Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, 2004 CSC 47
Moïse Amselem, Gladys Bouhadana,
Antal Klein et Gabriel Fonfeder Appelants
c.
Syndicat Northcrest Intimé
et
Alliance évangélique du Canada, Église adventiste du
septième jour au Canada, World Sikh Organization of
Canada et Commission ontarienne des droits de la personne Intervenantes
et
Miguel Bernfield et Edith Jaul Mis en cause
et entre
Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada Appelante
c.
Syndicat Northcrest Intimé
et
Alliance évangélique du Canada, Église adventiste du
septième jour au Canada, World Sikh Organization of
Canada et Commission ontarienne des droits de la personne Intervenantes
et
Miguel Bernfield et Edith Jaul Mis en cause
Répertorié : Syndicat Northcrest c. Amselem
Référence neutre : 2004 CSC 47.
Nos du greffe : 29253, 29252.
2004 : 19 janvier; 2004 : 30 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel, Deschamps et Fish.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre les arrêts de la Cour d’appel du Québec, [2002] R.J.Q. 906, [2002] J.Q. no 705 (QL), et [2002] J.Q. no 707 (QL), qui ont confirmé un jugement de la Cour supérieure, [1998] R.J.Q. 1892, [1998] A.Q. no 1959 (QL). Pourvoi accueilli, les juges Bastarache, Binnie, LeBel et Deschamps sont dissidents.
Julius H. Grey, Lynne-Marie Casgrain, Elisabeth Goodwin et Jean‑Philippe Desmarais, pour les appelants Moïse Amselem, Gladys Bouhadana, Antal Klein et Gabriel Fonfeder.
David Matas et Steven G. Slimovitch, pour l’appelante la Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada.
Pierre-G. Champagne et Yves Joli-Coeur, pour l’intimé.
Dale Fedorchuk, Bradley Minuk et Dave Ryan, pour les intervenantes l’Alliance évangélique du Canada et l’Église adventiste du septième jour au Canada.
Palbinder K. Shergill, pour l’intervenante World Sikh Organization of Canada.
Prabhu Rajan, pour l’intervenante la Commission ontarienne des droits de la personne.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Iacobucci, Major, Arbour et Fish rendu par
Le juge Iacobucci —
I. Introduction
1 Un aspect important de notre démocratie constitutionnelle est le respect des minorités, parmi lesquelles on compte bien sûr les minorités religieuses : voir Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 79-81. De fait, une attitude respectueuse et tolérante à l’égard des droits et des pratiques des minorités religieuses est une des caractéristiques essentielles d’une démocratie moderne. Cependant le respect des minorités religieuses ne constitue pas un droit autonome et absolu; à l’instar des autres droits, la liberté de religion fait partie d’un ensemble d’autres droits individuels tout aussi importants. Le respect des droits des minorités doit également coexister avec des valeurs sociales qui sont au cœur de la composition et du fonctionnement d’une société libre et démocratique. Dans le présent pourvoi, la Cour est appelée à examiner l’interrelation entre certains droits fondamentaux, tant d’un point de vue conceptuel que d’un point de vue pratique.
2 Plus précisément, dans les affaires qui font l’objet du présent pourvoi les appelants revendiquent, en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., ch. C‑12 (la « Charte québécoise »), le droit d’installer une « souccah » pendant neuf jours chaque année dans l’immeuble où ils sont copropriétaires, afin de se conformer à leurs croyances religieuses. Ils ont été déboutés par les juridictions inférieures. En toute déférence, je ne peux souscrire à ces décisions et je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
3 De façon plus particulière, après avoir défini l’étendue de la liberté de religion et en quoi consiste une atteinte à ce droit, j’estime que la déclaration de copropriété porte atteinte à la liberté de religion garantie aux appelants par la Charte québécoise. Bien que l’intimé ait soulevé le droit de ses membres de jouir de leurs biens et leur droit à la sûreté de leur personne pour justifier son refus de permettre l’installation de souccahs, je conclus que l’atteinte portée à la liberté de religion des appelants est grave alors que celle causée aux droits des membres de l’intimé est minime. Par conséquent, j’estime que les appelants doivent être autorisés à installer des souccahs sur leur balcon respectif, pourvu que ces souccahs ne soient laissées là que pendant la période limitée nécessaire — en l’espèce neuf jours — , qu’elles laissent un passage suffisant comme voie d’évacuation et qu’elles respectent, autant que possible, l’esthétique générale de l’immeuble. Je conclus également que l’argument selon lequel les appelants ont renoncé à leur droit à la religion n’est pas fondé dans les circonstances, et que, en signant la déclaration de copropriété, les appelants n’ont pas implicitement accepté de ne pas installer de souccah sur leur balcon.
II. Les faits
4 Les appelants, qui sont tous des Juifs orthodoxes, détiennent en copropriété divise des appartements à « Place Northcrest », deux immeubles luxueux faisant partie du « Sanctuaire du Mont-Royal » (le « Sanctuaire »), ensemble immobilier plus vaste situé à Montréal. Moïse Amselem vit au Sanctuaire avec son épouse Gladys Bouhadana depuis 1996. Gabriel Fonfeder y habite depuis 1994 et, au moment où les procédures ont été engagées, Thomas Klein — fils de l’appelant Antal Klein — y vivait depuis 1989. Comme le précise le règlement du Sanctuaire, qui est incorporé dans la déclaration de copropriété, bien que les balcons des appartements soient des « parties communes » de l’immeuble, « l’usage exclusif » du balcon attenant à un appartement est néanmoins réservé au copropriétaire de cet appartement.
5 À la fin de septembre 1996, M. Amselem — qui résidait depuis quelques mois au Sanctuaire — a installé une « souccah » sur son balcon pour se conformer à une obligation imposée par la Bible pendant la fête religieuse juive du Souccoth. Une souccah est une petite hutte ou cabane temporaire close. Elle est faite de bois ou d’un autre matériau robuste, comme une grosse toile fixe, et son toit doit laisser entrevoir le ciel. Les Juifs, est-il admis, sont tenus d’« habiter » temporairement cette cabane pendant les neuf jours de la fête du Souccoth, qui commence chaque année dès le coucher du soleil le quinzième jour du mois de Tishri du calendrier juif. Cette fête de neuf jours, qui commence soit vers la fin septembre, soit au début d’octobre ou encore à la mi‑octobre, commémore les 40 années de pérégrinations du peuple d’Israël dans le désert, période pendant laquelle il vivait dans des abris temporaires.
6 Selon la foi juive, pour célébrer l’importance historique de cette fête et pour manifester symboliquement leur foi dans l’être divin, les Juifs ont l’obligation d’habiter dans ces souccahs tout comme l’ont fait leurs ancêtres dans le désert. Les Juifs orthodoxes observent ce commandement de la Bible en faisant de la souccah leur résidence principale pendant toute la période que dure cette fête. Ils sont tenus de prendre tous leurs repas dans la souccah; ils y célèbrent habituellement certaines cérémonies religieuses; si la température le permet, ils y dorment; enfin, ils sont à tous égards généralement tenus de faire de la souccah leur résidence principale pendant toute la durée de la fête, si leur santé et la température le permettent.
7 Du point de vue matériel, la souccah doit au minimum compter trois murs, un toit à claire-voie et respecter les dimensions prescrites, de manière à permettre aux intéressés d’observer le commandement de la Bible et de l’habiter en conformité avec les exigences de la foi juive. Alors que l’intérieur de la souccah est généralement décoré, l’extérieur n’est soumis à aucune exigence esthétique.
8 Les deux premiers et deux derniers jours du Souccoth, ainsi que les samedis durant cette période, il est normalement interdit aux Juifs orthodoxes, entre autres choses, d’allumer ou d’éteindre l’électricité, de circuler en automobile ou d’utiliser les ascenseurs. De même, tous les samedis durant ces neuf jours de fête, les Juifs orthodoxes ne peuvent transporter d’objets à l’extérieur de leur domicile en l’absence d’une enceinte symbolique appelée érouv.
9 Après l’installation par M. Amselem de sa souccah en septembre 1996, le syndicat des copropriétaires, le Syndicat Northcrest (l’« intimé » ou le « Syndicat »), a demandé le démantèlement de la souccah parce qu’elle contrevenait au règlement du Sanctuaire faisant partie de la déclaration de copropriété, qui interdit notamment d’installer des décorations sur les balcons du Sanctuaire, d’apporter des modifications à ceux-ci et d’y faire des constructions :
2.6.3 Balcons, galeries et patios — le propriétaire de chaque partie exclusive (unité de logement) de laquelle une porte conduit à un balcon, une galerie ou un patio attenant à sa partie exclusive (unité de logement) a l’usage particulier et exclusif de ce balcon, ou la partie contiguë à sa partie exclusive de cette galerie, sous réserve des règles ci-après établies :
a) pour ce qui est des galeries, elles devront être laissées libres de meubles de jardins et autres accessoires sur une largeur au moins égale aux exigences des règlements d’incendie, ces galeries constituant des sorties de secours en cas d’urgence;
b) pour ce qui est des balcons, patios et des galeries, aucun propriétaire n’aura le droit de les fermer ou de les isoler de quelque façon que ce soit ou d’y faire des constructions de quelque nature que ce soit;
. . .
et par les présentes, des servitudes perpétuelles de droit de passage en cas d’urgence (y inclus des pannes d’ascenseurs) sont créées en faveur de toutes les parties exclusives ci-dessus mentionnées (unités de logement), comme fonds dominant, contre les parties communes constituant chacune des galeries, balcons, terrasses ou patios comme fonds servants.
6.5 uniformité de la décoration dans l’édifice
Les portes d’entrée des parties exclusives (unités de logement), les fenêtres, les surfaces extérieures peintes et, en général, tous les éléments extérieurs contribuant à l’harmonie de l’ensemble, ne peuvent en aucun cas être modifiés, même s’ils font partie des parties communes limitées, sans l’autorisation écrite préalable des administrateurs ayant eux-mêmes obtenu l’approbation des copropriétaires en assemblée.
6.16 aucune décoration extérieure
L’extérieur des parties exclusives ne peut être décoré, peinturé ou modifié par les copropriétaires, de quelque façon que ce soit, sans le consentement écrit préalable des administrateurs, à moins d’une exception spécifiquement contenue dans la présente déclaration.
9.3 balcons et galeries
Sujet aux dispositions de la loi et de la présente déclaration, chaque copropriétaire ayant l’usage exclusif d’un balcon ou d’une partie de galerie attachée à sa partie exclusive (unité de logement), tel que ci-dessus prévu à l’article 2.6.3, doit conserver ce balcon et cette partie de galerie propre. L’entretien quotidien de ce balcon et de cette partie de galerie est la responsabilité exclusive du propriétaire en ayant l’usage exclusif. Toutefois, le remplacement et la réparation de ces balcons et galeries sont effectués par les administrateurs comme dépense commune excepté si une réparation à un balcon ou galerie ou son remplacement est causé par la faute ou la négligence d’un copropriétaire ou par quelqu’un dont il est légalement responsable, auquel cas les frais et déboursés de toute réparation ou remplacement sont à la charge du propriétaire en question.
De plus sous réserve des dispositions des lois et règlements d’application générale, rien ne peut être placé ou entreposé sur un balcon ou galerie, autre que du mobilier usuel d’extérieur, sans l’approbation écrite préalable des administrateurs. Les balcons et galeries ne peuvent en aucun cas être utilisés pour faire sécher de la lessive, des serviettes, etc.
Aucun balcon ou galerie ne peut être décoré, couvert, fermé ou peinturé de quelque manière que ce soit, sans le consentement écrit préalable des copropriétaires ou des administrateurs selon le cas.
Aucun des appelants n’avait lu la déclaration de copropriété avant d’acheter son appartement respectif ou d’y emménager.
10 Monsieur Fonfeder a lui aussi installé sur son balcon, en septembre 1996, une souccah, mais il n’a reçu aucun avis ni plainte.
11 L’année suivante, le 6 octobre 1997, conformément au règlement figurant dans la déclaration de copropriété, M. Amselem a demandé au Syndicat l’autorisation d’installer une souccah sur son balcon, fermant ainsi partiellement celui-ci, à l’occasion encore de la fête du Souccoth. Le Syndicat a refusé cette demande, invoquant les restrictions prévues par la déclaration de copropriété.
12 La fête approchant à grands pas, M. Amselem, de son propre chef et à titre personnel, a communiqué avec le Congrès juif canadien (qui, soit dit en passant, a mentionné qu’il n’était pas une organisation prétendant être expert de la loi juive) pour qu’il intercède auprès du Syndicat afin d’aider à trouver une solution temporaire en vue de la fête qui approchait.
13 Dans une lettre datée du 10 octobre 1997, le Syndicat a proposé de permettre à M. Amselem, ainsi qu’aux autres résidents juifs orthodoxes de l’immeuble — y compris les appelants MM. Fonfeder et Klein — , d’installer une souccah commune dans les jardins du Sanctuaire.
14 Dans leur lettre du 14 octobre 1997 adressée au Syndicat, les appelants ont exprimé leur insatisfaction quant à la mesure d’accommodement proposée par l’intimé. Ils ont expliqué pourquoi une souccah commune aurait pour effet non seulement de leur créer des difficultés excessives dans l’observance de leur religion, mais également d’aller à l’encontre de leurs croyances religieuses personnelles qui, ont-ils affirmé, requièrent qu’ils installent [traduction] « chacun leur propre souccah, sur leur propre balcon ».
15 Dans leur lettre, les appelants ont imploré le Syndicat d’accéder à leur demande et de permettre à chacun d’installer sa propre souccah, laquelle, disaient‑ils, serait construite [traduction] « de manière à ne bloquer aucune porte ni voie d’évacuation en cas d’incendie, [et] à ne compromettre d’aucune façon la sécurité ». Le Syndicat a rejeté leur demande.
16 Chaque appelant a néanmoins installé une souccah sur son balcon. À part MM. Amselem et Fonfeder en septembre 1996, les autres appelants au présent pourvoi n’avaient jamais par le passé installé de souccahs sur leur balcon au Sanctuaire. Au cours des années antérieures, ils avaient célébré la fête du Souccoth chez des parents et des amis, utilisant la souccah de leur hôte respectif.
17 Le Syndicat intimé a répliqué en sollicitant une injonction permanente qui interdirait aux appelants d’installer des souccahs et, au besoin, autoriserait la démolition des souccahs existantes. La demande a été accueillie par la Cour supérieure le 5 juin 1998.
III. Dispositions législatives pertinentes
18 Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12
1. Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne.
Il possède également la personnalité juridique.
3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.
6. Toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi.
9.1. Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien‑être général des citoyens du Québec.
La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (« C.c.Q. »)
1039. La collectivité des copropriétaires constitue, dès la publication de la déclaration de copropriété, une personne morale qui a pour objet la conservation de l’immeuble, l’entretien et l’administration des parties communes, la sauvegarde des droits afférents à l’immeuble ou à la copropriété, ainsi que toutes les opérations d’intérêt commun.
Elle prend le nom de syndicat.
1056. La déclaration de copropriété ne peut imposer aucune restriction aux droits des copropriétaires, sauf celles qui sont justifiées par la destination de l’immeuble, ses caractères ou sa situation.
1063. Chaque copropriétaire dispose de sa fraction; il use et jouit librement de sa partie privative et des parties communes, à la condition de respecter le règlement de l’immeuble et de ne porter atteinte ni aux droits des autres copropriétaires ni à la destination de l’immeuble.
IV. L’historique des procédures judiciaires
A. Cour supérieure, [1998] R.J.Q. 1892
19 Le juge Rochon a conclu, à la p. 1899, que le libellé de la déclaration de copropriété interdisait clairement aux appelants d’installer une souccah sur leur balcon respectif :
Que la souccah soit considérée comme une construction ou non, cela importe peu. Il n’est pas permis de fermer, d’isoler ou de décorer un balcon, un patio, de quelque manière que ce soit. Bref, sauf pour du mobilier usuel extérieur, le propriétaire ne peut apporter aucune modification extérieure. Il ne peut y placer quoi que ce soit. Les restrictions, lues dans leur ensemble, font voir une volonté non équivoque d’uniformité et du maintien de l’apparence extérieure de l’immeuble dans sa condition originale.
20 Il a en outre estimé que les restrictions étaient justifiées par la destination de l’immeuble, ses caractères ou sa situation, comme l’exige l’art. 1056 C.c.Q. Le juge était également convaincu que, contrairement aux prétentions des appelants, le Syndicat avait appliqué la déclaration de copropriété de manière uniforme.
21 Le juge Rochon s’est ensuite demandé si la déclaration de copropriété avait, de par ses effets, porté atteinte aux droits des appelants. Il a indiqué que, pour qu’elle porte atteinte à la liberté de religion, « la clause contractuelle attaquée doit, soit directement ou par effet préjudiciable, contraindre une personne à agir contrairement à sa conviction religieuse, soit lui interdire de poser un geste considéré obligatoire par sa religion » (p. 1905). De l’avis du juge Rochon, pour qu’une pratique soit protégée par la liberté de religion en vertu de l’art. 3 de la Charte québécoise, le demandeur doit démontrer que cette pratique est prescrite par les enseignements officiels de sa religion. Il ne suffit pas que le demandeur croie sincèrement qu’une pratique donnée est requise (p. 1907) :
[P]our pouvoir invoquer la liberté de religion, il doit exister un rapport entre le droit revendiqué dans la façon de pratiquer sa religion et le contenu obligatoire de l’enseignement religieux sur lequel le droit se fonde. La sincérité de la croyance doit reposer sur l’existence d’un précepte religieux. La façon de respecter cet enseignement peut varier de même qu’il ne doit pas nécessairement correspondre à la façon dont la majorité s’acquitte de leurs devoirs religieux. Le rite doit toutefois conserver un lien rationnel, raisonnable et direct avec l’enseignement. La façon de remplir ses devoirs religieux ne peut relever d’une conception purement subjective du pratiquant sans relation avec l’enseignement religieux portant à la fois sur la croyance et sur la façon de la manifester (rite).
22 Au terme de son examen de la preuve, s’appuyant principalement sur la déposition du témoin du Syndicat, le rabbin Barry Levy, le juge Rochon a affirmé « qu’il n’existe aucune obligation religieuse pour le juif pratiquant d’ériger sa propre souccah » et qu’« [i]l n’y a aucun commandement prescrivant l’endroit où elle doit être érigée » (p. 1909).
23 Ce faisant, le juge Rochon a expressément indiqué qu’il préférait l’opinion du témoin du Syndicat, le rabbin Levy, à celle du témoin des appelants, le rabbin Moïse Ohana, dont la déposition concernant la nature du commandement biblique aboutissait, selon lui, à une norme trop subjective.
24 En conséquence, le juge Rochon a estimé que les restrictions énoncées dans la déclaration de copropriété n’empêchaient pas les appelants de respecter leurs obligations religieuses — définies objectivement — et, partant, ne portaient pas atteinte à la liberté de religion de ceux-ci. Il a conclu de la sorte, même s’il avait jugé que M. Amselem est « le seul qui conçoit en termes d’un commandement divin l’obligation de faire une souccah sur son propre terrain » (p. 1909), obligation qui découle d’une croyance personnelle sincère fondée sur la manière dont M. Amselem interprète les versets 13 à 18 du chapitre 8 du Livre de Néhémie, dans la Bible.
25 Malgré sa conclusion selon laquelle les appelants n’avaient pas prouvé d’atteinte à leur droit à la liberté de religion, le juge Rochon s’est ensuite demandé, pour les besoins de la discussion, si une telle atteinte pouvait être justifiée au regard de l’art. 9.1 de la Charte québécoise. À son avis, toute atteinte au droit des appelants à la liberté de religion était justifiée soit par l’objectif consistant à protéger la valeur esthétique de l’immeuble, soit par celui consistant à assurer la sécurité des copropriétaires en cas d’incendie.
26 Comme les appelants n’avaient pas établi l’existence d’une atteinte à leur liberté de religion, le juge Rochon a estimé qu’il ne pouvait y avoir discrimination au sens de l’art. 10 de la Charte québécoise. Il s’est néanmoins demandé, encore une fois pour les besoins de la discussion, si, à supposer que les appelants aient apporté une preuve prima facie de discrimination, l’intimé aurait satisfait à son obligation d’accommodement. Il a conclu que l’intimé avait proposé une mesure d’accommodement raisonnable — l’installation d’une souccah commune — , alors que les appelants n’étaient disposés à aucun compromis en vue de trouver une solution acceptable.
27 Vu sa conclusion portant que le règlement contesté ne contrevenait pas à la Charte québécoise, le juge Rochon a accueilli la requête de l’intimé et prononcé une injonction permanente interdisant aux appelants d’installer des souccahs sur leur balcon respectif et, le cas échéant, leur intimant de démanteler celles qui s’y trouvaient.
B. Cour d’appel, [2002] R.J.Q. 906
28 S’exprimant au nom de la majorité, le juge Dalphond (ad hoc) s’est rangé à l’avis du juge de première instance et a conclu que, bien que les clauses contestées de la déclaration de copropriété restreignent les droits des appelants en leur interdisant d’installer des souccahs sur leurs balcons, ces restrictions étaient valides au regard de l’art. 1056 C.c.Q. Il a estimé que, en signant la déclaration de copropriété, les appelants avaient dans les faits renoncé à leur droit à la liberté de religion. De l’avis du juge Dalphond, les appelants pouvaient néanmoins tenter de démontrer que le règlement du Sanctuaire créait de la discrimination en contravention de l’art. 10 de la Charte québécoise et était en conséquence sans effet par application de l’art. 13 du même texte, disposition qui protège toute personne contre la discrimination dans un acte juridique, par exemple un contrat.
29 Suivant le raisonnement du juge Dalphond, l’application des clauses contestées produit un effet neutre, car elles touchent tous les résidents également du fait qu’elles interdisent de faire des « constructions » de quelque nature que ce soit sur les balcons. Il a en conséquence conclu que les restrictions imposées par la déclaration de copropriété ne créaient pas de distinction fondée sur la religion.
30 Le juge Dalphond a affirmé que, même s’il avait conclu à l’existence d’une distinction, celle‑ci n’aurait pas eu pour effet « de détruire ou de compromettre » le droit des appelants à la liberté de religion et, par conséquent, elle n’aurait pas constitué de la discrimination au sens de l’art. 10, puisque les appelants n’étaient pas tenus par leur religion d’avoir une souccah sur leur balcon. Le juge Dalphond a estimé que, vu l’absence de discrimination, il n’était pas nécessaire de se pencher sur l’obligation d’accommodement. Il n’a pas non plus considéré qu’il était nécessaire d’appliquer l’art. 9.1 de la Charte québécoise, cet article étant à son avis inapplicable à l’analyse fondée sur les art. 10 et 13 de la Charte québécoise. Le juge Dalphond a en conséquence rejeté l’appel, le juge Baudoin souscrivant à ses motifs.
31 Dans une opinion concourante, le juge Morin a estimé que le juge Rochon avait interprété la liberté de religion de façon indûment restrictive. Après avoir examiné le sens donné à cette liberté dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, le juge Morin a écrit ceci, au par. 32 :
Il ressort de cet arrêt que c’est la sincérité des croyances dictées à un individu par sa propre conscience qu’il importe de considérer, lorsqu’un tel individu invoque la liberté de religion pour poser un geste ou refuser de le faire. Le fait que ces croyances seraient erronées par rapport à l’enseignement officiel donné par les dirigeants de la communauté religieuse à laquelle se rattache cet individu importe peu.
32 Le juge Morin a conclu, au par. 33, que les appelants croient sincèrement qu’ils doivent installer leur propre souccah :
De fait, il ressort de la preuve que les appelants croient sincèrement, en s’appuyant notamment sur les versets 13 à 18 du chapitre 8 du Livre de Néhémie, dans la Bible, qu’ils doivent ériger leur propre souccah et y habiter pendant quelques jours durant la fête de Souccot. En vertu du principe de la liberté de religion, ils doivent normalement pouvoir poser ces gestes. Or, les dispositions de la déclaration de copropriété déjà citées les empêchent, en pratique, d’agir comme ils le souhaiteraient, en leur interdisant d’ériger une souccah sur le balcon ou la terrasse jouxtant leur unité de logement.
Il a en conséquence jugé que les clauses contestées de la déclaration de copropriété portaient atteinte à la liberté de religion des appelants, droit que leur reconnaît l’art. 3 de la Charte québécoise.
33 Ayant estimé qu’il avait été porté atteinte à la liberté de religion des appelants, le juge Morin a conclu que les clauses contestées étaient discriminatoires à l’égard de ceux-ci. Il a ensuite examiné l’obligation d’accommodement à la lumière des arrêts suivants de notre Cour : Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 (« Meiorin »), et Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie‑Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868. Appliquant les trois étapes du critère établi dans l’arrêt Meiorin, le juge Morin a considéré que (1) les restrictions avaient été établies par l’intimé dans un but rationnellement lié à l’administration de l’immeuble, conformément à l’art. 1039 C.c.Q. et que (2) les restrictions avaient été imposées sur la base d’une croyance sincère qu’elles étaient nécessaires pour lui permettre de s’acquitter de son mandat, conformément à l’art. 1056 C.c.Q. Quant à la question des contraintes excessives, le juge Morin a tenu les propos suivants au par. 64 :
Pour ma part, je ne vois aucune erreur sérieuse commise par le juge de première instance qui autoriserait notre cour à intervenir à cet égard. Au contraire, c’est l’attitude intransigeante adoptée par les appelants qui a rendu pratiquement impossible tout accommodement, ceux-ci refusant systématiquement toute proposition qui ne rencontrait pas strictement leurs exigences.
34 Le juge Morin a estimé que cette « intransigeance » des appelants avait dispensé l’intimé de toute obligation d’accommodement autre que la proposition déjà faite d’établir une souccah commune, proposition qu’il considérait raisonnable dans les circonstances. En définitive, le juge Morin était d’avis que l’intimé subirait des difficultés excessives s’il était contraint d’accommoder les appelants à tous égards. Il a donc souscrit à la décision du juge Dalphond de rejeter l’appel.
V. Les questions en litige
35 Voici, à mon avis, les questions fondamentales dont nous sommes saisis : (1) Les dispositions du règlement figurant dans la déclaration de copropriété qui prohibent généralement toute décoration ou construction sur les balcons portent‑elles atteinte à la liberté de religion garantie aux appelants par la Charte québécoise? (2) Dans l’affirmative, est-ce que le refus de l’intimé de permettre l’installation de souccahs est justifié par son argument fondé sur le droit des copropriétaires à la jouissance de leurs biens, garanti par l’art. 6 de la Charte québécoise et sur le droit de ceux-ci à la sûreté de leur personne, protégé par l’art. 1 de la Charte québécoise? (3) Les appelants ont‑ils renoncé à leur droit à la liberté de religion en signant la déclaration de copropriété?
VI. Analyse
36 À mon avis, indépendamment du contenu et de l’étendue de la liberté de religion, l’interaction des droits garantis par la Charte québécoise est régie par la structure et la teneur particulières de ce texte. Dans les motifs qui suivent, je vais d’abord analyser la liberté de religion, puis examiner brièvement la justification invoquée par l’intimé pour limiter l’exercice de cette liberté en l’espèce.
A. Liberté de religion
37 Dans l’analyse qui suit, je fais état des principes applicables lorsqu’une personne prétend qu’il a été porté atteinte à la liberté de religion que lui garantit la Charte québécoise ou la Charte canadienne des droits et libertés. À mon sens, et cela dit en toute déférence, le juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont donné à la liberté de religion une interprétation indûment restrictive.
(1) Définition de la liberté de religion
38 L’article 3 de la Charte québécoise, qui s’applique tant dans les domaines privé que public, est rédigé ainsi :
3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.
39 Pour définir la liberté de religion, il faut d’abord se demander ce que l’on entend par « religion ». Bien qu’il ne soit peut-être pas possible de définir avec précision la notion de religion, une définition générale est utile puisque seules sont protégées par la garantie relative à la liberté de religion les croyances, convictions et pratiques tirant leur source d’une religion, par opposition à celles qui soit possèdent une source séculière ou sociale, soit sont une manifestation de la conscience de l’intéressé. Une religion s’entend typiquement d’un système particulier et complet de dogmes et de pratiques. En outre, une religion comporte généralement une croyance dans l’existence d’une puissance divine, surhumaine ou dominante. Essentiellement, la religion s’entend de profondes croyances ou convictions volontaires, qui se rattachent à la foi spirituelle de l’individu et qui sont intégralement liées à la façon dont celui-ci se définit et s’épanouit spirituellement, et les pratiques de cette religion permettent à l’individu de communiquer avec l’être divin ou avec le sujet ou l’objet de cette foi spirituelle.
40 Quels sont donc le contenu et la définition du droit à la liberté de religion garanti à chaque personne par la Charte québécoise (ou la Charte canadienne)? Notre Cour applique depuis longtemps une définition extensive de la liberté de religion qui repose sur les notions de choix personnel, d’autonomie et de liberté de l’individu. C’est dans l’arrêt Big M, précité, p. 336-337 et 351, que le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a donné la première définition de la liberté de religion garantie par l’al. 2a) de la Charte canadienne, de la manière suivante :
Une société vraiment libre peut accepter une grande diversité de croyances, de goûts, de visées, de coutumes et de normes de conduite. Une société libre vise à assurer à tous l’égalité quant à la jouissance des libertés fondamentales et j’affirme cela sans m’appuyer sur l’art. 15 de la Charte. La liberté doit sûrement reposer sur le respect de la dignité et des droits inviolables de l’être humain. Le concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l’on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d’empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation. Toutefois, ce concept signifie beaucoup plus que cela.
. . . La liberté signifie que [. . .] nul ne peut être forcé d’agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience.
. . .
. . . La Charte reconnaît à tous les Canadiens le droit de déterminer, s’il y a lieu, la nature de leurs obligations religieuses. . . [Je souligne.]
41 Le juge Dickson a énoncé ainsi l’objet de la liberté de religion dans Big M, précité, p. 346 :
Vu sous cet angle, l’objet de la liberté de conscience et de religion devient évident. Les valeurs qui sous‑tendent nos traditions politiques et philosophiques exigent que chacun soit libre d’avoir et de manifester les croyances et les opinions que lui dicte sa conscience, à la condition notamment que ces manifestations ne lèsent pas ses semblables ou leur propre droit d’avoir et de manifester leurs croyances et opinions personnelles. [Je souligne.]
De même, alors devenu Juge en chef, il a dit ceci dans R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 759 :
[L]’alinéa 2a) a pour objet d’assurer que la société ne s’ingérera pas dans les croyances intimes profondes qui régissent la perception qu’on a de soi, de l’humanité, de la nature et, dans certains cas, d’un être supérieur ou différent. Ces croyances, à leur tour, régissent notre comportement et nos pratiques. [Je souligne.]
42 Cette interprétation est compatible avec une conception personnelle ou subjective de la liberté de religion. Une telle conception est intrinsèquement liée à la manière dont une personne se définit et s’épanouit et elle est fonction des notions de choix personnel et d’autonomie de l’individu, facteurs qui sous‑tendent le droit : voir, de façon générale, J. Woehrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable et l’adaptation de la société à la diversité religieuse » (1998), 43 R.D. McGill 325. D’affirmer le professeur Woehrling, à la p. 385 de cet article :
Les décisions judiciaires invoquant l’article 2(a) de la Charte canadienne ou l’article 3 de la Charte québécoise portent pratiquement toutes sur la liberté de religion; nous constaterons cependant qu’elles semblent insister davantage sur l’aspect subjectif de la sincérité personnelle du croyant que sur l’aspect objectif de la conformité des croyances en cause à une doctrine établie. [Je souligne.]
43 L’accent porte donc sur le choix personnel exercé à l’égard des croyances religieuses. À mon sens, il ne faudrait pas considérer que ces décisions et commentaires signifient que la liberté de religion protège uniquement les aspects d’une croyance ou conduite religieuse qui sont objectivement reconnus par les experts religieux comme des préceptes obligatoires d’une religion. Par conséquent, ceux qui invoquent la liberté de religion ne devraient pas être tenus d’établir la validité objective de leurs croyances en apportant la preuve que d’autres fidèles de la même religion les reconnaissent comme telles, il ne convient pas non plus que les tribunaux se livrent à cette analyse : voir, par exemple, Re Funk and Manitoba Labour Board (1976), 66 D.L.R. (3d) 35 (C.A. Man.), p. 37-38. En fait, notre Cour a maintes fois précisé que c’est la « sincérité de l[a] croyance » (Edwards Books, précité, p. 735), et non pas sa « validité », qui doit être démontrée.
44 Par exemple, dans R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, le juge La Forest, exprimant l’opinion de la minorité (mais non sur ce point), a fait les observations suivantes à la p. 295 :
Si l’on présume que ses convictions soient sincères, je serais d’accord pour dire que la School Act porte jusqu’à un certain point atteinte à la liberté de religion de l’appelant. Un tribunal n’est pas en mesure de mettre en question la validité d’une croyance religieuse, même si peu de gens partagent cette croyance. [Italiques ajoutés.]
Bien que le juge La Forest n’ait pas dit expressément qu’il suffit d’établir la sincérité de la croyance, cela ressort implicitement de ses motifs. De fait, cette position a par la suite été explicitement adoptée par notre Cour dans Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, par. 70, où le juge La Forest a conclu qu’« il n’appartient pas à notre Cour de décider quelle religion il faut professer ».
45 Aux États‑Unis, où il existe une abondante jurisprudence sur la question, la Cour suprême des États‑Unis a similairement souscrit à une définition de la liberté de religion qui est subjective, personnelle, empreinte de déférence et axée sur la sincérité de la croyance. Par exemple, dans Thomas c. Review Board of the Indiana Employment Security Division, 450 U.S. 707 (1981), la cour a jugé que, dans l’examen des garanties relatives au libre exercice de la religion prévues par le Premier amendement de la Constitution américaine, il faut tenir compte des croyances subjectives du demandeur et non de la position officielle de la religion concernée. Prononçant la décision de la Cour suprême des États‑Unis, le juge en chef Burger a dit ceci aux p. 715‑716 :
[traduction] . . . la garantie de libre exercice ne se limite pas aux croyances partagées par tous les membres d’une secte religieuse. Tout particulièrement en cette délicate matière, il n’appartient pas aux tribunaux de se demander qui, du demandeur ou de son collègue de travail, a le mieux compris les commandements de leur foi commune. Les tribunaux ne sont pas les arbitres de l’interprétation des Écritures.
Dans ce contexte, la fonction restreinte de la cour de révision consiste à décider s’il était juste de conclure que le demandeur avait cessé son travail parce qu’il croyait honnêtement que sa religion lui interdisait de l’accomplir. [Je souligne.]
Ce point de vue a été réitéré dans Frazee c. Illinois Department of Employment Security, 489 U.S. 829 (1989), p. 834, où le juge White, rédigeant l’opinion unanime de la cour, a dit ceci :
[traduction] Il ne fait aucun doute que l’appartenance à un groupe religieux organisé, surtout si celui‑ci a pour précepte l’interdiction de travailler le dimanche, facilite l’identification des croyances sincères, mais nous rejetons l’idée que, pour être admis à invoquer la protection de la clause de libre exercice, l’intéressé doit le faire parce qu’il se conforme aux commandements d’une organisation religieuse donnée. En l’espèce, le refus de Frazee était fondé sur une croyance religieuse sincère. Suivant notre jurisprudence, il était admis à invoquer la protection du Premier amendement. [Je souligne.]
46 Pour résumer, la jurisprudence de notre Cour et les principes de base de la liberté de religion étayent la thèse selon laquelle la liberté de religion s’entend de la liberté de se livrer à des pratiques et d’entretenir des croyances ayant un lien avec une religion, pratiques et croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, selon le cas, dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle, indépendamment de la question de savoir si la pratique ou la croyance est prescrite par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux.
47 Toutefois, cette liberté vise aussi des conceptions — tant objectives que personnelles — des croyances, « obligations », préceptes, « commandements », coutumes ou rituels d’ordre religieux. En conséquence, la protection de la Charte québécoise (et de la Charte canadienne) devrait s’appliquer tant aux expressions obligatoires de la foi qu’aux manifestations volontaires de celle-ci. C’est le caractère religieux ou spirituel d’un acte qui entraîne la protection, non le fait que son observance soit obligatoire ou perçue comme telle. L’examen du caractère obligatoire d’une pratique religieuse est une démarche non seulement inappropriée mais également semée d’embûches. D’ailleurs, la Cour d’appel de l’Ontario a à très juste titre formulé les observations suivantes dans R. c. Laws (1998), 165 D.L.R. (4th) 301, p. 314 :
[traduction] Rien ne permettait au juge du procès de faire une distinction entre les exigences d’une religion particulière et celles d’une pratique religieuse donnée. La liberté de religion prévue à la Charte vise certainement davantage que les doctrines obligatoires.
48 Il s’agit là d’un aspect fondamental de l’interprétation de la liberté de religion selon laquelle le demandeur qui invoque cette liberté n’est pas tenu de prouver l’existence de quelque obligation, exigence ou précepte religieux objectif. Pareille démarche serait incompatible avec les objets et principes qui sous‑tendent la liberté de religion dont a fait état le juge en chef Dickson dans les arrêts Big M et Edwards Books et qui sont axés sur le choix personnel.
49 Si on imposait à une personne l’obligation de prouver que ses pratiques religieuses reposent sur un article de foi obligatoire, laissant ainsi aux juges le soin de déterminer quels sont ces articles de foi obligatoires, les tribunaux seraient obligés de s’ingérer dans des croyances intimes profondes, d’une manière incompatible avec les principes énoncés par le juge en chef Dickson dans l’arrêt Edwards Books, précité, p. 759 :
L’alinéa 2a) a pour objet d’assurer que la société ne s’ingérera pas dans les croyances intimes profondes qui régissent la perception qu’on a de soi, de l’humanité, de la nature et, dans certains cas, d’un être supérieur ou différent. Ces croyances, à leur tour, régissent notre comportement et nos pratiques. [Je souligne.]
50 À mon avis, l’État n’est pas en mesure d’agir comme arbitre des dogmes religieux, et il ne devrait pas le devenir. Les tribunaux devraient donc éviter d’interpréter — et ce faisant de déterminer — , explicitement ou implicitement, le contenu d’une conception subjective de quelque exigence, « obligation », précepte, « commandement », coutume ou rituel d’ordre religieux. Statuer sur des différends théologiques ou religieux ou sur des questions litigieuses touchant la doctrine religieuse amènerait les tribunaux à s’empêtrer sans justification dans le domaine de la religion.
51 Cela dit, bien que les tribunaux ne soient pas qualifiés pour se prononcer sur la validité ou la véracité d’une pratique ou croyance religieuse, ou pour choisir parmi les diverses interprétations d’une croyance, ils sont qualifiés pour statuer sur la sincérité de la croyance du demandeur, lorsque cette sincérité est effectivement une question litigieuse : voir Jones, précité; Ross, précité. Toutefois, il importe de souligner qu’une croyance sincère s’entend simplement d’une croyance honnête : voir Thomas c. Review Board of the Indiana Employment Security Division, précité.
52 Selon Laurence Tribe, professeur de droit constitutionnel américain, il ressort de la jurisprudence en cette matière que l’examen de la sincérité du demandeur doit être aussi restreint que possible. Le professeur Tribe soutient que, [traduction] « compte tenu de la conception de plus en plus large de la religion au sein de notre société, les droits mêmes que protège obtensiblement la clause de libre exercice pourraient bien être menacés par tout examen de la sincérité qui ne serait pas réduit à sa plus simple expression » : L. H. Tribe, American Constitutional Law (2e éd. 1988), p. 1245-1246. Bien que cette remarque concerne le Premier amendement de la Constitution américaine, j’estime qu’elle permet également de délimiter le rôle des tribunaux dans l’interprétation de la liberté de religion garantie par la Charte québécoise (ou la Charte canadienne). De fait, dans l’appréciation de la sincérité, le tribunal doit uniquement s’assurer que la croyance religieuse invoquée est avancée de bonne foi, qu’elle n’est ni fictive ni arbitraire et qu’elle ne constitue pas un artifice. Autrement, il faudrait rien de moins qu’une inquisition religieuse pour parvenir à découvrir les convictions les plus intimes des êtres humains.
53 L’appréciation de la sincérité est une question de fait qui repose sur une liste non exhaustive de critères, notamment la crédibilité du témoignage du demandeur (voir Woehrling, loc. cit., p. 394) et la question de savoir si la croyance invoquée par le demandeur est en accord avec les autres pratiques religieuses courantes de celui-ci. Cependant il est important de souligner qu’il ne convient pas que le tribunal analyse rigoureusement les pratiques antérieures du demandeur pour décider de la sincérité de ses croyances courantes. Tout comme une personne change au fil des ans, ses croyances peuvent elles aussi changer. De par leur nature même, les croyances religieuses sont fluides et rarement statiques. Il peut fort bien arriver que le lien ou les rapports d’une personne avec le divin ou avec le sujet ou l’objet de sa foi spirituelle, ou encore sa perception de l’obligation religieuse découlant de ces rapports changent et évoluent avec le temps. Vu le caractère mouvant des croyances religieuses, l’examen par le tribunal de la sincérité de la croyance doit s’attacher non pas aux pratiques ou croyances antérieures de la personne, mais plutôt à ses croyances au moment de la prétendue atteinte à la liberté de religion.
54 Le demandeur peut présenter une preuve d’expert pour démontrer que ses croyances correspondent aux pratiques et croyances des autres disciples de sa religion. Bien qu’une telle preuve puisse être pertinente pour établir la sincérité de la croyance, elle n’est pas nécessaire. Comme l’examen ne porte pas sur la perception qu’ont les autres des obligations religieuses du demandeur, mais sur ce que ce dernier considère subjectivement comme étant ces « obligations » religieuses, il ne convient pas d’exiger qu’il produise des opinions d’expert pour établir la sincérité de sa croyance. Un « expert » ou une autorité en droit religieux ne saurait remplacer l’affirmation par l’intéressé de ses croyances religieuses. Celles‑ci ont un caractère éminemment personnel et peuvent facilement varier d’une personne à l’autre. Exiger la preuve des pratiques établies d’une religion pour apprécier la sincérité de la croyance diminue la liberté même que l’on cherche à protéger.
55 Cette interprétation de la liberté de religion permet dans les faits d’éviter que l’État et ses tribunaux ne s’ingèrent de façon indue dans les croyances religieuses. La solution inverse donnerait indubitablement lieu à des intrusions injustifiées dans les affaires religieuses des synagogues, églises, mosquées, temples et autres lieux du culte du pays et la condamnation de croyances minoritaires ou non traditionnelles à partir de jugements de valeur. Comme l’a exprimé le professeur Tribe, op. cit., p. 1244, [traduction] « une enquête envahissante de l’État dans la nature des croyances d’un demandeur mettrait en péril les valeurs fondant la liberté de religion ».
56 Par conséquent, à la première étape de l’analyse de la liberté de religion, la personne qui présente un argument fondé sur cette liberté doit démontrer (1) qu’elle possède une pratique ou une croyance qui est liée à la religion et requiert une conduite particulière, soit parce qu’elle est objectivement ou subjectivement obligatoire ou coutumière, soit parce que, subjectivement, elle crée de façon générale un lien personnel avec le divin ou avec le sujet ou l’objet de sa foi spirituelle, que cette pratique ou croyance soit ou non requise par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux; (2) que sa croyance est sincère. Ce n’est qu’une fois cette démonstration faite que la liberté de religion entre en jeu.
(2) Atteinte à la liberté de religion
57 Dès que l’intéressé a démontré, suivant les étapes que je viens de décrire, que sa liberté de religion était en jeu, le tribunal doit déterminer si l’entrave à l’exercice de ce droit est suffisante pour constituer une atteinte à la liberté de religion garantie par la Charte québécoise (ou la Charte canadienne).
58 De façon plus particulière, comme l’a indiqué la juge Wilson dans ses motifs de dissidence dans l’arrêt Jones, précité, p. 314 :
L’alinéa 2a) n’oblige pas le législateur à n’entraver d’aucune manière la pratique religieuse. L’action législative ou administrative dont l’effet sur la religion est négligeable, voire insignifiant, ne constitue pas à mon avis une violation de la liberté de religion. [Je souligne.]
L’alinéa 2a) de la Charte canadienne n’interdit que les entraves ou obstacles à une pratique religieuse qui ne sont pas négligeables. Cette position a été confirmée et adoptée par le juge en chef Dickson, qui s’exprimait pour la majorité dans Edwards Books, précité, p. 759 :
Toute entrave coercitive à l’exercice de croyances religieuses relève potentiellement de l’al. 2a).
Cela ne veut pas dire cependant que toute entrave à certaines pratiques religieuses porte atteinte à la liberté de religion garantie par la Constitution. [. . .] L’alinéa 2a) n’exige pas que les législatures éliminent tout coût, si infime soit‑il, imposé par l’État relativement à la pratique d’une religion. Autrement, la Charte offrirait une protection contre une mesure législative laïque aussi inoffensive qu’une loi fiscale qui imposerait une taxe de vente modeste sur tous les produits, y compris ceux dont on se sert pour le culte religieux. À mon avis, il n’est pas nécessaire d’invoquer l’article premier pour justifier une telle mesure législative. [. . .] La Constitution ne protège les particuliers et les groupes que dans la mesure où des croyances ou un comportement d’ordre religieux pourraient être raisonnablement ou véritablement menacés. Pour qu’un fardeau ou un coût imposé par l’État soit interdit par l’al. 2a), il doit être susceptible de porter atteinte à une croyance ou pratique religieuse. Bref, l’action législative ou administrative qui accroît le coût de la pratique ou de quelque autre manifestation des croyances religieuses n’est pas interdite si le fardeau ainsi imposé est négligeable ou insignifiant : voir à ce sujet l’arrêt R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, le juge Wilson, à la p. 314. [Je souligne.]
59 Par conséquent, le demandeur n’a qu’à démontrer que la disposition législative ou contractuelle (ou la conduite) contestée entrave d’une manière plus que négligeable ou insignifiante sa capacité d’agir en conformité avec ses croyances religieuses. Il faut maintenant déterminer ce que cela signifie.
60 À ce stade-ci, on doit généralement se contenter de dire que chaque cas doit être examiné au regard du contexte qui lui est propre pour déterminer si l’entrave est plus que négligeable ou insignifiante. Il importe toutefois de se demander ce qu’implique l’examen du contexte.
61 À cet égard, il convient de souligner qu’un acte ne devient pas inattaquable ni protégé d’office du seul fait qu’on invoque la liberté de religion. Aucun droit — y compris la liberté de religion — n’est absolu : voir notamment Big M, précité; P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141, p. 182; B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, par. 226; Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, 2001 CSC 31, par. 29. Il en est ainsi parce que nous vivons dans une société où chacun doit toujours tenir compte des droits d’autrui. Pour reprendre les propos de John Stuart Mill : [traduction] « La seule liberté digne de ce nom est de travailler à notre propre avancement à notre gré, aussi longtemps que nous ne cherchons pas à priver les autres du leur ou à entraver leurs efforts pour l’obtenir » : On Liberty and Considerations on Representative Government (1946), p. 11. Dans la réalité, il arrive souvent que les droits fondamentaux d’une personne entrent en conflit ou en opposition avec ceux d’autrui.
62 La liberté de religion, telle qu’elle a été définie plus haut, correspond bien à l’interprétation large et libérale de cette liberté garantie par la Charte québécoise et la Charte canadienne et ne devrait pas être prématurément interprétée de façon restrictive. Toutefois, notre jurisprudence n’autorise pas les gens à accomplir n’importe quel acte en son nom. Par exemple, même si une personne démontre qu’elle croit sincèrement au caractère religieux d’un acte ou qu’une pratique donnée crée subjectivement un lien véritable avec le divin ou avec le sujet ou l’objet de sa foi, et même si elle parvient à prouver l’existence d’une entrave non négligeable à cette pratique, elle doit en outre tenir compte de l’incidence de l’exercice de son droit sur ceux d’autrui. Une conduite susceptible de causer préjudice aux droits d’autrui ou d’entraver l’exercice de ces droits n’est pas automatiquement protégée. La protection ultime accordée par un droit garanti par la Charte doit être mesurée par rapport aux autres droits et au regard du contexte sous‑jacent dans lequel s’inscrit le conflit apparent.
63 De fait, à l’instar de tous les autres droits, la liberté de religion — qui peut être invoquée soit contre l’État, soit contre d’autres personnes, dans sa dimension privée, en vertu de la Charte québécoise — peut être subordonnée au respect de préoccupations sociales supérieures et, comme c’est le cas pour d’autres droits, toute entrave à l’exercice de la liberté de religion n’ouvre pas droit à action, compte tenu des restrictions à l’exercice des droits fondamentaux reconnus par la Charte québécoise.
(3) Justification invoquée pour limiter l’exercice de la liberté de religion
64 L’intimé au présent pourvoi plaide que le droit des copropriétaires à la jouissance paisible de leurs biens et à la sûreté de leur personne limite dans les circonstances l’exercice par les appelants de leur liberté de religion. Je reconnais qu’il y aurait beaucoup à dire sur la nature et l’interrelation des divers droits garantis par la Charte québécoise qui sont en jeu dans la présente affaire. Une telle analyse n’est cependant pas nécessaire pour trancher les questions en litige en l’espèce. Il en est ainsi parce que, en définitive, comme nous le verrons plus loin, j’estime qu’il a été porté une atteinte grave au droit à la liberté de religion des appelants et que, eu égard aux faits de l’espèce, les incidences sur les droits des membres de l’intimé sont tout au plus minimes et ne sauraient être considérées comme une raison valable de limiter l’exercice par les appelants de leur liberté de religion.
B. Application aux faits
(1) Liberté de religion et atteinte
a) L’installation d’une souccah individuelle
65 Comme je l’ai expliqué plus tôt, la première étape que doit franchir le demandeur pour démontrer l’atteinte à sa liberté de religion consiste à établir qu’il croit sincèrement à une pratique ou à une croyance ayant un lien avec la religion. La seconde étape consiste à démontrer que la conduite qu’il reproche à un tiers nuit d’une manière plus que négligeable à sa capacité de se conformer à cette pratique ou croyance. Au procès, se fondant principalement sur le témoignage du rabbin Levy — qu’il a estimé plus convaincant que celui du rabbin Ohana — , le juge Rochon a conclu que les clauses contestées de la déclaration de copropriété ne portaient pas atteinte au droit des appelants à la liberté de religion, puisque, selon lui, le judaïsme n’impose pas aux disciples de cette religion l’obligation d’installer leur propre souccah (p. 1909) :
Le Tribunal retient d’abord qu’il n’existe aucune obligation religieuse pour le juif pratiquant d’ériger sa propre souccah. Il n’y a aucun commandement prescrivant l’endroit où elle doit être érigée.
Le juge Rochon a en conséquence considéré que la liberté de religion n’était même pas en jeu. Bien que, dans son opinion individuelle, le juge Morin ait à juste titre conclu qu’il ne s’agissait pas de la démarche applicable à l’égard de la liberté de religion, les juges de la majorité ont pour leur part semblé souscrire au raisonnement du juge de première instance. En toute déférence, j’estime qu’ils ont eu tort.
66 De façon plus précise, la démarche retenue par le juge Rochon au procès et par le juge Dalphond pour la majorité de la Cour d’appel est incompatible avec celle qu’il convient d’appliquer en matière de liberté de religion. Premièrement, la méthode du juge de première instance était erronée en ce qu’il a à tort choisi entre deux autorités rabbiniques avançant des opinions opposées sur une question concernant la loi juive. Deuxièmement, il semble avoir fondé ses conclusions relativement à la liberté de religion uniquement sur ce qu’il estimait être des exigences objectivement obligatoires du judaïsme. Il a ainsi omis de reconnaître que, suivant la Charte québécoise (et la Charte canadienne), la personne qui invoque la liberté de religion n’a pas à démontrer que ses pratiques religieuses reposent sur une doctrine de foi obligatoire.
67 Qui plus est, je suis d’avis que le fait d’intégrer dans l’analyse relative à la liberté de religion des distinctions entre « obligation » et « coutume » ou, comme l’ont fait l’intimé et les tribunaux inférieurs, entre « obligation objective » et « obligation ou croyance subjective » constitue une mesure discutable, injustifiée et indûment restrictive. Selon moi, lorsque les tribunaux décident d’analyser une doctrine religieuse afin de statuer sur une controverse en matière de droit religieux ou lorsqu’ils tentent de définir le concept même d’« obligation » religieuse, comme l’ont censément fait les juridictions inférieures, ils s’aventurent en territoire interdit. Les tribunaux séculiers ne sont ni compétents ni qualifiés pour trancher des questions de doctrine religieuse.
68 De même, exiger que le droit invoqué repose sur une « obligation » religieuse objective ou même sur une conviction subjective sincère qu’il existe une obligation et que la pratique est requise amènerait à décider de façon arbitraire et hiérarchisante de l’existence d’une « obligation » religieuse, priverait de protection les coutumes religieuses et ne reconnaîtrait aucune valeur aux expériences religieuses non obligatoires en ne leur accordant aucune protection. Les femmes juives, par exemple, ne sont pas à proprement parler soumises à l’« obligation » imposée par la Bible d’habiter dans une souccah pendant la fête du Souccoth. Toutefois, si une femme croit néanmoins sincèrement que le fait de s’asseoir dans une souccah et d’y prendre ses repas la rapproche de son Créateur, ses croyances méritent‑elles une protection moins grande du seul fait qu’elle n’a pas d’« obligation » stricte d’accomplir ce geste? Le yarmulka juif et le turban sikh sont‑ils moins dignes d’être reconnus simplement parce que leur port pourrait découler d’une coutume religieuse plutôt que d’une obligation? Est-ce qu’un Juif, qui par ailleurs rejette peut-être personnellement la pertinence, de nos jours, de l’interprétation littérale des « obligations » ou « commandements » bibliques, devrait être empêché d’invoquer la liberté de religion, et ce bien qu’il croie sincèrement, pour une raison ou pour une autre, que le fait de s’asseoir dans une souccah le rapproche de son Dieu? Sûrement pas.
69 Au contraire, comme je l’ai dit plus tôt, quelle que soit la position exprimée par des représentants religieux et dans les textes religieux, la protection conférée par l’art. 3 de la Charte québécoise ou l’al. 2a) de la Charte canadienne, ou par ces deux dispositions, s’applique, selon le contexte, si l’intéressé démontre qu’il croit sincèrement qu’une certaine pratique ou croyance possède, suivant son expérience, une nature religieuse en ce qu’elle est objectivement prescrite par la religion, ou qu’il croit subjectivement que la religion le prescrit, ou qu’il croit sincèrement que la pratique crée un lien personnel subjectif avec l’ordre divin ou avec le sujet ou l’objet de sa foi spirituelle, dans la mesure où la pratique en question est liée à la religion.
70 Relativement à la question de la sincérité, l’intimé fait valoir que les appelants ne croient pas sincèrement que leur religion les astreint à installer leur propre souccah sur leur balcon respectif. Cela dit, le juge de première instance a conclu que, dans le cas de M. Amselem à tout le moins, celui‑ci croyait sincèrement être tenu d’installer une souccah sur sa propriété, situation qui déclenche l’application de la protection accordée par la liberté de religion conformément à la première étape de notre analyse.
71 Pour ce qui est des appelants Klein et Fonfeder, toutefois, le juge Rochon s’est fondé principalement sur leurs pratiques antérieures pour apprécier la sincérité de leur croyance et il a conclu que ces derniers considéraient l’installation de leur propre souccah comme une pratique purement facultative, situation qui faisait obstacle à l’application de leur liberté de religion. Cette conclusion pose problème pour diverses raisons. Premièrement, le juge Rochon a mal interprété l’étendue de la liberté de religion. Compte tenu de cette interprétation erronée, il est assez difficile d’évaluer la sincérité des croyances religieuses des appelants quant à l’installation de souccahs sur leur balcon respectif. Deuxièmement, je n’admets pas qu’il soit possible de conclure que les croyances religieuses courantes d’une personne ne sont pas sincères parce qu’elle a célébré une fête religieuse différemment dans le passé. Les croyances et les rites observés évoluent et changent au fil des années. Si, comme je l’ai souligné, la sincérité de la croyance au moment pertinent est le critère applicable pour s’assurer qu’une revendication est honnête et ne constitue pas un artifice, un examen rigoureux de la conduite antérieure ne saurait déterminer la sincérité de la croyance.
72 En outre, il semble, à la lumière de la définition de la liberté de religion analysée précédemment, que le juge de première instance a appliqué le mauvais critère à la preuve produite par les appelants au soutien de leurs croyances. Car, si la liberté de religion comprend non seulement les croyances ou pratiques auxquelles les fidèles croient sincèrement être tenus, mais également les croyances que l’intéressé respecte sincèrement ou les pratiques qu’il suit sincèrement en vue d’établir un lien avec l’ordre divin ou avec le sujet ou l’objet de sa foi spirituelle, le critère approprié consisterait alors à se demander si les appelants croient sincèrement que le fait d’installer leur propre souccah ou d’y habiter revêt pour eux une importance religieuse, peu importe qu’ils croient subjectivement que leur religion les astreint à installer leur propre souccah. Il en est ainsi parce qu’il s’avère difficile de qualifier la valeur de l’expérience religieuse. De par sa nature même, l’épanouissement religieux a un caractère subjectif et personnel. Il est possible que, pour certains, le fait d’installer sa propre souccah et d’y prendre ses repas revête une importance religieuse et spirituelle considérablement plus grande que le fait d’observer strictement le commandement biblique d’« habiter » dans une souccah et, en soi, cela suffirait à justifier la revendication de la protection de la liberté de religion.
73 En produisant le témoignage d’expert du rabbin Ohana, les appelants ont apporté un élément de preuve étayant leur croyance sincère que le respect du commandement d’habiter dans une souccah revêt un caractère intrinsèquement personnel. Comme l’a expliqué le rabbin Ohana, suivant la loi juive l’obligation d’« habitation » doit être observée dans une ambiance joyeuse et festive, exempte de difficultés pénibles pour le pratiquant. Des situations très pénibles, causées par exemple par une température inclémente, un froid extrême ou, en l’espèce, par l’intense désagrément découlant de l’emménagement forcé dans une souccah commune pendant les neuf jours de fête, avec toutes les répercussions que cela comporte, auraient non seulement pour effet d’empêcher le respect de l’obligation reconnue d’habiter dans une souccah mais aussi de rendre fautive et inappropriée toute observance volontaire, requérant de ce fait l’installation d’une souccah privée. À la lumière du critère que nous appliquons à l’égard de la liberté de religion, je suis d’avis qu’un tel témoignage d’expert — bien que non requis — permet certainement de conclure à la sincérité et à l’honnêteté de la croyance des appelants. En conséquence, j’estime que tous les appelants ont réussi à établir que la liberté de religion est en jeu.
74 Cependant, il ressort des principes applicables que, pour que le droit à la liberté de religion en cause ait subi une atteinte, l’entrave à son exercice doit être plus que négligeable ou insignifiante : voir Jones, précité. Il est évident que, dans le cas de M. Amselem, les clauses contestées de la déclaration de copropriété empiètent de façon importante sur son droit. En effet, si M. Amselem croit sincèrement que la religion juive l’oblige à installer sa propre souccah et à l’habiter, conclusion à laquelle le juge Rochon est lui‑même arrivé, l’interdiction qui est faite à M. Amselem de construire sa propre souccah vide de toute substance le droit reconnu à ce dernier, sans compter qu’elle entrave l’exercice de ce droit d’une manière non négligeable. La souccah commune n’est tout simplement pas une solution valable. Il y a donc nettement atteinte au droit de M. Amselem.
75 En ce qui concerne MM. Klein et Fonfeder, pour décider s’il y a atteinte à leur droit, il faut examiner la substance de leur croyance. S’ils croyaient sincèrement qu’ils devaient installer leur propre souccah, parce que cela les rapproche de l’être divin ou de leur foi, la déclaration de copropriété a alors porté à leur droit à la liberté de religion une atteinte identique à celle causée à M. Amselem. Pour décider si la liberté de religion est en jeu ou s’il y a entrave non négligeable à l’exercice de cette liberté, il n’y a aucune distinction entre le fait de croire sincèrement qu’une pratique est obligatoire ou qu’une pratique rattachée à la religion crée un lien avec l’être divin ou avec le sujet ou l’objet de la foi spirituelle de l’intéressé. Si MM. Klein et Fonfeder croyaient sincèrement qu’ils devaient installer leur propre souccah, parce que les solutions de rechange — soit imposer leur présence à des amis et à des parents, soit célébrer dans la souccah commune proposée par l’intimé — leur causeraient subjectivement d’intenses difficultés et, partant, enlèveraient de manière inacceptable à la fête son caractère joyeux, aspect essentiel à une célébration adéquate d’après leur témoin le rabbin Ohana, ils doivent alors prouver que ces autres solutions créeraient des atteintes plus que négligeables ou insignifiantes ainsi que des difficultés non négligeables.
76 À mon avis, cette preuve a été faite. Au procès, les appelants ont témoigné que l’interdiction et les solutions de rechange leur imposaient des contraintes considérables. Les appelants croient qu’ils doivent prendre tous leurs repas dans la souccah pendant toute la durée de la fête, soit neuf jours. Imposer leur présence à autrui pendant toute la durée de cette fête constitue un lourd fardeau, tout particulièrement lorsqu’il y a des enfants, comme a témoigné M. Klein.
77 Similairement, l’utilisation d’une souccah commune, comme le propose l’intimé, obligerait les appelants à transporter la nourriture et les ustensiles de leurs appartements, situés à des étages élevés, jusqu’à la souccah, et ainsi devoir traverser la propriété jusqu’aux jardins du Sanctuaire pour chaque plat à tous les repas, et ce pendant toute la durée de la fête. Puisqu’il est interdit aux Juifs orthodoxes d’utiliser les ascenseurs le jour du sabbat ainsi que les deux premiers et les deux derniers jours de la fête du Souccoth, cela reviendrait à obliger les résidents juifs orthodoxes, notamment des personnes âgées, à emprunter les nombreux escaliers durant les repas pendant une grande partie des neuf jours de fête. Qui plus est, du fait que chaque famille serait forcée de partager ses repas avec les autres résidents juifs de l’immeuble, l’utilisation d’une souccah commune empêcherait les membres d’une même famille de célébrer la fête entre eux, dans l’intimité. Ceux qui, lorsque la température le permet, choisiraient de dormir dans la souccah devraient le faire en groupe et à la belle étoile, loin de leur logis et de la sécurité qu’il leur offre. Même considérées objectivement, de telles difficultés sont substantielles et, comme le font valoir les appelants, elles ne manqueraient pas d’enlever à cette fête une partie de son caractère festif et, partant, elles constitueraient une entrave non négligeable à l’exercice de leur droit à la liberté de religion et une atteinte à ce droit.
b) Le fait d’« habiter » dans une souccah
78 Subsidiairement, il ressort très clairement du dossier que tous les appelants croient sincèrement être tenus de se conformer à l’obligation qu’impose la Bible — peut‑être pas nécessairement l’obligation de disposer de leur propre souccah — mais celle d’« habiter » dans une souccah pendant toute la durée de la fête du Souccoth, soit neuf jours. Cette conviction fait intervenir la liberté de religion. Il s’agit maintenant de déterminer à nouveau s’il a été porté atteinte au droit des appelants. Bien que le règlement du Sanctuaire n’interdise pas ouvertement aux appelants d’habiter dans une souccah — ceux-ci demeurant libres de célébrer la fête chez des parents ou dans la souccah commune proposée — , il y aura néanmoins atteinte à leurs droits, au sens de la jurisprudence de notre Cour, si les clauses contestées restreignent leur droit d’habiter dans une souccah d’une manière qui n’est pas négligeable ou insignifiante. J’estime qu’elles produisent un tel effet.
79 Les contraintes imposées aux appelants par suite de l’application des clauses contestées — qui les obligent soit à imposer leur présence à d’autres, soit à célébrer dans une souccah commune, comme le propose l’intimé — sont manifestement considérables. Empêcher les appelants d’installer leur propre souccah constitue donc dans les faits une entrave non négligeable à l’exercice de leur droit protégé d’habiter dans une souccah pendant la fête du Souccoth, que tous disent considérer sincèrement comme une exigence religieuse. En conséquence, les stipulations contestées de la déclaration de copropriété portent atteinte à la liberté de religion garantie aux appelants par l’art. 3 de la Charte québécoise.
80 Par conséquent, j’estime que tous les appelants ont démontré l’existence d’une atteinte à leur liberté de religion.
81 Comme il a été expliqué plus tôt, le refus de l’intimé d’autoriser l’installation de souccahs sur les balcons porte une atteinte grave à la liberté de religion des appelants. Il en résulte une entrave importante à la jouissance par ces derniers de leur droit à la liberté de religion. L’offre du Syndicat de permettre aux appelants d’installer une souccah commune dans les jardins du Sanctuaire ne remédie pas à cette atteinte et n’a même aucun rapport avec celle-ci.
(2) La justification invoquée à l’égard de la limitation de la liberté de religion en l’espèce
82 Aux droits des appelants, le Syndicat intimé oppose que l’installation de souccahs sur les balcons des appelants pendant les neuf jours de la fête du Souccoth porterait atteinte aux droits des copropriétaires à la jouissance paisible de leurs biens et à la sûreté de leur personne, droits garantis respectivement par les art. 6 et 1 de la Charte québécoise, et ces atteintes justifient d’interdire complètement l’installation de souccahs.
83 De façon plus précise, on a dit en l’espèce du droit des copropriétaires à la jouissance paisible des biens détenus en copropriété en général, et des balcons en tant que « parties communes » en particulier, qu’il avait pour fonction de préserver la valeur financière et esthétique de leur propriété, qui, prétendent les copropriétaires, constitue une composante du droit reconnu à toute personne par la Charte québécoise de jouir de ses biens. De même, l’intimé prétend que le droit de ses membres à la sûreté de leur personne, garanti par la Charte québécoise, est en jeu; comme les balcons du Sanctuaire servent de voies d’évacuation en cas d’incendie, toute obstruction des balcons mettrait en péril la sûreté des copropriétaires en cas d’urgence. À titre d’association de copropriétaires, le Syndicat demande au nom de ses membres que les appelants cessent d’installer des souccahs, plaidant que celles-ci influent négativement sur leur droit au maintien de la valeur esthétique et financière de l’immeuble et sur leur droit à la sûreté de leur personne dans celui-ci.
84 En dernière analyse, toutefois, je suis d’avis que les atteintes ou effets préjudiciables qui, prétend-on, seraient causés aux droits ou intérêts des membres de l’intimé dans les circonstances sont tout au plus minimes et ne sauraient raisonnablement être considérés comme ayant pour effet d’imposer des limites valides à l’exercice par les appelants de leur liberté de religion.
85 Concrètement, dans quelle mesure l’intimé subirait‑il un préjudice si les appelants étaient autorisés à installer une souccah pendant 9 des 365 jours que compte une année? La preuve dont nous disposons n’apporte pas de réponse satisfaisante. L’intimé n’a tout simplement pas produit suffisamment d’éléments de preuve pour nous permettre de conclure que le fait d’autoriser les appelants à construire de telles souccahs temporaires ferait baisser la valeur des appartements ou de la propriété dans son ensemble. Même si je considérais la possibilité que l’immeuble se déprécie si on permettait à un nombre important de copropriétaires d’installer une souccah sur leur balcon respectif pendant une longue période au cours de l’année, toute baisse de valeur occasionnée par la présence d’un petit nombre de souccahs pendant neuf jours dans l’année serait assurément minime. En l’espèce, par conséquent, l’exercice par les appelants de leur liberté de religion — exercice qui, ai-je avancé, subirait une atteinte substantielle — l’emporterait sur les inquiétudes non étayées des copropriétaires concernant la perte de valeur de la propriété.
86 De même, il est impossible de concilier le fait de protéger la jouissance par les copropriétaires de leur bien en préservant l’apparence esthétique des balcons et en rehaussant ainsi l’harmonie externe de l’immeuble avec l’interdiction totale frappant l’exercice par les appelants de leur liberté de religion. Bien que les copropriétaires puissent préférer vivre dans un immeuble présentant toute l’année une apparence extérieure uniforme et harmonieuse, la contrariété que pourrait causer l’installation de quelques souccahs pendant neuf jours chaque année serait sans doute bien insignifiante.
87 Dans un pays multiethnique et multiculturel comme le nôtre, qui souligne et fait connaître ses réalisations en matière de respect de la diversité culturelle et des droits de la personne, ainsi qu’en matière de promotion de la tolérance envers les minorités religieuses et culturelles — et qui constitue de bien des manières un exemple pour d’autres sociétés — , l’argument de l’intimé selon lequel le fait que de négligeables intérêts d’ordre esthétique subissant une atteinte minime devraient l’emporter sur l’exercice de la liberté de religion des appelants est inacceptable. De fait, la tolérance mutuelle constitue l’une des pierres d’assise de toute société démocratique. Vivre au sein d’une communauté qui s’efforce de maximiser l’étendue des droits de la personne requiert immanquablement l’ouverture aux droits d’autrui et la reconnaissance de ces droits. À cet égard, je dois dire que le fait de qualifier d’« intransigeance » le fait pour une personne d’observer strictement ses croyances religieuses, comme l’a fait le juge Morin au par. 64, ne contribue pas à l’élaboration d’une solution éclairée au litige dont nous sommes saisis.
88 Enfin, l’intimé affirme que l’interdiction faite aux appelants d’installer des souccahs sur leur balcon respectif — balcon dont une partie est assujettie par le règlement à une servitude de passage aux fins d’évacuation en cas d’urgence — permet de faire en sorte que les balcons demeurent dégagés et utilisables comme voies d’évacuation en cas d’incendie, et qu’en ce sens elle tend à protéger le droit des copropriétaires à la sûreté de leur personne que leur garantit l’article premier de la Charte québécoise. J’estime moi aussi que, si l’existence d’inquiétudes touchant à la sécurité était solidement établie, elle devrait être prise en compte dans l’appréciation du bien‑fondé de toute limite imposée à l’exercice par les appelants de leur liberté de religion.
89 Cependant, dans leur lettre du 14 octobre 1997 à l’intimé, les appelants ont dissipé toute inquiétude à cet égard en offrant tous d’installer leur souccah respective [traduction] « de manière à ne bloquer aucune porte ni voie d’évacuation en cas d’incendie, [et] à ne compromettre d’aucune façon la sécurité ».
90 Étant donné que les appelants n’ont jamais affirmé que les souccahs doivent comporter des signes religieux extérieurs, ils devraient installer les souccahs de la manière la plus harmonieuse possible avec l’apparence générale de l’immeuble, afin de respecter les droits de propriété des copropriétaires. L’avocat des appelants a confirmé cet engagement au cours des plaidoiries.
C. Renonciation
91 Le juge Dalphond a conclu — conclusion que reprend l’intimé — que les appelants ont soit renoncé à leur droit à la liberté de religion, soit implicitement accepté les conditions du règlement en signant la déclaration de copropriété et qu’ils doivent respecter les dispositions contestées du règlement du Sanctuaire, y compris l’interdiction générale visant les décorations et les constructions sur les balcons. J’avoue avoir de la difficulté à saisir le fondement juridique de cette proposition. Quant à savoir s’il s’agit d’une « renonciation » — ou de quelque chose d’analogue — , l’argument ne résiste pas à l’examen.
92 La question de savoir si quelqu’un peut renoncer à un droit constitutionnel comme la liberté de religion soulève encore des interrogations : voir, par exemple, les décisions suivantes, où la renonciation a été écartée : Insurance Corp. of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145, p. 158; Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202; Newfoundland Association of Public Employees c. Terre‑Neuve (Green Bay Health Care Centre), [1996] 2 R.C.S. 3, par. 21; Parry Sound (district), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, [2003] 2 R.C.S. 157, 2003 CSC 42, par. 28. Voir cependant les arrêts suivants, où la validité des renonciations a été reconnue : R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; R. c. Richard, [1996] 3 R.C.S. 525; Frenette c. Métropolitaine (la), cie d’assurance-vie, [1992] 1 R.C.S. 647.
93 Je n’ai toutefois pas à me pencher sur cette question dans le présent pourvoi, car même à supposer qu’il soit théoriquement possible à une personne de renoncer légitimement à son droit à la liberté de religion, je suis d’avis que les faits de l’espèce ne permettent pas d’accueillir un argument fondé sur la renonciation — ou un argument analogue — , et ce pour les raisons suivantes.
94 Premièrement, bien que les intimés prétendent que les souccahs sont « clairement » et sans aucune réserve interdites par l’al. 2.6.3b) de la déclaration de copropriété, je ne suis pas convaincu que la prétendue prohibition repose plus sur cet alinéa que sur l’art. 9.3. Au contraire, les deux clauses portent sur la fermeture des balcons. Cependant, contrairement à l’al. 2.6.3b), l’art. 9.3 ne crée pas de prohibition absolue, mais permet de couvrir et de fermer un balcon, à la condition d’avoir obtenu le consentement des copropriétaires ou des administrateurs.
95 Cette ambiguïté intrinsèque fait obstacle à tout argument fondé sur l’existence de quelque accord implicite ou renonciation de la part des appelants. En effet, s’il est raisonnablement possible de considérer que la prohibition repose sur l’art. 9.3, et si cette clause ne constitue pas une prohibition absolue mais requiert seulement que l’intéressé demande aux copropriétaires l’autorisation de fermer son balcon, la signature de la déclaration de copropriété par les appelants ne saurait être assimilée à une renonciation ou à un engagement implicite de ne pas construire de souccahs; cette clause signale seulement que les intéressés doivent obtenir le consentement des copropriétaires avant d’installer une souccah.
96 Deuxièmement, de par sa nature même, la renonciation à un droit doit pour être valable avoir un caractère volontaire et avoir été exprimée librement et en pleine connaissance de ses conséquences et effets véritables : voir Richard, précité, par. 22.
97 Suivant notre jurisprudence, dans l’arrêt Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, par exemple, le juge La Forest a précisé que, dans les cas où le titulaire du droit en cause n’avait pas d’autre choix que de renoncer à celui-ci, il est impossible d’affirmer qu’il y a vraiment renoncé. Dans cette affaire, une employée de la Ville de Longueuil se trouvait devant l’alternative suivante : s’engager à maintenir sa résidence permanente à Longueuil pendant la durée de son emploi ou quitter son emploi et s’en trouver un autre. Pour reprendre les propos exprimés par le juge La Forest, au par. 72 :
Tout simplement, l’intimée n’a pas eu la possibilité de négocier la clause obligatoire de résidence et, par conséquent, on ne peut à toutes fins utiles considérer qu’elle a renoncé librement à son droit de choisir le lieu où elle veut vivre. Pour parler en civiliste, l’acquiescement exprimé par la signature de la déclaration de résidence équivalait pratiquement à l’acceptation d’un contrat d’adhésion (comme le juge Baudouin l’a conclu dans son analyse de la question de l’ordre public), et ne peut ainsi être valablement interprété comme une renonciation.
Comme Mme Godbout n’avait pas eu la possibilité de négocier la clause de résidence obligatoire, la Cour a jugé qu’elle n’avait pu avoir librement renoncé à son droit de choisir son lieu de résidence.
98 Dans les circonstances du présent pourvoi, les appelants n’avaient pas d’autre choix que de signer la déclaration de copropriété s’ils voulaient habiter au Sanctuaire. Ils n’avaient pas plus de latitude que Mme Godbout. Ce serait un geste à la fois indélicat et moralement répugnant que de suggérer que les appelants aillent tout simplement vivre ailleurs s’ils ne sont pas d’accord avec la clause restreignant leur droit à la liberté de religion. C’est pourtant l’attitude qui ressort explicitement de la proposition faite aux appelants par le juge Morin, aux par. 69-70 :
[J]e crois que les appelants devront sacrifier leur droit d’habiter à Place Northcrest s’ils ne peuvent s’accommoder des restrictions contenues à l’acte de copropriété auquel ils ont librement souscrit.
. . . Par contre, dans la présente affaire, les appelants peuvent fort bien aller habiter ailleurs qu’à Place Northcrest s’ils refusent de faire quelque concession que ce soit dans la pratique de leurs croyances religieuses.
À mon avis, comme les appelants n’avaient pas réellement de choix, il serait erroné de conclure qu’ils ont valablement et volontairement renoncé à leur droit à la liberté de religion.
99 En outre, rien ne démontre en l’espèce que les appelants savaient que, en signant la déclaration de copropriété, ils renonçaient à leur droit à la liberté de religion. En fait, l’intimé admet que les appelants « n’ont pas pris connaissance de ces dispositions lors de l’achat de leur copropriété, bien qu’une copie de la déclaration de copropriété leur ait été dûment remise ». Si, comme le prétend lui-même l’intimé, les appelants n’ont pas pris connaissance de ces restrictions au moment de l’achat de leur appartement en copropriété, et ce malgré le fait qu’une copie de la déclaration de copropriété leur ait été remise, et si en conséquence ils n’étaient pas au fait des clauses générales y figurant qui interdisent l’installation de structures telle une souccah sur leur balcon, je crois qu’il est raisonnable de conclure que les appelants n’ont pas bien compris les conséquences de leur présumée renonciation.
100 Troisièmement, il est permis de penser que la décision de renoncer à un droit fondamental comme la liberté de religion — à supposer qu’il soit même possible de le faire — doit non seulement être volontaire, mais doit aussi être formulée en termes clairs, précis et explicites. Non seulement une interdiction générale prohibant toute construction, interdiction comme celle prévue par la déclaration de copropriété, serait‑elle insuffisante pour justifier un tribunal de conclure à l’existence d’une renonciation, mais on peut également soutenir qu’il en serait de même pour tout document ne mentionnant pas expressément le droit garanti par la Charte qui est visé.
101 En définitive, je suis d’avis que les appelants n’ont pas renoncé de façon claire, expresse et volontaire à leur droit à la liberté de religion. De plus, il est impossible d’affirmer que les demandeurs comprenaient parfaitement qu’en signant la déclaration de copropriété ils se trouveraient à renoncer à leurs droits. Je suis certain que, lorsqu’ils ont signé la déclaration, les appelants ne se doutaient nullement que ce faisant ils renonçaient à leur droit à la liberté de religion, compte tenu particulièrement du fait que l’art. 9.3 du règlement permet expressément de fermer des parties de balcons avec le consentement des copropriétaires, consentement qui, les appelants pouvaient le supposer, ne leur serait pas déraisonnablement refusé s’ils demandaient à installer des souccahs pour célébrer la fête du Souccoth. En fait, le dossier révèle que, lorsque les appelants ont acheté leur appartement, au moins quelques‑uns d’entre eux désiraient en acquérir un possédant précisément un balcon dégagé et non couvert, de façon à pouvoir y installer une souccah conforme aux prescriptions de la loi juive.
102 Compte tenu de ce qui précède, je ne crois pas qu’il soit possible d’affirmer que, dans le présent pourvoi, les appelants ont renoncé à leur droit à la liberté de religion en signant la déclaration de copropriété.
VII. Conclusions et dispositif
103 À la lumière de l’analyse qui précède, j’estime que les clauses contestées de la déclaration de copropriété prohibant les constructions sur les balcons des appelants portent atteinte à la liberté de religion garantie à ceux-ci par la Charte québécoise. Je suis également d’avis qu’il est impossible d’affirmer que, en signant la déclaration de copropriété, les appelants ont renoncé à leur droit à la liberté de religion ou qu’ils ont implicitement accepté de ne pas installer de souccahs sur leur balcon respectif durant la période prescrite par leur religion. Dans les circonstances, j’estime que les raisons invoquées par l’intimé pour justifier cette atteinte au droit des copropriétaires ne sont pas fondées; les inquiétudes exprimées relativement à la sûreté personnelle des copropriétaires ont été largement dissipées et l’atteinte causée à leurs droits de propriété est tout au plus minime. Les appelants ont donc légalement le droit d’installer une souccah sur leur balcon respectif uniquement pendant la période correspondant à la fête du Souccoth, dans la mesure où la structure laisse un passage suffisant pouvant servir de voie d’évacuation en cas d’urgence et s’intègre le plus possible avec l’apparence générale de l’immeuble.
104 Par conséquent, pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens dans toutes les cours, d’annuler la décision de la Cour d’appel et de déclarer que les appelants ont le droit d’installer une souccah sur leur balcon respectif pendant la fête annuelle du Souccoth, sous réserve des engagements qu’ils ont pris relativement à la taille, à l’emplacement et à l’esthétique générale de ces souccahs.
Les motifs des juges Bastarache, LeBel et Deschamps ont été rendus par
105 Le juge Bastarache (dissident) — Les deux affaires qui font l’objet de ce pourvoi mettent en cause des parties privées et posent le problème de la difficile conciliation de la liberté de religion des uns et du droit des autres à la propriété privée, à la sécurité et au respect des contrats. De façon plus précise, il s’agit de décider si les appelants ont le droit de construire une souccah privée sur leur balcon durant les neuf jours de la fête juive du Souccoth en violation de la déclaration de copropriété des phases VI et VII du Sanctuaire du Mont-Royal. Pour statuer sur ces affaires, nous sommes appelés à établir la méthode à suivre pour déterminer quels aspects de la pratique religieuse sont protégés par la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12, et la Charte canadienne des droits et libertés, la façon d’évaluer la sincérité d’une croyance religieuse et la façon de pondérer l’ensemble des droits en cause sous le régime de l’art. 9.1 de la Charte québécoise.
I. Les faits
106 Les appelants, de religion juive et pratiquants orthodoxes, résident dans deux immeubles qui font partie d’un ensemble résidentiel connu sous le nom de « Le Sanctuaire du Mont-Royal », dans la ville de Montréal. Ces deux immeubles, qui ont été construits lors des phases VI et VII de ce développement résidentiel, sont plus précisément connus sous le nom de « Place Northcrest ». La collectivité des copropriétaires dans les deux immeubles constitue le « Syndicat Northcrest » (le « Syndicat »), l’intimé en l’espèce. Cet ensemble de copropriétaires est régi par une déclaration de copropriété, dont certaines dispositions sont contestées dans la présente affaire.
A. La déclaration de copropriété
107 La déclaration de copropriété impose certaines restrictions aux droits des copropriétaires. Celles-ci se retrouvent essentiellement aux art. 2.6.3, 6.5, 6.16 et 9.3 de la déclaration, dont voici le texte :
2.6.3 Balcons, galeries et patios — le propriétaire de chaque partie exclusive (unité de logement) de laquelle une porte conduit à un balcon, une galerie ou un patio attenant à sa partie exclusive (unité de logement) a l’usage particulier et exclusif de ce balcon, ou la partie contiguë à sa partie exclusive de cette galerie, sous réserve des règles ci-après établies :
a) pour ce qui est des galeries, elles devront être laissées libres de meubles de jardins et autres accessoires sur une largeur au moins égale aux exigences des règlements d’incendie, ces galeries constituant des sorties de secours en cas d’urgence;
b) pour ce qui est des balcons, patios et des galeries, aucun propriétaire n’aura le droit de les fermer ou de les isoler de quelque façon que ce soit ou d’y faire des constructions de quelque nature que ce soit;
. . .
et par les présentes, des servitudes perpétuelles de droit de passage en cas d’urgence (y inclus des pannes d’ascenseurs) sont créées en faveur de toutes les parties exclusives ci-dessus mentionnées (unités de logement), comme fonds dominant, contre les parties communes constituant chacune des galeries, balcons, terrasses ou patios comme fonds servants.
6.5 uniformité de la décoration dans l’édifice
Les portes d’entrée des parties exclusives (unités de logement), les fenêtres, les surfaces extérieures peintes et, en général, tous les éléments extérieurs contribuant à l’harmonie de l’ensemble, ne peuvent en aucun cas être modifiés, même s’ils font partie des parties communes limitées, sans l’autorisation écrite préalable des administrateurs ayant eux-mêmes obtenu l’approbation des copropriétaires en assemblée.
6.16 aucune décoration extérieure
L’extérieur des parties exclusives ne peut être décoré, peinturé ou modifié par les copropriétaires, de quelque façon que ce soit, sans le consentement écrit préalable des administrateurs, à moins d’une exception spécifiquement contenue dans la présente déclaration.
9.3 balcons et galeries
Sujet aux dispositions de la loi et de la présente déclaration, chaque copropriétaire ayant l’usage exclusif d’un balcon ou d’une partie de galerie attaché à sa partie exclusive (unité de logement), tel que ci-dessus prévu à l’article 2.6.3, doit conserver ce balcon et cette partie de galerie propre. L’entretien quotidien de ce balcon et de cette partie de galerie est la responsabilité exclusive du propriétaire en ayant l’usage exclusif. . .
De plus sous réserve des dispositions des lois et règlements d’application générale, rien ne peut être placé ou entreposé sur un balcon ou galerie, autre que du mobilier usuel d’extérieur, sans l’approbation écrite préalable des administrateurs. Les balcons et galeries ne peuvent en aucun cas être utilisés pour faire sécher de la lessive, des serviettes, etc.
Aucun balcon ou galerie ne peut être décoré, couvert, fermé ou peinturé de quelque manière que ce soit, sans le consentement écrit préalable des copropriétaires ou des administrateurs selon le cas.
108 La déclaration de copropriété prévoit que les patios, les galeries et les balcons, y compris ceux aménagés en terrasses, sont des parties communes; toutefois, ces parties communes sont réservées à l’usage exclusif des copropriétaires de parties exclusives (art. 2.6). Elle prévoit également que les copropriétaires sont tenus de se conformer à la loi, à la déclaration et aux règlements adoptés par les copropriétaires et administrateurs (art. 6.13 et 20.2), et stipule que « [l]’achat d’une partie exclusive ou la signature d’un bail ou l’occupation d’une partie exclusive constituent ipso facto une acceptation expresse des dispositions de la loi, de la présente déclaration et desdits règlements » (art. 20.2). Quoique la preuve démontre que les appelants n’ont pas lu la déclaration de copropriété avant l’achat ou l’occupation de leur unité de logement, ils sont présumés, selon l’art. 20.2, avoir accepté les modalités de la déclaration.
109 La déclaration de copropriété confère également aux membres du conseil d’administration du Syndicat le devoir d’assurer la conservation de l’immeuble, l’entretien et l’administration des parties communes, ainsi que de veiller à ce que les copropriétaires des parties exclusives respectent les dispositions de la déclaration de copropriété (art. 12.2 et 12.2.8).
110 Les immeubles faisant partie de Place Northcrest, décrits par l’intimé comme ayant un « caractère de grand luxe », sont des immeubles haut de gamme dont les copropriétaires ont un souci marqué pour la préservation de l’harmonie et du caractère esthétique. De fait, la déclaration de copropriété prévoit qu’aucun copropriétaire ne peut, directement ou indirectement, changer la destination de l’immeuble, ni décider de l’aliénation de parties communes dont la conservation est nécessaire à la destination de l’immeuble, sans avoir obtenu le consentement unanime des autres copropriétaires (art. 13.5.4).
111 Malgré les allégations des appelants selon lesquelles le Syndicat applique de façon non conforme la déclaration de copropriété, le juge de première instance a conclu, selon la prépondérance de la preuve, qu’il « a appliqué de manière uniforme les restrictions à la déclaration de copropriété » ([1998] R.J.Q. 1892, p. 1901). En effet, depuis 1993, il a demandé à des copropriétaires d’enlever, notamment, des grillages (treillis de bois) qui avaient été installés sur des balcons et en 1997 une antenne parabolique.
B. Les événements ayant mené à l’action en justice
112 Étant de confession juive et pratiquant leur religion de façon orthodoxe, les appelants célèbrent la Souccoth, fête qui commence quatre jours après le « Yom Kippour », soit le 15e jour du mois de « Tishri » du calendrier juif. Le juge de première instance la décrit ainsi (p. 1897) :
. . . le juif pratiquant doit, pendant une période de huit jours à compter du coucher du soleil de la première journée, résider dans une souccah, à savoir une petite cabane de bois ou de toile avec un toit ouvert vers le ciel et couvert seulement de branches de sapin ou de bambou, puisque le toit doit demeurer en grande partie à ciel ouvert.
113 Bien que le commandement biblique soit d’« habiter » dans la souccah, les conditions climatiques de la région de Montréal font en sorte que les juifs pratiquants, dont les appelants, n’y résident pas. La pratique religieuse obligatoire serait plutôt de prendre le repas du soir du premier jour et tous les repas du deuxième jour dans une souccah. L’obligation est moins forte pour les jours suivants.
114 Le 10 octobre 1997, M. Amselem demande au Syndicat l’autorisation de construire une souccah pour 11 jours, soit du 14 au 25 octobre 1997. Cette permission lui est refusée par l’intimé, qui considère que cela est interdit par la déclaration de copropriété. Toutefois, le Syndicat a offert d’installer, à proximité d’une des tours, une grande tente qui servirait de souccah commune à tous les copropriétaires de religion juive désirant célébrer la Souccoth. Cette offre, à laquelle l’appelant Amselem avait donné son accord, a également reçu l’assentiment du Congrès juif canadien, qui a reconnu « les efforts déployés par le syndicat Northcrest et les membres de son conseil d’administration, afin d’accommoder les co-propriétaires de confession juive qui désirent se conformer aux prescriptions religieuses relatives à la fête de Souccoth ».
115 Jugeant cette offre inacceptable, malgré l’accord antérieur de M. Amselem, les appelants construisent une souccah sur leur balcon, galerie ou patio jouxtant leur unité de logement respective. En réponse, le Syndicat entreprend des procédures judiciaires, par la voie d’une requête introductive d’instance et d’une demande d’injonction, visant à empêcher dorénavant les appelants de construire des souccahs sur les parties communes à usage exclusif de la copropriété et à faire démolir ou démanteler, le cas échéant, de pareilles structures.
II. Décisions antérieures
A. Cour supérieure, [1998] R.J.Q. 1892
116 Le juge Rochon estime que la déclaration de copropriété interdit clairement l’aménagement d’une souccah sur les balcons, galeries et patios. Après avoir examiné la déclaration de copropriété, il conclut (p. 1899) :
La lecture de l’ensemble des dispositions contenant des restrictions amène le Tribunal à conclure rapidement que l’érection de souccah est interdite. Que la souccah soit considérée comme une construction ou non, cela importe peu. Il n’est pas permis de fermer, d’isoler ou de décorer un balcon, un patio, de quelque manière que ce soit. Bref, sauf pour du mobilier usuel extérieur, le propriétaire ne peut apporter aucune modification extérieure. Il ne peut y placer quoi que ce soit. Les restrictions, lues dans leur ensemble, font voir une volonté non équivoque d’uniformité et du maintien de l’apparence extérieure de l’immeuble dans sa condition originale.
117 Le juge Rochon analyse ensuite l’art. 1056 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (« C.c.Q. »), qui prévoit des restrictions aux droits des copropriétaires dans la mesure où elles sont justifiées par (1) la destination de l’immeuble, (2) ses caractères ou (3) sa situation. Ensuite, il note que l’acte constitutif de copropriété (1) reconnaît à l’immeuble une destination exclusivement résidentielle, (2) reconnaît qu’il s’agit d’un complexe immobilier luxueux et haut de gamme, et (3) attribue une importance particulière à l’esthétique et à l’harmonie extérieure de l’immeuble. Le juge Rochon conclut que les restrictions imposées aux copropriétaires par l’acte constitutif quant à l’utilisation des parties communes à usage exclusif sont conformes à l’art. 1056 C.c.Q. Il retient de la preuve que, depuis sa prise en charge de l’immeuble en 1991, l’intimé a appliqué de façon constante et uniforme les restrictions prévues dans la déclaration de copropriété.
118 Par la suite, le juge Rochon étudie l’effet des restrictions sur les appelants. Après une revue de la jurisprudence, il retient que la liberté de religion ne peut être invoquée que s’il existe un rapport entre le droit revendiqué et le contenu obligatoire de l’enseignement religieux sur lequel le droit est fondé. Selon lui, la preuve démontre que la religion juive n’impose pas au juif pratiquant l’obligation de posséder sa propre souccah et qu’il n’existe aucun commandement prescrivant l’endroit où elle doit être installée. Il en conclut que les restrictions n’empêchent pas les appelants d’accomplir leurs devoirs religieux et, par conséquent, ne portent pas atteinte à leur liberté de religion.
119 Advenant que cette conclusion soit écartée, le juge Rochon s’interroge ensuite sur les mesures d’accommodement proposées par l’intimé, se demandant si elles sont raisonnables en l’espèce. Il souligne que le Syndicat a adopté une attitude respectueuse et déférentielle à l’égard des droits des appelants, leur a donné l’occasion de manifester leur point de vue et leur a proposé une solution d’accommodement raisonnable en offrant de construire une souccah commune sur un terrain à proximité de l’un des immeubles, à un endroit qui leur aurait permis de se conformer aux préceptes de leur religion, le tout à la charge de l’ensemble des copropriétaires. Le juge Rochon reproche aux appelants d’avoir fait preuve ni de souplesse ni d’esprit de compromis en refusant catégoriquement ce compromis. Selon lui, cette inflexibilité de la part des appelants révèle qu’ils ne désirent pas contribuer à la recherche d’une solution acceptable pour tous.
120 Toujours dans l’hypothèse où il y aurait eu atteinte à la liberté de religion des appelants, le juge Rochon conclut que celle-ci pouvait se justifier selon l’art. 9.1 de la Charte québécoise. Soulignant que la déclaration de copropriété crée une servitude de passage sur les balcons pour les cas d’urgence, le juge Rochon détermine que la construction de souccahs sur les balcons et terrasses comporte des risques pour la sécurité des résidants. Il estime également qu’elle affectait le droit des copropriétaires à la libre jouissance de leurs biens selon la convention établie entre eux, droit qui est prévu dans la Charte et qui est égal, à son avis, à toute liberté fondamentale garantie par cette même Charte. Il conclut donc que les objectifs de la déclaration sont légitimes et que les mesures sont implantées de façon raisonnable et rationnelle par rapport au but visé.
121 Le juge Rochon prononce donc une injonction permanente ordonnant aux appelants de s’abstenir d’installer abri, structure, construction ou souccah sur les parties communes à usage exclusif de la copropriété.
B. Cour d’appel, [2002] R.J.Q. 906
1. Le juge Dalphond (ad hoc)
122 Le juge Dalphond a premièrement confirmé que les dispositions attaquées de l’acte de copropriété interdisent l’installation de souccahs sur les balcons, galeries et patios. Comme ces dispositions limitent la jouissance que peuvent avoir les résidants de leurs balcons, galeries ou patios, elles restreignent les droits des copropriétaires. Le juge Dalphond partage également les conclusions du premier juge en ce que les dispositions attaquées imposent des restrictions valides au sens de l’art. 1056 C.c.Q. Il juge que les dispositions ont d’abord été adoptées dans le but de préserver le cachet de l’immeuble, son esthétique extérieur comme immeuble luxueux, et ensuite pour des raisons de sécurité.
123 En ce qui concerne l’applicabilité de la Charte québécoise, le juge Dalphond souligne que les dispositions contestées ne sont pas contenues dans un texte législatif, mais bien dans un contrat auquel ont adhéré librement les appelants lors de leur achat d’une copropriété à la Place Northcrest. Conséquemment, il est d’avis que la seule disposition qui trouve application est l’art. 13 de la Charte québécoise. Comme l’acte constitutif de copropriété est un « acte juridique » au sens de l’art. 13, le juge Dalphond affirme qu’il s’agit de se demander si les dispositions qui s’y trouvent concernant l’utilisation des balcons, patios et terrasses sont discriminatoires au sens de l’art. 10 de la Charte québécoise.
124 Appliquant le test en trois étapes de l’arrêt Québec (Procureur général) c. Lambert, [2002] R.J.Q. 599 (C.A.), il remarque qu’à première vue, les dispositions attaquées sont neutres car elles ont pour effet d’interdire à tous les résidants d’installer sur leurs balcons, galeries ou patios tout objet autre que du mobilier usuel. Selon lui, non seulement ces restrictions n’affectent-elles pas différemment les appelants par rapport aux autres copropriétaires ayant des convictions religieuses, mais elles n’affectent pas non plus de façon préjudiciable les copropriétaires ayant des croyances religieuses par rapport à ceux qui n’en ont pas. Bref, le juge Dalphond considère comme non discriminatoires au sens de l’art. 10 de la Charte québécoise les dispositions contestées.
125 Le juge Dalphond conclut que le premier juge s’est bien dirigé en droit en retenant que les appelants n’avaient pas l’obligation religieuse d’installer une souccah sur leur balcon, terrasse ou patio durant la Souccoth et qu’il devait traiter « d’un geste qu’ils souhaitaient poser en 1996 et 1997 pour faciliter leur obligation morale de célébrer la Souccot[h]. Il s’agit là d’une conclusion de fait qu’a tirée le premier juge et qui est supportée par la preuve, indépendamment du débat entre les deux rabbins » (par. 153). Il en conclut que les appelants n’ont pas subi de préjudice quant à leur droit à la liberté de religion. Selon lui, l’art. 9.1 de la Charte québécoise n’est pas pertinent, car il ne s’applique pas à une violation des art. 10 ou 13. Il estime également qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la question d’obligation d’accommodement, étant donné que les appelants n’ont pas pu établir la preuve de discrimination au sens de l’art. 10 de la Charte québécoise.
126 Le juge Dalphond est d’avis de rejeter l’appel. Le juge Baudouin souscrit à ses motifs.
2. Le juge Morin
127 Pour sa part, le juge Morin considère que le premier juge a donné une interprétation trop restrictive à la notion même de liberté de religion. Selon lui, les dispositions de l’acte de copropriété portent atteinte à la liberté de religion expressément reconnue à l’art. 3 de la Charte québécoise.
128 Le juge Morin procède ensuite à l’application de la « méthode unifiée » en trois étapes pour examiner les demandes alléguant discrimination, méthode préconisée par la Cour dans l’affaire Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3, adaptant le test au cadre des relations privées entre un syndicat de copropriétaires et certains de ces derniers. Il se fonde sur l’art. 1039 C.c.Q. pour décider que les restrictions ont été édictées dans un but rationnellement lié à l’administration de l’immeuble. Ensuite, il se fonde sur l’art. 1056 C.c.Q. pour conclure que les restrictions ont été adoptées sur la base d’une croyance sincère qu’elles étaient nécessaires pour la réalisation du but légitime.
129 En ce qui concerne la troisième étape du test, soit l’analyse de la contrainte excessive, le juge Morin affirme que l’attitude rigide et intransigeante des appelants a rendu quasiment impossible toute solution d’accommodement. Il conclut donc que le Syndicat s’est déchargé de son obligation d’accommodement en faisant aux appelants des offres raisonnables et qu’il aurait subi une contrainte excessive s’il avait dû faire droit à leurs exigences. Il maintient donc les conclusions du premier juge sur ce point.
130 Quant à l’art. 9.1 de la Charte québécoise, le juge Morin est d’avis que le premier juge s’est bien dirigé en droit quand il a conclu que les restrictions imposées aux copropriétaires constituent des limites raisonnables se justifiant au sens de l’art. 9.1, d’autant plus qu’elles portent sur des parties où le droit de propriété est commun. Comme le juge Dalphond, le juge Morin est d’avis de rejeter l’appel.
III. Dispositions législatives pertinentes
131 Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64
disposition préliminaire
Le Code civil du Québec régit, en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne et les principes généraux du droit, les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens.
. . .
1056. La déclaration de copropriété ne peut imposer aucune restriction aux droits des copropriétaires, sauf celles qui sont justifiées par la destination de l’immeuble, ses caractères ou sa situation.
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12
1. Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne.
Il possède également la personnalité juridique.
3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.
6. Toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi.
9.1. Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien‑être général des citoyens du Québec.
La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.
IV. Analyse
A. La portée de la liberté de conscience et de religion
132 La liberté de conscience et de religion est garantie à l’art. 3 de la Charte québécoise et à l’al. 2a) de la Charte canadienne. Quoique la majorité, voire la totalité, des arrêts de la Cour sur la question de la liberté de religion interprètent l’al. 2a) de la Charte canadienne, il est opportun d’y recourir afin d’éclairer l’interprétation qu’il faut donner à l’art. 3 de la Charte québécoise, étant donné la similitude dans les libellés de ces dispositions.
133 Dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, la Cour a eu, pour la première fois, l’occasion d’interpréter l’al. 2a) de la Charte canadienne. Le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a fait plusieurs commentaires qui constituent aujourd’hui les bases de notre appréciation de la liberté de religion (p. 336-337) :
Le concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l’on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d’empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation. Toutefois, ce concept signifie beaucoup plus que cela.
. . . La liberté au sens large comporte l’absence de coercition et de contrainte et le droit de manifester ses croyances et pratiques. La liberté signifie que, sous réserve des restrictions qui sont nécessaires pour préserver la sécurité, l’ordre, la santé ou les mœurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui, nul ne peut être forcé d’agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience.
134 Un an plus tard, dans l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 759, le juge en chef Dickson précise :
L’alinéa 2a) a pour objet d’assurer que la société ne s’ingérera pas dans les croyances intimes profondes qui régissent la perception qu’on a de soi, de l’humanité, de la nature et, dans certains cas, d’un être supérieur ou différent. Ces croyances, à leur tour, régissent notre comportement et nos pratiques.
135 À la lumière de ces passages, il appert que la liberté de religion a été interprétée par la Cour comme protégeant les croyances religieuses, celles-ci étant considérées comme éminemment personnelles et intimes, de même que les pratiques religieuses qui en découlent. Il reste que la religion est un système de croyances et de pratiques basées sur certains préceptes religieux. Il faut donc établir un lien entre les croyances personnelles et les préceptes de la religion. Ce point de vue est conforme à ce que l’on retrouve dans les autres ressorts de common law : Bowman c. Secular Society, Ltd., [1917] A.C. 406 (H.L.); R. c. Registrar General, Ex parte Segerdal, [1970] 2 Q.B. 697 (C.A.); Barralet c. Attorney General, [1980] 3 All E.R. 918 (Ch. D.); Wisconsin c. Yoder, 406 U.S. 205 (1972). Les préceptes religieux constituent en effet un ensemble de données objectivement identifiables. Ils permettent de faire la distinction entre les croyances religieuses véritables et les choix personnels ou pratiques qui n’ont rien à voir avec la liberté de conscience. Le rattachement de la liberté de religion à des préceptes fournit une assise permettant d’établir de façon objective s’il y a eu violation du droit fondamental en cause. Celui qui s’identifie à une religion signifie par le fait même qu’il partage un certain nombre de préceptes avec les autres adeptes de cette religion. L’approche que j’ai adoptée ici nécessite la croyance personnelle ou l’adoption d’une pratique religieuse qui trouve appui dans une croyance personnelle, mais aussi un lien de rattachement véritable de cette croyance avec la religion de cette personne. Le juge du procès ne saurait, à mon avis, établir qu’une personne a une croyance sincère, ou a adopté de façon sincère une pratique religieuse qui a un lien de rattachement véritable avec la religion à laquelle il dit adhérer sans faire appel à un critère objectif. C’est une chose de prétendre qu’une pratique est protégée même si certains adeptes de la religion ne pensent pas qu’elle fait partie des préceptes de cette religion, et une autre d’affirmer qu’une pratique doit être protégée lorsqu’aucun adepte ne pense qu’elle fait partie des préceptes de la religion en question. Si une pratique doit, aux termes de l’art. 3, avoir un lien de rattachement avec la religion, ce lien doit être objectivement identifiable.
136 La Cour a aussi rappelé à plusieurs occasions que la liberté de religion, comme toute autre liberté, n’est pas absolue : Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, 2001 CSC 31, par. 29; B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, par. 226; P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141, p. 182. Elle est limitée de façon inhérente par les droits et libertés des autres. Comme l’expliquait le juge La Forest dans Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, par. 72 :
En réalité, notre Cour a confirmé que la liberté de religion garantit que chacun est libre d’embrasser et de professer, sans ingérence de l’État, les croyances et les opinions que lui dicte sa conscience. Cette liberté n’est toutefois pas absolue, étant restreinte par le droit des autres personnes d’embrasser et de professer leurs propres croyances et opinions, et de ne pas être lésées par l’exercice de la liberté de religion d’autrui. La liberté de religion est soumise aux restrictions nécessaires pour protéger la sécurité, l’ordre, la santé ou la moralité publics, ainsi que les libertés et droits fondamentaux d’autrui.
137 Compte tenu de ce qui précède, il est nécessaire d’établir une méthode permettant de déterminer la portée de la protection conférée à un requérant par la liberté de religion. Si l’on parle ici « d’objection de conscience » ou de « la possibilité de se soustraire à la loi ou à une règle de régie interne pour des raisons de religion » (voir H. Brun et G. Tremblay, Droit constitutionnel (4e éd. 2002), p. 1033), c’est qu’il y a effectivement deux éléments à considérer dans l’analyse de la liberté de religion. Il y a d’abord la liberté de croire et de professer ses croyances; il y a ensuite le droit de manifester ses croyances, principalement en pratiquant des rites et en partageant sa foi en créant des lieux de culte et en les fréquentant. C’est dire que, si les croyances intimes ont un aspect purement personnel, l’autre dimension du droit a une portée sociale véritable et implique un rapport avec des tiers. Ce serait une erreur de réduire la liberté de religion à une seule dimension, spécialement dans le cadre d’une analyse contextuelle comme celle qui s’impose aux termes de l’art. 9.1 de la Charte québécoise. Même un auteur qui se dit favorable à une justification séculière de la liberté de religion, c’est-à-dire à une justification indépendante de considérations morales, déclare :
[traduction] Malgré la grande diversité de l’expérience religieuse, aucune religion n’est portée ou ne saurait être portée par une vision purement individuelle, comme le serait la préoccupation ultime. Au contraire, la religion est nécessairement une entreprise collective. Du même coup, aucune religion n’est ou ne saurait être définie purement par un acte d’engagement personnel, comme le seraient les préoccupations ultimes de l’individu. Toutes les religions exigent plutôt un acte de foi à l’égard de croyances historiquement enracinées et partagées par la communauté religieuse. Il s’ensuit que la véritable liberté de religion doit protéger non seulement la croyance individuelle, mais aussi les institutions et pratiques par lesquelles passent le développement et l’expression collectifs de cette croyance.
Plus fondamentalement, s’il est possible de concevoir la religion comme englobant les pratiques qu’on considérerait traditionnellement comme séculières, il n’est tout simplement pas possible de concevoir la religion de manière à abolir la distinction entre le religieux et le séculier puisqu’ils existent par contraste l’un avec l’autre. Cette abolition est pourtant implicite dans la thèse voulant que le séculier devienne religieux lorsqu’il devient pour l’individu une affaire de préoccupation ultime, parce que le caractère séculier ou religieux de la pratique relèverait alors de la pure subjectivité. Toute distinction objective entre les deux disparaîtrait.
(T. Macklem, « Faith as a Secular Value » (2000), 45 R.D. McGill 1, p. 25)
138 Je tiens cependant à préciser que l’étude d’une pratique religieuse dans le cadre d’une objection de conscience doit se faire par l’examen de la perception du fidèle. Il est en effet important de ne pas limiter ou réduire les pratiques religieuses d’un fidèle à celles de la majorité, de toute une communauté ou à celles qui seraient généralement reconnues. Toutefois, il incombe à la personne qui invoque un précepte religieux pour établir le caractère obligatoire d’une pratique religieuse d’en prouver l’existence; voir J. Woehrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable et l’adaptation de la société à la diversité religieuse » (1998), 43 R.D. McGill 325, p. 388, et H. Brun, « Un aspect crucial mais délicat des libertés de conscience et de religion des articles 2 et 3 des Chartes canadienne et québécoise : l’objection de conscience » (1987), 28 C. de D. 185, p. 195. À ce premier examen s’ajoute celui de la sincérité de la personne qui réclame le droit. Mais, ici encore, il ne faut pas perdre de vue les deux dimensions du droit à la liberté de religion. La sincérité des croyances n’empêche pas la cour d’examiner la pratique de rites, qui ont une portée sociale, en fonction de l’art. 9.1 de la Charte québécoise. Cela s’impose en fait parce que la Charte constitue, comme le Code civil du Québec, un ensemble législatif cohérent. Je crois que les mots du professeur M. Tancelin concernant le Code civil sont transposables ici. Il écrit :
Une grave erreur très répandue concernant le code civil consiste à croire que c’est une consolidation de lois, ce qu’il peut être formellement, alors qu’il s’agit d’un texte qui, une fois voté en une ou plusieurs fois, forme un ensemble. C’est matériellement une loi, une loi autonome qui forme un tout, en dépit de la variété considérable des questions traitées. Ainsi la règle d’interprétation voulant que chaque article de loi soit compris compte tenu de ceux qui l’entourent, s’applique également aux articles de chaque sous-ensemble que constituent les divisions du code. Cela veut dire concrètement que chaque intitulé du code est conçu en cohérence avec les autres. [En italique dans l’original.]
(M. Tancelin, « L’acte unilatéral en droit des obligations ou l’unilatéralisation du contrat », dans N. Kasirer, dir., La solitude en droit privé (2002), 214, p. 216-217)
139 La première étape de l’analyse consiste donc à examiner la croyance d’un requérant qui adopte une pratique religieuse particulière en fonction des rites prescrits par sa religion. Pour ce faire, il faut établir, selon la preuve présentée, la nature de cette croyance ou de cette conviction, à savoir de quel précepte religieux elle tire son origine : Edwards Books, précité, p. 763. Il incombe à celui qui demande d’être dispensé d’obéir à la loi, à une règle de régie interne ou à une autre obligation légale de démontrer qu’est en cause un précepte de nature vraiment religieuse et non séculière : Brun et Tremblay, op. cit., p. 1033. La recherche, par le tribunal, de l’obligation religieuse n’implique pas que celui-ci se substitue à la conscience des parties; cette recherche est seulement nécessaire pour découvrir le précepte religieux d’où découle la pratique du plaignant. Comme l’affirment les constitutionnalistes Brun et Tremblay, un précepte religieux est « évidemment plus facile à faire voir dans les cas d’une religion collective bien établie et connue que dans le cas d’une religion nouvelle ou individuelle » : Brun et Tremblay, op. cit., p. 1033.
140 En d’autres mots, pour satisfaire à ce premier volet, un requérant doit faire la preuve que la conduite ou pratique réclamée au nom de la liberté de religion découle bel et bien d’un précepte de sa religion. Le critère est celui de la croyance raisonnable en l’existence d’un précepte religieux. En l’absence de cette preuve, le tribunal n’est pas en mesure d’évaluer les effets des dispositions ou des normes qui seraient, selon le requérant, attentatoires à l’égard d’un ou plusieurs membres d’un groupe religieux : Edwards Books, précité, p. 767. Même si la notion de religion est, avant tout, une affaire de conscience, lorsqu’un individu se sent lésé par rapport à un droit aussi fondamental que celui de la pratique de sa religion, il est nécessaire d’établir un lien entre le précepte religieux et l’individu qui invoque ce droit. À cet égard, une preuve d’expert s’avère utile, puisqu’elle peut servir à établir les pratiques et préceptes fondamentaux d’une religion dont on se réclame.
141 À la deuxième étape, le juge s’attarde à la sincérité de la croyance religieuse du requérant. Il doit, pour conclure à une atteinte à l’objet de la liberté de religion, d’abord déterminer que le requérant croit à un certain précepte religieux et qu’il adhère sincèrement à ce précepte. En somme, le requérant doit établir qu’il a une croyance sincère, et que cette croyance est objectivement liée à un précepte religieux qui découle d’un texte ou d’un autre article de foi. Il n’est pas nécessaire de prouver que le précepte crée objectivement une obligation, mais il est nécessaire d’établir que le requérant croit sincèrement qu’il a une obligation qui découle de ce précepte. Dans l’arrêt R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, p. 295, le juge La Forest décrivait le rôle des tribunaux :
Si l’on présume que ses convictions soient sincères, je serais d’accord pour dire que la School Act porte jusqu’à un certain point atteinte à la liberté de religion de l’appelant. Un tribunal n’est pas en mesure de mettre en question la validité d’une croyance religieuse, même si peu de gens partagent cette croyance. Cependant rien n’empêche un tribunal d’examiner la sincérité d’une croyance religieuse qu’une personne invoque en demandant d’être exemptée de l’application d’une loi valide. En fait, il a le devoir de le faire. [Souligné dans l’original.]
Comme l’explique le juge en chef Dickson dans Edwards Books, précité, p. 780, le tribunal n’a pas d’autre choix que de faire une telle enquête :
Les enquêtes judiciaires portant sur des croyances religieuses sont la plupart du temps inévitables si l’on veut que les libertés garanties par l’al. 2a) de la Constitution puissent être revendiquées devant les tribunaux. Nous devons nous faire à la réalité déplaisante qu’une telle enquête est nécessaire pour que le système judiciaire puisse mettre à exécution ces mêmes valeurs.
142 Quoique l’enquête sur la sincérité des croyances de ceux qui l’invoquent soit nécessaire à l’examen de la liberté de religion, une telle vérification doit être limitée le plus possible, puisqu’elle a pour effet « d’exposer les croyances les plus personnelles et les plus intimes d’une personne à la connaissance et au contrôle publics dans un contexte judiciaire ou quasi judiciaire » : Edwards Books, précité, p. 779.
143 La sincérité d’une croyance est examinée au cas par cas et doit s’appuyer sur une preuve suffisante, provenant principalement du requérant lui-même. Une telle méthode est proposée par le professeur Woehrling, loc. cit., p. 394 :
. . . la sincérité des croyances religieuses est une question de fait qui doit être appréciée selon les circonstances propres à chaque affaire, la crédibilité personnelle du requérant ayant une importance décisive puisque son témoignage constituera toujours l’élément de preuve principal.
Bien que la constance de la pratique religieuse puisse être une indication de la sincérité des croyances du requérant, c’est l’ensemble de la crédibilité personnelle du requérant qui importe et la preuve de ses pratiques religieuses courantes. Le critère essentiel doit être celui de l’intention et du désir sérieux de suivre les préceptes fondamentaux de sa religion, la pratique antérieure n’étant qu’un moyen parmi d’autres de démontrer cette intention.
144 L’approche que je suggère a pour effet de donner une portée généreuse à l’objet de la liberté de religion garantie à l’art. 3 de la Charte québécoise. Cependant, cela ne revient pas à dire que toute conduite ou pratique sera protégée, pour autant qu’elle soit accomplie au nom de la liberté de religion. Comme je l’ai affirmé ci-dessus, pour faire valoir son objection de conscience, un requérant devra démontrer (1) l’existence d’un précepte religieux, (2) la croyance sincère dans le caractère obligatoire de la pratique découlant de ce précepte, et (3) l’existence d’un conflit entre la pratique et la règle.
145 Également, rappelons que ce ne sont pas toutes les entraves à la liberté de religion qui entraînent une atteinte au droit protégé par la Charte canadienne. Dans l’affaire Jones, précitée, la juge Wilson, dissidente, écrit (p. 314) :
L’alinéa 2a) n’oblige pas le législateur à n’entraver d’aucune manière la pratique religieuse. L’action législative ou administrative dont l’effet sur la religion est négligeable, voire insignifiant, ne constitue pas à mon avis une violation de la liberté de religion. Je crois que cette conclusion découle obligatoirement de l’adoption d’une analyse de la Charte en fonction des effets.
Ainsi, à moins que les dispositions ou normes contestées n’enfreignent les droits du requérant d’une façon plus que négligeable ou insignifiante, la liberté de religion protégée par les Chartes n’entre pas en jeu.
146 Il importe finalement de noter que les conduites, pratiques ou manifestations religieuses qui pourraient léser ou affecter les droits d’autrui dans un contexte de droit privé, même si a priori elles sont protégées par l’objet de la liberté de religion, ne sont pas nécessairement protégées en vertu du droit à la liberté de religion. Bien que l’objet de la liberté de religion se définisse de façon large, le droit à la liberté de religion est restreint par les clauses limitant le droit qui font partie de la Charte québécoise, tel qu’il est mentionné plus haut. En l’espèce, le droit à la liberté de religion des appelants doit s’interpréter en vertu de l’art. 9.1 de la Charte québécoise, qui exige que les droits et libertés prévus aux art. 1 à 9 de la Charte québécoise s’exercent les uns par rapport aux autres « dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec ». Il est aussi important de souligner que la Charte québécoise s’interprète en harmonie avec le Code civil du Québec, qui est l’instrument le plus important pour définir les conditions de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec (C.c.Q., disposition préliminaire). Dans un contexte de droit privé, la pratique de rites religieux touche souvent plusieurs aspects de la vie en société; il est donc impératif de se pencher sur l’importance des rites et des exigences de la sécurité, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens en ce qui les concerne.
B. Le test applicable sous le régime de l’art. 9.1 de la Charte québécoise dans le contexte de rapports juridiques privés
147 L’article 9.1 de la Charte québécoise énonce :
9.1. Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien‑être général des citoyens du Québec.
La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.
148 Dans l’affaire Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, la Cour a eu l’occasion de se prononcer sur le sens de l’art. 9.1 de la Charte québécoise en droit public. À la page 770 de ce jugement unanime, la Cour écrit :
Le premier alinéa de l’art. 9.1 parle de la façon dont une personne doit exercer des libertés et des droits fondamentaux. Ce n’est pas une limitation du pouvoir du gouvernement, mais plutôt une indication de la manière d’interpréter l’étendue de ces libertés et droits fondamentaux. Toutefois, le second alinéa de l’art. 9.1 (« La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice. ») traite bien du pouvoir du législateur d’imposer des limites aux libertés et droits fondamentaux. [Je souligne.]
149 Il appert de cet extrait que le second alinéa de l’art. 9.1 s’applique aux activités législatives, tandis que le premier alinéa agit plutôt comme outil d’interprétation dans les rapports de droit privé. Puisque l’affaire Ford, précitée, portait sur des questions de droit public, la Cour n’a pas eu l’occasion d’y examiner la façon dont l’art. 9.1 s’applique en tant que disposition limitative dans un contexte de droit privé. On peut cependant constater que l’importante différence soulignée par la Cour entre le premier alinéa de l’art. 9.1, qui s’applique aux personnes, et le second alinéa, qui, comme la clause limitative à l’article premier de la Charte canadienne, vise les activités législatives, fait en sorte que l’application de l’art. 9.1 suscite des résultats différents en fonction du contexte.
150 Comme le souligne le professeur F. Chevrette dans « La disposition limitative de la Charte des droits et libertés de la personne : le dit et le non-dit » (1987), 21 R.J.T. 461, p. 465, l’application de l’art. 9.1 aux rapports privés crée « des assouplissements à l’exercice concret des droits et libertés ». L’analyse des assouplissements tiendra compte des faits et des circonstances de l’exercice de ce droit ou de cette liberté. Il suggère l’interprétation suivante de l’art. 9.1, à la p. 465 :
Ou bien le premier [alinéa] a une portée autonome, auquel cas des limitations implicites, éventuellement dépourvues du support de la loi, peuvent être apportées à l’exercice des droits et libertés. Ou bien cet alinéa n’énonce qu’un objectif, une finalité, uniquement réalisable au point de vue juridique par le moyen prévu au deuxième [alinéa].
À l’appui de la première interprétation, on peut faire valoir que, comme le suggèrent depuis bien longtemps la jurisprudence de même que le langage courant, les grandes libertés n’ont pas un caractère absolu et qu’elles comportent des limites inhérentes découlant de la vie en société et des droits d’autrui, tout cela conformément au 4e alinéa du préambule de la Charte qui prévoit que « les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d’autrui et du bien-être général ». Ce premier alinéa [de l’art. 9.1] proscrirait en somme une forme d’abus de droit.
151 Cette interprétation, selon laquelle la portée des droits et libertés énoncés aux art. 1 à 9 de la Charte québécoise est fixée compte tenu des droits d’autrui et des exigences de la vie en société, me semble conforme à l’intention du législateur à l’égard de l’art. 9.1, révélée par les propos tenus par le ministre de la Justice au moment de son adoption :
L’article 9.1 a pour objet d’apporter un tempérament au caractère absolu des libertés et droits édictés aux articles 1 à 9 tant sous l’angle des limites imposées au titulaire de ces droits et libertés à l’égard des autres citoyens, ce qui est le cas pour le premier alinéa, que sous celui des limites que peut y apporter le législateur à l’égard de l’ensemble de la collectivité, principe qu’on retrouve au deuxième alinéa.
(Journal des débats : Commissions parlementaires, 3e sess., 32e lég., 16 décembre 1982, p. B-11609)
152 À la lumière de cette affirmation et des motifs de la Cour dans l’affaire Ford, précitée, il s’avère que l’art. 9.1 de la Charte québécoise est un outil d’interprétation des droits et libertés, semblable mais différent à plusieurs égards de l’article premier de la Charte canadienne. Quant à la similarité, elle apparaît dans le contexte du droit public, où les atteintes aux droits qui résultent d’activités étatiques peuvent être justifiées soit en vertu de l’article premier de la Charte canadienne ou du second alinéa de l’art. 9.1 de la Charte québécoise, deux dispositions soumises à un critère semblable : Ford, précité, p. 770. Quant à l’importante distinction, elle se situe au niveau du premier alinéa de l’art. 9.1, qui, dans la mesure où il n’exige pas que l’atteinte aux droits ou libertés résulte de l’application de la loi, ne vise que des rapports de droit privé, c’est-à-dire des atteintes aux droits et libertés de personnes privées par d’autres personnes privées : voir Chevrette, loc. cit., p. 466.
153 La Cour a eu l’occasion d’appliquer l’art. 9.1 de la Charte québécoise dans un contexte de droit privé dans l’affaire Aubry c. Éditions Vice-Versa inc., [1998] 1 R.C.S. 591. Dans cette affaire, la requérante avait intenté une action en responsabilité civile contre les appelants, un photographe et un éditeur, pour avoir pris et publié dans une revue, sans son consentement, une photographie la représentant assise sur un marchepied devant un immeuble. Elle alléguait que la conduite des appelants constituait une violation de son droit à la vie privée, garanti à l’art. 5 de la Charte québécoise. En défense, les appelants soutenaient que, s’il y avait atteinte à son droit à la vie privée, elle était justifiée en vertu de l’art. 9.1 de la Charte par l’intérêt dominant du public à prendre connaissance de l’information, soutenu par la liberté d’expression garantie à l’art. 3 de la Charte.
154 La juge L’Heureux-Dubé et moi-même, au nom de la majorité, affirmions, au par. 56 :
Le droit au respect de la vie privée comme la liberté d’expression doivent recevoir une interprétation conforme aux dispositions de l’art. 9.1 de la Charte québécoise. Pour y parvenir, il faut décider de la pondération de ces deux droits.
Plus tard, au par. 61, nous constations qu’il y avait « lieu de décider si le droit du public à l’information peut justifier la diffusion d’une photographie prise sans autorisation ». Ainsi, dans l’affaire Aubry, le conflit entre deux droits fondamentaux, soit le droit à la vie privée (art. 5) et le droit à la liberté d’expression (art. 3), a été résolu grâce à une conciliation de ces deux droits sous le régime de l’art. 9.1. D’ailleurs, il existe plusieurs situations dans lesquelles un, voire plusieurs droits garantis par la Charte québécoise imposent des limites ou ont pour effet de réduire la portée d’un autre droit ou liberté protégé par cette même Charte. La même approche a été privilégiée, par exemple, dans l’affaire Prud’homme c. Prud’homme, [2002] 4 R.C.S. 663, 2002 CSC 85, où il était question de décider de l’étendue de la liberté d’expression dans le contexte particulier de l’exercice d’une fonction élective. Un exercice de conciliation exigera plus qu’un simple examen de l’atteinte alléguée à l’égard de l’un ou l’autre des droits en cause; il se distingue nettement de l’obligation de trouver un accommodement dans le contexte d’une atteinte au droit à l’égalité. Concilier tous les droits et valeurs en cause suivant le langage du premier alinéa de l’art. 9.1 de la Charte, c’est trouver un équilibre et un compromis conformes à l’intérêt général dans le contexte précis de l’affaire. Cette recherche d’équilibre et de compromis ne serait pas possible si le droit en cause et son exercice étaient sujets à la seule évaluation subjective de celui qui désire s’en prévaloir. Il ne s’agit pas non plus de se poser simplement la question de savoir quelle est l’importance relative de l’atteinte aux droits des copropriétaires en l’espèce; cela équivaudrait à exiger d’eux l’accommodement raisonnable qui n’a pas sa place dans l’analyse fondée sur l’art. 9.1. C’est d’ailleurs pour cette raison que notre Cour faisait valoir dans l’arrêt Devine c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 790, p. 818, que l’art. 10 de la Charte québécoise, qui fait intervenir le devoir d’accommodement, ne peut servir à contourner l’application de l’art. 9.1 et à ainsi éviter de déterminer l’étendue du droit fondamental en cause conformément aux limites prescrites par l’art. 9.1. Il ne s’agit pas non plus de comparer simplement l’inconvénient pour une partie avec l’inconvénient pour l’autre; ce serait là dénaturer l’art. 9.1 qui se réfère spécifiquement à l’intérêt commun de tous les citoyens du Québec.
155 Le tribunal qui se livre à l’exercice de conciliation doit se poser les deux questions suivantes : (1) Y a-t-il atteinte à l’objet du droit fondamental? (2) Si oui, cette atteinte est-elle licite, compte tenu des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien‑être général? Une réponse négative à cette deuxième question indique qu’il y a violation d’un droit fondamental.
156 À la première étape de l’analyse, il appartient à celui qui allègue l’atteinte de la démontrer. Tel qu’expliqué plus haut, le requérant doit, pour ce faire, démontrer l’existence d’un précepte religieux, la croyance sincère au caractère obligatoire de la pratique découlant de ce précepte, de même que l’existence d’un conflit entre la pratique et la règle. Je note qu’à cette étape on parle d’atteinte à l’objet du droit, plutôt que de violation du droit lui-même. Par conséquent, même si le requérant démontre, à la première étape, une atteinte à l’objet du droit protégé, celle-ci ne constitue une violation du droit lui-même que si elle n’est pas conforme aux principes qui sous-tendent l’art. 9.1. À mon avis, il appartient donc au défendeur, à la deuxième étape, de démontrer que l’atteinte est conforme à l’art. 9.1. Il est logique d’imposer au requérant le fardeau de prouver l’atteinte, et à son adversaire celui d’établir sa conformité avec l’art. 9.1, puisque ces parties sont les mieux placées pour en faire la preuve.
157 En somme, les droits et libertés assujettis à l’art. 9.1 doivent s’exercer les uns par rapport aux autres dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien‑être général. Leur portée est donc définie en fonction de l’exercice de chacun d’eux dans les circonstances de chaque affaire, compte tenu de la conciliation des droits en cause.
C. Application aux faits
1. Liberté de religion et sincérité de la croyance
158 Tout comme le juge de première instance et le juge Dalphond en Cour d’appel, je suis d’avis que la déclaration de copropriété interdit, entre autres, la construction d’une souccah sur les balcons, galeries et patios, qui constituent des espaces communs à usage privé exclusif de la Place Northcrest. Il n’y a là aucune ambiguïté à considérer; l’al. 2.6.3b) de la déclaration de copropriété est clair. Les appelants, qui sont tous de religion juive et pratiquent leur religion de façon orthodoxe, allèguent que cette interdiction porte atteinte à leur droit à la liberté de religion en empêchant l’aménagement de souccahs sur les balcons, galeries et patios.
159 Les appelants soutiennent qu’ils croient sincèrement que leur religion leur commande de construire une souccah sur leur propre balcon. Quant à l’intimé, celui-ci conteste l’existence de cette croyance sincère. Afin de trancher ce débat, il faut déterminer la sincérité de la croyance des appelants et, enfin, vérifier si leur croyance se rapporte aux préceptes de leur religion. Comme il est mentionné ci-dessus, une preuve d’experts s’avère utile à cet égard, puisqu’elle peut servir à établir les préceptes et pratiques fondamentaux d’une religion donnant lieu à la conduite revendiquée par un requérant.
160 En l’espèce, après avoir examiné la preuve devant lui, notamment les témoignages de deux experts, les rabbins Barry Levy et Moïse Ohana, le juge de première instance a tiré la conclusion suivante (p. 1909) :
Le Tribunal retient d’abord qu’il n’existe aucune obligation religieuse pour le juif pratiquant d’ériger sa propre souccah. Il n’y a aucun commandement prescrivant l’endroit où elle doit être érigée.
Le juge Rochon a également étudié les témoignages des appelants concernant leur propres pratiques pour conclure que ceux-ci croient, à l’exception de M. Amselem, que c’est l’obligation de manger dans une souccah pendant la Souccoth, et non dans une souccah chez soi, qui est fondamentale (p. 1908-1909) :
Le caractère facultatif attaché à la propriété de la souccah et à l’endroit où elle doit être érigée est corroboré par la conduite passée des intimés.
Fonfeder, pendant de nombreuses années, se rendait chez sa sœur, qui habitait non loin de son appartement de la rue Hutchison, pour y fêter la Soukot. En 1994, lorsqu’il arrive au Sanctuaire, il n’érige pas de souccah. Il se rend plutôt dans l’État de New York, chez un petit-fils qui avait sa « souccah ».
Thomas Klein, quant à lui, est un résident du Sanctuaire depuis 1989 et n’a jamais construit de souccah avant l’année 1996. La plupart du temps durant ces années, même s’il était pratiquant, il se rendait dans l’État de New York dans sa famille pour fêter la Soukot. Pendant quelques années, il est demeuré à Montréal dans les premiers jours importants de la fête sans ériger de souccah puisqu’il lui apparaissait difficile de ne le faire que pour quelques jours.
. . . Nous n’avons aucun autre témoignage des autres intimés.
161 Ayant étudié les témoignages de chacun des appelants, ainsi que la nature des enseignements religieux qui furent expliqués par les rabbins Levy et Ohana, le juge de première instance n’a pas écarté la croyance des appelants ni rejeté leur argument fondé sur la liberté de conscience. Il a soupesé et examiné la preuve devant lui pour vérifier l’existence d’un précepte religieux pouvant appuyer la croyance des appelants, un tel regard sur les enseignements religieux faisant partie intégrante de l’analyse requise.
162 Il ressort de la preuve que les appelants croient sincèrement qu’ils ont l’obligation de prendre leurs repas et de célébrer la fête du Souccoth dans une souccah. Bien qu’il soit préférable de le faire dans sa propre souccah lorsque c’est possible, il y a de nombreuses circonstances, comme celles notées par le juge de première instance, qui semblent justifier l’utilisation de la souccah d’autrui. D’après la preuve présentée et retenue, j’accepte que les appelants croient sincèrement que, lorsque c’est possible, il est préférable de construire sa propre souccah; cependant, ce ne serait pas un écart par rapport à leur précepte religieux que d’accepter une autre solution, pourvu que l’on respecte l’obligation fondamentale, soit celle de prendre ses repas dans une souccah. Je ne peux donc pas accepter que les appelants croient sincèrement, suivant les préceptes de leur religion qu’ils invoquent, qu’ils ont l’obligation d’avoir leur propre souccah sur leur balcon, patio ou galerie. C’est plutôt leur pratique de manger ou de célébrer la Souccoth dans une souccah qui est protégée par la liberté de religion à l’art. 3 de la Charte québécoise. La déclaration de copropriété ne fait pas obstacle à cette pratique puisqu’elle n’empêche pas les appelants de fêter dans une souccah, en ce sens qu’ils peuvent célébrer la Souccoth chez des parents ou amis, ou même dans une souccah commune, comme l’a proposé l’intimé. Conséquemment, l’interdiction de construire sa propre souccah ne porte pas atteinte à l’objet du droit à la liberté de religion des appelants. Les inconvénients qu’entraîne l’interdiction de construire une souccah individuelle ne suffisent pas pour ériger la préférence en pratique religieuse obligatoire.
163 Cependant, en ce qui concerne l’appelant Amselem, le juge de première instance a conclu qu’il est « le seul qui conçoit en termes d’un commandement divin l’obligation de faire une souccah sur son propre terrain » (p. 1909). Dans l’hypothèse où cette croyance est sincère, tel qu’en convient le juge de première instance, et qu’elle découle d’un précepte de sa religion, suivant l’interprétation des versets 13-18 du ch. 8 du livre de Néhémie acceptée par le juge Morin à la Cour d’appel, il faut passer à la deuxième étape et interpréter les interdictions posées par la déclaration de copropriété à la lumière de l’art. 9.1 de la Charte québécoise pour décider si elles violent le droit à la liberté de religion de M. Amselem.
2. La conciliation de droits sous le régime de l’art. 9.1 de la Charte québécoise
164 M. Amselem soutient donc que les restrictions contenues dans la déclaration de copropriété portent atteinte à son droit à la liberté de religion, prévu à l’art. 3 de la Charte québécoise. Selon l’art. 9.1 de cette même Charte, le droit qu’invoque M. Amselem doit s’exercer « dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec ». Si ce droit ne peut s’exercer en harmonie avec les droits et libertés d’autrui et du bien-être général, l’atteinte pourra être jugée licite et la violation du droit à la liberté de religion prévu par la Charte québécoise n’aura pas été établie. Comme je l’ai mentionné précédemment, l’art. 9.1 ne prescrit pas simplement de soupeser les droits respectifs des parties en cause, mais de faire une conciliation des droits qui tienne compte de l’intérêt général des citoyens du Québec.
165 Il s’agit premièrement d’identifier les droits et libertés en cause. Je souligne encore ici que la Charte québécoise doit s’interpréter en harmonie avec le Code civil du Québec. En l’espèce, entrent en conflit avec la liberté de religion de M. Amselem le droit de chacun des autres copropriétaires à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens prévu à l’art. 6, et le droit à la vie et à la sûreté prévu à l’art. 1 de la Charte québécoise. Ces droits doivent être conciliés. L’exercice de conciliation doit aussi tenir compte des autres circonstances en l’espèce, notamment des droits contractuels découlant de la déclaration de copropriété qui lie les parties, de l’application du Code civil du Québec, ainsi que des négociations qui ont eu lieu et des offres faites par les parties en vue de trouver une solution acceptable. L’exercice des droits eu égard à l’ordre public et au bien-être général des citoyens l’exige.
166 Le droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens se manifeste, en l’espèce, dans l’objet des restrictions prévues dans la déclaration de copropriété. D’abord, ces restrictions visent à préserver la valeur marchande des unités de logement détenues en copropriété. Elles protègent également le droit des copropriétaires à la jouissance des parties communes à usage privé en assurant la préservation du cachet de l’immeuble et de son esthétique extérieure comme immeuble luxueux, sans parler de l’utilisation des balcons pour l’évacuation de l’immeuble en cas de danger. La prohibition totale d’installer quoi que ce soit sur son balcon, y compris des souccahs, est nécessaire pour l’atteinte de ces buts, puisque, sans cela, l’harmonie n’y est pas et la voie de secours est compromise. Ici, la liberté de religion impose des limites à l’exercice des droits de tous les co-propriétaires.
167 Les restrictions servent à préserver non seulement les droits des copropriétaires qui sont prévus à l’art. 6 de la Charte québécoise, mais également ceux prévus au Code civil du Québec, qui, en liaison avec la Charte, encadre le droit de la propriété au Québec. Le juge de première instance a examiné les articles pertinents du Code pour ensuite conclure que les restrictions de la déclaration de copropriété sont valides au sens de l’art. 1056 C.c.Q., qui prévoit que « [l]a déclaration de copropriété ne peut imposer aucune restriction aux droits des copropriétaires, sauf celles qui sont justifiées par la destination de l’immeuble, ses caractères ou sa situation. » Il écrit (p. 1899) :
Le législateur reprend le triptyque classique du droit de propriété : droit d’user, de jouir et de disposer librement d’un bien (art. 947 C.C.Q.). Il précise que ce droit est susceptible de modalités. La copropriété d’un immeuble est l’une « des modalités de la propriété » (art. 1009 C.C.Q.). La copropriété est elle-même définie comme étant « la propriété que plusieurs personnes ont ensemble et concurremment sur un même bien » (art. 1010 C.C.Q.). Chaque copropriétaire peut disposer de sa fraction, mais l’usage et la jouissance qu’il en fait, tant sur la partie privative que la partie commune, doivent respecter le règlement de l’immeuble et ne pas porter atteinte « ni aux droits des autres copropriétaires ni à la destination de l’immeuble » (art. 1063 C.C.Q.).
168 En ce qui concerne la destination de l’immeuble, le juge de première instance a examiné la déclaration de copropriété et noté (p. 1901) :
La qualité des matériaux, l’agencement des unités d’habitation, l’aspect soigné de l’architecture, l’harmonie de l’ensemble extérieur constituent les éléments conférant à cet ensemble immobilier un caractère de luxe et de confort. . .
Ce qui est représenté à un éventuel acquéreur est non seulement un immeuble de luxe et de prestige, mais un « mode de vie » . . .
. . .
La préservation de ces caractéristiques d’ensemble, à l’intérieur d’un concept éminemment résidentiel haut de gamme, constitue un élément collectif que les copropriétaires chercheront à préserver.
Tout cela permet au juge de première instance de conclure que les restrictions imposées à l’usage des patios, balcons et terrasses sont justifiées par la destination de l’immeuble, ses caractères et sa situation, conformément à l’art. 1056 C.c.Q.
169 Quant au droit à la vie et à la sûreté de chacun des copropriétaires, prévu à l’art. 1 de la Charte québécoise, il est protégé par un autre objet de la déclaration de copropriété, soit l’empêchement d’obstruer les voies de passage entre les balcons tenant lieu de sortie de secours. En effet, les balcons et patios, en tant que parties communes à usage exclusif, font l’objet d’une servitude de passage en faveur des copropriétaires pour atteindre cet objectif. Le juge de première instance décrivait la nécessité de ne pas obstruer le passage (p. 1914) :
À l’aide des témoignages, de l’examen des plans et photographies des lieux, l’on peut facilement concevoir qu’il est possible de passer d’un balcon à un autre à plusieurs endroits, et ce, tant horizontalement que verticalement. À titre d’exemple, en cas d’incendie, les personnes retenues sur leur balcon alors que le feu fait rage à l’intérieur de leur appartement pourraient ainsi passer chez un voisin. L’examen des photographies des souccahs montre qu’elles font obstacle à ce passage et qu’à la limite, selon les matériaux employés dans leur construction, elles pourraient obstruer totalement une voie d’évacuation.
170 Il est facile de voir le lien nécessaire entre la prohibition de construire sur les balcons et la volonté de garder les voies de secours dégagées. L’objet de cette prohibition est la protection du droit fondamental de tous les copropriétaires à la vie et à la sûreté, dont il faut tenir compte dans la conciliation des divers droits et libertés en cause. L’argument selon lequel les souccahs peuvent être construites sans trop bloquer les voies d’accès si certaines conditions sont respectées ne saurait être retenu à cette étape de l’analyse puisqu’il est fondé sur la notion de l’accommodement raisonnable, qui n’est pas applicable dans le contexte de l’art. 9.1.
171 L’intimé soutient également que la présence de souccahs sur les balcons, patios et galeries compromet la sécurité et constitue, selon son assureur, une aggravation du risque pouvant entraîner la suspension de l’assurance. En fait, dans sa lettre du 15 octobre 1997, l’assureur principal en assurance des entreprises chez Compagnie d’Assurance Canadienne Générale écrit :
La présente est pour confirmer que nous ne pouvons accepter de couvrir la responsabilité découlant de la construction d’abri ou de cabane sur les lieux appartenant à l’assuré que ce soit sur le terrain adjacent ou sur les balcons. Il s’agit d’une aggravation du risque au point de vue responsabilité civile et incendie.
Il faut donc tenir compte, dans la conciliation des droits, du fait que le Syndicat a intérêt à maintenir en vigueur la police d’assurance et à éviter qu’il y ait aggravation du risque, autant pour les parties communes que pour les parties privées de Place Northcrest.
172 Finalement, rappelons que tous les copropriétaires ont un intérêt dans le maintien de l’harmonie au sein de la copropriété et un droit indivis dans celle-ci, plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’une partie commune à usage restreint sur laquelle, contractuellement, ils ont un droit de propriété à titre de collectivité. La conciliation ne peut équivaloir à la simple demande faite aux copropriétaires de renoncer à leurs droits sur la partie commune que constituent les balcons. Les copropriétaires ont le droit de s’attendre au respect des contrats conclus. De telles attentes sont en accord avec l’intérêt général des citoyens du Québec.
173 Il y a donc lieu de décider s’il est possible de concilier les dispositions de la déclaration de copropriété — laquelle lie les parties — qui préservent le droit des copropriétaires à la jouissance paisible et à la libre disposition de leurs biens, ainsi que leur droit à la sûreté, avec la liberté de religion de M. Amselem. Sont pertinents à cet égard les propos de la Cour dans l’arrêt Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 877 :
Il faut se garder d’adopter une conception hiérarchique qui donne préséance à certains droits au détriment d’autres droits, tant dans l’interprétation de la Charte que dans l’élaboration de la common law. Lorsque les droits de deux individus sont en conflit, [. . .] les principes de la Charte commandent un équilibre qui respecte pleinement l’importance des deux catégories de droits.
174 Toutefois, un exercice de conciliation doit tenir compte du fait que certains droits et libertés dans la Charte québécoise, en l’espèce l’art. 6, comportent une auto-limitation. Le professeur Chevrette, loc. cit., p. 468-469, expose deux façons d’examiner cette situation à la lumière de l’art. 9.1 :
Quel est l’effet de l’article 9.1 sur les articles 6 (jouissance et libre disposition des biens) et 9 (secret professionnel), qui prévoyaient déjà, l’un que la garantie existait « sauf dans la mesure prévue par la loi », l’autre qu’elle pouvait être écartée « par une disposition expresse de la loi »? Peut‑on prétendre que l’article 9.1, qui leur est postérieur, l’emporte sur ces clauses et remplace une discrétion pure et simple du législateur par les critères qu’il établit?
Il semble évident que non. En effet, la clarté et le caractère exceptionnel de ces clauses en font des normes spéciales, qui l’emportent sur la norme générale et postérieure de l’article 9.1. Comme « les principes de préséance de la loi nouvelle ou de la loi spéciale sont tout au plus des guides, des présomptions d’intention du législateur », il faut opter ici pour l’application du second principe, le législateur ayant voulu par l’article 9.1 diminuer et non pas augmenter l’effet de prépondérance des articles visés par ce dernier sur toute autre loi.
Mais cela ne clôt pas le débat, il s’en faut. À l’intérieur même du chapitre 1 de la Charte, il y a superposition de certaines garanties, les unes ne comportant pas d’autolimitation — sauf celle de l’article 9.1 — , d’autres en comportant. Ainsi une expropriation pourra être rachetée par l’article 6 lui‑même, dans la mesure où il s’agit d’une atteinte à la jouissance de biens « prévue par la loi », alors même qu’elle ne pourra l’être que par l’article 9.1, eu égard à l’article 8 (respect de la propriété privée) qui ne comporte pas d’autolimitation.
175 Dans Desroches c. Québec (Commission des droits de la personne), [1997] R.J.Q. 1540, p. 1552 et 1555, la Cour d’appel du Québec mentionnait la limitation à l’art. 6 de la Charte québécoise afin de donner préséance à un autre droit inscrit dans la Charte, qui ne comportait pas une telle limite :
[traduction] Bien que l’art. 6 consacre la reconnaissance par notre société des droits relatifs aux biens, ces droits sont assortis d’une limite intrinsèque, énoncée expressément dans l’art. 6 lui‑même : ces droits sont limités par les restrictions prévues par la loi, notamment celles découlant du respect des autres droits garantis par la Charte.
. . .
. . . Les droits relatifs aux biens ne peuvent écarter les garanties d’égalité. Toutefois, lorsqu’une politique — apparemment neutre — concernant l’exploitation d’une entreprise (par exemple) produit un effet discriminatoire, les tribunaux peuvent conclure à la validité de la politique pourvu que l’obligation d’accommodement soit respectée.
176 En l’espèce, il n’y a pas seulement conflit entre le droit à la liberté de religion et les droits de propriété, mais il y a aussi conflit entre le droit à la liberté de religion et le droit à la vie et à la sûreté, de même qu’entre le droit à la liberté de religion et des droits contractuels. Rappelons également que le Syndicat, dans le souci de réconcilier les copropriétaires, a proposé la construction d’une souccah commune à proximité d’une des tours. Cette offre, à laquelle M. Amselem avait donné son accord — il est utile de le rappeler — est le produit d’un processus de négociation entre plusieurs parties. D’ailleurs, le Congrès juif canadien avait trouvé que le compromis proposé était raisonnable et il reconnaissait, dans une lettre datée du 10 octobre 1997, les efforts déployés par le Syndicat dans le souci d’accommoder les résidants de confession juive. Tout cela est important dans l’évaluation de ce qui est conforme au bien-être général des citoyens.
177 En fin de compte, les appelants n’ont pas accepté l’offre du Syndicat, soulevant plutôt une multitude de problèmes et de détails, sans jamais proposer quoi que ce soit d’autre qu’une souccah sur leur balcon. Il est certain que la souccah commune entraîne des inconvénients pour M. Amselem; la souccah individuelle, quant à elle, présente aussi de véritables inconvénients pour les autres copropriétaires : notamment elle obstrue une voie de secours, et, pendant la construction, les ascenseurs se trouvent bloqués à cause du transport de matériaux. Traitant de ce problème, le juge de première instance reproche aux appelants de n’avoir fait preuve d’aucune souplesse en refusant le compromis. Selon lui, leur attitude démontre qu’ils ne voulaient pas contribuer à une solution acceptable pour tous. Il est surtout important de noter sous ce rapport que tous les titulaires de droits sont mis à contribution dans le cadre de l’art. 9.1 et du préambule de la Charte québécoise, qui reconnaît que « les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d’autrui et du bien-être général », comme de la disposition préliminaire du Code civil du Québec, qui prévoit que le Code « régit, en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne et les principes généraux du droit, les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens ». L’application de l’art. 9.1 ne suppose pas simplement un accommodement en deçà du seuil de tolérance extrême pour tous les titulaires de droits autres que M. Amselem, comme je l’ai noté plus haut. Celui-ci est aussi partie de la société multiculturelle qui commande la conciliation des droits de chacun. Il n’est pas sans intérêt de rappeler ici que le juge du procès a conclu, aux termes d’une analyse détaillée, qu’il y avait eu accommodement raisonnable en l’instance, et que le juge Morin, en Cour d’appel, s’appuyant sur la décision de notre Cour dans Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, précité, a jugé qu’il n’y avait aucune raison d’intervenir relativement à cette appréciation de la preuve. C’est dire que le juge des faits était satisfait que même le test le plus exigeant ne saurait donner raison aux appelants.
178 Les appelants prétendent que l’obligation qui leur est imposée d’exercer leurs droits de copropriété en harmonie avec les droits des autres copropriétaires est inéquitable. Cependant, il ne faut pas oublier que la déclaration de copropriété a été rédigée en vue de préserver les droits de tous les copropriétaires sans distinction. Il faut également tenir compte du fait que le compromis proposé par l’intimé, soit la construction d’une souccah commune sur un terrain adjacent à l’immeuble et appartenant à tous les copropriétaires, aux frais de ces derniers, aurait permis de parvenir au résultat voulu, soit le respect des droits des parties suivant les art. 6, 1 et 3 de la Charte québécoise. Une telle solution respecte aussi les trois conditions entérinées par la Cour dans l’arrêt Big M Drug Mart, précité, et confirmées dans l’arrêt Ross, précité, soit l’exercice de la liberté de religion (1) dans les limites raisonnables, (2) dans le respect des droits d’autrui, et (3) compte tenu aux restrictions nécessaires pour que soient préservés la sécurité, l’ordre, la santé et les libertés et droits fondamentaux d’autrui. Le droit de copropriété s’exerce, par essence, en accord et en harmonie avec les droits de tous les copropriétaires. Il ne s’agit pas ici de nier la liberté de religion, mais plutôt d’en favoriser l’exercice en tenant compte des droits d’autrui et du bien-être général.
179 En ce qui concerne l’art. 1 de la Charte québécoise, il est difficile de concevoir comment l’octroi d’une servitude de passage en cas d’urgence, essentielle pour la sécurité de tous les occupants de la copropriété, ne justifierait pas l’interdiction de l’installation d’une souccah, surtout compte tenu du compromis proposé par l’intimé. Je n’ai pas à revenir sur les conclusions de fait du juge de première instance en cette matière.
180 Tout cela me permet de conclure que le droit à la liberté de religion de M. Amselem ne peut s’exercer en harmonie avec les droits et libertés d’autrui et du bien-être en général. L’atteinte au droit de M. Amselem est licite. Bien que l’interdiction de construire prévue dans la déclaration de copropriété empêche les appelants de construire des souccahs sur leurs balcons, galeries ou patios, elle ne viole pas leur liberté de religion.
D. Renonciation à la liberté de religion
181 Étant donné qu’il n’y a pas de violation du droit à la liberté de religion des appelants, il n’est pas nécessaire de traiter de l’argument que les appelants auraient renoncé implicitement à leur droit en adhérant à la déclaration de copropriété. Il va sans dire cependant que les arguments présentés eu égard à cette question sont applicables à l’analyse faite sous le régime de l’art. 9.1.
V. Conclusion
182 Pour les motifs énoncés ci-dessus, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Version française des motifs rendus par
Le juge Binnie (dissident) —
I. Introduction
183 L’aspect inhabituel de la présente revendication du droit à la liberté de religion vient du fait que la plainte des appelants vise non pas l’État mais plutôt les autres copropriétaires du même immeuble luxueux de la région de Montréal, lesquels (y compris les appelants) se sont tous engagés à respecter les règles contractuelles régissant l’usage des parties communes. Comme ont conclu les juges des juridictions inférieures, les règles dont ont convenu les copropriétaires interdisent clairement l’installation de souccahs sur les balcons — qui sont des parties communes de l’immeuble. Les souccahs sont des habitations de fortune temporaires, dont le toit laisse entrevoir le ciel et qui sont utilisées dans le cadre des rites de tradition juive pratiqués par les appelants pendant une période de neuf jours chaque année. Invoquant le droit à la liberté de religion garanti par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., ch. C-12, les appelants insistent pour bâtir une souccah sur leur balcon respectif, malgré le contrat qu’ils ont conclu avec les autres copropriétaires et l’offre de ces derniers concernant l’installation d’une souccah commune dans les jardins de l’immeuble. De nombreux arguments pourraient être avancés de part et d’autre sur cette question, mais, en définitive, je souscris à la conclusion de la Cour d’appel du Québec selon laquelle, eu égard à toutes les circonstances, les appelants ne peuvent raisonnablement insister pour avoir leur propre souccah. En conséquence, je rejetterais le pourvoi.
184 Mes motifs diffèrent de ceux de mon collègue le juge Bastarache en raison de l’importance que j’accorde, d’une part, au contrat privé dont ont volontairement convenu les parties et qui régit leurs obligations et droits respectifs, notamment les règles contractuelles énoncées dans la déclaration de copropriété, et, d’autre part, à la mesure d’accommodement proposée par le syndicat des copropriétaires. Au cœur du présent litige, qui est particulièrement tributaire des faits qui lui sont propres, se pose la question de l’engagement des appelants, constaté dans le contrat conclu avec les autres copropriétaires, de ne pas insister pour construire des souccahs individuelles sur les balcons de l’immeuble, balcons qui sont des parties communes.
185 Il existe selon moi une énorme différence entre le fait d’utiliser la liberté de religion comme un bouclier contre les atteintes portées par l’État à la liberté de religion et le fait de l’utiliser comme une épée contre des cocontractants dans un immeuble privé. Il appartenait aux appelants et non aux autres copropriétaires de déterminer, avant d’acheter leur appartement, quelles exigences étaient liées à leurs croyances religieuses. Il y avait plusieurs immeubles où ils pouvaient acheter. Ils se sont engagés par contrat envers les propriétaires de cet immeuble à respecter les règles de cet immeuble, même si (comme c’est apparemment le cas) ils ont accepté les règles sans les avoir lues. Ils ont ensuite rejeté la mesure d’accommodement proposée par les copropriétaires, en l’occurrence l’utilisation d’une souccah commune dans les jardins de l’immeuble, parce que cette proposition ne satisfaisait pas entièrement leurs opinions religieuses, bien que, comme nous ne le verrons plus loin, elle n’était pas incompatible avec ce que M. Moïse Amselem lui-même considérait être ses obligations religieuses dans les cas où il ne lui est tout simplement pas possible de disposer de sa propre souccah.
A. La liberté de religion
186 Je reconnais que la liberté de religion garantie par l’art. 3 de la Charte québécoise doit recevoir une interprétation large. Il n’existe pas de critère facilement applicable et permettant aux juges d’évaluer le bien‑fondé ou la « validité » de la conviction — basée sur la foi — qu’a une personne qu’une situation donnée menace son âme immortelle (dans la tradition judéo-chrétienne), ou d’apprécier la conduite nécessaire en ce monde pour se conformer à cette conviction. Toutefois, la prudence s’impose lorsqu’il s’agit de pratiques ou conduites religieuses qui touchent non pas à l’exercice personnel de la religion mais aux droits d’autrui. Il faut tenir compte des obligations volontairement contractées par le plaignant envers d’autres personnes, et des rapports généraux qui existent entre les habitants d’une même collectivité, comme en témoigne le premier alinéa de l’art. 9.1 de la Charte québécoise, qui dispose ainsi :
Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien‑être général des citoyens du Québec.
Par conséquent, la Charte québécoise ne s’attache pas uniquement aux droits et libertés des individus, mais aussi aux responsabilités de ceux-ci envers leurs concitoyens dans l’exercice de ces droits et libertés.
187 Le droit ne donne pas une définition générale de la liberté de religion qui soit applicable dans tous les cas. La portée de la liberté de religion est largement tributaire du contexte. Dans le cas de la Charte canadienne des droits et libertés, qui ne s’applique qu’aux mesures prises par l’État et non aux rapports privés, le contexte et la structure sont différents. Mais même là, la Cour a fait remarquer que, « bien que la liberté de croyance puisse être vaste, la liberté d’agir suivant ces croyances est beaucoup plus restreinte » : B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, par. 226; voir aussi Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, par. 72; Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, 2001 CSC 31, par. 36.
188 Le cadre d’analyse proposé par les auteurs H. Brun et G. Tremblay, à la p. 1033 de leur ouvrage intitulé Droit constitutionnel (4e éd. 2002), est utile pour statuer sur l’application de l’art. 3 de la Charte québécoise. Ce cadre comporte quatre critères : « (1) existence d’un précepte religieux; (2) croyance sincère en ce précepte; (3) existence d’un conflit entre le précepte et la règle; (4) raisonnabilité de l’objection ».
189 Je reconnais que M. Amselem a satisfait au critère préliminaire lui permettant d’invoquer le droit à la liberté de religion. (Comme je conclus au rejet du présent pourvoi, il n’est pas nécessaire, pour les besoins de l’analyse, de s’attarder aux arguments soulevant l’insuffisance de la preuve des autres appelants.) M. Amselem observe clairement le rituel de la souccah en tant que précepte religieux, terme par lequel il désigne, selon mon interprétation, un commandement divin (Le Nouveau Petit Robert (2003), p. 2042). Aucune des parties n’a mis en doute le fait que ce précepte constitue, de façon générale, un article de la foi juive. Nous ne sommes pas en présence d’un cas de religion individuelle, ni d’une revendication non traditionnelle telle la consommation de peyotl en tant qu’expérience religieuse (Employment Division, Department of Human Resources of Oregon c. Smith, 494 U.S. 872 (1990)). Les situations de ce genre devront être examinées lorsqu’elles se présenteront.
190 Je ne crois que ce soit le rôle des tribunaux de départager les opinions opposées des rabbins Levy et Ohana, tous deux très respectables, sur la teneur précise du commandement divin. Les convictions de M. Amselem sont ce qu’elles sont, et ce dernier croit sincèrement qu’habiter dans sa propre souccah — plutôt que dans une souccah — est un élément de sa religion, sous réserve du besoin de manifester une certaine souplesse lorsqu’il n’est pas possible de disposer de sa propre souccah, comme il sera expliqué plus loin.
191 La première moitié de l’analyse requise pour l’application de l’art. 3 — à savoir la partie qui porte sur l’existence d’un précepte religieux (ou commandement divin) et sur la sincérité de la conviction manifestée à l’égard de ce précepte, et où il faut reconnaître généreusement la liberté de religion — ne devrait pas, à mon avis, présenter un caractère trop exigeant. L’analyse doit devenir plus exigeante aux étapes suivantes, c’est-à-dire celles où, conformément à l’art. 9.1, on évalue en contexte de droit privé le caractère raisonnable de l’exercice d’une pratique religieuse vis-à-vis d’autrui. La religion est, par nature, quelque chose d’intensément personnel et subjectif. Comme le démontre le juge Iacobucci, le droit à la liberté de religion possède par conséquent un champ d’application potentiellement immense. Les appelants prônent à la fois une conception généreuse à l’égard des convictions religieuses et une vision restrictive des mesures d’accommodement acceptables. Une telle attitude créerait un déséquilibre entre les droits de l’intéressé et les droits et intérêts opposés des autres membres de la société québécoise, dont le « bien-être général » est également protégé par l’art. 9.1 de la Charte québécoise. Comme a affirmé le ministre de la Justice du Québec, lors de l’adoption de l’art. 9.1 en 1982 :
L’article 9.1 a pour objet d’apporter un tempérament au caractère absolu des libertés et droits édictés aux articles 1 à 9 tant sous l’angle des limites imposées au titulaire de ces droits et libertés à l’égard des autres citoyens, ce qui est le cas pour le premier alinéa, que sous celui des limites que peut y apporter le législateur à l’égard de l’ensemble de la collectivité, principe qu’on retrouve au deuxième alinéa. [Je souligne.]
(Journal des débats : Commissions parlementaires, 3e sess., 32e lég., 16 décembre 1982, p. B‑11609)
Voir aussi Aubry c. Éditions Vice-Versa inc., [1998] 1 R.C.S. 591, par. 18.
B. Les droits et libertés des autres copropriétaires
192 Le principal droit invoqué par l’intimé est énoncé à l’art. 6 de la Charte québécoise, qui dispose en partie :
6. Toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi.
L’article 1063 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, précise que « [c]haque copropriétaire dispose de sa fraction; il use et jouit librement de sa partie privative et des parties communes, à la condition de respecter le règlement de l’immeuble et de ne pas porter atteinte ni aux droits des autres copropriétaires ni à la destination de l’immeuble » (je souligne). Les règles d’un immeuble détenu en copropriété divise, qui sont inscrites dans la déclaration de copropriété, favorisent la jouissance paisible des diverses unités (l’un des droits visés à l’art. 6) par tous les copropriétaires. La réglementation des parties communes rehausse l’apparence et la valeur de l’ensemble de l’immeuble, ce que reconnaissent d’ailleurs les appelants.
193 L’article 3 de la Charte québécoise réunit compendieusement la liberté de religion aux libertés de conscience, d’opinion, d’expression, de réunion pacifique et d’association. Bien que la construction de souccahs sur les balcons soulève des questions de sécurité et d’assurance, le souci principal des copropriétaires est l’apparence de leur résidence, puisqu’elle reflète l’image qu’ils désirent projeter. Ce souci est lié au maintien de la valeur de leur investissement.
194 La rigueur des règles dont ont convenu les copropriétaires, dont font partie les appelants, serait clairement apparue à ces derniers s’ils les avaient examinées, ne fut-ce que sommairement. Voici un passage de l’art. 2.6 intitulé « Parties communes limitées », lequel comprend notamment l’al. 2.6.3b), qui régit les « balcons, galeries et patios » :
b) pour ce qui est des balcons, patios et des galeries, aucun propriétaire n’aura le droit de les fermer ou de les isoler de quelque façon que ce soit ou d’y faire des constructions de quelque nature que ce soit; [Je souligne.]
L’interdiction visée à l’al. 2.6.3b) ne prévoit pas de dérogation possible moyennant consentement mais semble plutôt absolue, comparativement (par exemple) à l’art. 9.3, qui traite des décorations :
Aucun balcon ou galerie ne peut être décoré, couvert, fermé ou peinturé de quelque manière que ce soit, sans le consentement écrit préalable des copropriétaires ou des administrateurs selon le cas.
Qu’une structure « sans toiture » puisse ou non être qualifiée de « couvert[e] » ou « fermé[e] » au sens de l’art. 9.3, je souscris à l’opinion du juge du procès et des juges de la Cour d’appel selon laquelle la construction des souccahs était interdite par l’effet conjugué des autres règles. D’ailleurs, voici comment l’avocat des appelants énonce une des questions en litige :
[traduction] Est-ce qu’une personne peut renoncer à l’avance à son droit à la liberté de religion en signant un contrat d’adhésion comportant une prohibition générale interdisant les décorations ou constructions sur les balcons?
Les appelants se sont engagés à respecter non seulement l’art. 9.3 de la déclarataion de copropriété mais aussi l’al. 2.6.3b) et, même si (comme le suggère le juge Iacobucci) ils auraient pu être encouragés par la possibilité d’obtenir le consentement des autres copropriétaires en vertu de l’art. 9.3 (s’ils l’avaient lu), ils auraient néanmoins constaté qu’une souccah est une « construction de quelque nature que ce soit » au sens de l’al. 2.6.3b) et qu’il était interdit de construire de telles structures sur les balcons de l’immeuble. Par conséquent, bien que l’offre d’installation d’une souccah commune dans les jardins de l’immeuble ne correspondait pas exactement au désir des appelants, elle était quand même supérieure à ce que leur autorisait le contrat dont ils avaient convenu.
195 Aucune des restrictions prévues par les règles de l’immeuble ne visait la religion. Les règles ne visaient certainement pas les personnes de confession juive. Elles témoignent simplement de l’austérité architecturale ou de l’anonymat collectif que les copropriétaires voulaient projeter dans un immeuble dépourvu de tout signe extérieur d’individualité. Dans des décisions récentes, les copropriétaires sont allés jusqu’à interdire les treillis de jardin et les antennes paraboliques. Ils ont dit à l’ambassadeur des Pays‑Bas d’enlever son drapeau national. Il est possible qu’une telle micro‑gestion de l’apparence extérieure de l’immeuble ne plaise pas à tout le monde, mais elle exprime la volonté collective des copropriétaires de l’immeuble dans lequel les appelants ont décidé d’acheter un logis.
C. L’existence d’un conflit
196 L’apparence extérieure austère envisagée par les règles de l’immeuble entre manifestement en conflit avec le désir des appelants de se construire une souccah sur leur balcon respectif, même si ces constructions ne restent là que pendant une brève période de neuf jours par année.
D. Le caractère raisonnable de l’objection des appelants
197 Bien que l’art. 9.1 de la Charte québécoise n’impose pas expressément à des tiers l’obligation de prendre des mesures d’accommodement en faveur du plaignant, il ne fait aucun doute qu’en pratique le caractère raisonnable de la conduite de ce dernier sera, dans une certaine mesure au moins, appréciée au regard du caractère raisonnable de la conduite des copropriétaires. Le texte de l’art. 9.1 fait bien ressortir que le plaignant doit exercer ses droits en tenant compte des réalités de la vie en société, y compris évidemment les droits des tiers. Pour des raisons de commodité, je reproduis à nouveau le passage pertinent de l’art. 9.1 :
Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien‑être général des citoyens du Québec. [Je souligne.]
Comme l’a affirmé notre Cour dans l’arrêt Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, qui portait sur une atteinte par l’État à la liberté d’expression, l’art. 9.1 impose des limites en matière d’interprétation de la liberté garantie (p. 770) :
Le premier alinéa de l’art. 9.1 parle de la façon dont une personne doit exercer des libertés et des droits fondamentaux. Ce n’est pas une limitation du pouvoir du gouvernement, mais plutôt une indication de la manière d’interpréter l’étendue de ces libertés et droits fondamentaux. [Je souligne; soulignement dans l’original omis.]
198 À mon sens, le critère de la « raisonnabilité » de l’objection — considérée du point de vue d’une personne raisonnable placée dans la situation des appelants et parfaitement informée des faits pertinents — que proposent Brun et Tremblay, op. cit., cadre bien avec l’art. 9.1 de la Charte québécoise.
199 Le juge de première instance a tiré la conclusion de fait selon laquelle l’usage de la souccah commune n’empêcherait pas les appelants d’observer la fête du Souccoth, et cette conclusion est étayée par le témoignage de M. Amselem, le plus strict des appelants sur ce point. Ce dernier a témoigné qu’il ne serait pas contraire à sa foi d’aller dans une souccah commune installée dans les jardins de l’immeuble :
Q. . . . C’est ça, vous ne transgressez pas la Loi en marchant de votre unité à la supposée soukka commune ou dans le jardin commun?
R. Non.
Q. N’est-ce pas, vous ne transgressez pas la Loi juive?
R. Non.
M. Amselem a aussitôt signalé qu’il était interdit de « transporter » la nourriture à la souccah, expliquant ensuite que (dans le cas d’une souccah commune à la synagogue), la nourriture doit être apportée sur les lieux dans les journées qui précèdent la fête religieuse :
Q. Est-ce que ce n’est pas, Monsieur Amselem, ce que l’on fait à la synagogue?
R. Non, à la synagogue, on ne cuisine pas. Je vous ai dit tout à l’heure, ce que font les gens à la synagogue, ils amènent la nourriture la veille, quand il s’agit de sabbat, quand il s’agit de soukot . . .
200 M. Amselem a ensuite fait état de la possibilité de célébrer la Souccoth dans une souccah commune à la synagogue :
Les repas qui sont donnés à la synagogue c’est pour les gens qui n’ont pas la possibilité physique de faire une souccah chez eux, parce qu’ils n’ont pas l’espace, ils habitent dans un appartement où il n’y a pas un balcon. Si la personne est religieuse, elle a un balcon, le ciel en haut et l’espace, elle fait la souccah. [Je souligne.]
201 Il a ensuite affirmé que sa religion lui permet de recourir à d’autres solutions :
R. Si je n’ai pas la possibilité de le faire chez moi, si je n’ai pas l’espace physique de le faire chez moi?
Q. Oui.
R. Bon. À ce moment-là je trouve des solutions de rechange, je vais à la synagogue. [Je souligne.]
202 Outre l’utilisation d’une souccah dans une synagogue, M. Amselem a indiqué qu’il est également permis d’aller chez des parents et de partager leur souccah :
Q. . . . Est-ce qu’en allant chez votre fils vous rencontriez les préceptes de la Loi juive, les commandements?
R. Oui.
Q. Oui?
R. Absolument.
203 Aller chez les amis est une autre possibilité :
Q. Vous avez indiqué antérieurement que vous avez — si je me souviens bien — déjà passé des fêtes de soukot avec des amis chez eux?
R. Oui.
. . .
R. Mais, si vous êtes en voyage ou vous êtes en visite ou un cousin ou un fils vous invite à passer la fête chez lui, bien s’il a soukka, bien c’est très bien. Mais ce n’est pas une obligation. On accommode pour être ensemble. C’est la misva, le commandement se fait, mais c’est accidentel. Généralement, on veut passer la fête de soukot chez soi, à la maison. [Je souligne.]
Les mots utilisés (on veut) montrent que le « précepte » a un caractère facultatif et non pas impératif, fait que confirme M. Amselem plus loin :
R. Non, j’irai chez mes enfants, à la synagogue, où j’ai des amis ou je partirai à Miami, chez mon frère qui est rabbin.
Q. Vous pourriez aller soit chez des amis, soit chez votre famille?
R. Ma famille, mes enfants.
Q. Ou à la synagogue?
R. Ou à la synagogue. . .
204 Le rabbin Ohana, témoin expert des appelants, a affirmé en leur nom que les fidèles peuvent être dispensés de la célébration du Souccoth lorsque le faire serait source d’« inconfort sérieux » :
Dans la pratique néanmoins, si prendre ses repas dans la succah est source d’une véritable corvée, jour après jour après jour, nous commençons alors à toucher à une provision de la loi qui stipule que si la succah est source d’inconfort sérieux, on se trouve ipso facto libéré de l’obligation d’y demeurer.
205 Il y avait donc amplement de preuve au dossier établissant que M. Amselem et les autres appelants auraient pu utiliser une souccah commune, que ce soit à la synagogue, dans les jardins de l’immeuble, chez des amis ou ailleurs. S’il est impossible d’avoir accès à une souccah ou si l’utilisation de la souccah est source d’« inconfort sérieux », les fidèles sont en conséquence « libérés » de leur obligation religieuse. Ces conclusions ne sont pas controversées, mais elles découlent directement des témoignages de M. Amselem et de son propre expert, en plus d’être étayées par la pratique antérieure des autres appelants.
206 En toute déférence pour l’opinion contraire, je ne crois pas qu’il soit nécessaire pour l’intimé de démontrer que les appelants ont « renoncé » à leur liberté de religion lorsqu’ils ont accepté les règles de l’immeuble. La question en litige est beaucoup plus étroite. Il n’est pas question d’une renonciation « générale ». Le différend ne porte que sur l’installation d’une souccah personnelle, pratique considérée comme obligatoire par certains membres de la foi juive mais pas par tous, et que M. Amselem lui‑même n’estime pas obligatoire lorsqu’il est impossible d’avoir accès à une souccah personnelle. Les copropriétaires étaient fondés à conclure que, lorsque les appelants avaient accepté la déclaration de copropriété, ils indiquaient que la pratique de leur religion ne les empêchait pas de vivre selon les règles existantes. En conséquence, au lieu de qualifier le problème de renonciation à la « liberté de religion », geste qui dramatiserait exagérément la situation, il me semble que l’on peut dire, plus modestement et plus justement, que la question consiste à se demander si en l’espèce les appelants peuvent raisonnablement insister pour aménager une souccah personnelle, eu égard à l’ensemble des circonstances, notamment l’engagement qu’ils ont pris, par contrat, de ne pas construire d’abri personnel, même temporaire, sur les balcons communs de l’immeuble.
207 Il ne s’agit pas simplement en l’espèce de soupeser les avantages et les désavantages, c’est-à-dire de se demander si, de l’avis de la Cour, le fait d’interdire aux appelants de construire une souccah personnelle leur causerait un désavantage plus grand que celui que subiraient les copropriétaires si un certain nombre de souccahs étaient construites sur les balcons de l’immeuble. Par conséquent, je ne considère pas déterminant le critère proposé par mon collègue le juge Iacobucci, au par. 84, à savoir qu’à son avis
les atteintes ou effets préjudiciables qui, prétend-on, seraient causés aux droits ou intérêts des membres de l’intimé dans les circonstances sont tout au plus minimes et ne sauraient raisonnablement être considérés comme ayant pour effet d’imposer des limites valides à l’exercice par les appelants de leur liberté de religion.
En toute déférence, une telle approche a pour effet de libérer trop facilement les citoyens des obligations auxquelles ils s’engagent dans des contrats que d’autres personnes s’attendent qu’ils respectent. L’article 9.1 de la Charte québécoise impose une démarche plus nuancée. Chaque partie au présent pourvoi plaide avec insistance qu’elle a le droit de faire ce qu’elle veut faire, et le fardeau de preuve incombait aux appelants. J’estime que l’art. 9.1 commandait que des personnes raisonnables, placées dans la situation des appelants, prennent en considération les faits suivants :
1. Aucune mesure étatique n’est en cause.
2. L’immeuble est régi par un ensemble de règles auxquelles les parties, y compris les appelants, ont volontairement adhéré. L’interdiction prévue à l’art. 2.6.3 est claire et nette.
3. Les vendeurs ont fait ce qu’ils pouvaient pour faire en sorte que les appelants lisent les règles avant l’achat.
4. Il est permis de s’attendre à ce que des personnes raisonnables effectuant un achat important, tel l’achat d’un appartement, lisent les conditions du contrat avant de le signer, y compris la déclaration de copropriété, qui régira leur vie collective.
5. Vu l’importance que les appelants accordent à la construction d’un abri sur un balcon commun, les copropriétaires intimés pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que les appelants vident cette question avant d’acheter.
6. Des acheteurs qui ne se sont pas donné pas la peine de lire les règles ne devraient pas bénéficier, en vertu du contrat, de droits plus étendus que les acheteurs diligents et consciencieux qui les ont lues.
7. L’immeuble visé en l’espèce n’était que l’un des nombreux immeubles dans lesquels les appelants auraient pu acheter un appartement.
8. Les balcons sont désignés comme des parties communes, bien que leur usage soit dans chaque cas réservé au résident de l’appartement attenant.
9. Au moment où les appelants ont acheté, les règles interdisaient de construire un abri sur les balcons de l’immeuble (même si les souccahs ne sont installées que pendant une période de neuf jours par année).
10. Les copropriétaires avaient proposé aux appelants l’installation d’une souccah commune dans les jardins.
11. L’installation des souccahs dans les jardins présentait pour quelques appelants certains désavantages, comparativement à une souccah sur les balcons, mais ces désavantages étaient davantage d’ordre physique (M. Amselem par exemple s’opposait à l’idée de devoir monter et descendre plusieurs volées de marches) que spirituel.
12. Les convictions religieuses de M. Amselem ne l’empêchaient pas, selon son propre témoignage, d’utiliser une souccah commune lorsqu’il ne pouvait pas disposer de sa propre souccah.
208 Je conclus que, eu égard à toutes les circonstances — particulièrement les règles de l’immeuble qui existaient et qui ont été acceptées par les appelants lors de l’achat de leur appartement respectif, ainsi que leur propre témoignage indiquant qu’une souccah commune est utilisée lorsqu’il est impossible de disposer de sa propre souccah — , les appelants n’ont pas démontré que leur insistance à pouvoir disposer d’une souccah personnelle et leur rejet de la proposition d’installation d’une souccah commune en guise de mesure d’accommodement respectent suffisamment les droits d’autrui protégés par l’art. 9.1.
209 Je souligne à nouveau que la présente affaire est particulièrement tributaire des faits qui lui sont propres. Si les règles de l’immeuble avaient permis la construction d’une souccah au moment où les appelants ont acheté leur appartement, et si une majorité des copropriétaires avaient voulu ultérieurement en interdire la construction, la question serait différente. Le fait est que, en l’espèce, les appelants eux‑mêmes étaient les mieux placés pour déterminer leurs obligations religieuses et il faut supposer qu’ils l’ont fait lorsqu’ils ont conclu la convention de copropriété. Les appelants ne sauraient raisonnablement insister par la suite pour que la solution qu’ils privilégient soit retenue au détriment des droits opposés des autres copropriétaires.
II. Dispositif
210 Je rejetterais le pourvoi avec dépens.
Pourvoi accueilli avec dépens, les juges Bastarache, Binnie, LeBel et Deschamps sont dissidents.
Procureurs des appelants Moïse Amselem, Gladys Bouhadana, Antal Klein et Gabriel Fonfeder : Grey Casgrain, Montréal.
Procureur de l’appelante la Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada : Steven G. Slimovitch, Montréal.
Procureurs de l’intimé : de Grandpré Joli-Coeur, Montréal.
Procureurs des intervenantes l’Alliance évangélique du Canada et l’Église adventiste du septième jour au Canada : Chipeur Advocates, Calgary.
Procureurs de l’intervenante World Sikh Organization of Canada : Peterson Stark Scott, Surrey.
Procureur de l’intervenante la Commission ontarienne des droits de la personne : Commission ontarienne des droits de la personne, Toronto.