COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada,
2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721
Date : 20100610
Dossier : 33085, 32865
Entre :
Toronto Star Newspapers Ltd., Société Radio‑Canada, Associated Press
et CTV Television Inc.
Appelantes/Intimées à l'appel incident
- et -
Sa Majesté la Reine du chef du Canada et A.A.
Intimés/Appelants à l'appel incident
et
F.A., S.A., Qayyum Abdul Jamal, A.M.D., S.V.C. et Ahmad Mustafa Ghany
Intimés
et
Procureur général de l'Ontario, Procureur général de l'Alberta,
N.S. (un adolescent au sens de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents), N.Y. (un adolescent au sens de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents), Association canadienne des libertés civiles, Association canadienne des journaux,
AD IDEM/Canadian Media Lawyers Association, ACDIRT Canada/Association
des journalistes électroniques et Association canadienne des journalistes
Intervenants
Et entre :
Société Radio‑Canada, Edmonton Journal, une division de CanWest
MediaWorks Publications Inc., CTV Television Inc., Bell Globemedia Publishing Inc.,
faisant affaire sous le nom de The Globe and Mail
Appelants
et
Edmonton Sun, une division de Sun Media Corporation
Appelante
- et -
Sa Majesté la Reine et Michael James White
Intimés
et
Directeur des poursuites pénales du Canada, Procureur général de
l'Ontario et Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 Ã 64)
Motifs dissidents :
(par. 65 Ã 77)
La juge Deschamps (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Fish, Charron, Rothstein et Cromwell)
La juge Abella
______________________________
Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721
Toronto Star Newspapers Ltd.,
Société Radio‑Canada, Associated Press
et CTV Television Inc. Appelantes/Intimées au pourvoi incident
c.
Sa Majesté la Reine du chef du Canada
et A.A. Intimés/Appelants au pourvoi incident
et
F.A., S.A., Qayyum Abdul Jamal,
A.M.D., S.V.C. et
Ahmad Mustafa Ghany Intimés
et
Procureur général de l'Ontario, procureur général de l'Alberta,
N.S. (un adolescent au sens de la Loi sur le système de justice
pénale pour les adolescents), N.Y. (un adolescent au sens de
la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents),
Association canadienne des libertés civiles,
Association canadienne des journaux,
Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association,
ACDIRT Canada/Association des journalistes électroniques
et Association canadienne des journalistes Intervenants
‑ et ‑
Société Radio‑Canada,
Edmonton Journal, une division de CanWest
MediaWorks Publications Inc., CTV Television Inc.
et Bell Globemedia Publishing Inc.,
faisant affaire sous le nom de The Globe and Mail Appelants
et
Edmonton Sun, une division de Sun Media Corporation Appelant
c.
Sa Majesté la Reine et
Michael James White Intimés
et
Directeur des poursuites pénales du Canada,
procureur général de l'Ontario et
Association canadienne des libertés civiles Intervenants
Répertorié : Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada
Nos du greffe : 33085, 32865.
2009 : 16 novembre; 2010 : 10 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel des cours d'appel de l'ontario et de l'alberta
POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (les juges Laskin, Rosenberg, Feldman, Simmons et Juriansz), 2009 ONCA 59, 94 O.R. (3d) 82, 239 C.C.C. (3d) 437, 302 D.L.R. (4th) 385, 245 O.A.C. 291, [2009] O.J. No. 288 (QL), 2009 CarswellOnt 301, qui a annulé en partie la décision du juge Durno (2007), 84 O.R. (3d) 766, 2007 CarswellOnt 1224, 2007 CanLII 6249, confirmant la validité constitutionnelle de l'art. 517 du Code criminel. Pourvoi rejeté et pourvoi incident accueilli, la juge Abella est dissidente.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (les juges Conrad, Ritter et Slatter), 2008 ABCA 294, 93 Alta. L.R. (4th) 239, [2008] 10 W.W.R. 588, 437 A.R. 130, 433 W.A.C. 130, 236 C.C.C. (3d) 204, 298 D.L.R. (4th) 659, 179 C.R.R. (2d) 227, [2008] A.J. No. 956 (QL), 2008 CarswellAlta 1158, qui a infirmé une décision du juge Brooker, 2007 ABQB 359, 77 Alta. L.R. (4th) 98, 221 C.C.C. (3d) 393, [2007] 10 W.W.R. 250, 48 C.R. (6th) 300, 158 C.R.R. (2d) 270, 420 A.R. 1, [2007] A.J. No. 608 (QL), 2007 CarswellAlta 774, déclarant l'art. 517 du Code criminel inconstitutionnel. Pourvoi rejeté, la juge Abella est dissidente.
Paul B. Schabas et Ryder Gilliland, pour les appelantes/intimées au pourvoi incident Toronto Star Newspapers Ltd. et autres.
Frederick S. Kozak, c.r., et Matthew A. Woodley, pour les appelants la Société Radio‑Canada et autres.
Barry Zalmanowitz, c.r., et Peter D. Banks, pour l'appelant Edmonton Sun, une division de Sun Media Corporation.
John North et Steve Coroza, pour l'intimée/appelante au pourvoi incident Sa Majesté la Reine du chef du Canada et pour l'intervenant le directeur des poursuites pénales du Canada.
John Norris et Breese Davies, pour l'intimé/appelant au pourvoi incident A.A.
Dennis Edney et Raymond Motee, pour l'intimé F.A.
Peter G. Martin, pour l'intimé S.A.
Anser Farooq, pour l'intimé Qayyum Abdul Jamal.
Rocco Galati, pour les intimés A.M.D. et Ahmad Mustafa Ghany.
Delmar Doucette et Michael Moon, pour l'intimé S.V.C.
Jolaine Antonio, pour l'intimée Sa Majesté la Reine et pour l'intervenant le procureur général de l'Alberta.
Lauren Garcia et Kirk Starkie, pour l'intimé Michael James White.
M. David Lepofsky, Peter Scrutton et Daniel Guttman, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.
Christopher Hicks et Catriona Verner, pour les intervenants N.S. et N.Y.
Jonathan C. Lisus et Alexi N. Wood, pour l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles.
Daniel W. Burnett, pour les intervenantes l'Association canadienne des journaux et autres.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Charron, Rothstein et Cromwell rendu par
[1] La juge Deschamps — Défendre les droits des citoyens canadiens en favorisant l'équité du procès et en protégeant le droit à la liberté est au cœur du processus de justice pénale. Par ailleurs, l'accès aux cours de justice est primordial dans une société démocratique; c'est un rempart contre l'arbitraire de l'État. L'accès aux tribunaux trouve son origine dans la liberté d'expression. Les droits à l'équité du procès et à la liberté ne doivent pas se heurter à la liberté d'expression. Il est possible de les concilier.
[2] Un grand nombre de médias exhortent la Cour à conclure que l'art. 517 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (« C. cr. »), porte atteinte de façon injustifiable à la liberté d'expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés. Cet article prévoit qu'un juge de paix ou un juge d'une cour provinciale (un « juge ») prononce une interdiction impérative de publication, sur demande d'un accusé, interdiction visant la preuve et les renseignements produits lors d'une enquête sur remise en liberté provisoire, ainsi que les observations faites et les raisons données à l'appui de l'ordonnance. Il ne fait aucun doute qu'une telle ordonnance limite la liberté d'expression. Voici ce que prévoit l'art. 517 :
517. (1) Si le poursuivant ou le prévenu déclare son intention de faire valoir des motifs justificatifs aux termes de l'article 515 au juge de paix, celui‑ci peut et doit, sur demande du prévenu, avant le début des procédures engagées en vertu de cet article ou à tout moment au cours de celles‑ci, rendre une ordonnance enjoignant que la preuve recueillie, les renseignements fournis ou les observations faites et, le cas échéant, les raisons données ou devant être données par le juge de paix, ne soient ni publiés ni diffusés de quelque façon que ce soit :
a) si une enquête préliminaire est tenue, tant que le prévenu auquel se rapportent les procédures n'aura pas été libéré;
b) si le prévenu auquel se rapportent les procédures subit son procès ou est renvoyé pour subir son procès, tant que le procès n'aura pas pris fin.
. . .
Il s'agit de déterminer si la justification d'une telle limite peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Pour les motifs qui suivent, je conclus que l'interdiction impérative de publication prévue par la loi est justifiée. Les présents motifs s'appliquent aux deux affaires entendues simultanément, dont l'intitulé figure ci‑dessus. Je suis d'avis de rejeter le pourvoi et d'accueillir le pourvoi incident dans l'affaire ontarienne et de rejeter le pourvoi dans l'affaire albertaine.
[3] Le contexte est déterminant pour comprendre la portée d'une limite et son incidence sur les droits garantis par la Charte. Comme la Cour l'a expliqué dans l'arrêt Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877, « [l']analyse fondée sur l'article premier doit être réalisée en accordant une grande attention au contexte. Cette démarche est incontournable car le critère élaboré dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, exige du tribunal qu'il dégage l'objectif de la disposition contestée, ce qu'il ne peut faire que par un examen approfondi de la nature du problème social en cause » (par. 87). Afin d'apprécier convenablement la contestation soulevée dans le cadre des pourvois, il faudra examiner le contexte historique et législatif dans lequel s'inscrit l'adoption des dispositions relatives à la mise en liberté provisoire qui figurent dans le Code criminel. J'examinerai ensuite les limites à la liberté d'expression en droit pénal avant de me pencher sur leur justification conformément au cadre analytique établi dans l'arrêt Oakes. Les appelants ont fondé leur contestation sur deux situations différentes qui, selon eux, démontrent la nécessité de favoriser l'accès aux tribunaux dans le contexte de l'application des dispositions relatives à la mise en liberté provisoire. Je vais donc exposer brièvement les faits de ces deux affaires.
I. Faits et décisions antérieures
A. L'affaire albertaine
[4] Michael White a été accusé du meurtre de son épouse en Alberta. Le 7 octobre 2005, le juge Brooker, de la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta, l'a libéré sous caution et a rendu une ordonnance de non‑publication en vertu de l'art. 517 C. cr. Selon les appelants, la libération de M. White a soulevé un tollé. Par la suite, la constitutionnalité de l'interdiction a été contestée avec succès devant la Cour du Banc de la Reine (2007 ABQB 359, 77 Alta. L.R. (4th) 98). Le juge Brooker a conclu que l'interdiction visait à protéger le droit de l'accusé à un procès équitable devant un jury impartial et que la raison et la logique étaient insuffisantes pour établir un lien rationnel entre l'interdiction et son objectif. Il a ensuite conclu que le moyen choisi ne satisfaisait pas au critère de l'atteinte minimale.
[5] La Cour d'appel a infirmé ce jugement (2008 ABCA 294, 93 Alta. L.R. (4th) 239). Dans une décision unanime, le juge Slatter a conclu que l'interdiction visée à l'art. 517 ne fait que différer la publication et que promouvoir les valeurs sous‑tendant la préservation de l'accès à une libération sous caution équitable et à un procès équitable offrait des avantages surpassant les effets préjudiciables des restrictions.
B. L'affaire ontarienne
[6] Le 2 juin 2006, douze adultes et cinq adolescents ont été accusés de diverses infractions relatives au terrorisme prévues au Code criminel. Entre le 3 et le 12 juin 2006, les arrestations ont fait l'objet d'une grande couverture médiatique. Un des accusés a demandé une ordonnance de non‑publication, certains des autres s'y sont opposés.
[7] Le 12 juin 2006, le juge de paix Currie a rendu une ordonnance de non‑publication. Les appelants ont demandé l'annulation de l'ordonnance. Le juge Durno de la Cour supérieure de l'Ontario a rejeté la demande et a statué que si un accusé sollicite une interdiction en application de l'art. 517, l'ordonnance s'applique à tous les accusés ((2006), 211 C.C.C. (3d) 234, par. 101). Certains des accusés ont été libérés en attendant leur procès, d'autres sont restés en détention. Les appelants et deux accusés ont contesté la constitutionnalité de l'art. 517. Le juge Durno, ayant statué qu'il était lié par l'arrêt Re Global Communications Ltd. and Attorney‑General for Canada (1984), 44 O.R. (2d) 609 (C.A.), a conclu que l'art. 517 n'enfreint pas la Charte ((2007), 84 O.R. (3d) 766, par. 48).
[8] En appel, la juge Feldman, s'exprimant au nom des juges majoritaires de la Cour d'appel de l'Ontario (les juges Laskin et Simmons ont souscrit à ses motifs), a conclu que l'art. 517 avait une portée excessive (2009 ONCA 59, 94 O.R. (3d) 82, par. 159). Elle a jugé que l'objectif visé par la disposition — soit de garantir la tenue d'un procès équitable en empêchant la contamination du jury par la publication de renseignements préjudiciables — constituait un objectif urgent et réel avec lequel l'interdiction avait un lien rationnel. Cependant, elle a conclu que, dans son libellé actuel, la disposition ne satisfaisait pas au critère de l'atteinte minimale, puisqu'il s'applique aux audiences relatives à la mise en liberté sous caution en ce qui concerne toutes les accusations, indépendamment du mode d'instruction. Comme mesure de redressement, la juge Feldman a procédé à une lecture atténuée de l'art. 517 de façon à exclure de l'interdiction les cas où les accusations ne seraient pas jugées devant un jury. Le juge Rosenberg, dissident (le juge Juriansz a souscrit à ses motifs), aurait invalidé le caractère impératif de l'art. 517 jugeant qu'il ne respectait pas l'exigence de proportionnalité entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques de la mesure. Les appelants demandent à la Cour de confirmer la dissidence tandis que les intimés interjettent un pourvoi incident, faisant valoir que la disposition est valide.
II. Contexte historique et législatif
[9] La mise en liberté sous caution a été instaurée par le droit anglais ancien, non pas comme moyen de favoriser le droit à la liberté de l'accusé, mais en raison des conditions déplorables de détention : certains détenus mouraient en attendant leur procès. Afin d'éviter de tels dénouements tragiques, les accusés qui n'étaient pas susceptibles de ne pas comparaître au procès étaient libérés sous caution. Des facteurs comme la gravité de l'infraction, la probabilité de la culpabilité et le statut de l'accusé étaient considérés comme des indices de probabilité de la présence de l'accusé à son procès. Au Canada, la probabilité de la présence au procès était aussi, à l'origine, la considération première. Cependant, d'autres facteurs ont également vu le jour, comme la nécessité de protéger le public des récidivistes. Le processus de mise en liberté sous caution est demeuré très informel et discrétionnaire jusqu'au milieu du XXe siècle (G. T. Trotter, The Law of Bail in Canada (2e éd. 1999), p. 3‑9).
[10] À l'époque, une étude empirique, menée par le professeur Martin Friedland et publiée en 1965 (Detention before Trial : A Study of Criminal Cases Tried in the Toronto Magistrates' Courts), a révélé des faits troublants. En effet, le professeur Friedland a constaté que les procédures en vigueur entraînaient la détention de nombreuses personnes dont la présence aurait pu être garantie par des moyens moins contraignants. De plus, il a fait remarquer qu'il existait un lien entre la détention avant le procès, la déclaration de culpabilité et la peine d'emprisonnement. Cette étude a conduit la Commission royale d'enquête de l'Ontario (Inquiry into Civil Rights (1968)) et le Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle (Justice pénale et correction : un lien à forger (1969) (« rapport Ouimet »)) à réexaminer les règles en matière de mise en liberté sous caution.
[11] Les auteurs du rapport Ouimet ont conclu que des considérations autres que la présence de l'accusé à son procès sont pertinentes pour décider d'ordonner ou non la mise en liberté provisoire. Les auteurs ont défini comme principe directeur que « [l]es objets fondamentaux du droit pénal doivent se réaliser sans empiéter plus qu'il n'est nécessaire sur la liberté des individus » (p. 11). Ils ont constaté que la période suivant l'arrestation est déterminante. L'incarcération avant le procès peut entraîner la perte d'un emploi, empêchant ainsi l'accusé de s'acquitter de ses obligations familiales, et affaiblissant de ce fait ses liens familiaux et sociaux. Ils ont remarqué que les conditions de détention étaient insatisfaisantes. En outre, tout en faisant preuve de prudence, ils se sont appuyés sur la preuve statistique pour conclure que la détention avant le procès diminuait les chances d'acquittement. Ils ont jugé qu'il était quasi évident que le traitement d'un suspect entre l'interpellation et le procès avait une incidence sur les mesures correctives qui s'imposent en cas de déclaration de culpabilité. Ils ont reconnu que l'incarcération pouvait engendrer un stigmate permanent, même si l'accusé est finalement acquitté. De plus, ils étaient d'avis que la libération de l'accusé jusqu'à son procès empêchait de punir les personnes présumées innocentes. Du point de vue des droits de la personne, il était évident aux yeux des auteurs du rapport qu'un accusé ne devrait pas être incarcéré en attendant son procès, sauf si cela s'avérait nécessaire pour protéger la société.
[12] Compte tenu de ces conclusions, les auteurs du rapport Ouimet ont formulé de nombreuses recommandations, notamment : permettre aux policiers de libérer les contrevenants en attendant leur comparution devant un juge de paix, faire peser sur la poursuite le fardeau de justifier la détention, adopter des règles souples afin d'assurer la tenue rapide des enquêtes sur remise en liberté, rendre une ordonnance de non‑publication à la demande de l'accusé et, dans les cas où l'accusé n'est pas représenté, imposer au juge de paix l'obligation d'informer l'accusé de son droit de solliciter une interdiction. Enfin, l'un des éléments les plus importants de la réforme proposée était l'identification de motifs restreints de refuser la mise en liberté provisoire. Pour les auteurs, les nouvelles règles devaient prévoir que la libération est la règle, et la détention l'exception.
[13] Le rapport Ouimet a mis l'accent sur le droit à un procès équitable et sur la nécessité d'adopter de nouvelles règles afin de faciliter, si besoin est, la libération rapide de l'accusé. Tel qu'il appert des modifications apportées au Code criminel (Loi sur la réforme du cautionnement, S.C. 1970‑71‑72, ch. 37) presque immédiatement après la publication du rapport Ouimet, le gouvernement a entériné la plupart des recommandations qui y étaient formulées. En résumé, les modifications prévoyaient que le détenu devait être amené devant un juge sans délai déraisonnable et qu'il devait être remis en liberté à moins que le ministère public ne justifie le maintien de sa détention. Cette remise en liberté ne pouvait être refusée que pour des motifs limités, et il incombait au ministère public de recueillir les éléments de preuve dont il entendait se servir lors de l'enquête sur remise en liberté provisoire. De plus, les nouvelles règles prévoyaient que, à la demande de l'accusé, le juge devait prononcer une ordonnance impérative de non‑publication. Les nouvelles dispositions législatives ont été présentées en mettant de l'avant leur rôle de protection des droits individuels. Le ministre de la Justice de l'époque, John Turner, a déclaré ce qui suit devant la Chambre des communes :
J'ai alors dit que, dès que nous le pourrions, je comptais revenir sur la voie de la réforme de la loi et continuer à rehausser et à protéger les libertés civiles. [. . .] Ce bill vise à rendre moins rudes les premiers contacts entre les citoyens et l'appareil judiciaire.
(Débats de la Chambre des communes, vol. III, 3e sess., 28e lég., 5 février 1971, p. 3113‑3114)
[14] La réforme des règles régissant la mise en liberté provisoire présageait l'ère nouvelle de prise de conscience des droits individuels. Adoptée bien avant la Charte, cette réforme visait à empêcher l'aliénation des accusés sans exposer la société à des risques indus. Aujourd'hui, le droit constitutionnel à la mise en liberté sous caution est non seulement un élément de la protection contre la détention arbitraire, mais il est également expressément reconnu à l'al. 11e) de la Charte. Cette protection porte à la fois sur la forme et sur le fond étant donné que, non seulement le droit à un cautionnement raisonnable est garanti, mais le motif pour refuser la mise en liberté sous caution doit en outre être équitable. Ainsi, comme j'en discuterai ultérieurement, le processus de mise en liberté sous caution est inextricablement lié au droit à la mise en liberté sous caution lui‑même.
III. L'interdiction de publication en droit pénal
[15] Comme le juge La Forest l'a affirmé dans l'arrêt Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, au par. 23, « [g]râce à ce principe, le public a accès à l'information concernant les tribunaux, ce qui lui permet ensuite de discuter des pratiques des tribunaux et des procédures qui s'y déroulent, et d'émettre des opinions et des critiques à cet égard. » Une interdiction de publication porte donc nécessairement atteinte à la liberté d'expression. Toutefois, il ne faut pas en conclure que la liberté d'expression et les droits de l'accusé entrent en conflit. Ce « modèle du conflit » a d'ailleurs été rejeté par l'arrêt Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835 (p. 882 et suiv.), dans lequel le juge en chef Lamer a dit qu'il fallait procéder à un exercice de mise en balance en tenant compte des avantages, du préjudice et des mesures de rechange, plutôt que de faire passer un droit devant un autre. Puisque l'objection formulée par les accusés était liée au souci d'équité du procès relativement à une publicité défavorable avant le procès (p. 879), l'arrêt Dagenais était axé sur cette préoccupation. Cependant, il est vite devenu évident que le cadre analytique ne pouvait se limiter à examiner ce contexte précis. Dans l'arrêt Nouveau‑Brunswick (par. 69), décision unanime, le juge La Forest, a reconnu que, dans l'intérêt de la bonne administration de la justice, il pouvait être justifié d'exclure la presse de la salle d'audience pour un certain laps de temps. La Cour a conclu que le pouvoir discrétionnaire conféré au juge d'examiner les circonstances spécifiques de chaque cas jouait un rôle décisif quant à la validité de la disposition contestée. Puis, l'arrêt R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442, a emboîté le pas en appliquant le critère de la mise en balance à un autre aspect de la bonne administration de la justice. Le juge Iacobucci a souligné que bien que l'arrêt Dagenais fût le point de départ de l'analyse, une interdiction de publication pouvait viser un large éventail d'objectifs :
Toutefois, la règle de common law d'après laquelle le juge du procès a examiné l'interdiction de publication en l'espèce est plus large que l'application particulière qu'elle a reçue dans Dagenais. Elle peut s'appliquer aux ordonnances qui doivent parfois être rendues dans l'intérêt de l'administration de la justice, qui englobe davantage que le droit à un procès équitable. [par. 31]
[16] Dans les arrêts Dagenais et Mentuck, l'interdiction reposait sur le pouvoir des tribunaux de rendre des ordonnances de non‑publication en vertu de leur compétence de common law. Dans l'arrêt Nouveau‑Brunswick, l'ordonnance d'exclusion reposait sur un pouvoir conféré par la loi. Dans ces trois affaires, l'ordonnance était de nature discrétionnaire. En l'espèce, c'est le caractère impératif de l'ordonnance visée par l'art. 517 C. cr. qui fait prétendre aux appelants qu'elle ne satisfait pas au critère énoncé dans l'arrêt Nouveau‑Brunswick : le juge ne dispose pas d'un pouvoir discrétionnaire pour examiner la justification de l'interdiction au regard des circonstances de l'affaire. En outre, selon les appelants, il n'existe pas un lien rationnel entre l'interdiction et l'objectif de la loi, et l'interdiction ne respecte pas les volets de l'atteinte minimale et de la proportionnalité du test de l'arrêt Oakes. Comme le montrent ces affaires, l'interdiction est parfois nécessaire et sa justification dépend du contexte.
IV. Le pouvoir discrétionnaire en tant que seuil de validité constitutionnelle
[17] Les appelants reconnaissent qu'une interdiction restreinte de publication peut être valide dans des circonstances bien précises. Cependant, ils soutiennent que le pouvoir judiciaire discrétionnaire constitue un seuil de validité constitutionnelle. À mon avis, cette position ne reflète pas l'approche que la Cour a adoptée à l'égard des limites à la liberté d'expression.
[18] Le pouvoir discrétionnaire n'est pas le facteur qui détermine la validité d'une limite à la liberté d'expression. Par exemple, la restriction de l'accès au contenu d'un mandat de perquisition avant qu'il ne soit exécuté n'est pas de nature discrétionnaire (Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175). Le fait de juger inconstitutionnelles des interdictions impératives parce que les circonstances dans lesquelles elles s'appliquent ne peuvent être analysées en conformité avec l'arrêt Dagenais reviendrait à inverser la règle. Dans Dagenais, le juge en chef Lamer a explicitement confirmé qu'il n'analysait pas les ordonnances de non‑publication requises par la loi (p. 856‑857). En outre, comme l'a affirmé le juge Bastarache dans l'arrêt Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253, au par. 36, le test n'était pas censé s'appliquer à toutes les limites à la liberté d'expression, mais était plutôt destiné à s'appliquer aux ordonnances discrétionnaires (voir également Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332, par. 31). Les interdictions discrétionnaires sont constitutionnelles parce que le test des arrêts Dagenais et Mentuck incorpore l'essence de la mise en balance prescrite par le test de l'arrêt Oakes. De fait, le juge en chef Lamer a dit dans Dagenais : « Si, aux termes d'une disposition législative, le juge doit rendre une ordonnance de non‑publication, toute opposition à cette ordonnance devrait prendre la forme d'une contestation de la disposition législative, fondée sur la Charte » (p. 874 (souligné dans l'original)). Le juge peut décider du sort réservé aux interdictions impératives créées par la loi, comme celle qui nous occupe en l'espèce et celle prévue à l'art. 539 C. cr. qui porte sur la preuve présentée à l'enquête préliminaire, en procédant à une analyse fondée sur le test de l'arrêt Oakes.
V. Le test de l'arrêt Oakes
[19] Les divers volets du test de l'arrêt Oakes sont bien connus. Lorsqu'il y a atteinte à un droit protégé, le gouvernement est appelé à justifier la mesure qu'il a prise en énonçant un objectif urgent et réel, en démontrant qu'il existe un lien rationnel entre l'objectif et l'atteinte portée au droit, et en montrant que le moyen choisi porte le moins possible atteinte au droit et que les effets bénéfiques de la mesure prise l'emportent sur ses effets préjudiciables.
A. Objectif urgent et réel
[20] La détermination des objectifs que visait le législateur lorsqu'il a adopté la disposition relative à l'interdiction impérative revêt une grande importance, car elle influencera considérablement l'analyse des autres volets du test. Comme l'a signalé la juge McLachlin (maintenant Juge en chef de notre Cour) au par. 144 de l'arrêt RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, « [i]l faut veiller à ne pas surestimer l'objectif. Aux fins d'une analyse fondée sur l'article premier, l'objectif pertinent est l'objectif de la mesure attentatoire, puisque c'est cette dernière et rien d'autre que l'on cherche à justifier. Si l'on formule l'objectif de façon trop large, on risque d'en exagérer l'importance et d'en compromettre l'analyse » (souligné dans l'original). De plus, dans l'arrêt Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, par. 76, la juge en chef McLachlin a souscrit aux propos suivants formulés par le président Barak : [traduction] « Alors que le critère du lien rationnel et celui de la mesure la moins attentatoire sont essentiellement considérés dans le contexte de l'objectif approprié et reposent sur la nécessité de l'atteindre, le critère de la proportionnalité (au sens strict) porte sur la question de savoir si l'atteinte de cet objectif véritable est proportionnée aux effets préjudiciables sur le droit de la personne » (A. Barak, « Proportional Effect : The Israeli Experience » (2007), 57 U.T.L.J. 369, p. 374). Cela indique que tous les volets du test établi dans Oakes reposent sur une détermination appropriée de l'objectif de la mesure contestée.
[21] L'interdiction impérative de publier n'est qu'une des nombreuses mesures interdépendantes qui ont été adoptées dans le cadre de la réforme en profondeur des règles sur la mise en liberté sous caution. Il faut définir l'objectif du législateur lorsqu'il a adopté l'interdiction en situant la disposition en question dans le contexte de la réforme dans son ensemble. Afin d'apprécier la validité de la restriction, il faut comprendre le rôle que joue la disposition au regard de l'esprit général de la réforme.
[22] En Cour d'appel de l'Ontario, tant la majorité que la dissidence ont exprimé l'opinion que l'objet de la disposition est de favoriser l'équité du procès. Il s'agit là d'une notion qui peut être interprétée de différentes façons. Bien que dans l'arrêt Dagenais l'équité du procès se soit limitée à l'assurance d'un jury impartial grâce à une interdiction de publicité préalable au procès, cette interprétation étroite n'est pas la seule reconnue par la jurisprudence. L'équité du procès peut également être définie comme s'entendant de toutes les mesures visant à protéger les droits fondamentaux de l'accusé (voir R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206, par. 29; R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607; et P. Mirfield, « The Early Jurisprudence of Judicial Disrepute » (1987‑88), 30 Crim. L.Q. 434, p. 444 et 452). Afin de définir les droits en cause, il faut donc tenir compte du contexte. Le juge Rosenberg, qui a rédigé les motifs dissidents dans l'affaire ontarienne a adopté une conception de la notion d'équité du procès qui épouse bien les objectifs que le législateur semble avoir cherché à atteindre en adoptant les divers éléments de la réforme de la mise en liberté sous caution, et plus particulièrement, en adoptant la disposition conférant le droit à une interdiction impérative :
[traduction] Le droit à un procès équitable s'entend non seulement du droit restreint d'empêcher les jurés potentiels d'être influencés par des éléments préjudiciables qui pourraient être divulgués lors de l'enquête sur remise en liberté provisoire, mais aussi d'autres droits destinés à protéger les droits de l'accusé et de la société à un procès équitable. Il s'agit notamment d'empêcher que l'accusé consacre le peu de ressources qu'il peut avoir à contester une opposition à l'interdiction de publication et à empêcher que l'enquête sur remise en liberté provisoire ne soit retardée. Dans ce dernier cas, maintenir l'accusé en détention nuit à sa capacité de contester la preuve. Les objectifs consistant à assurer la tenue rapide de l'enquête sur remise en liberté provisoire, à éviter la détention inutile de l'accusé et à permettre à ce dernier de consacrer le peu de ressources dont il peut disposer à la défense de sa cause sont inextricablement liés à l'objectif consistant à assurer un procès équitable. [par. 38]
[23] Comme je l'ai mentionné précédemment, la réforme de la mise en liberté sous caution a été mise en œuvre après la publication du rapport Ouimet, selon lequel il semble y avoir une corrélation entre la détention avant le procès, la condamnation et la peine d'emprisonnement. Les auteurs du rapport ont insisté sur le fait que le contact initial du contrevenant qui en est à sa première infraction avec le système de justice est crucial et peut avoir des conséquences désastreuses pour l'accusé et sa famille. Des mesures étaient nécessaires afin de protéger l'accusé, qui pouvait être stigmatisé même après avoir été acquitté. Dans ce contexte, l'objectif principal du législateur peut être défini selon une interprétation de la notion d'équité du procès qui ne se limite pas au désir d'éviter la contamination du jury. Compte tenu de l'insistance particulière du rapport Ouimet sur la tenue rapide des enquêtes sur cautionnement, je définirais comme suit les objectifs du législateur : (1) préserver le droit à un procès équitable; (2) assurer la tenue rapide des enquêtes sur cautionnement. L'atteinte de ces objectifs exigeait d'établir un mécanisme qui faciliterait la libération rapide de l'accusé afin d'atténuer la dureté de son contact avec le système de justice pénale, de limiter le plus possible la stigmatisation et de s'assurer de l'impartialité du juge des faits. Compte tenu des faits exposés dans le rapport Ouimet, ces objectifs étaient indéniablement urgents. Comme ils sont solidement ancrés dans les valeurs consacrées par la Charte, ils sont également réels.
[24] Les appelants soutiennent que de reconnaître comme objectif la tenue rapide des enquêtes sur cautionnement revient à appliquer la doctrine de l'« objet changeant » que la Cour a expressément rejetée dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295. Dans l'arrêt R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 494, la Cour a conclu que les notions de corruption morale et de préjudice causé à la société ne sont pas distinctes, mais plutôt inextricablement liées. De même, les objectifs d'assurer la tenue rapide des enquêtes sur cautionnement et de favoriser l'équité du procès sont inextricablement liés, le dernier englobant le premier. Ainsi, non seulement cette formulation des objectifs n'est pas visée par la doctrine de l'objet changeant, mais elle repose sur l'analyse du rapport Ouimet.
B. Le lien rationnel
[25] Le volet suivant du test de l'arrêt Oakes requiert un examen du lien rationnel entre les moyens utilisés et les objectifs poursuivis par le législateur. « Le gouvernement doit démontrer qu'il est raisonnable de supposer que la restriction peut contribuer à la réalisation de l'objectif, et non qu'elle y contribuera effectivement » (Hutterian Brethren, par. 48). En l'absence de preuve scientifique ou empirique concluante concernant le lien, on peut établir l'existence d'un lien rationnel sur le fondement de la raison et de la logique : RJR‑MacDonald, par. 158; Butler, p. 503; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, p. 768 et 776; Thomson Newspapers, par. 104-107.
[26] Dans les affaires en cause en l'espèce, comme l'interdiction impérative de publication n'est qu'un morceau d'un tout, l'examen ne saurait se limiter à l'interdiction même. Par conséquent, lorsqu'on se demande si l'interdiction impérative de publication a un lien rationnel avec les objectifs de protection du droit de l'accusé à un procès équitable et de tenue rapide des enquêtes sur cautionnement, l'examen doit tenir compte d'autres mesures qui pourraient être liées à l'interdiction, voire dépendre d'elle.
[27] Les mécanismes en place sont intimement liés. Ils font ressortir le caractère expéditif de l'enquête sur remise en liberté provisoire et l'objectif ultime de préserver l'équité du procès. Par exemple, l'al. 503(1)a) C. cr. prévoit qu'une personne qui est arrêtée puis mise sous garde doit être conduite devant un juge de paix « sans retard injustifié » et, dans tous les cas, dans un délai de 24 heures suivant son arrestation. Selon l'art. 515 C. cr., le juge de paix doit mettre la personne en liberté, à moins que le poursuivant ne fasse valoir des motifs justifiant sa détention continue. Seuls des motifs restreints peuvent être invoqués pour refuser la mise en liberté. Dans le court délai accordé pour justifier la détention, la poursuite doit réunir les éléments de preuve qu'elle entend utiliser à l'enquête sur remise en liberté provisoire, ce qui signifie qu'elle pourrait ne pas avoir le temps de rencontrer les témoins et de mener une enquête plus poussée sur les questions pertinentes pour le cautionnement; le par. 516(1) C. cr. prévoit que l'ajournement d'une enquête sur remise en liberté provisoire ne peut dépasser trois jours, sauf avec le consentement du prévenu; l'ordonnance peut être révisée à la demande de l'accusé après que celui‑ci a donné un préavis de deux jours au poursuivant (par. 520(1) et (2) C. cr.).
[28] Afin d'éviter tout retard qui serait préjudiciable à un accusé devant être mis en liberté tout en s'assurant que ceux qui ne satisfont pas aux conditions demeurent en détention, il a fallu trouver des compromis quant à la nature de la preuve produite lors de l'enquête sur remise en liberté provisoire. Il n'y a pratiquement aucune interdiction quant à ce que le poursuivant peut produire en preuve afin de démontrer que l'accusé doit être placé en détention. Selon l'al. 518(1)e) C. cr., le poursuivant peut présenter toute preuve « plausible ou digne de foi », soit notamment les confessions dont on n'a pas vérifié le caractère volontaire ou la conformité à la Charte, la preuve de mauvaise moralité, la preuve obtenue par écoute électronique ou la preuve par ouï‑dire, tout comportement ambigu postérieur à l'infraction, la preuve de faits similaires qui n'a été soumise à aucun examen, les déclarations de culpabilité antérieures, les accusations en instance n'ayant fait l'objet d'aucun procès, ainsi que les renseignements personnels concernant le mode de vie et les habitudes sociales. Le juge de paix dispose d'un vaste pouvoir discrétionnaire qui lui permet de « faire, auprès du prévenu ou à son sujet, sous serment ou autrement, les enquêtes qu'il estime opportunes » (al. 518(1)a)). Le processus est informel et l'enquête sur remise en liberté provisoire peut même avoir lieu par téléphone (par. 515(2.2)).
[29] Pour les appelants, l'absence de l'interdiction impérative de publication de la réforme initiale et de commentaires au cours des débats qui se sont déroulés au Parlement lors de son adoption quelques années plus tard est significative. Il faut préciser deux points en réponse à cet argument. Le premier se trouve dans le rapport Ouimet et le second se rapporte à l'interdiction de publication concernant les éléments de preuve recueillis lors d'une enquête préliminaire.
[30] Nous avons vu que le législateur a choisi de suivre la plupart des recommandations du rapport Ouimet. Par conséquent, on peut affirmer sans risque d'erreur que les commentaires de ses auteurs ont été jugés suffisants pour justifier la réforme. Ils avaient recommandé, d'abord, que si l'accusé sollicitait une interdiction celle‑ci soit impérative et, ensuite, que le juge informe un accusé non représenté par avocat de son droit à une interdiction de publication. Ils avaient expliqué ces recommandations en affirmant que dès que l'accusé était conduit devant les instances judiciaires, le poursuivant devait être en mesure de fournir des arguments suffisamment convaincants pour justifier la détention. Il était tenu pour acquis que les renseignements ainsi fournis ne seraient pas nécessairement pertinents, ni admissibles en preuve au procès. L'interdiction impérative était perçue comme une mesure s'imposant « pour éviter de porter préjudice à l'accusé lors de son procès par la diffusion, à ce premier stade, de renseignements dommageables qui ne seraient ni pertinents, ni admissibles en preuve » (rapport Ouimet, p. 118). On peut en déduire que son droit censé être protégé englobait non seulement le fait d'éviter que l'accusé ne soit stigmatisé, mais aussi l'équité de son procès. Compte tenu de la force de la recommandation et du manque d'explication sur l'absence de l'interdiction dans le projet de loi initial, on peut présumer sans risque de se tromper que la modification visait à corriger cette omission. Ainsi, à mon avis, l'absence de l'interdiction dans la version initiale des nouvelles dispositions du Code criminel sur la mise en liberté sous caution ne donne ouverture à aucun argument.
[31] En outre, on avait déjà recours à l'interdiction impérative de publication à l'époque du rapport Ouimet. Par exemple, l'art. 539 C. cr. prévoit qu'il faut prononcer une ordonnance de non‑publication quant à la preuve recueillie lors de l'enquête préliminaire si l'accusé en fait la demande. Cette interdiction a été examinée par le Comité permanent de la justice et des questions juridiques. Le ministre Turner l'a justifiée dans les termes suivants :
[interprétation] Nous ne parlons pas d'une publicité légitime autour d'un procès public lorsque le jury est constitué. Lorsque le témoignage à l'enquête préliminaire est publié au procès, il devient incorporé aux témoignages du procès. Ce que nous voulons empêcher, c'est qu'un procès préliminaire soit fait par les journaux avant que le magistrat ait envoyé un homme subir son procès. Il arrive que les accusations soient abandonnées, mais le mal a été fait.
(Procès‑verbaux et témoignages, no 11, 1re sess., 28e lég., 18 mars 1969, p. 501‑502)
Ces commentaires visent davantage que la volonté d'éviter la contamination du jury. Ils abordent l'objectif plus général de la protection de l'équité du procès.
[32] Il est possible d'établir un parallèle direct et utile entre l'interdiction prononcée à l'enquête préliminaire et celle prononcée à l'enquête sur remise en liberté provisoire. Dans ces deux types de procédures, la norme de preuve est beaucoup moins exigeante que celle de la preuve hors de tout doute raisonnable. Le ministère public n'a qu'à produire suffisamment d'éléments pour établir une preuve prima facie et la défense peut choisir, pour des raisons stratégiques, de ne faire entendre aucun témoin ou de ne pas contester autrement la preuve du ministère public. Il s'ensuit que la publication de procédures lors de l'audience préliminaire peut donner lieu à une vision biaisée de l'affaire qui pourrait avoir une incidence sur l'équité du procès.
[33] Bref, selon moi, le lien rationnel est clairement établi par la corrélation entre les divers éléments de la réforme. Je préciserai plus loin les avantages de l'interdiction, mais il suffit pour l'instant de faire observer qu'elle empêche la dissémination des éléments de preuve qui, pour que l'audience se déroule rondement, ne sont pas contestés. Cela m'amène au troisième volet de l'analyse prescrite par l'arrêt Oakes : l'atteinte minimale, qui suppose l'évaluation de l'incidence de l'interdiction sur la liberté d'expression.
C. Atteinte minimale
[34] Afin d'évaluer l'incidence de l'interdiction, il faut examiner la nature de l'expression en cause (Nouveau‑Brunswick, par. 63). Je souligne ici que l'enquête sur remise en liberté provisoire a lieu au tout début de la procédure pénale. Il s'agit souvent du moment où l'attention des médias est à son apogée, surtout lorsqu'il s'agit d'affaires très médiatisées comme celles qui nous occupent en l'espèce.
[35] Afin de déterminer si la limite porte le moins possible atteinte à un droit, elle doit être appréciée en fonction des autres mesures mises en place pour atteindre les objectifs du législateur. J'ai déjà abordé cette question lorsque j'ai examiné le lien rationnel. Je veux insister ici sur le fait que le caractère équitable de la décision d'accorder une mise en liberté sous caution, qui est un des éléments de la protection constitutionnelle, sera largement tributaire du fait qu'elle a été rendue opportunément. Comme l'ont souligné le juge Rosenberg dans l'affaire ontarienne (par. 38) et le juge Slatter dans l'affaire albertaine, si le juge de paix devait tenir une audience relative à l'interdiction de publication, l'accusé devrait se préparer en vue de cette audience et également préparer une réplique aux motifs que le poursuivant pourrait invoquer pour justifier sa détention (par. 36). L'accusé aurait à surmonter de réels obstacles.
[36] Les auteurs du rapport Ouimet ont constaté que les tout premiers moments du processus sont cruciaux (p. 109‑110). Si une audience relative à l'interdiction était tenue, l'accusé se verrait imposer un fardeau additionnel au moment où il est extrêmement vulnérable. Le contrevenant, dont il pourrait s'agir de la première infraction, pourrait être submergé par le processus pénal et ne pas avoir consulté l'avocat de son choix. À ce stade, l'accusé n'aura pas eu la possibilité de savoir ce que le poursuivant a l'intention de produire en preuve. Il devrait consacrer ses ressources et son énergie à sa libération et non à décider s'il devrait compromettre sa liberté afin d'éviter que la preuve produite soit diffusée en dehors de la salle d'audience. Il est intéressant de noter que la Cour d'appel de l'Alberta a jugé significatif le fait que ni le ministère public ni M. White n'ont tenté de justifier une restriction reconnue en common law devant la Cour d'appel où l'interdiction n'est pas impérative, attribuant cette décision aux ressources que cela nécessiterait (par. 36).
[37] Compte tenu des délais qu'engendrerait une audience relative à l'interdiction de publication et des ressources qu'il faudrait y consacrer, combinés au préjudice pouvant découler de la publication d'éléments de preuve qui n'ont été soumis à aucun examen, il serait difficile de concevoir une mesure qui pourrait à la fois respecter les objectifs du législateur et moins empiéter sur la liberté d'expression. Le fait de soulever à l'enquête sur remise en liberté provisoire d'autres questions qui ne sont pas liées à la libération de l'accusé reviendrait à mettre en jeu des considérations étrangères au processus de mise en liberté sous caution et risquerait de provoquer un effet domino sur d'autres demandes relatives à la mise en liberté sous caution qui sont instruites devant le même tribunal, ce qui aurait pour effet de retarder l'administration de la justice.
[38] Il est utile de rappeler que l'interdiction impérative de publication prévue à l'art. 517 ne constitue pas une interdiction totale d'accès aux tribunaux ou de publication d'information. La disposition interdit uniquement la publication de la preuve produite, des renseignements fournis, des observations faites et des motifs exposés par le juge de paix lors d'une enquête sur remise en liberté provisoire. Toutefois, les médias peuvent publier l'identité de l'accusé, formuler des commentaires sur les faits ainsi que sur l'infraction dont l'accusé a été inculpé et révéler qu'une demande de mise en liberté sous caution a été présentée, ainsi que faire connaître l'issue de la demande. Les médias ne sont pas empêchés non plus d'informer le public des conditions légales rattachées à la mise en liberté de l'accusé.
[39] Le fait que l'interdiction soit temporaire constitue un autre facteur important. Elle prend fin à la suite de la libération à l'enquête préliminaire ou à la fin du procès. Essentiellement, l'interdiction ne concerne que le processus de mise en liberté sous caution et tous les renseignements qu'elle vise pourront en définitive être rendus publics, lorsque des renseignements plus complets produits conformément aux normes applicables aux procès criminels seront connus.
[40] En résumé, bien que les renseignements révélés à l'enquête sur remise en liberté provisoire puissent ne plus être dignes d'intérêt lorsque les médias sont autorisés à les diffuser, on ne peut prétendre que l'interdiction porte atteinte à la liberté d'expression plus que cela ne soit nécessaire. L'interdiction ne concerne qu'une étape préliminaire du processus pénal, elle n'est pas totale et l'information que les médias ne peuvent relater n'a pas été vérifiée en plus d'être souvent unilatérale et généralement peu pertinente pour la quête de la vérité. L'interdiction peut compliquer le travail des médias, mais ils ne sont pas empêchés de communiquer des renseignements élémentaires pertinents et de les commenter.
[41] Les appelants affirment qu'il existe d'autres solutions qui seraient tout aussi efficaces et porteraient moins atteinte à la liberté d'expression. Selon eux, il est possible d'écarter tout risque de compromettre l'équité du procès par le recours subséquent à des procédures comme la récusation motivée, le renvoi de l'affaire devant un autre tribunal et la séquestration du jury. Les solutions mises de l'avant ne sont pas satisfaisantes. Tous ces mécanismes tiennent uniquement au fait qu'il est nécessaire d'empêcher la contamination du jury. Ils ne tiennent pas compte d'autres considérations qui justifient l'interdiction de publication, soit la nécessité d'assurer la tenue rapide de l'enquête et la libération rapide de l'accusé.
[42] Les appelants ont aussi suggéré qu'une interdiction de publication de courte durée puisse être ordonnée dès le début de l'enquête sur remise en liberté provisoire et que cette ordonnance durerait uniquement jusqu'à la fin de l'audience, moment auquel on pourrait procéder à une audition sur l'opportunité de maintenir l'interdiction. Cette suggestion ne peut davantage être retenue. Les parties doivent savoir à l'enquête sur remise en liberté provisoire si les renseignements recueillis pendant l'audience seront publiés. L'accusé est susceptible de modifier son approche à l'égard de cette enquête sur remise en liberté provisoire, voire de renoncer à demander sa mise en liberté sous caution, s'il sait que tout ce qu'il dit se retrouvera dans les journaux le lendemain matin.
[43] S'il sait que la preuve risque d'être publiée, l'accusé pourrait être appelé à prendre des décisions qu'il ne prendrait peut‑être pas autrement à un moment où il ne peut que tenter de deviner ce que le ministère public a l'intention de produire en preuve à l'enquête sur remise en liberté provisoire. Cette décision requiert du temps, des choix stratégiques et peut‑être un compromis sur son droit de garder le silence et sur son droit à la liberté. Dans l'arrêt Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 122, la Cour a confirmé la validité du par. 442(3) C. cr., qui prévoyait une interdiction impérative de publier l'identité d'un plaignant dans une affaire sexuelle lorsque celui‑ci en faisait la demande. Le juge Lamer (plus tard juge en chef) a souligné l'importance de la certitude de l'interdiction en cause dans cette affaire :
De toute évidence, comme la crainte de la publication est l'un des facteurs qui influent sur la dénonciation d'agressions sexuelles, la certitude de la non‑publication qu'on peut avoir au moment où l'on décide de dénoncer le crime joue un rôle primordial dans cette décision. Cela étant, une disposition accordant au juge un pouvoir discrétionnaire de décider s'il imposera ou non l'interdiction de publication se révélerait inefficace puisqu'elle priverait la victime de cette certitude. À supposer qu'il y eût une atteinte moins grave à la liberté de la presse si la disposition contestée ne conférait qu'un pouvoir discrétionnaire, il est évident, selon moi, qu'une mesure à cet effet contrarierait toutefois l'objectif visé par le législateur. [Souligné dans l'original; p. 132.]
Dans l'affaire ontarienne, la Cour d'appel de l'Ontario a accepté l'argument de la certitude pour les besoins de l'enquête sur remise en liberté provisoire. Je suis d'accord avec le juge Rosenberg lorsqu'il explique que : [traduction] « S'il ne sait pas si l'interdiction de publication sera prononcée, l'accusé ne peut savoir s'il doit prendre le risque de contester la demande de cautionnement afin de peut‑être pouvoir être libéré sur‑le‑champ aux dépens du risque plus grave de voir empoisonner l'esprit des jurés lors du procès subséquent » (par. 63). Pour les mêmes motifs, je rejette également la suggestion de permettre la publication des renseignements au moment de l'enquête sur remise en liberté provisoire puis d'imposer une interdiction discrétionnaire à l'approche du procès.
[44] Il s'ensuit qu'une audience relative à l'interdiction qu'elle soit tenue avant ou après l'enquête sur remise en liberté provisoire ne constitue pas une solution de rechange raisonnable à une interdiction impérative. J'ajouterai également que, compte tenu du moment où elle aurait lieu et de la connaissance limitée de l'accusé à l'égard des renseignements que le poursuivant pourrait communiquer, il serait difficile pour l'accusé de s'acquitter du fardeau qui lui incombe de démontrer que l'interdiction « est nécessaire pour écarter le risque réel et important que le procès soit inéquitable » (Dagenais, p. 878 (soulignement omis)). Par conséquent, le juge de paix devrait faire des efforts considérables pour exercer ses fonctions judiciaires comme un juge se doit de le faire.
[45] Pour des motifs semblables, j'estime également qu'une conclusion portant que l'interdiction n'est discrétionnaire qu'à l'égard des motifs du juge ne servirait pas les objectifs de la disposition. Même s'il est possible de soutenir que le juge pourrait rapidement motiver sa décision sans risquer indûment de contaminer le jury ou plus généralement d'alimenter dangereusement la publicité antérieure au procès, il serait inacceptable de lui imposer de telles contraintes à cette étape du processus. Inévitablement, les parties estimeraient qu'elles peuvent présenter des arguments sur l'interdiction discrétionnaire et sur la teneur des motifs devant être publiés. Préparer des arguments nécessite du temps et des ressources. De plus, il ne faut pas sous‑estimer la difficulté qu'il y a à rédiger des motifs valables sans divulguer des éléments de preuve non vérifiés et potentiellement déterminants à une étape où ni le juge ni l'accusé ne peuvent prévoir quel renseignement portera atteinte au droit de l'accusé à un procès équitable.
[46] Le fait que le législateur ait choisi de rendre l'interdiction discrétionnaire lorsque le poursuivant est le demandeur ne compromet pas les objectifs visés par la loi. Le poursuivant est mieux placé que l'accusé pour satisfaire au test énoncé dans l'arrêt Dagenais. Contrairement à l'accusé, le poursuivant connaît précisément les allégations contre l'accusé et les éléments de preuve qui sont susceptibles d'être présentés lors du procès. De plus, le poursuivant n'est pas confronté au problème de devoir trouver des ressources soit, plus particulièrement, un avocat qui pourra le représenter à l'audience relative à l'interdiction de publication et à celle relative à la mise en liberté sous caution.
[47] Les juges majoritaires de la Cour d'appel de l'Ontario ont procédé à une lecture atténuée de manière à limiter l'application des ordonnances impératives de non‑publication aux affaires où un procès devant jury était possible. Ils ont conclu que [traduction] « [l]e droit à un procès équitable ne saurait être considéré à risque lorsqu'un juge, siégeant seul, est exposé à des renseignements préjudiciables qui ne devraient pas être admis au procès » (par. 185). Les juges minoritaires ont interprété largement la nature impérative de l'interdiction. Comme ils l'ont souligné, la conclusion des juges majoritaires a peu d'effets concrets compte tenu du fait que, lors de l'enquête sur remise en liberté provisoire, l'accusé n'a habituellement pas encore fait son choix et n'a généralement pas exclu la possibilité d'être jugé devant un jury. Dans le cas d'une infraction mixte, le poursuivant peut ne pas avoir fait de choix définitif quant au mode de poursuite. Par conséquent, le fait que seul un faible pourcentage de toutes les accusations criminelles soit en définitive instruit devant un jury n'est pas déterminant. Puisque l'enquête sur la remise en liberté a lieu au début du processus, même avec l'interprétation restrictive faite par les juges majoritaires, l'interdiction s'appliquerait tout de même dans la vaste majorité des cas. Cette solution ne peut donc être retenue. Non seulement elle ne répond pas aux préoccupations des appelants, mais elle ne règle pas les problèmes de délais et de ressources liés à une audience relative à l'interdiction.
[48] La dernière solution proposée consiste à imposer une interdiction discrétionnaire se limitant aux éléments de preuve préjudiciables. À mon avis, cette solution présente les mêmes difficultés que pour n'importe quelle audience relative à l'interdiction. Comme je l'ai déjà dit, aussi tôt dans la procédure, le temps et les ressources doivent être consacrés à assurer l'équité du procès de l'accusé.
[49] Je conclus que l'interdiction impérative fait partie intégrante d'une série de mesures destinées à préserver l'équité du procès et à assurer la tenue rapide de la mise en liberté sous caution. L'interdiction impérative respecte le volet de l'atteinte minimale du test de l'arrêt Oakes. L'analyse ne s'arrête toutefois pas là . L'interdiction doit aussi procurer des avantages qui l'emportent sur ses effets préjudiciables.
D. Effets préjudiciables et effets bénéfiques
[50] Comme l'a affirmé la juge en chef dans l'arrêt Hutterian Brethren (par. 76), le dernier volet de l'analyse prescrite par l'arrêt Oakes n'est pas une répétition des étapes précédentes. Alors que les trois premiers volets sont axés sur l'objectif du législateur, le dernier met en cause les conséquences de la mesure contestée.
[51] Lorsqu'on examine les conséquences de l'interdiction impérative, on constate que cette dernière a plusieurs effets bénéfiques. Tout d'abord, elle restreint l'atteinte à la liberté de l'accusé en limitant les questions durant l'enquête sur remise en liberté provisoire à ce qui est pertinent pour la mise en liberté sous caution. Le tout premier jour de détention peut se révéler pénible pour un accusé, surtout lorsque les conditions de détention sont insatisfaisantes. Le préjudice potentiel à ce stade initial ne doit pas être sous‑estimé. Dans l'arrêt R. c. Hall, 2002 CSC 64, [2002] 3 R.C.S. 309, par. 47, le juge Iacobucci (dissident, mais non sur ce point) s'est exprimé dans les termes suivants :
La liberté du citoyen est au cœur d'une société libre et démocratique. La liberté perdue est perdue à jamais et le préjudice qui résulte de cette perte ne peut jamais être entièrement réparé. Par conséquent, dès qu'il existe un risque de perte de liberté, ne serait‑ce que pour une seule journée, il nous incombe, en tant que membres d'une société libre et démocratique, de tout faire pour que notre système de justice réduise au minimum le risque de privation injustifiée de liberté.
Une journée dans la vie d'un accusé peut avoir des répercussions permanentes. En plus de protéger ce droit à la liberté très important, l'interdiction permet à l'accusé de concentrer son énergie et ses ressources sur son droit à la liberté plutôt que sur son droit à la vie privée. Elle écarte le risque que l'accusé renonce à son droit à la liberté afin d'éviter que sa réputation ne soit ternie. Elle évite aussi que le public ne soit influencé par des renseignements non vérifiés, unilatéraux et stigmatisants portant sur des questions souvent non pertinentes en ce qui a trait à la culpabilité. Elle assure une uniformité et respecte les objectifs d'autres interdictions de publication prévues au Code criminel — notamment à l'art. 539, qui porte sur la preuve produite à l'enquête préliminaire.
[52] Il est un autre élément pertinent de l'enquête sur remise en liberté provisoire qui revêt une importance certaine pour l'appréciation de l'effet de l'interdiction : que les renseignements pertinents pour la mise en liberté provisoire se rapportent souvent à la personnalité de l'accusé et non au crime (voir J. E. Pink et D. C. Perrier, dir., From Crime to Punishment : An Introduction to the Criminal Law System (6e éd. 2007), p. 92). La preuve ne porte pas sur la question de savoir si l'accusé a commis le crime, mais sur l'accusé en tant qu'individu : le genre de personne qu'il est; s'il est susceptible de constituer un danger pour la société ou de comparaître à son procès. Cet aspect est important lorsque plusieurs accusés ont des intérêts opposés. C'est ainsi que l'un des accusés peut décider, à l'enquête sur remise en liberté provisoire, de dénoncer un coaccusé en affirmant qu'il est le « méchant » et, à cet effet, de présenter d'autres éléments de preuve non vérifiés (voir (2006), 211 C.C.C. (3d) 234, par. 116, le juge Durno). Dans de telles circonstances, l'interdiction impérative limite la divulgation préalable de renseignements qui pourraient, au moment du procès, être irrecevables ou très peu fiables.
[53] En outre, deux procureurs de la Couronne d'expérience ont confirmé par affidavit qu'en Ontario ce sont des avocats commis d'office qui procèdent à la plupart des enquêtes sur cautionnement; souvent, ils préparent et dirigent ces enquêtes dans des circonstances difficiles. Par exemple, ils peuvent être soumis à des délais très serrés et à d'autres contraintes liées aux installations, et les conditions dans lesquelles ils interrogent l'accusé et lui communiquent des renseignements sont loin d'être idéales. De même, les accusés arrêtés depuis peu n'ont souvent qu'une compréhension limitée du système judiciaire et des accusations qui pèsent sur eux, de même qu'une capacité limitée de donner des directives à leur avocat (voir les motifs de la Cour d'appel de l'Ontario, par. 24, le juge Rosenberg).
[54] C'est dans ce contexte qu'un accusé peut demander une interdiction de publication, et lorsqu'il le fait, le juge n'a aucun pouvoir discrétionnaire. Il doit prononcer l'ordonnance. L'interdiction s'applique aux témoignages recueillis, aux renseignements fournis et aux observations formulées à l'audience, de même qu'aux motifs étayant l'ordonnance prononcée en vertu de l'art. 515. L'interdiction demeure en vigueur jusqu'à ce que l'accusé soit libéré après une enquête préliminaire ou jusqu'à la fin du procès, selon le cas. Une grande partie de la preuve recueillie à l'enquête sur remise en liberté provisoire est présumée inadmissible. Ainsi, les casiers judiciaires, les déclarations antérieures compatibles et le comportement postérieur à l'infraction, dont il peut être fait état à l'enquête sur remise en liberté provisoire, pourraient ne pas être admis en preuve au procès. S'il est vrai que tous les renseignements concernant l'accusé peuvent éveiller la curiosité du public, ces renseignements ne sont habituellement pas pertinents pour la recherche de la vérité à propos de l'infraction, qui est l'objet véritable du procès criminel.
[55] Une interdiction discrétionnaire susciterait des questions additionnelles et provoquerait des ajournements, ce qui prolongerait les audiences. La juge Feldman, s'exprimant pour les juges majoritaires de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire ontarienne, a fait état du problème d'encombrement qu'éprouvent actuellement certains tribunaux de l'Ontario chargés des remises en liberté sous caution (par. 198‑199) : dans R. c. Jevons, 2008 ONCJ 559, [2008] O.J. No. 4397 (QL), le juge De Filippis avait décrit l'arriéré affligeant les tribunaux chargés des enquêtes sur cautionnement et avait conclu que, en l'occurrence, l'accusé était victime du retard systémique qui existait dans le système de cautionnement et qu'il y avait eu violation de son droit à une mise en liberté assortie d'un cautionnement raisonnable. Le fait qu'il y ait des lacunes dans l'organisation de certains tribunaux ne saurait bien sûr justifier des restrictions à la liberté d'expression. Cependant, les contraintes font partie de la vie et les tribunaux doivent en tenir compte lorsqu'ils évaluent les conséquences d'un changement à un processus, comme celui d'inclure une audience relative à l'interdiction de publication.
[56] Quoi qu'il en soit, l'affaire ontarienne illustre la rapidité avec laquelle un accusé peut être amené devant un juge. Dans cette affaire, les arrestations ont eu lieu le 2 juin 2006. Entre le 3 juin et le 12 juin, chacun des accusés a comparu en cour au moins une fois; pour certains d'entre eux, il s'agissait d'une troisième comparution. Les enquêtes sur cautionnement ont eu lieu le 12 juin 2006. L'ordonnance de non‑publication a été prononcée et s'appliquait à l'ensemble des accusés. Il aurait été impossible de faire cela si des avis avaient dû être donnés et une audience tenue sur l'interdiction de publication, le tout tenant compte des positions divergentes qu'auraient défendues les avocats des divers accusés.
[57] Les appelants soutiennent que les retards dans les enquêtes sur cautionnement seraient presque inexistants si l'interdiction était discrétionnaire, et ce, parce qu'il est difficile de satisfaire au critère établi dans Dagenais étant donné que la partialité du jury relève de la spéculation. C'est pourquoi les avocats ne présenteraient que rarement des requêtes en interdiction. Cet argument repose sur la présomption que l'accusé renoncerait à son droit à un procès équitable au profit d'une audience rapide. C'est exactement le genre de compromis que l'interdiction impérative vise à éviter. L'argument des appelants repose en fait sur l'opinion erronée que l'interdiction n'a rien à voir avec les droits de l'accusé à un procès équitable et à un accès équitable à une mise en liberté sous caution. Il est simplement erroné de présumer que ni l'enquête sur remise en liberté provisoire elle‑même, ni la divulgation de renseignements, de la preuve ou des motifs étayant l'ordonnance du juge n'ont aucune incidence sur les droits de l'accusé.
[58] Cependant, il ne faut pas minimiser les effets néfastes d'une interdiction de publication. L'article 517 C. cr. empêche les médias d'informer la population sur des sujets d'intérêt qui, autrement, pourraient faire l'objet de vastes débats publics : Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326. Dans cette mesure, il porte atteinte à la « [l]a liberté des individus d'échanger de l'information sur les institutions de l'État, et sur les politiques et pratiques de ces institutions » (Nouveau‑Brunswick, par. 18).
[59] L'interdiction empêche le public d'accéder pleinement au système de justice pénale et d'en faire l'examen approfondi dudit système. Qui plus est, il se pourrait que l'audience relative au cautionnement suscite un intérêt considérable auprès des médias et que son issue ne soit pas parfaitement comprise par le public, comme ça semble avoir été le cas lorsque M. White dans l'affaire albertaine et certains des accusés dans l'affaire ontarienne ont été libérés. En pareils cas, les médias seraient mieux en mesure d'expliquer le processus judiciaire au public si les renseignements qu'ils pouvaient divulguer n'étaient pas limités.
[60] Tout bien considéré, je dois néanmoins conclure qu'en matière de mise en liberté sous caution, les effets préjudiciables des limites imposées à la publication des renseignements cèdent le pas à la nécessité d'assurer certitude et opportunité, de préserver les ressources et de prévenir la divulgation de renseignements préjudiciables non vérifiés; autrement dit, de garantir autant que possible l'équité du procès et un accès équitable à une mise en liberté sous caution. Même si la solution n'est pas parfaite, l'interdiction impérative représente un compromis raisonnable.
VI. Application aux coaccusés dans l'affaire ontarienne
[61] L'affaire ontarienne comporte une question additionnelle : l'interdiction de publication s'applique‑t‑elle à tous les coaccusés? Le Code criminel est muet sur ce point. Le juge de paix doit donc recourir à la compétence que lui confère la common law. À mon avis, les tribunaux de l'Ontario ont exercé correctement leur compétence en répondant à la question par l'affirmative. Une interdiction de publication ne peut être efficace que si elle s'applique à tous les accusés. De toute évidence, il y aura souvent, dans une large mesure, chevauchement des éléments de preuve présentés contre les parties.
VII. Autres questions soulevées dans l'affaire albertaine
[62] Dans l'affaire albertaine, les appelants soulèvent un certain nombre d'autres questions s'attachant à la compétence, au caractère théorique et à la règle du functus officio. Ils évoquent également le fait que la Cour d'appel a critiqué le choix de soulever la question constitutionnelle dans le cadre d'une instance criminelle plutôt que dans celui d'une action civile.
[63] Bien que ces questions puissent donner lieu à des commentaires intéressants, les appelants reconnaissent expressément qu'il n'est pas nécessaire qu'elles soient tranchées par la Cour qui, de toute façon, a compétence pour examiner le fond du pourvoi. Il n'est donc pas nécessaire de s'y arrêter.
VIII. Conclusion
[64] Pour ces motifs, je conclus que l'art. 517 du C. cr. porte atteinte à la liberté d'expression, mais que la justification de cette atteinte peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Puisque les appelants cherchaient à faire supprimer les termes de la disposition qui lui confèrent un caractère impératif, je suis d'avis de rejeter leurs pourvois. Je confirme la constitutionnalité de la disposition et je suis d'avis d'accueillir le pourvoi incident dans l'affaire ontarienne.
Version française des motifs rendus par
[65] La juge Abella (dissidente) — La Cour protège depuis longtemps le droit du public d'être informé de ce qui se passe dans les salles d'audience du pays. Ce droit repose sur la prémisse que la confiance du public dans le système de justice ne peut être maintenue que si le public peut observer le déroulement du processus judiciaire. La capacité du public à débattre utilement de la teneur d'une décision judiciaire dépend essentiellement de sa connaissance des motifs de cette décision. D'où les efforts constants de la jurisprudence pour accroître la visibilité du système de justice et renforcer la confiance du public. C'est ce souci de transparence que traduit le principe de la publicité des débats judiciaires. Comme l'a dit le juge Cory dans Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326 :
[L]e public a le droit d'être informé de ce qui se rapporte aux institutions publiques et particulièrement aux tribunaux. [. . .] C'est comme cela seulement qu'i[l] peu[t] évaluer l'institution. L'analyse des décisions judiciaires et la critique constructive des procédures judiciaires dépendent des informations que le public a reçues sur ce qui se passe devant les tribunaux. En termes pratiques, on ne peut obtenir cette information que par les journaux et les autres médias. [Je souligne; p. 1339‑1340.]
(Voir également Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175; Vickery c. Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse (Protonotaire), [1991] 1 R.C.S. 671; Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442; Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522; Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3; Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332; Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] 2 R.C.S. 188; Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253.)
[66] La question qui se pose en l'espèce est celle de savoir si l'interdiction de divulguer les renseignements obtenus dans le cadre de l'enquête sur remise en liberté provisoire devrait obligatoirement s'appliquer dans tous les cas où l'accusé en fait la demande, ou si elle ne devrait être imposée que dans les cas où il peut démontrer que son droit à un procès équitable l'exige. J'ai eu l'avantage de lire les motifs de la juge Deschamps et, en toute déférence, j'estime, comme le juge Rosenberg de la Cour d'appel de l'Ontario (2009 ONCA 59, 94 O.R. (3d) 82) et en grande partie pour les mêmes motifs, que l'interdiction impérative prévue à l'art. 517 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, ne résiste pas au dernier volet du test de l'arrêt Oakes. Je suis également d'accord avec lui pour dire que la réparation appropriée consiste à retrancher l'élément impératif de l'art. 517, tout en laissant intact le pouvoir discrétionnaire de prononcer une ordonnance d'interdiction qui y est prévu et qui doit être exercé en conformité avec les arrêts Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, et Mentuck.
[67] L'article 517 du Code criminel prévoit l'interdiction automatique, sur demande de l'accusé, de divulguer les motifs exprimés par le juge et les renseignements obtenus dans le cadre d'une enquête sur remise en liberté provisoire. Rien n'empêche le public ou la presse d'assister à l'audience, mais il est formellement interdit de diffuser ce qui y est révélé avant que le procès soit terminé, ce qui peut prendre des années. Ainsi, mis à part la poignée de personnes présentes dans la salle d'audience, nul n'a accès aux renseignements qui touchent un aspect essentiel du système de justice criminelle — soit la décision de relâcher ou non l'accusé dans la collectivité jusqu'à son procès. Il s'agit là d'une atteinte grave au principe de la publicité des débats judiciaires.
[68] La gravité de cette atteinte a été résumée de façon convaincante par le juge Rosenberg :
[traduction] L'article 517 empêche la tenue d'un débat public utile et éclairé sur un aspect fondamental de l'administration de la justice criminelle, soit le système de remise en liberté provisoire, au moment précis où ce débat revêt peut‑être le plus d'importance — c'est‑à ‑dire au moment de la décision d'accorder ou non la remise en liberté provisoire. Il nuit également au débat dans d'autres circonstances d'un grand intérêt public, par exemple lorsqu'un accusé en liberté provisoire commet un autre crime peut‑être encore plus grave. Le public ne peut que faire des hypothèses sur les raisons pour lesquelles l'accusé a été relâché et le système de justice n'est pas en mesure de lui fournir une réponse rapide et valable en raison du silence imposé par la loi. [par. 32]
[69] L'importance de permettre au public de suivre le processus décisionnel sur la remise en liberté provisoire a été soulignée dans l'arrêt R. c. Hall, 2002 CSC 64, [2002] 3 R.C.S. 309, où la juge en chef McLachlin a formulé ce que je considère comme le principe sous‑jacent et directeur qu'il convient d'appliquer pour déterminer si le caractère impératif de l'interdiction prévue à l'art. 517 est justifié :
Lorsque le public n'a pas l'impression que justice est rendue, il risque d'avoir moins confiance dans le système de mise en liberté sous caution et, de manière plus générale, dans tout le système de justice. [par. 26]
[70] Il faut donc se demander si cet effet négatif est supplanté par les avantages que l'on attribue à une interdiction impérative, dont les principaux seraient de réduire le délai et la publicité donnée à l'affaire avant le procès. À mon avis, les retards et cette publicité peuvent être atténués en grande partie et ne portent pas une atteinte suffisamment grave aux droits à un procès équitable.
[71] La Cour s'est intéressée aux problèmes découlant de la publicité donnée à une affaire avant le procès lorsqu'elle a examiné la question des interdictions discrétionnaires dans Dagenais et dans Mentuck. Le nouveau critère formulé dans ces décisions est exigeant, et l'ordonnance de non‑publication ne peut être rendue que lorsqu'elle est « nécessaire » pour écarter un risque « réel et important » pour les droits de l'accusé à un procès équitable (Dagenais, p. 878), ou un risque « sérieux » pour l'administration de la justice (Mentuck, par. 32). En créant une interdiction automatique sur demande de l'accusé, peu importe que celui‑ci soit en mesure ou non de démontrer l'existence d'un risque de cette importance, l'art. 517 détruit complètement le cadre constitutionnel établi dans Dagenais et Mentuck, car il fait totalement abstraction du droit présumé du public de savoir ce qui se passe dans la salle d'audience.
[72] À supposer que l'on soit réticent à admettre ce qui, dans les motifs du juge Rosenberg, me semble démontrer de façon convaincante à quel point les problèmes liés à la publicité avant le procès sont hypothétiques, il est toujours possible de recourir à des solutions telles que l'interdiction partielle de publication, la récusation motivée ou le changement du lieu du procès si le risque de préjudice le justifie. De plus, nous devrions pouvoir avoir confiance en la capacité d'un jury ayant reçu des directives appropriées à écarter les éléments de preuve non pertinents, confiance sur laquelle repose notre foi dans les jurys en droit criminel (Dagenais, p. 884‑885; voir également R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, p. 692‑693; R. c. Vermette, [1988] 1 R.C.S. 985, p. 992‑993). Comme l'a fait remarquer le juge Berger de la Cour d'appel dans le cadre d'une procédure connexe dans le dossier provenant de l'Alberta, où l'accusé a été libéré sous caution après avoir été accusé du meurtre de son épouse enceinte :
[traduction] Le demandeur a été accusé de meurtre au deuxième degré. Son enquête préliminaire n'aura pas lieu avant la nouvelle année. S'il est renvoyé à procès, la sélection du jury commencera des mois plus tard. Je doute fortement que les jurés potentiels se souviennent en détail d'une séquence d'actualités de 30 secondes ou d'une chronique résumant dans une colonne de sept pouces les arguments des avocats ou les motifs de la décision du juge sur la remise en liberté provisoire. Et même s'ils s'en souvenaient, les mises en garde habituelles adressées aux membres du tableau des jurés, les récusations motivées et les directives au jury elles‑mêmes constituent, à mon avis, des protections suffisantes pour qu'un jury impartial, respectant son serment, puisse être constitué.
(R. c. White, 2005 ABCA 435, 56 Alta. L.R. (4th) 255, par. 17)
[73] Quoi qu'il en soit, l'art. 517 ne protège l'accusé que contre la divulgation des renseignements obtenus avant le procès dans le cadre de l'enquête sur remise en liberté provisoire. Il n'existe aucune protection législative contre le préjudice que pourrait lui causer la divulgation de renseignements obtenus autrement que dans le cadre de cette enquête. En l'absence d'une interdiction générale, les avantages d'une interdiction portant seulement sur les renseignements recueillis dans le cadre de l'enquête sur remise en liberté provisoire me semblent trop incertains pour justifier la gravité de l'atteinte.
[74] Le deuxième avantage d'une interdiction impérative serait celui de la réduction des délais. Cette question n'entre pourtant en jeu que si l'on tient pour avéré que la demande d'interdiction discrétionnaire augmenterait considérablement la durée de l'enquête. Je vois difficilement quel type de preuve ferait couramment traîner en longueur l'enquête sur remise en liberté provisoire. De même, il n'y aurait retard que dans l'hypothèse où les médias auraient droit à un préavis dans tous les cas. Or, cette hypothèse doit selon moi être rejetée. Bien que la décision de donner un préavis relève du pouvoir discrétionnaire du juge saisi de la demande de remise en liberté, il me semble irréaliste de s'attendre à ce que l'on invite les médias à formuler des observations chaque fois qu'une ordonnance de non‑publication est demandée concernant les renseignements obtenus dans le cadre d'une enquête sur remise en liberté provisoire.
[75] Comme le préavis n'est pas automatique, il n'y aura aucun retard indu dans la très grande majorité des cas. Les cas dans lesquels les médias sont le plus susceptibles de contester l'ordonnance de non‑publication sont les quelques rares affaires qui connaissent une très grande notoriété. Or, je ne jugerais pas de l'opportunité d'une interdiction impérative universelle sur la base de son efficacité dans une faible proportion des cas.
[76] La confiance du public dans le système de justice commande que les renseignements pertinents lui soient communiqués en temps opportun. L'interdiction impérative de communiquer la preuve présentée et les motifs donnés dans le cadre d'une demande de remise en liberté provisoire empêche la diffusion de renseignements à un moment où ils sont d'une importance et d'un intérêt considérables pour le public. Une restriction à la communication de ces renseignements ne saurait se justifier que lorsque les avantages qui en découlent l'emportent sur ses effets préjudiciables.
[77] Puisque les effets bénéfiques de l'interdiction prévue à l'art. 517 ne sont pas proportionnés aux effets préjudiciables du non‑respect du principe de la publicité des débats judiciaires, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi dans les deux dossiers, provenant de l'Ontario et de l'Alberta, et de supprimer de l'art. 517 les mots qui confèrent un caractère impératif à l'interdiction.
Pourvois rejetés et pourvoi incident accueilli, la juge Abella est dissidente.
Procureurs des appelantes/intimées au pourvoi incident Toronto Star Newspapers Ltd. et autres : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.
Procureurs des appelants la Société Radio‑Canada et autres : Reynolds, Mirth, Richards & Farmer, Edmonton.
Procureurs de l'appelant Edmonton Sun, une division de Sun Media Corporation : Fraser Milner Casgrain, Edmonton.
Procureur de l'intimée/appelante au pourvoi incident Sa Majesté la Reine du chef du Canada et de l'intervenant le directeur des poursuites pénales du Canada : Service des poursuites pénales du Canada, Brampton.
Procureur de l'intimé/appelant au pourvoi incident A.A. : John Norris, Toronto.
Procureur de l'intimé F.A. : Dennis Edney, Edmonton.
Procureur de l'intimé S.A. : Peter G. Martin, Eganville, Ontario.
Procureur de l'intimé Qayyum Abdul Jamal : Anser Farooq, Toronto.
Procureurs des intimés A.M.D. et Ahmad Mustafa Ghany : Rocco Galati Law Firm Professional Corporation, Toronto.
Procureurs de l'intimé S.V.C. : Marlys Edwardh Barristers Professional Corporation, Toronto.
Procureur de l'intimée Sa Majesté la Reine et de l'intervenant le procureur général de l'Alberta : Procureur général de l'Alberta, Calgary.
Procureurs de l'intimé Michael James White : Dawson Stevens & Shaigec, Edmonton.
Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario : Procureur général de l'Ontario, Toronto.
Procureurs des intervenants N.S. et N.Y. : Hicks, Block, Adams, Toronto.
Procureurs de l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles : McCarthy Tétrault, Toronto.
Procureurs des intervenantes l'Association canadienne des journaux et autres : Owen Bird Law Corporation, Vancouver.