallu tenter de se pencher de manière plus concrète sur le contenu du programme et sur les conséquences que lui imputaient à tort ou à raison les appelants à l’égard de l’exécution de leurs obligations religieuses. À cette étape de l’analyse constitutionnelle, il est indéniable que le fardeau de la preuve reposait sur ces derniers. Le seul fait d’affirmer leur désaccord avec le programme et ses objectifs ne suffisait pas. Malgré sa sincérité, leur opinion selon laquelle un relativisme moral fondamental constitue la caractéristique essentielle de ce programme n’est pas suffisante pour établir une violation de la Charte canadienne ou de la Charte québécoise. On doit donc vérifier si la preuve d’une telle violation a été faite.
IV. Le problème de la preuve de la violation de la liberté de religion
[53] Nous nous heurtons ici à l’une des difficultés que pose la présente instance pour ce qui est de l’évaluation de la conformité du programme ÉCR aux obligations constitutionnelles de la province de Québec en matière de liberté de religion. D’une part, la seule perception subjective des appelants au sujet de l’impact du programme ne permet pas de conclure à une violation des deux chartes. D’autre part, la conception du programme et la teneur du cadre pédagogique et administratif ne facilitent pas l’évaluation des conséquences concrètes du programme dans la vie quotidienne au sein du réseau scolaire public du Québec. En d’autres mots, s’agit-il d’un programme qui assurera à tous les élèves une meilleure connaissance de la diversité de la société et une approche d’ouverture aux différences? Ou s’agit-il plutôt d’un instrument pédagogique destiné à sortir la religion de la tête des enfants à partir d’une approche essentiellement agnostique ou athée, qui dénie toute validité de principe aux valeurs et à l’expérience religieuses? Le programme est-il conforme à la conception de la laïcité qui s’est formée graduellement dans la jurisprudence constitutionnelle, notamment dans le domaine scolaire? La preuve au dossier ne permet pas de répondre avec confiance à ces questions.
[54] Dans sa jurisprudence, notre Cour a souligné l’importance de la neutralité du réseau scolaire public. Elle a reconnu que la nature même d’un système d’enseignement public implique la création d’occasions pour les élèves d’origines et de religions différentes de prendre connaissance de la diversité des opinions et des cultures qui existent dans notre société, même en matière religieuse. Le fait d’informer les élèves sur des visions différentes du monde ne saurait être assimilé à une violation de la liberté de religion (Chamberlain c. Surrey School District No. 36, 2002 CSC 86, [2002] 4 R.C.S. 710, par. 65-66 et 211-212). Par ailleurs, dans le régime politique canadien moderne, l’État conserve en principe une attitude de neutralité. L’État ne saurait d’ailleurs adopter des lois privées privilégiant une religion par rapport à une autre (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 351, le juge Dickson (plus tard Juge en chef)). Dans un pays divers comme le Canada, une telle attitude est devenue essentielle pour préserver la liberté constitutionnelle de croire ou de ne pas croire et celle d’exprimer ses croyances (Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village), 2004 CSC 48, [2004] 2 R.C.S. 650). Dans son système d’enseignement public, l’État n’a, en vertu des principes constitutionnels qui régissent son action, ni l’obligation de favoriser la foi religieuse, ni le droit de décourager celle‑ci. Seule cette véritable neutralité respecte sa laïcité (J. Woehrling, « Les principes régissant la place de la religion dans les écoles publiques du Québec », dans M. Jézéquel, dir., Les accommodements raisonnables : quoi, comment, jusqu’où? Des outils pour tous (2007), 215, p. 220).
[55] La preuve présentée par les appelants pour établir la violation de leur liberté de religion consiste d’abord à affirmer leur foi et leur conviction que le programme ÉCR porte atteinte à leur obligation d’enseigner et de transmettre cette foi à leurs enfants. En outre, ils ont déposé le programme en question, lequel comprend quelques centaines de pages remplissant un volume du dossier d’appel, en plus de produire un manuel scolaire destiné à l’enseignement de ce programme.
[56] Cette documentation ne permet toutefois pas de conclure, suivant les normes de la preuve civile, à une violation de la Charte canadienne ou de la Charte québécoise. Cette conclusion découle de la nature même du document administratif qu’a préparé le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec pour expliquer le contenu général du programme, ses objectifs et ses méthodes. Dans sa forme actuelle, il dit en réalité peu de chose sur le contenu concret de l’enseignement et sur l’approche qui sera effectivement adoptée par les enseignants dans leurs relations avec les élèves. Il ne détermine pas non plus le contenu des manuels ou des autres ressources pédagogiques qui seront utilisés, ni leur approche à l’égard des faits religieux ou des rapports entre les valeurs religieuses et les choix éthiques ouverts aux étudiants. Le programme est composé d’énoncés généraux, de diagrammes, de descriptions d’objectifs et de compétences à développer, ainsi que de recommandations diverses sur son application. Même après une lecture attentive, il ne permet guère d’apprécier quel effet entraînera réellement son application. Ainsi, il demeure difficile de déterminer ce que signifiera le regard privilégié que le programme devra porter sur le patrimoine religieux du Québec et sur l’importance culturelle et historique du catholicisme et du protestantisme dans cette province (d.a., vol. V, p. 710).
[57] Un manuel a été déposé, puis des experts ont disserté et témoigné de part et d’autre, en défendant ardemment des thèses contradictoires. La preuve sur les méthodes et le contenu de l’enseignement, comme sur son esprit est restée schématique. À moins de conclure que toute exposition d’un enfant à des réalités différentes de celles de son milieu familial est inadmissible en raison de la protection constitutionnelle ou quasi constitutionnelle accordée à la liberté de religion, je ne saurais conclure que les appelants ont réussi à faire la preuve de leurs prétentions.
[58] Par ailleurs, l’état de la preuve ne me permet pas non plus de conclure que le programme et sa mise en application ne pourront éventuellement porter atteinte aux droits accordés aux appelants et à des personnes placées dans la même situation. À cet égard, le seul manuel scolaire versé au dossier laisse dans une certaine mesure perplexe quant à la présentation des rapports entre le contenu religieux et le contenu éthique du programme. Par exemple, le contenu des exercices proposés à des élèves de six ans à l’occasion de la fête de Noël inviterait-il à la folklorisation d’une expérience et d’une tradition assimilées à de simples contes sur des souris ou des voisins surprenants? Ce sont des questions et des inquiétudes possibles. Le dossier soumis à notre Cour ne permet pas d’y répondre. Toutefois, il se peut que la situation juridique évolue au cours de la vie du programme ÉCR.
[59] Pour ces motifs et avec ces réserves, je rejetterais le pourvoi, sans dépens.
Pourvoi rejeté.
Procureurs des appelants : Borden Ladner Gervais, Montréal.
Procureurs de l’intimée la Commission scolaire des Chênes : Morency Société d’Avocats, Québec.
Procureurs de l’intimé le procureur général du Québec : Bernard, Roy & Associés, Montréal.
Procureur de l’intervenante Christian Legal Fellowship : Robert E. Reynolds, Montréal.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Davies Ward Phillips & Vineberg, Montréal.
Procureur de l’intervenante la Coalition pour la liberté en éducation : Jean‑Pierre Bélisle, Saint‑Joseph‑du‑Lac, Québec.
Procureurs de l’intervenante l’Alliance évangélique du Canada : Vincent Dagenais Gibson, Ottawa.
Procureurs de l’intervenant le Regroupement Chrétien pour le droit parental en éducation : Côté Avocats Inc., Saint‑Julie, Québec.
Procureurs des intervenants le Conseil canadien des œuvres de charité chrétiennes et l’Association canadienne des commissaires d’écoles catholiques : Miller Thomson, Toronto.
Procureurs de l’intervenante la Fédération des commissions scolaires du Québec : Guimont, Tremblay, avocats, Québec.