COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536
Date : 20101015
Dossier : 32604
Entre :
Procureur général du Québec
Appelant
et
Canadian Owners and Pilots Association
Intimée
‑ et ‑
Procureur général du Canada, procureur général de l'Ontario,
procureur général du Nouveau‑Brunswick, procureur général de la Colombie‑Britannique,
Pierre Lortie, juge de la Cour du Québec, Commission de protection du territoire agricole
du Québec, Tribunal administratif du Québec (Section du territoire et de l'environnement), Ville de Shawinigan, William Barber, Louise Barber, Rusty Barber, Louise Sokolik,
Michel Sokolik, Berthe Ducasse, Jocelyne Galardo, Chantale Trépanier, Bruce Shoor
et Autorité aéroportuaire du Grand Toronto
Intervenants
Traduction française officielle : Motifs de la juge en chef McLachlin
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 75)
Motifs dissidents :
(par. 76 à 78)
Motifs dissidents :
(par. 79 à 93):
La juge en chef McLachlin (avec l'accord des juges Binnie, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell)
Le juge LeBel
La juge Deschamps
______________________________
Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536
Procureur général du Québec Appelant
c.
Canadian Owners and Pilots Association Intimée
et
Procureur général du Canada,
procureur général de l'Ontario,
procureur général du Nouveau‑Brunswick,
procureur général de la Colombie‑Britannique,
Pierre Lortie, juge de la Cour du Québec,
Commission de protection du territoire agricole du Québec,
Tribunal administratif du Québec (Section du territoire et de l'environnement),
Ville de Shawinigan, William Barber, Louise Barber,
Rusty Barber, Louise Sokolik, Michel Sokolik,
Berthe Ducasse, Jocelyne Galardo, Chantale Trépanier,
Bruce Shoor et Autorité aéroportuaire du Grand Toronto Intervenants
Répertorié : Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association
No du greffe : 32604.
2009 : 14 octobre; 2010 : 15 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d'appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec (les juges Brossard, Thibault et Vézina), 2008 QCCA 427, 48 M.P.L.R. (4th) 26, [2008] J.Q. no 1597 (QL), 2008 CarswellQue 1383, qui a infirmé une décision de la Cour supérieure, 2006 QCCS 3377, [2006] J.Q. no 5998 (QL), 2006 CarswellQue 5622, qui a confirmé une décision de la Cour du Québec, 2002 CanLII 41590, [2002] J.Q. no 4771 (QL). Pourvoi rejeté, les juges LeBel et Deschamps sont dissidents.
Alain Gingras et Sébastien Rochette, pour l'appelant.
Pierre J. Beauchamp, Dan Cornell et Emma Beauchamp, pour l'intimée.
Ginette Gobeil, pour l'intervenant le procureur général du Canada.
Hart M. Schwartz et Josh Hunter, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.
Gaétan Migneault, pour l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.
R. Richard M. Butler et Jean M. Walters, pour l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Louise Mousseau et Lisette Joly, pour l'intervenante la Commission de protection du territoire agricole du Québec.
Annie Pagé, pour l'intervenante la Ville de Shawinigan.
Pierre Bordeleau, pour les intervenants William Barber, Louise Barber, Rusty Barber, Louise Sokolik, Michel Sokolik, Berthe Ducasse, Jocelyne Galardo, Chantale Trépanier et Bruce Shoor.
Mahmud Jamal, pour l'intervenante l'Autorité aéroportuaire du Grand Toronto.
Personne n'a comparu pour les intervenants Pierre Lortie, juge de la Cour du Québec, et le Tribunal administratif du Québec (Section du territoire et de l'environnement).
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell rendu par
La Juge en chef —
I. Introduction
[1] Le transport aérien est un élément indispensable de la vie moderne. Alors même que notre dépendance à l'égard de l'avion s'est accrue, les demandes émanant du domaine de l'aviation entrent pourtant de plus en plus en conflit avec d'autres intérêts. Les avions doivent décoller et atterrir. Ils ont donc besoin de terres ou d'eau. Tout terrain ou plan d'eau utilisé pour l'aviation ne peut être utilisé à d'autres fins. La question en l'espèce et dans le pourvoi connexe, Québec (Procureur général) c. Lacombe, 2010 CSC 38, [2010] 2 R.C.S. 453, est de savoir quel ordre de gouvernement a le dernier mot sur l'emplacement des terrains d'aviation et des aérodromes.
[2] Le gouvernement fédéral a compétence sur les questions de transport aérien en vertu de sa compétence générale de « faire des lois pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada » : art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. Dans les présents pourvois, la province de Québec soutient que, malgré ce principe reconnu, la législation provinciale devrait l'emporter en ce qui concerne les décisions relatives à l'emplacement des terrains d'aviation et des aérodromes. Essentiellement, le litige en l'instance oppose des intérêts locaux liés à l'aménagement des terres et l'intérêt national visant le maintien d'un système unifié de navigation aéronautique.
[3] Le pourvoi concerne un aérodrome construit par deux citoyens sur une terre désignée zone agricole et enregistré en vertu de la Loi sur l'aéronautique, L.R.C. 1985, ch. A‑2. Selon la province, cela viole sa législation et l'aérodrome doit être démoli. La Canadian Owners and Pilots Association (« COPA ») et le procureur général du Canada soutiennent que la province ne devrait pas pouvoir fermer l'aérodrome, et ce, pour diverses raisons. Premièrement, ils disent que la loi provinciale, dans la mesure où elle touche l'emplacement des aérodromes, est ultra vires et, par conséquent, invalide. Deuxièmement, selon eux, le choix de l'emplacement des installations aéronautiques touche au cur de la compétence fédérale en matière d'aéronautique, ce que la doctrine de l'exclusivité des compétences protège de tout effet provincial préjudiciable. Troisièmement, ils ajoutent que, de toute façon, si la loi provinciale était valide et applicable, elle serait inopérante suivant la doctrine de la prépondérance fédérale.
[4] Comme la Cour d'appel du Québec, je conclus que la loi provinciale restreignant l'utilisation des lots à des fins autres que l'agriculture dans des régions agricoles désignées est valide. Toutefois, j'estime que la loi provinciale entrave l'exercice d'une activité protégée relevant du cur de la compétence fédérale en matière d'aéronautique et qu'elle est inapplicable dans la mesure où elle interdit les aérodromes dans les zones agricoles. Il est donc inutile de tenir compte de la doctrine de la prépondérance fédérale, mais de toute façon, je suis d'avis que cette doctrine ne s'applique pas aux faits de l'espèce. En conséquence, je suis d'avis de rejeter le pourvoi sur le fondement de la doctrine de l'exclusivité des compétences.
II. Contexte
[5] Bernard Laferrière et Sylvie Gervais étaient propriétaires d'un lot boisé situé à proximité de la ville de Shawinigan. En 1998, ils ont défriché une partie de leur lot et aménagé une piste d'atterrissage gazonnée. Ils ont également construit un hangar adjacent à la piste d'atterrissage pour y effectuer le remisage, l'assemblage et l'entretien d'avions. Toutefois, le nouvel aérodrome de M. Laferrière et de Mme Gervais était situé dans une région agricole désignée. Le 13 juillet 1999, la Commission de protection du territoire agricole du Québec (« Commission ») leur a ordonné de remettre leur terrain dans son état initial. Monsieur Laferrière et Mme Gervais ont réagi en contestant le pouvoir de la Commission de les empêcher d'exploiter un aérodrome.
[6] Le Tribunal administratif du Québec a confirmé la décision de la Commission. Il a appliqué l'arrêt St‑Louis c. Commission de protection du territoire agricole du Québec, [1990] R.J.Q. 322 (C.A.), concluant que la loi habilitante de la Commission n'était pas en conflit direct avec quelque loi fédérale que ce soit en matière d'aviation. Se fondant sur des motifs semblables, la Cour du Québec et la Cour supérieure du Québec ont elles aussi confirmé la décision de la Commission : 2002 CanLII 41590 (C.Q.) et 2006 QCCS 3377 (CanLII). De plus, la Cour supérieure a conclu que M. Laferrière et Mme Gervais étaient préclus de contester la décision de la Commission car ils savaient déjà qu'ils achetaient un terrain situé dans une région agricole désignée. La Cour d'appel du Québec a accueilli l'appel, infirmé l'arrêt St‑Louis et conclu que la doctrine de l'exclusivité des compétences empêchait la Commission d'ordonner à M. Laferrière et Mme Gervais de démanteler leur aérodrome : 2008 QCCA 427, 48 M.P.L.R. (4th) 26.
[7] Monsieur Laferrière a perdu la vie de façon tragique le 27 avril 2009 dans le comté de Madison, dans l'État de New York, lors de l'écrasement d'un petit avion qu'il avait lui‑même conçu. À la suite du décès prématuré de M. Laferrière, la COPA a remplacé M. Laferrière et Mme Gervais en tant qu'intimée dans le présent pourvoi. La COPA est une organisation nationale vouée à la promotion et à la sécurité de l'aviation privée.
III. Le contexte législatif
A. Le régime provincial
[8] La loi en cause dans le présent pourvoi est la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, L.R.Q., ch. P‑41.1 (« LPTAA » ou « Loi »). Aux termes de l'art. 22 de la LPTAA, le gouvernement provincial a la charge de désigner certaines régions comme des régions agricoles. (Soixante‑trois mille kilomètres carrés, ou quatre pour cent de la province de Québec, ont ainsi été divisés en 17 zones agricoles protégées. L'annexe A de la LPTAA décrit le lot appartenant à Mme Gervais comme un terrain situé dans une région agricole désignée.) La Commission est constituée aux termes de l'art. 3 de la LPTAA et a pour fonction d'« assurer la protection du territoire agricole » du Québec. La Commission gère l'utilisation des lots dans ces régions agricoles désignées.
[9] Selon l'article 26 de la LPTAA, il est interdit d'utiliser, dans une région agricole désignée, un lot à une fin autre que l'agriculture sans l'autorisation préalable de la Commission. En cas de contravention, l'art. 14 confère à la Commission le pouvoir d'ordonner la remise du lot visé dans son état antérieur. La disposition pénale énoncée à l'art. 90 autorise l'imposition d'amendes sévères à toute personne qui contrevient à l'art. 26.
[10] Monsieur Laferrière et Mme Gervais n'ont pas obtenu l'autorisation de la Commission avant de construire un aérodrome sur leur terrain et, par conséquent, n'ont pas respecté les exigences de cette loi.
B. Le régime fédéral
[11] Le Parlement exerce de la façon suivante son pouvoir en matière d'aéronautique. Les diverses dispositions de la Loi sur l'aéronautique visent à réglementer l'aéronautique partout au Canada. Les aéroports et l'aviation commerciale sont fortement réglementés.
[12] En ce qui concerne l'aviation privée, qui est au cur du présent pourvoi, le Parlement a adopté une approche différente. Sauf dans les zones bâties des villes ou des villages, les gens peuvent construire des aérodromes privés sans demander la permission. Les propriétaires et les exploitants peuvent choisir d'enregistrer leurs aérodromes auprès du ministre des Transports. Bien qu'ils soient privés, ces aérodromes enregistrés doivent respecter les normes fédérales et être accessibles à toute personne qui doit atterrir. Ils font donc partie d'un système national de l'aviation.
[13] Monsieur Laferrière et Mme Gervais avaient enregistré leur aérodrome en vertu de la Loi sur l'aéronautique.
IV. Questions en litige
[14] Les questions suivantes sont en litige :
1. la validité de la loi provinciale;
2. l'applicabilité de la loi provinciale suivant la doctrine de l'exclusivité des compétences;
3. le caractère opérant de la loi suivant la doctrine de la prépondérance fédérale.
V. Analyse
A. Validité de la loi provinciale
[15] Le procureur général du Canada et la COPA soutiennent que la loi provinciale est invalide parce qu'elle touche la détermination des endroits où des aérodromes peuvent être construits. Selon eux, de tels effets ne cadrent pas avec la compétence provinciale, rendant la loi ultra vires. La loi de zonage n'est pas contestée dans son ensemble; seule l'application de l'art. 26 visant l'interdiction des aérodromes l'est. Lorsqu'une seule partie d'une loi est contestée, l'analyse porte sur l'objet des dispositions contestées elles‑mêmes : Bande Kitkatla c. Colombie‑Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146, par. 56. La question est donc de savoir si l'art. 26 de la Loi est valide.
[16] Pour déterminer si la loi est ultra vires, il faut d'abord déterminer sa « matière ». La matière d'une loi est essentiellement [traduction] « un résumé du contenu de la loi » : A. S. Abel, « The Neglected Logic of 91 and 92 » (1969), 19 U.T.L.J. 487, p. 490. Une fois cernée la matière d'une loi, il faut déterminer si cette matière est du ressort de l'organisme qui a adopté la loi contestée : Renvoi relatif à la Loi anti‑inflation, [1976] 2 R.C.S. 373, p. 450; Kitkatla, par. 52. Si la loi est jugée invalide, elle peut être sauvegardée par la doctrine des pouvoirs accessoires (appelée aussi le principe de la compétence accessoire : voir Global Securities Corp. c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2000 CSC 21, [2000] 1 R.C.S. 494, par. 45) si elle est suffisamment intégrée dans un régime législatif par ailleurs valide : voir Lacombe.
(1) Détermination de la matière de la loi contestée
[17] C'est l'identification de la caractéristique dominante d'une loi qui permet d'en cerner la matière : R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, p. 998. Cette étape est communément appelée l'analyse du caractère véritable, suivant le jugement de lord Watson dans Union Colliery Co. of British Columbia c. Bryden, [1899] A.C. 580 (C.P.), p. 587. Dans le cadre de cette analyse, la cour doit essentiellement se demander [traduction] « [c]e que la loi accomplit en réalité, et pourquoi » : D. W. Mundell, « Tests for Validity of Legislation under the British North America Act : A Reply to Professor Laskin » (1955), 33 R. du B. can. 915, p. 928.
[18] Comme le juge LeBel l'a expliqué dans Kitkatla, au par. 53, la caractérisation d'une loi comporte deux aspects : « L'analyse du caractère véritable porte à la fois (1) sur l'objet de la législation et (2) sur ses effets. » La détermination de l'objet de la législation peut être réalisée par l'examen tant de la preuve intrinsèque, telles les dispositions énonçant les objectifs généraux et la structure générale de la loi, que de la preuve extrinsèque, tels le Hansard ou d'autres comptes rendus du processus législatif : Kitkatla, par. 53. L'effet d'une loi se retrouve tant dans les répercussions juridiques de son texte que dans les effets pratiques découlant de son application : R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463, p. 482‑483. De simples effets accessoires n'auront généralement pas d'incidence sur l'analyse du caractère véritable : Attorney‑General for Canada c. Attorney‑General for Quebec, [1947] A.C. 33 (C.P.), p. 44; Global Securities, par. 23.
[19] La LPTAA a pour objectif d'« assurer la pérennité d'une base territoriale pour la pratique de l'agriculture [. . .] dans les zones agricoles dont il [le régime] prévoit l'établissement » (art. 1.1). L'article 26 appuie cet objectif en interdisant les utilisations autres que l'agriculture dans ces zones, peu importe que l'agriculture y soit pratiquée ou non, à moins que la Commission n'approuve préalablement des utilisations dérogatoires.
[20] L'effet de l'art. 26 reflète cet objectif : interdire que les lots des régions agricoles désignées soient utilisés à une fin autre que l'agriculture, sans l'autorisation préalable de la Commission. L'article 26 peut accessoirement toucher l'aéronautique. Toutefois, il a pour incidence principale de préserver les lots agricoles et de réglementer, par l'entremise de la Commission, l'utilisation du territoire dans les régions agricoles.
[21] Compte tenu de son objectif et de son effet, l'art. 26 est, de par son caractère véritable, une mesure législative relative à l'aménagement du territoire et à l'agriculture. Voilà sa matière.
(2) Rattachement de la matière à un chef de compétence législative
[22] Une fois établi le caractère véritable de l'art. 26 de la LPTAA, l'étape suivante consiste à se demander si la disposition contestée, suivant sa qualification, se rattache à un chef de compétence législative provinciale. L'aménagement du territoire et l'agriculture peuvent relever de la compétence provinciale prévue au par. 92(13) (propriété et droits civils), au par. 92(16) (matières de nature purement locale ou privée), ou à l'art. 95 (agriculture) de la Loi constitutionnelle de 1867. Il s'ensuit que l'art. 26 est une disposition provinciale valide.
[23] Il en est ainsi quoique l'art. 26 ait un effet accessoire sur l'agriculture, et malgré une compétence fédérale concurrente sur l'agriculture en vertu de l'art. 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 : voir Consolidated Distilleries Ltd. c. Consolidated Exporters Corp. Ltd., [1930] R.C.S. 531, le juge en chef Anglin; Renvoi relatif à la Loi sur l'organisation du marché des produits agricoles, [1978] 2 R.C.S. 1198, le juge Pigeon. Pour les besoins de l'analyse de la légalité, il importe seulement que l'art. 26 de la LPTAA, de par son caractère véritable, relève de la compétence de la province.
[24] Je conclus que l'art. 26 de la Loi est une disposition provinciale valide.
B. L'exclusivité des compétences
[25] La question suivante est de savoir si l'art. 26 de la Loi, jugé valide, s'applique dans une situation où il a une incidence sur la compétence fédérale en matière d'aéronautique. Le procureur général du Canada et la COPA affirment qu'il ne s'applique pas. Ils se fondent sur la doctrine de l'exclusivité des compétences, affirmant qu'elle protège, contre l'empiétement des lois provinciales, l'exercice d'activités relevant du cur d'une compétence fédérale.
[26] La doctrine de l'exclusivité des compétences a initialement été élaborée dans le contexte des entreprises fédérales (Canadian Pacific Railway Co. c. Corporation of the Parish of Notre Dame de Bonsecours, [1899] A.C. 367 (C.P.)) et des sociétés à charte fédérale (voir John Deere Plow Co. c. Wharton, [1915] A.C. 330 (C.P.); Great West Saddlery Co. c. The King, [1921] 2 A.C. 91 (C.P.); Attorney‑General for Manitoba c. Attorney‑General for Canada, [1929] A.C. 260 (C.P.)). Toutefois, cette doctrine était alors appliquée de façon plus générale et elle était censée assurer la protection d'un certain contenu minimum de chacun des chefs de compétence fédérale : Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), [1988] 1 R.C.S. 749, p. 839; SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2, p. 18, le juge en chef Dickson; Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437. Selon l'opinion qui prévaut depuis l'arrêt Banque canadienne de l'Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, l'application de l'exclusivité des compétences est généralement restreinte au contenu essentiel, ou au cur, de chaque chef de compétence législative que reconnaît déjà la jurisprudence (par. 43 et 77).
[27] La première étape consiste à déterminer si la loi provinciale — l'art. 26 de la Loi — empiète sur le « cur » d'une compétence fédérale. Si c'est le cas, la deuxième étape consiste à déterminer si cette loi provinciale a, sur l'exercice de la compétence fédérale protégée, un effet suffisamment grave pour entraîner l'application de la doctrine de la compétence exclusive.
(1) L'article 26 de la loi provinciale empiète‑t‑il sur l'exercice d'une activité protégée relevant du cur d'une compétence fédérale?
[28] Selon la jurisprudence, le Parlement a compétence en matière d'aéronautique. Comme l'aviation commerciale n'avait pas été prévue en 1867, l'aviation n'est pas énoncée comme un chef de compétence prévu à l'art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. Toutefois, elle a été reconnue comme une question d'importance nationale et, par conséquent, elle relève du pouvoir fédéral de faire des lois pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada.
[29] La question a été réglée en 1951 dans l'arrêt Johannesson c. Rural Municipality of West St. Paul, [1952] 1 R.C.S. 292. Dans cinq opinions distinctes, la Cour suprême du Canada a conclu à l'unanimité que le Parlement avait la compétence exclusive de réglementer le domaine de l'aviation, confirmant l'opinion incidente formulée antérieurement selon laquelle la navigation aérienne était une question d'importance et d'intérêt national : In re Regulation and Control of Aeronautics in Canada, [1932] A.C. 54 (C.P.).
[30] L'arrêt Johannesson a établi que le Parlement n'a pas seulement compétence en matière d'aéronautique, mais qu'il a la compétence exclusive pour déterminer l'emplacement des aérodromes. Comme l'a expliqué le juge Estey, [traduction] « l'aérodrome, lieu de décollage et d'atterrissage, [est] un maillon essentiel de l'aéronautique et de la navigation aérienne » (p. 319).
[31] Cet énoncé a tout récemment été confirmé dans Air Canada c. Ontario (Régie des alcools), [1997] 2 R.C.S. 581, par. 72, le juge Iacobucci : la compétence fédérale en matière d'aéronautique « comprend non seulement la réglementation de l'exploitation d'un aéronef, mais également la réglementation de l'exploitation des aéroports ». Élaborant davantage, le juge Iacobucci a statué que cet aspect de la compétence fédérale s'étend à l'emplacement et à la conception des aéroports. Voir également Construction Montcalm Inc. c. Commission du salaire minimum, [1979] 1 R.C.S. 754, p. 770‑771.
[32] Le procureur général de la Colombie‑Britannique, en tant qu'intervenant, a reconnu que les aéroports sont assujettis au pouvoir de faire des lois concernant la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada en raison de leur dimension nationale, mais il a plaidé que ce n'est pas le cas des aérodromes locaux puisqu'ils ne sont pas eux‑mêmes d'importance nationale. À l'appui, il a souligné que la Loi sur l'aéronautique établit une distinction entre les aérodromes et les aéroports, et il a fait valoir que la plupart des vols interprovinciaux et internationaux transitent par des aéroports plutôt que par des aérodromes.
[33] Cet argument ne saurait être retenu. Comme le juge Kellock l'a signalé dans Johannesson, les aspects locaux de l'aviation relèvent de la compétence fédérale parce que la matière visée par la navigation aérienne est « indivisible ». Utilisant de façon interchangeable les mots « aéroport » et « aérodrome », il a conclu que [traduction] « tout comme il est impossible d'établir une distinction entre les vols intraprovinciaux et interprovinciaux, l'emplacement et la réglementation des aéroports ne peuvent être associés ni à l'un ni à l'autre, ou dissociés de la navigation aérienne prise comme un tout » (p. 314). Ce point de vue reflète le fait que les aéroports et les aérodromes canadiens forment un réseau de lieux d'atterrissage qui, ensemble, facilitent le transport aérien et assurent la sécurité.
[34] Il est donc clair que la compétence fédérale en matière d'aéronautique englobe le pouvoir de déterminer l'emplacement des aérodromes. La question suivante est de savoir si ce pouvoir se trouve protégé au cur d'un pouvoir fédéral.
[35] Le critère consiste à savoir si l'objet de la disposition relève de la compétence essentielle — le « contenu minimum élémentaire et irréductible » — du pouvoir législatif en cause : Bell Canada, p. 839; Banque canadienne de l'Ouest, par. 50. Le cur d'un pouvoir fédéral réside dans l'autorité qui est absolument nécessaire pour permettre au Parlement « de réaliser l'objectif pour lequel la compétence législative exclusive a été attribuée » : Banque canadienne de l'Ouest, par. 77.
[36] Dans Banque canadienne de l'Ouest, les juges Binnie et LeBel ont expliqué que la jurisprudence servira souvent de guide utile pour cerner le cur d'un chef de compétence fédérale, et ils ont conclu que la doctrine de l'exclusivité des compétences devrait « en général, être limitée aux situations déjà traitées dans la jurisprudence » (par. 77).
[37] En l'espèce, il existe des précédents qui règlent la question. Notre Cour a constamment répété que la détermination de l'emplacement des aérodromes faisait partie du cur de la compétence fédérale en matière d'aéronautique. Dans Johannesson, qui traitait d'un règlement municipal empêchant le demandeur de construire un aérodrome en banlieue de Winnipeg, la Cour a jugé que la détermination de l'emplacement des aérodromes constituait un élément essentiel et indivisible de l'aéronautique. Comme nous l'avons vu, le juge Estey a affirmé que les aérodromes constituent [traduction] « un maillon essentiel de l'aéronautique et de la navigation aérienne » (p. 319). La détermination de l'emplacement des aérodromes donne lieu à l'application de la doctrine de l'exclusivité des compétences parce qu'elle constitue un élément essentiel de la compétence fédérale et que, par conséquent, elle se trouve au cur de cette compétence : voir Banque canadienne de l'Ouest, par. 54; Construction Montcalm, p. 770‑771; Air Canada, par. 72; Greater Toronto Airports Authority c. Mississauga (City) (2000), 50 O.R. (3d) 641 (C.A. Ont.); Comox Strathcona (Regional District) c. Hansen, 2005 BCSC 220, [2005] 7 W.W.R. 249; Venchiarutti c. Longhurst (1989), 69 O.R. (2d) 19 (H.C.J.), conf. par (1992), 8 O.R. (3d) 422 (C.A.).
[38] Dans Construction Montcalm, notre Cour a de nouveau jugé que, bien que certaines lois provinciales s'appliqueront à des aéroports car elles n'ont pas d'effet préjudiciable sur un élément essentiel d'une compétence fédérale, la détermination de l'emplacement d'un aéroport se trouve au cur d'une compétence fédérale exclusive : « La décision de construire un aéroport ou de fixer son emplacement sont indiscutablement des aspects de la construction d'un aéroport qui concernent exclusivement le fédéral » (p. 770 (je souligne)).
[39] La province a cherché à ébranler la solidité de ces précédents en faisant valoir qu'à deux reprises, des cours de juridiction inférieure avaient refusé de suivre l'arrêt Johannesson : Re The Queen in Right of British Columbia and Van Gool (1987), 36 D.L.R. (4th) 481 (C.A.C.‑B.); St‑Louis. Dans l'arrêt SEFPO, notre Cour a infirmé par interprétation l'arrêt Van Gool : voir Hansen, par. 21-23. Par ailleurs, je suis d'accord avec la conclusion de la Cour d'appel du Québec dans l'affaire connexe Lacombe c. Sacré-Cur (Municipalité de), 2008 QCCA 426, [2008] R.J.Q. 598, selon laquelle la thèse de l'arrêt St‑Louis doit être rejetée parce qu'elle établissait à tort que des effets accessoires ne peuvent déclencher l'application de la doctrine de l'exclusivité des compétences : voir Bell Canada, p. 842, le juge Beetz.
[40] J'arrive à la conclusion que la détermination de l'emplacement des aérodromes se trouve au cur de la compétence fédérale en matière d'aéronautique. La jurisprudence à établi depuis longtemps que l'endroit où un avion peut décoller et se poser est une matière que protège la doctrine de l'exclusivité des compétences. Comme l'article 26 de la LPTAA a pour effet de limiter les endroits où des aérodromes peuvent être construits, il empiète sur le cur de la compétence fédérale en matière d'aéronautique.
[41] Il reste à savoir si l'incidence de l'art. 26 sur la compétence fédérale est suffisamment grave pour entraîner l'application de la doctrine de la compétence exclusive.
(2) L'article 26 entrave‑t‑il de façon inacceptable l'exercice d'une compétence fédérale?
[42] Il ne suffit pas que l'art. 26 de la LPTAA touche au cur même d'une compétence fédérale; il faut démontrer que cette atteinte est constitutionnellement inacceptable. Ainsi se pose la question de savoir à quel point une atteinte doit être grave pour qu'une loi provinciale soit inapplicable.
[43] Après une période d'incohérence, il est maintenant établi que le critère consiste à savoir si la loi provinciale entrave l'exercice, par le fédéral, d'une activité relevant du cur de sa compétence : Banque canadienne de l'Ouest, les juges Binnie et LeBel. Cet arrêt a tranché la question de savoir si la loi provinciale doit « paralyser » le cur d'une compétence fédérale (le terme employé dans Dick c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 309, p. 323‑324), ou s'il suffit qu'elle « touche » un élément vital de la gestion et de l'exploitation de l'entreprise (Commission du Salaire minimum c. Bell Telephone Co. of Canada, [1966] R.C.S. 767, p. 774; Bell Canada, p. 859‑860). Voir aussi Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 955, le juge en chef Dickson, le juge Lamer (plus tard Juge en chef) et la juge Wilson.
[44] Le critère de l'entrave établi dans Banque canadienne de l'Ouest représente un moyen terme entre la stérilisation et de simples effets. Le fait de ne pas reprendre le critère de « toucher » utilisé dans Bell Canada reflète une résistance grandissante à l'application générale de l'exclusivité des compétences compte tenu des notions contemporaines de fédéralisme coopératif et du besoin ressenti de favoriser l'efficacité plutôt que le formalisme. Comme les juges Binnie et LeBel l'ont expliqué dans Banque canadienne de l'Ouest, « [s]i elle reste un document juridique, la Constitution fournit un cadre de vie et d'action politique à l'intérieur d'un État fédéral, dans lequel les tribunaux ont légitimement observé l'importance que présente la coopération des acteurs gouvernementaux pour la souplesse du fonctionnement du fédéralisme » (par. 42). (Voir aussi l'explication du juge en chef Dickson dans SEFPO, p. 18.) Pour reprendre les propos des juges Binnie et LeBel dans Banque canadienne de l'Ouest :
Rappelons qu'une application large [de l'exclusivité des compétences] paraît également contraire au fédéralisme souple que visent à promouvoir les doctrines constitutionnelles du caractère véritable, du double aspect et de la prépondérance fédérale. [. . .] Or, ces doctrines se sont révélées les plus conformes aux conceptions modernes du fédéralisme canadien qui reconnaissent les inévitables chevauchements de compétences. [par. 42]
[45] Le terme « entrave » est plus fort que « toucher ». Il suppose une incidence qui non seulement touche le cur de la compétence fédérale, mais le touche d'une façon qui porte à la compétence fédérale une atteinte grave ou importante. Dans cette époque de fédéralisme coopératif souple, l'application de la doctrine de l'exclusivité des compétences exige un empiétement important ou grave sur l'exercice de la compétence fédérale. Il n'est pas nécessaire que l'empiétement paralyse la compétence, mais il doit être grave.
[46] Il s'agit de savoir si le fait d'appliquer l'art. 26 de la LPTAA dans le but d'interdire les aérodromes aurait pour effet d'entraver l'exercice d'une activité relevant du cur d'une compétence fédérale, soit, en l'espèce, la possibilité pour le Parlement de décider quand et où construire les aérodromes.
[47] Je conclus que l'interdiction prévue à l'art. 26 entrave effectivement l'exercice du pouvoir fédéral de décider où et quand construire les aérodromes. Cet article interdit la construction d'aérodromes dans des régions agricoles désignées sans l'autorisation préalable de la Commission. Comme le montrent les circonstances de l'espèce, cela peut avoir pour effet d'empêcher la construction d'un nouvel aérodrome ou d'exiger la démolition d'un aérodrome déjà construit. Il ne s'agit pas là d'un effet mineur sur le pouvoir du gouvernement fédéral de décider où les aérodromes sont construits.
[48] L'article 26 de la LPTAA limite, ou entrave, considérablement le pouvoir du Parlement de déterminer où des aérodromes peuvent être construits. Cet article de la LPTAA ne stérilise pas le pouvoir du Parlement de légiférer en matière d'aéronautique; la doctrine de la prépondérance permettrait au Parlement d'écarter par voie législative la législation provinciale sur le zonage dans le but de construire des aérodromes. Mais la LPTAA aurait tout de même des conséquences graves sur la façon dont la compétence peut être exercée. Au lieu du régime permissif actuel, le Parlement serait obligé de légiférer relativement à l'emplacement précis de chaque aérodrome. Une restriction de cette importance de la liberté de faire des lois constitue une entrave à l'exercice de la compétence du Parlement. Même si l'analyse doit porter sur la compétence elle‑même, il convient de signaler que l'effet pratique de la LPTAA n'a rien de négligeable. Elle soustrait effectivement 63 000 km2, la superficie totale des régions agricoles désignées, du territoire que le Parlement a désigné pour les besoins de l'aéronautique. Il ne s'agit pas là d'une superficie de terrain insignifiante et la majeure partie de ce terrain est stratégiquement située.
[49] La province invoque deux arguments à l'appui de sa prétention selon laquelle la doctrine de l'exclusivité des compétences ne rend pas l'art. 26 de la LPTAA inapplicable à l'égard des aérodromes.
[50] Comme premier argument, la province soutient que l'art. 26 de la LPTAA n'entrave pas l'exercice de la compétence fédérale parce que le Parlement demeure libre de désigner des endroits précis où aménager des terrains d'aviation, écartant ainsi la loi provinciale selon la doctrine de la prépondérance fédérale. Essentiellement, selon cet argument, la doctrine de la prépondérance suffit pour anéantir l'effet de l'empiétement sur le cur de la compétence fédérale. Avec égards, je ne suis pas d'accord.
[51] Premièrement, selon l'argument, un critère fondé sur la stérilisation s'applique effectivement à l'exclusivité des compétences. La province affirme ainsi que la doctrine ne s'applique pas parce que la compétence fédérale ne sera pas stérilisée, en raison de la doctrine de la prépondérance. Ce critère est contraire à celui établi dans Banque canadienne de l'Ouest.
[52] Deuxièmement, cet argument confond indûment les doctrines distinctes de l'exclusivité des compétences et de la prépondérance, et ce, d'une manière qui dénature la première. Dans les situations où la doctrine de l'exclusivité des compétences s'applique, cette doctrine permet de déterminer si l'exercice d'une activité relevant du cur de la compétence a été entravé, et non pas si, ou comment, le Parlement a effectivement choisi d'exercer cette compétence.
[53] Troisièmement, cet argument ne réfute pas le fait que l'art. 26 a pour incidence d'entraver l'exercice de la compétence en matière d'aéronautique qui permet au fédéral de désigner des terrains destinés à devenir des terrains d'aviation. Si le Parlement voulait déroger à l'art. 26 de la LPTAA en invoquant la prépondérance fédérale, il lui faudrait établir l'existence d'un conflit de lois avec chacune des décisions de la Commission relatives aux aérodromes puisque la doctrine de la prépondérance traite des conflits dans l'exercice du pouvoir lorsque les lois fédérales et provinciales se chevauchent : Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, 2005 CSC 13, [2005] 1 R.C.S. 188, par. 11. Le Parlement ne serait pas libre d'adopter des mesures législatives générales et habilitantes, s'il choisissait de le faire (et c'est ce qu'il a fait). Accepter cet argument restreindrait les choix législatifs du Parlement et entraverait l'exercice de sa compétence fondamentale. Voir Re Orangeville Airport Ltd. and Town of Caledon (1976), 11 O.R. (2d) 546 (C.A.), p. 550, le juge MacKinnon (plus tard Juge en chef adjoint de l'Ontario). Cela pourrait également donner lieu à des systèmes de réglementation contradictoires, ce qui serait une « source d'incertitudes et de litiges innombrables » (Bell Canada, p. 843, le juge Beetz) et un « cauchemar » (Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., 2007 CSC 23, [2007] 2 R.C.S. 86, par. 140, le juge Bastarache).
[54] Selon le deuxième argument de la province, la doctrine de l'exclusivité des compétences ne s'applique pas en l'espèce parce que l'art. 26 de la LPTAA présente un double aspect. La province fonde son argument sur l'affirmation, dans Lafarge Canada, au par. 4, selon laquelle « il n'y a pas lieu d'utiliser cette doctrine [de l'exclusivité des compétences] lorsque, comme en l'espèce, la matière législative (l'aménagement du front de mer) présente un double aspect » — l'un provincial et l'autre fédéral.
[55] Ce commentaire devrait être interprété dans le contexte de l'ensemble des motifs. Les juges Binnie et LeBel ont ensuite examiné l'application de la doctrine de l'exclusivité des compétences, même s'ils avaient clairement relevé un double aspect (par. 43). Certes, au par. 42 de Lafarge Canada, ils ont cité et approuvé l'arrêt Bell Canada aux p. 839 et 859‑860, dans lequel notre Cour a conclu que l'exclusivité des compétences rendait la loi contestée inapplicable, même si la loi en question présentait un double aspect.
[56] La véritable objection de la province semble être qu'il ne faudrait pas restreindre l'application d'une loi présentant un double aspect et qui est valide sous son aspect provincial simplement parce qu'elle a une incidence sur le cur d'une compétence fédérale. Pourquoi, demande la province, une loi provinciale valide devrait‑elle être inapplicable, simplement parce que le Parlement a une compétence qui fait double emploi en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867? Si le Parlement veut prévenir cette incidence, qu'il adopte une loi explicite créant un conflit d'application et qu'il invoque la doctrine de la prépondérance.
[57] Par cette objection, la province se méprend sur la doctrine de l'exclusivité des compétences. L'analyse de cette doctrine présuppose la validité d'une loi et porte exclusivement sur les effets de la loi sur le cur d'une compétence fédérale : Banque canadienne de l'Ouest, par. 48. Ce qui importe, du point de vue de l'exclusivité des compétences, c'est que la loi a pour effet d'entraver l'exercice d'une activité relevant du cur d'une compétence fédérale. Dans les cas où elle s'applique, la doctrine assure la protection, contre toute entrave provinciale, du cur de la compétence fédérale qui bénéficie de l'exclusivité.
[58] L'argument de la province selon lequel la doctrine de l'exclusivité des compétences ne peut s'appliquer aux lois qui comportent un double aspect sert, au fond, à contester l'existence même de la doctrine. Or, la mention de la notion d'exclusivité dans le texte même de la Loi constitutionnelle de 1867 se veut l'une des raisons pour rejeter une contestation de l'existence de cette doctrine : Banque canadienne de l'Ouest, par. 34. La doctrine de l'exclusivité des compétences a été critiquée, mais elle n'a pas été écartée de l'analyse du fédéralisme canadien. La réponse la plus appropriée est celle formulée dans Banque canadienne de l'Ouest et Lafarge Canada : la doctrine fait encore partie du droit canadien, mais elle est encadrée par des considérations de principe et des précédents. De cette façon, elle établit un équilibre entre la nécessité d'une certaine souplesse intergouvernementale et le besoin de solutions prévisibles dans les domaines relevant du cur de la compétence fédérale.
[59] Pour ces motifs, même si l'art. 26 de la LPTAA présente un double aspect (un point sur lequel je n'ai pas à me prononcer), je conclus que la position de la province doit être rejetée.
[60] En résumé, la doctrine de l'exclusivité des compétences s'applique en l'espèce. La détermination de l'emplacement des aérodromes se trouve au cur de la compétence fédérale en matière d'aéronautique. L'article 26 de la LPTAA empiète sur ce cur d'une façon qui entrave l'exercice de cette compétence fédérale. S'il était applicable, cet article obligerait le Parlement à choisir entre accepter que la province puisse interdire l'aménagement d'aérodromes, ou légiférer expressément de manière à écarter la loi provinciale. Cela entraverait sérieusement l'exercice de la compétence fédérale en matière d'aviation et forcerait effectivement le Parlement à adopter, pour la construction des aérodromes, un cadre différent et plus contraignant que celui qu'il a choisi d'adopter.
[61] Certes, cette solution restreint la possibilité, pour les autorités provinciales et municipales, de relever unilatéralement les défis que pose l'aviation pour la réglementation relative à l'utilisation des terres agricoles. Toutefois, comme les juges Binnie et LeBel l'ont signalé dans Banque canadienne de l'Ouest, au par. 54, la compétence exclusive que possède le Parlement pour déterminer l'emplacement des pistes d'atterrissage est essentielle à la viabilité de l'aviation au Canada. Ainsi qu'ils l'ont affirmé dans Lafarge Canada : « Les intérêts locaux ne sauraient entraver les besoins du pays en matière de transport. Rien ne serait plus inutile qu'un navire auquel on refuserait l'espace nécessaire pour accoster ou prendre possession de son fret et qui serait ainsi condamné, comme le Flying Dutchman, à naviguer éternellement » (par. 64).
C. La prépondérance fédérale
[62] Contrairement à la doctrine de l'exclusivité des compétences, laquelle se rapporte à la portée de la compétence fédérale, celle de la prépondérance fédérale se rapporte à la façon dont la compétence est exercée. La doctrine de la prépondérance est pertinente lorsqu'un conflit oppose une loi fédérale à une loi provinciale. Comme le juge Major l'a expliqué dans Rothmans, au par. 11, « [s]elon la doctrine de la prépondérance des lois fédérales, en cas de conflit entre une loi fédérale et une loi provinciale qui sont validement adoptées, mais qui se chevauchent, la loi provinciale devient inopérante dans la mesure de l'incompatibilité. »
[63] La doctrine de l'exclusivité des compétences a pour effet d'annuler l'éventuelle incompatibilité entre une loi fédérale et une loi provinciale en rendant la loi provinciale inapplicable dans la mesure où elle entrave l'exercice d'une activité relevant du cur d'un pouvoir fédéral. Comme j'ai conclu que la doctrine de l'exclusivité des compétences permet de trancher le présent litige, il n'est pas nécessaire de tenir compte de celle de la prépondérance fédérale. Toutefois, compte tenu des arguments présentés par les parties, il peut être utile d'examiner l'applicabilité de cette doctrine.
[64] Deux formes de conflit différentes permettent d'invoquer la prépondérance. La première est le conflit d'application entre une loi fédérale et une loi provinciale, où une loi dit « oui » et l'autre dit « non », de sorte que « l'observance de l'une entraîne l'inobservance de l'autre » : Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161, p. 191, le juge Dickson. Dans Banque de Montréal c. Hall, [1990] 1 R.C.S. 121, p. 155, le juge La Forest a relevé, pour le critère de la prépondérance, un deuxième volet selon lequel il est possible de se conformer aux deux textes même si la loi provinciale est incompatible avec l'objet de la loi fédérale : voir aussi Law Society of British Columbia c. Mangat, 2001 CSC 67, [2001] 3 R.C.S. 113, par. 72; Lafarge Canada, par. 84. La règle de la prépondérance fédérale peut donc s'appliquer s'il est impossible de se conformer aux deux textes ou si la réalisation de l'objet d'une loi fédérale est entravée : Rothmans, par. 14.
[65] Il n'est pas question en l'espèce d'un conflit d'application; selon la loi fédérale, « oui, vous pouvez construire un aérodrome » mais selon la loi provinciale, « non, vous ne le pouvez pas ». Toutefois, la loi fédérale n'exige pas la construction d'un aérodrome. Par conséquent, pour reprendre les termes employés par le juge Dickson dans McCutcheon, l'observance de l'une n'entraîne pas l'inobservance de l'autre. En l'espèce, il est possible de se conformer tant à la loi provinciale qu'à la loi fédérale en démolissant l'aéroport.
[66] La question est donc de savoir si la loi provinciale est incompatible avec l'objet de la loi fédérale. Pour déterminer si la loi contestée entrave la réalisation d'un objectif fédéral, il faut examiner le cadre réglementaire qui régit la décision de construire un aérodrome. Le fardeau de la preuve incombe à la personne qui invoque la doctrine de la prépondérance fédérale : Lafarge Canada, par. 77. Cette personne doit prouver que la loi contestée va à l'encontre de l'objet d'une loi fédérale. Pour ce faire, elle doit d'abord établir l'objet de la loi fédérale pertinente et ensuite prouver que la loi provinciale est incompatible avec cet objet. La norme d'invalidation d'une loi provinciale au motif qu'elle entrave la réalisation de l'objet fédéral est élevée; une loi fédérale permissive, sans plus, ne permettra pas d'établir l'entrave de son objet par une loi provinciale qui restreint la portée de la permissivité de la loi fédérale : voir 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d'arrosage) c. Hudson (Ville), 2001 CSC 40, [2001] 2 R.C.S. 241.
[67] Le Parlement a établi un cadre réglementaire permettant de régir l'emplacement des aérodromes. La pierre angulaire de ce régime est l'al. 4.9e) de la Loi sur l'aéronautique, lequel permet au gouverneur en conseil de prendre des règlements en ce qui concerne « les activités exercées aux aérodromes ainsi que l'emplacement, l'inspection, l'enregistrement, l'agrément et l'exploitation des aérodromes ». En application de cette loi, le gouverneur en conseil a pris le Règlement de l'aviation canadien, DORS/96‑433 (le « RAC »). Ce règlement permet, en règle générale, aux citoyens de construire des aérodromes sans l'autorisation préalable du ministre. Aux termes du par. 302.01(1), un aérodrome ne peut, sans l'approbation du ministre, être situé dans « la zone bâtie d'une ville ou d'un village » ou être utilisé afin de fournir un service aérien régulier de transport de passagers. Dans tous les autres cas, un aérodrome sera enregistré et apparaîtra sur les cartes de vol dans la mesure où il respecte certaines exigences en matière de sécurité. Dans le présent pourvoi, l'aérodrome de M. Laferrière et de Mme Gervais était enregistré auprès du ministre des Transports. Ce régime vise à permettre la construction d'aérodromes sans l'approbation préalable des autorités fédérales, et ils deviennent alors assujettis aux règlements fédéraux détaillés.
[68] Il faut également rejeter l'argument selon lequel le Parlement a délibérément élaboré un cadre réglementaire permissif dans le but d'encourager la construction généralisée d'installations aéroportuaires. La difficulté réside dans le fait que, bien que le Parlement ait occupé le champ, il n'existe aucune preuve que le gouverneur en conseil a délibérément adopté des exigences minimales relativement à la construction et à l'agrément des aérodromes afin d'en encourager la dissémination. Comme je l'ai indiqué précédemment, pour invoquer la prépondérance fédérale parce que la réalisation de l'objet est entravée, plutôt qu'en raison d'un conflit d'application, il faut une preuve claire de l'objet; le simple fait qu'une loi fédérale soit permissive ne suffit pas. Cette preuve n'existe pas en l'espèce. Par conséquent, ce volet de l'argument fondé sur la prépondérance ne peut être invoqué.
[69] La distinction entre un objet fédéral suffisant pour déclencher l'application de la doctrine de la prépondérance fédérale, d'une part, et l'absence d'un objet précis, d'autre part, est illustrée par une comparaison des décisions de notre Cour dans Spraytech et Mangat. Dans Spraytech, la législation fédérale relative aux pesticides était permissive, autorisant de ce fait la fabrication et l'utilisation des pesticides. En ce sens, le régime fédéral ressemblait à la Loi sur l'aéronautique, laquelle permet la construction d'aérodromes partout où leur construction n'est pas expressément restreinte. Le règlement municipal contesté interdisait l'utilisation de pesticides qui auraient été autorisés en vertu du régime fédéral. La juge L'Heureux‑Dubé a conclu que le deuxième volet de la doctrine de la prépondérance fédérale ne s'appliquait pas :
L'analogie avec les véhicules automobiles et les cigarettes qui ont été approuvés au niveau fédéral mais dont l'usage peut toutefois être restreint au niveau municipal illustre bien cette conclusion. Il n'y a, en outre, aucune crainte en l'espèce que l'application du règlement—270 écarte ou déjoue « l'intention du Parlement ». [par. 35]
[70] Par contre, dans Mangat, la loi fédérale autorisait un « autre conseiller » ou un « autre conseil », non-membre du barreau d'une province, à comparaître devant la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la « CISR ») moyennant rétribution. Toutefois, la loi provinciale exigeait que les agents qui comparaissaient devant la CISR soient membres du barreau d'une province ou s'abstiennent de demander une rétribution. Même s'il était possible de se conformer aux deux textes de loi, fédéral et provincial (les non‑avocats pourraient comparaître sans demander une rétribution), le juge Gonthier a conclu que la loi provinciale allait à l'encontre de l'objet de la loi fédérale (par. 72). Le Parlement avait expressément prévu que les non‑avocats pouvaient comparaître devant la CISR. Cette intention expresse l'emportait sur la loi provinciale incompatible.
[71] Le procureur général du Canada prétend que la loi provinciale entrave la réalisation d'un deuxième objectif fédéral plus précis. Il assimile l'enregistrement de l'aérodrome en vertu de la Loi sur l'aéronautique à une autorisation ministérielle de construire un aérodrome dans une région agricole désignée. Selon lui, la loi provinciale empiéterait sur l'intention du ministre qu'il y ait un aérodrome sur le terrain de M. Laferrière et de Mme Gervais.
[72] Selon le paragraphe 301.03(1) du RAC, le ministre enregistre l'aérodrome pourvu que les renseignements requis soient fournis et que l'aérodrome respecte les exigences des art.—301.05 à 301.09 en matière de sécurité. Comme le ministre est tenu d'enregistrer un aérodrome dans ces circonstances, l'enregistrement ne signifie pas que le législateur fédéral a voulu qu'une installation aéroportuaire se trouve dans un secteur donné.
[73] Certes, aux termes de l'al. 302.01(1)c) du RAC, le ministre peut exiger qu'un aérodrome soit certifié comme un aéroport si « le respect des exigences nécessaires à la délivrance d'un certificat d'aéroport serait dans l'intérêt public et augmenterait la sécurité quant à l'utilisation de l'aérodrome ». Toutefois, l'alinéa—302.01(1)c) ne peut être interprété a contrario de manière à laisser entendre que le ministre a considéré que l'emplacement d'un aérodrome était dans l'intérêt public simplement parce qu'il n'a pas exigé que l'aérodrome soit certifié comme un aéroport.
[74] En résumé, la preuve n'établit pas que la loi provinciale entrave un objectif fédéral relatif à l'emplacement des aérodromes. Selon le Règlement, le ministre peut, s'il le veut, décider que l'emplacement de chaque aérodrome enregistré est dans l'intérêt public. Cependant, il n'y est question d'aucun objectif fédéral en ce qui concerne l'emplacement des aérodromes. L'entrave à la réalisation d'un objectif fédéral n'est pas établie et la doctrine de la prépondérance fédérale ne peut être invoquée.
VI. Conclusion
[75] Compte tenu de ce qui précède, je suis d'avis de rejeter le pourvoi en raison de la doctrine de l'exclusivité des compétences, et d'accorder les dépens à l'intimée. Je suis d'avis de répondre comme suit aux questions constitutionnelles :
1. La Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, L.R.Q., ch. P‑41.1, est‑elle constitutionnellement inapplicable, en vertu du principe de l'exclusivité des compétences, à un aérodrome exploité par l'intimée?
Réponse : Oui.
2. La Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, L.R.Q., ch. P‑41.1, est‑elle constitutionnellement inopérante par l'effet du principe de la prépondérance des lois fédérales, compte tenu de la Loi sur l'aéronautique, L.R.C. 1985, ch. A‑2, et du Règlement de l'aviation canadien, DORS/96‑433?
Réponse : Non.
Les motifs suivants ont été rendus par
[76] Le juge LeBel (dissident) — J'ai pris connaissance des motifs de la Juge en chef et de la juge Deschamps. Avec égards pour l'avis contraire, je suis d'accord avec l'opinion de Madame la juge Deschamps, notamment quant à ses observations sur l'application de la doctrine de la protection des compétences à l'égard de l'implantation de l'aérodrome privé visé par le présent pourvoi.
[77] L'implantation par une entreprise d'une piste d'atterrissage à un endroit choisi à son gré, ainsi que l'inscription d'un aérodrome dans un registre administratif, ne peuvent être considérés comme des actes ou des droits situés au cur de la compétence fédérale sur l'aéronautique. Dans l'État fédéral que constitue le Canada, en effet, l'aménagement du territoire représente une compétence provinciale importante qui peut être respectée, sans pour autant entraver le cur de cette compétence fédérale. Un des éléments essentiels du pouvoir fédéral sur l'aéronautique est la détermination de l'endroit où seront établis les aéroports et les aérodromes. Or, ce pouvoir n'est pas ici mis en cause d'une façon qui violerait la doctrine de la protection des compétences.
[78] En conséquence, j'accueillerais le pourvoi comme le propose la juge Deschamps.
Les motifs suivants ont été rendus par
[79] La juge Deschamps (dissidente) — La présente affaire a été entendue en même temps que l'affaire Québec (Procureur général) c. Lacombe, 2010 CSC 38, [2010] 2 R.C.S. 453. Les deux pourvois portent sur la constitutionnalité de normes provinciales de zonage, eu égard à la répartition fédérative des compétences législatives au Canada et, plus exactement, au pouvoir du fédéral de légiférer en matière d'aéronautique.
[80] Une première différence entre ces deux dossiers est que, tandis que l'affaire Lacombe concerne des normes en matière de zonage municipal, la présente affaire porte sur des normes en matière de zonage agricole. Une deuxième différence réside dans le fait que, en l'espèce, la validité des dispositions provinciales en cause n'est pas contestée en réalité. Le pourvoi ne porte donc que sur l'applicabilité et l'opérabilité de ces dispositions.
[81] Cela dit, il convient de préciser que la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, L.R.Q., ch. P-41.1 (« LPTAA »), découle de l'exercice valide, par le législateur québécois, de sa compétence concurrente sur l'agriculture (Loi constitutionnelle de 1867, art. 95). Toutefois, ce n'est pas à l'égard de cette compétence appartenant également au Parlement fédéral que l'intimée, Canadian Owners and Pilots Association (l'« Association »), a invoqué la doctrine de la protection des compétences qui, comme je l'explique dans l'affaire Lacombe, ne saurait protéger que des compétences exclusives, mais plutôt à l'égard de la compétence exclusive du fédéral sur l'aéronautique. Dans le même sens, comme l'Association intimée plaide la prépondérance de normes relevant de ce pouvoir — en l'occurrence la Loi sur l'aéronautique, L.R.C. 1985, ch. A-2, et le Règlement de l'aviation canadien, DORS/96-433 —, c'est bien la prépondérance des normes adoptées dans l'exercice d'une compétence fédérale exclusive qu'on veut faire confirmer, et non le caractère prépondérant de quelque norme fédérale relative à l'agriculture fondée sur l'art. 95 de la Loi constitutionnelle de 1867. En d'autres termes, le fait que la norme provinciale en cause concerne le zonage agricole n'affecte en rien sa validité, et le fait que cette validité découle de l'exercice d'une compétence concurrente n'entraîne ici, par rapport au dossier Lacombe, aucune différence de droit pertinente pour le contrôle de l'applicabilité et de l'opérabilité de cette norme.
[82] Sur le plan du droit fédéral, les faits législatifs et réglementaires pertinents sont donc en l'espèce les mêmes que dans l'affaire Lacombe. Cependant, il n'existe dans le présent dossier aucun certificat d'exploitation aérienne dont seraient titulaires ceux pour qui agit l'Association intimée. Il en va de même d'un virtuel enregistrement de l'aérodrome, exception faite de la suggestion qui a été avancée à l'audience à cet égard, mais qui n'a pu être vérifiée.
[83] Sur le plan du droit provincial, les faits législatifs diffèrent légèrement en ce qu'il est ici question de zonage agricole et non de zonage municipal. En effet, en sus du régime de zonage décentralisé que constitue le zonage municipal, il existe au Québec un régime de zonage agricole centralisé qui a prépondérance sur le premier. Celui-ci a notamment pour but de protéger les terres agricoles contre certaines politiques d'urbanisation ou de développement des municipalités, que celles-ci soient régies par le Code municipal du Québec, L.R.Q., ch. C-27.1, ou par la Loi sur les cités et villes, L.R.Q., ch. C-19. La LPTAA prévoit, à son art. 22, que « [l]e gouvernement peut, par décret, identifier comme une région agricole désignée toute partie du territoire du Québec. » L'article 26 de la LPTAA précise quant à lui que, « [s]auf dans les cas et conditions déterminés par règlement pris en vertu de l'article 80, dans une région agricole désignée, une personne ne peut, sans l'autorisation de la Commission [de protection du territoire agricole du Québec (« la Commission »)], utiliser un lot à une fin autre que l'agriculture. » L'article 3 charge la Commission de la mise en uvre de la LPTAA et le par. 14(4) l'investit notamment du pouvoir d'ordonner la remise en état du lot concerné.
[84] L'Association intimée représente en l'espèce les propriétaires du lot 51 du rang 1 du cadastre de la paroisse St‑Mathieu, lot que ses propriétaires ont entrepris de déboiser partiellement, à partir de 1998, afin d'y aménager une piste d'atterrissage ainsi qu'un hangar d'aéronefs. Ce lot se trouvait en région agricole désignée et le dossier ne révèle aucun règlement pris en vertu de l'art. 80 de la LPTAA permettant aux propriétaires d'utiliser les lieux à une telle fin non agricole sans avoir préalablement demandé à la Commission l'autorisation de le faire.
[85] Le 13 juillet 1999, la Commission a ordonné la cessation de l'usage non agricole et la remise en état du lot. Le 13 juillet 2000, cette décision a été confirmée par le Tribunal administratif du Québec. La permission d'appeler de cette décision du Tribunal a été accordée par la Cour du Québec le 31 mai 2001. Le 22 octobre 2002, la Cour du Québec a rejeté l'appel à l'encontre de la décision du Tribunal. Le 21 juin 2006, la Cour supérieure du Québec a rejeté la requête en révision judiciaire de la décision de la Cour du Québec (2006 QCCS 3377 (CanLII)). La Cour d'appel du Québec a accueilli le pourvoi formé contre cette décision (2008 QCCA 427, 48 M.P.L.R. (4th) 26).
[86] La première question consiste à déterminer si l'obligation d'obtenir une autorisation pour se livrer à des activités autres que l'agriculture sur certains territoires dont la vocation agricole est protégée par la loi provinciale peut avoir pour effet d'entraver les activités des entreprises qui relèvent de la compétence exclusive du législateur fédéral sur l'aéronautique.
[87] Dans l'affaire Lacombe (par. 81 et suiv.), j'explique qu'en dernière analyse la question consiste à juger s'il y a entrave à la petite aviation en tant que catégorie d'activités. Je précise que, à toutes fins utiles, cette question se réduit à déterminer si la surface sur laquelle l'aménagement d'un aérodrome est ou peut être autorisé est suffisante.
[88] L'application du critère de la suffisance des espaces concrètement ou potentiellement autorisés introduit ici une légère variation dans l'analyse par rapport à l'affaire Lacombe. Cette variation vient de la différence des faits législatifs provinciaux en cause. En effet, l'échelle de grandeur du zonage agricole n'est pas la même que celle du zonage municipal. Alors que ce dernier relève, de par sa nature, d'autorités publiques décentralisées, le zonage agricole relève quant à lui de l'administration provinciale centrale. Notamment, c'est le gouvernement du Québec qui est chargé de la désignation des territoires agricoles en vertu de l'art. 22 de la LPTAA. Cela a pour conséquence que, dans le présent dossier, ce n'est pas par rapport à un territoire municipal donné que le caractère suffisant des espaces pour l'établissement de bases doit être évalué, mais par rapport à l'ensemble du territoire du Québec.
[89] Il appert du dossier que le territoire agricole désigné ne correspond qu'à quelque 63 000 km2, soit environ 4 p. 100 du territoire de la province. Situées principalement dans le sud du Québec, c'est-à-dire dans la partie de loin la plus habitée de la province, ces zones présentent sans doute un intérêt particulier pour la petite aviation, voire la grande. Il est regrettable que les débats aient peu porté sur cette question, qui était pourtant fort importante. Il ressort cependant du dossier dans l'affaire Lacombe qu'il existe au Québec d'importants centres de petite aviation en dehors des zones agricoles protégées. Je parle ici de l'aéroport de Lac-à-la-Tortue, qui figure parmi les bases d'activités indiquées au certificat d'exploitation aérienne invoqué par les intimés dans l'affaire Lacombe et qui est justement situé dans la région de Shawinigan, où se trouve également le terrain des propriétaires représentés par l'Association dans la présente affaire. De plus, le dossier dans l'affaire Lacombe montre également que, pendant trois ans, une entreprise hydroaérienne a été exploitée en toute conformité non seulement avec la réglementation municipale, mais aussi avec la LPTAA dans la mesure où ces activités se déroulaient en dehors de tout territoire agricole désigné.
[90] Ce qui précède suffit pour conclure que le dossier ne révèle aucun effet incident qui constituerait une entrave au cur de la compétence fédérale sur l'aéronautique. Je me permets néanmoins d'ajouter que, en ce qui concerne la possibilité d'obtenir de la Commission l'autorisation d'utiliser un lot à des fins autres que l'agriculture en région agricole désignée, le dossier ne contient aucun élément de preuve démontrant que la pratique de la Commission a pour effet d'interdire l'établissement d'aérodromes sur l'ensemble du territoire agricole du Québec ou d'entraver les activités de telles installations.
[91] En tout état de cause, l'ensemble du dossier ne démontre pas que l'application des normes provinciales de zonage agricole aurait pour effet d'entraver les activités qui se situent au cur de la compétence fédérale exclusive sur l'aéronautique. Je conclus donc que la disposition contestée en l'espèce est constitutionnellement applicable aux aérodromes.
[92] Pour ce qui est du contrôle de l'opérabilité de cette disposition eu égard à la législation fédérale sur l'aéronautique, seul l'enregistrement de l'aérodrome en cause ici peut être pris en considération. Comme aucune différence dans les faits — avant ou après leur qualification par le droit — du présent dossier n'entraîne de variation dans l'application du droit relatif à ce type de contrôle par rapport à l'affaire Lacombe, ma conclusion ne peut être que la même en l'espèce, soit l'absence de tout conflit réel avec une norme fédérale.
[93] Pour ces motifs, j'accueillerais le pourvoi.
Pourvoi rejeté avec dépens, les juges LeBel et Deschamps sont dissidents.
Procureur de l'appelant : Procureur général du Québec, Ste‑Foy.
Procureurs de l'intimée : Pateras & Iezzoni, Montréal.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Montréal.
Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario : Procureur général de l'Ontario, Toronto.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.
Procureur de l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.
Procureurs de l'intervenante la Commission de protection du territoire agricole du Québec : Cardinal, Landry, Longueuil.
Procureurs de l'intervenante la Ville de Shawinigan : Pagé Lussier, Shawinigan.
Procureurs des intervenants William Barber, Louise Barber, Rusty Barber, Louise Sokolik, Michel Sokolik, Berthe Ducasse, Jocelyne Galardo, Chantale Trépanier et Bruce Shoor : Lambert Therrien Bordeleau Soucy, Shawinigan.
Procureurs de l'intervenante l'Autorité aéroportuaire du Grand Toronto : Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto.