R. c. Hall, [2002] 3 R.C.S. 309, 2002 CSC 64
David Scott Hall Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Le procureur général du Canada,
le procureur général du Québec,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario)
et l’Association des avocats de la défense de Montréal Intervenants
Répertorié : R. c. Hall
Référence neutre : 2002 CSC 64.
No du greffe : 28223.
2002 : 23 avril; 2002 : 10 octobre.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (2000), 136 O.A.C. 20, 147 C.C.C. (3d) 279, 35 C.R. (5th) 201, 77 C.R.R. (2d) 1, 50 O.R. (3d) 257, [2000] O.J. No. 3188 (QL), qui a confirmé un jugement de la Cour supérieure de justice, [1999] O.J. No. 4565 (QL), rejetant une demande d’habeas corpus et de réparation présentée par l’accusé et confirmant la constitutionnalité de l’al. 515(10)c) du Code criminel. Pourvoi rejeté, les juges Iacobucci, Major, Arbour et LeBel sont dissidents.
John Norris, pour l’appelant.
Eric H. Siebenmorgen, pour l’intimée.
Peter DeFreitas et Robert W. Hubbard, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Jacques Blais et Juli Drolet, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Louis P. Strezos, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Christian Desrosiers et Martin Vauclair, pour l’intervenante l’Association des avocats de la défense de Montréal.
Version française du jugement du juge en chef McLachlin et des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Bastarache et Binnie rendu par
Le Juge en chef —
I. Introduction
1 Le 3 mai 1999, Peggy Jo Barkley-Dube a été trouvée morte, sur le plancher de la cuisine, dans sa maison de Sault Ste. Marie. Elle était décédée des suites d’une hémorragie massive provoquée par environ 37 entailles infligées aux mains, aux avant‑bras, à l’épaule, au cou et au visage. Le cou de la victime était entaillé jusqu’aux vertèbres et, d’après la preuve médicale, l’agresseur avait essayé de la décapiter.
2 L’appelant, cousin germain du mari de la victime, a été accusé de meurtre au premier degré le 4 juin 1999. Une preuve convaincante le liait au crime. Il y avait des traces de sang de l’appelant dans des pièces de la maison de la victime. Des traces de pas, faites avec le sang de la victime et correspondant au type de chaussures de sport portées par l’appelant, ont été découvertes dans la salle à manger et la cuisine de la victime. L’appelant avait laissé les mêmes traces de pas au domicile de ses parents. L’enregistrement vidéo effectué par une caméra de surveillance dans un dépanneur a permis de constater que l’appelant portait, la nuit du meurtre, des chaussures correspondant à celles saisies au domicile de ses parents. L’appelant a avoué à la police être allé au dépanneur ce soir-là, mais a nié avoir porté ces chaussures.
3 Le meurtre a fait la manchette des médias et a suscité beaucoup d’inquiétude dans la population. Selon un policier, il régnait au sein de la population un sentiment général de crainte qu’un assassin soit en liberté, et le père de la victime a déclaré que sa femme et ses trois autres filles étaient très effrayées.
4 L’appelant a présenté une demande de mise en liberté sous caution. Le paragraphe 515(10) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, prévoit que la mise en liberté sous caution peut être refusée dans trois cas :
a) [l]a détention [de l’accusé] est nécessaire pour assurer sa présence au tribunal afin qu’il soit traité selon la loi;
b) sa détention est nécessaire pour la protection ou la sécurité du public [. . .] y compris toute probabilité marquée que le prévenu, s’il est mis en liberté, commettra une infraction criminelle ou nuira à l’administration de la justice;
c) il est démontré une autre juste cause et, sans préjudice de ce qui précède, sa détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice, compte tenu de toutes les circonstances, notamment le fait que l’accusation paraît fondée, la gravité de l’infraction, les circonstances entourant sa perpétration et le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement. [Je souligne.]
5 Le juge Bolan a conclu que la preuve n’étayait pas le refus d’accorder la mise en liberté sous caution pour les deux premiers motifs. Il était convaincu qu’outre le cautionnement élevé proposé, les liens qu’entretenait l’accusé avec sa famille et la collectivité assureraient sa comparution au procès s’il était mis en liberté sous caution. Il était également persuadé que rien ne permettait de croire que l’accusé commettrait une infraction s’il était mis en liberté sous caution, et qu’il était possible d’assujettir sa mise en liberté à des conditions qui élimineraient ce risque. Il a cependant conclu que la détention de l’accusé était nécessaire pour ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice, compte tenu des lourdes conséquences du meurtre, de la preuve convaincante impliquant l’accusé et des autres facteurs mentionnés à l’al. 515(10)c).
6 Un sentiment de crainte régnait dans la collectivité. Comme le juge Bolan l’a affirmé :
[traduction] Cette ville, à l’instar de toute autre petite ville, compte sur les tribunaux pour sa protection. Certains témoins ont fait part des sentiments de la collectivité. Certaines personnes ont peur et d’autres ont exprimé leurs inquiétudes. Par conséquent, c’est un facteur dont je vais tenir compte dans mon examen du troisième motif.
7 De plus, l’infraction était grave :
[traduction] Il n’y a pas pire crime dans notre pays que le meurtre au premier degré. C’est l’acte le plus répréhensible dans notre société. Cet acte est si abominable qu’une déclaration de culpabilité entraîne un emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans, sous réserve d’un examen judiciaire après 15 ans. Tout ce que l’on peut dire des circonstances de l’affaire dont nous sommes saisis est qu’elles sont horribles.
8 Enfin, la preuve du ministère public était convaincante. D’affirmer le juge Bolan :
[traduction] Cet[te] [. . .] preuve médicolégale rend très convaincante la preuve du ministère public. Nous avons le témoignage d’un expert, qui a procédé à une analyse scientifique et qui affirme que l’empreinte faite avec le sang de la victime provenait de chaussures appartenant à l’accusé et découvertes à la résidence du père de l’accusé. Autrement dit, la chaussure correspond à l’empreinte.
9 À la lumière de tous ces facteurs, le juge Bolan a conclu :
[traduction] Je suis convaincu que l’accusé a fourni de bons arguments pour justifier sa mise en liberté en ce qui concerne les deux premiers motifs; toutefois, en ce qui concerne le troisième motif, sa détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice.
10 Le refus d’accorder la mise en liberté sous caution a été confirmé par une cour supérieure (le juge Caputo) et par la Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef adjoint Osborne). Les deux cours ont jugé que l’al. 515(10)c) était constitutionnel et qu’il étayait l’ordonnance du juge Bolan. L’appelant a été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré et s’est vu infliger une peine à cet égard le 10 novembre 2000. Toutefois, la question soulevée par sa demande de mise en liberté sous caution demeure importante, si ce n’est pour lui, du moins pour les autres personnes accusées d’une infraction et pour la population canadienne.
11 Il s’agit, en l’espèce, de savoir si le juge Bolan a commis une erreur en refusant la mise en liberté sous caution pour le motif que cela était nécessaire « pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice ». L’appelant plaide l’inconstitutionnalité de la disposition du Code criminel sur laquelle l’ordonnance est fondée pour le motif qu’elle va à l’encontre de la présomption d’innocence et du droit, garanti par la Charte canadienne des droits et libertés, de ne pas être privé sans « juste cause » d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable. Soulignant les premiers mots « autre juste cause », l’appelant prétend que le troisième motif est inutile et représente une tentative de rétablir l’ancien motif consistant à justifier par l’intérêt public le refus d’accorder la mise en liberté sous caution, qui a été jugé inconstitutionnel parce qu’il laissait une « large place à l’arbitraire » : R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665, et R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 711.
12 Toute disposition en matière de liberté sous caution qui confère aux juges un pouvoir discrétionnaire illimité de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution est inconstitutionnelle et, selon un principe de justice fondamental, un individu ne peut pas être détenu en vertu d’une disposition législative imprécise. Voilà pourquoi je conviens que les premiers mots de l’al. 515(10)c), interprétés comme conférant un large pouvoir discrétionnaire de refuser la mise en liberté sous caution pour une « juste cause », sont inconstitutionnels. Cependant, le reste de l’al. 515(10)c), qui permet de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution lorsque cela est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice, joue un rôle vital pour ce qui est de préserver le système de mise en liberté sous caution et d’assurer la bonne administration de la justice, et n’est ni trop imprécis ni trop général.
II. Analyse
1. Le contexte législatif
13 L’alinéa 11e) de la Charte prévoit que « [t]out inculpé a le droit [. . .] de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable ». Le droit conféré est « un droit fondamental à une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable sauf s’il existe une juste cause justifiant le refus de l’accorder »: Pearson, précité, p. 691. Ce droit repose sur la présomption qu’un accusé est innocent jusqu’à ce que la preuve du contraire soit faite au procès. Toutefois, l’al. 11e) reconnaît aussi qu’il peut exister, malgré la présomption d’innocence, une « juste cause » qui justifie le refus de mettre en liberté un accusé en attente de procès.
14 Qu’entend-on par « juste cause » justifiant le refus d’accorder la mise en liberté sous caution? Pour comprendre cette notion, il faut faire l’historique de la mise en liberté sous caution au Canada. En 1869, le gouvernement fédéral a adopté une loi qui rendait discrétionnaire la mise en liberté sous caution pour toutes les infractions : voir l’Acte concernant les devoirs des juges de paix, hors des sessions, relativement aux personnes accusées de délits poursuivables par voie d’accusation, S.C. 1869, ch. 30. La mise en liberté sous caution était donc laissée à la discrétion du juge. Même si la principale cause de refus invoquée était la nécessité de contraindre l’accusé à se présenter à son procès, les tribunaux ont également tenu compte d’autres facteurs tels la nature de l’infraction, la sévérité de la peine, la preuve pesant contre l’accusé et la moralité de ce dernier : voir, par exemple, R. c. Gottfriedson (1906), 10 C.C.C. 239 (C. cté C.-B.); Re N. (1945), 87 C.C.C. 377 (C.S.Î.‑P.-É.).
15 En 1972, le droit applicable en matière de liberté sous caution a fait l’objet d’une nouvelle codification : Loi sur la réforme du cautionnement, S.C. 1970‑71‑72, ch. 37. La Loi prévoyait deux motifs de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution : (1) la détention de l’accusé était nécessaire pour assurer sa présence au tribunal, ou (2) sa détention était « nécessaire dans l’intérêt public ou pour la protection ou la sécurité du public » afin de l’empêcher de récidiver ou de nuire à l’administration de la justice. L’emploi du mot « ou » dans le second motif a amené à croire qu’il existait en réalité trois motifs de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution : (1) assurer la comparution au procès, (2) la protection contre les infractions criminelles avant le procès, et (3) l’« intérêt public ». Édictés à l’origine aux al. 457(7)a) et b) du Code criminel, ces motifs ce sont retrouvés par la suite aux al. 515(10)a) et b).
16 En 1992, notre Cour a examiné pour la première fois l’application de l’al. 11e) de la Charte au droit en matière de mise en liberté sous caution dans les arrêts Pearson et Morales, précités. Dans l’arrêt Pearson, le juge en chef Lamer a conclu, au nom des juges majoritaires, que l’al. 11e) comporte deux éléments distincts : premièrement, le droit à un « cautionnement raisonnable » sur le plan du montant fixé et des autres restrictions applicables, et deuxièmement, le droit de ne pas être privé sans « juste cause » de la mise en liberté sous caution. Selon lui, l’expression « juste cause » signifie que la mise en liberté sous caution ne peut être refusée que — premièrement — dans certains cas bien précis lorsque — deuxièmement — cela est nécessaire pour favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution.
17 Dans l’arrêt Morales, précité, la Cour a examiné la constitutionnalité des dispositions portant inversion de la charge de preuve, contenues à l’al. 515(6)a) et à l’al. 515(6)d), dispositions du Code criminel relatives aux stupéfiants, ainsi que la validité de l’al. 515(10)b). La Cour a confirmé, à l’unanimité, la validité des dispositions portant inversion de la charge de preuve, ainsi que celle de la partie de l’al. 515(10)b) concernant le cas de l’accusé qui commet une autre infraction pendant qu’il est en liberté sous caution. Les juges majoritaires ont cependant invalidé la partie de l’al. 515(10)b) qui autorisait la détention avant le procès, si elle était nécessaire dans l’« intérêt public », pour le motif qu’elle était vague et imprécise et laissait une « large place à l’arbitraire » qui permettait au « tribunal [d’]ordonner l’emprisonnement quand il juge[ait] bon de le faire » (p. 732).
18 Cinq ans après l’invalidation de la disposition justifiant par l’« intérêt public » le refus d’accorder la mise en liberté sous caution, le législateur l’a remplacée par l’al. 515(10)c) qui, après avoir précisé que la mise en liberté sous caution peut être refusée « [s’]il est démontré une autre juste cause », permet au juge de refuser de l’accorder si cela est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public dans le système de justice, compte tenu des circonstances de l’affaire et, en particulier, de quatre critères. Le législateur a pris à cœur la critique formulée par la Cour dans l’arrêt Morales, selon laquelle le motif de l’« intérêt public » était trop imprécis, et il a voulu le remplacer par une disposition fournissant des indications plus nettes. Le dossier indique ce qui suit :
Pour donner suite aux démarches d’un certain nombre de provinces ou territoires, nous avons tenté de substituer à cette disposition le motif de l’intérêt public défini selon un ensemble plus précis de critères, de sorte que le juge puisse envisager la détention pour des motifs plus nets. Nous estimons que nous avons réussi et que les juges pourront prendre des décisions plus éclairées. Ce que nous proposons n’est ni trop vague ni trop imprécis. [Je souligne.]
(Propos tenus par F. Bobiasz lorsqu’il a témoigné pour le compte du ministère de la Justice devant le comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, fascicule no 60, 2e sess., 35e lég., 21 avril 1997, p. 60:30)
2. La portée de l’analyse
19 Avant d’examiner l’argumentation, il est nécessaire de décider s’il y a lieu de se prononcer sur la constitutionnalité de tout l’al. 515(10)c) ou si l’analyse peut être limitée à la partie de l’al. c) traitant du refus d’accorder la mise en liberté sous caution pour ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice. La Cour d’appel s’est dite d’avis que le juge appelé à se prononcer sur la demande de mise en liberté sous caution s’était fondé sur cette dernière partie, de sorte qu’il n’était pas nécessaire de décider si les premiers mots généraux « il est démontré une autre juste cause » étaient inconstitutionnels.
20 Selon son sens grammatical ordinaire, l’al. 515(10)c) indique que le législateur poursuivait deux objectifs. Premièrement, il a voulu conférer un large pouvoir discrétionnaire de refuser la mise en liberté sous caution pour « une autre juste cause ». Deuxièmement, il a voulu désigner un cas particulier où le législateur considérait qu’il pourrait être indiqué de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution — celui où la détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice.
21 À mon avis, il n’y a pas lieu de se prononcer sur la constitutionnalité de la deuxième partie de l’al. c) sans examiner la première partie. En premier lieu, bien que le juge Bolan ait mis l’accent sur le maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice, on peut soutenir que sa décision repose sur l’ensemble de l’al. 515(10)c). En deuxième lieu, on voit difficilement comment la première partie pourrait demeurer constitutionnelle si elle était dissociée du reste de l’alinéa, étant donné qu’à première vue elle conférerait un pouvoir discrétionnaire illimité et laisserait une large place à l’arbitraire, ce qui a été jugé inconstitutionnel dans les arrêts Pearson et Morales, précités. Il n’y a donc aucune raison de dissocier les deux parties et de reporter à une autre occasion l’examen des premiers mots de l’alinéa. Enfin, les appels portant sur cette disposition sont rares en raison de la nature transitoire de la mise en liberté sous caution, et les questions constitutionnelles soumises à notre examen concernent la portée de toute la disposition. Ces faits nous incitent à nous prononcer sur la constitutionnalité de l’ensemble de l’al. 515(10)c), et c’est ce que je compte faire.
3. La constitutionnalité du refus de la mise en liberté sous caution pour « une autre juste cause »
22 Les premiers mots de l’al. 515(10)c) qui permettent de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution « [s’]il est démontré une autre juste cause » sont inconstitutionnels. Le législateur ne peut pas conférer aux juges un large pouvoir discrétionnaire de refuser la mise en liberté sous caution, mais il doit plutôt exposer les circonstances bien précises dans lesquelles la mise en liberté sous caution peut être refusée : Pearson et Morales, précités. Ces mots ne décrivent aucun motif particulier pouvant justifier le refus d’accorder la mise en liberté sous caution. Le refus d’accorder la mise en liberté sous caution « [s’]il est démontré une autre juste cause » ne respecte pas les exigences énoncées dans l’arrêt Morales, précité, et est donc incompatible avec la présomption d’innocence et l’al. 11e) de la Charte. Même en supposant qu’un objectif législatif urgent et réel sous‑tend l’expression « il est démontré une autre juste cause », cette expression ne satisfait pas au volet « proportionnalité » du critère de l’arrêt Oakes (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103) en raison de son caractère général. L’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit qu’une règle de droit incompatible avec la Charte est inopérante. Ces mots sont donc inopérants. Les mots suivants, « sans préjudice de ce qui précède », sont également inopérants vu qu’ils ne font que confirmer la généralité de ceux qui autorisent un juge à refuser d’accorder la mise en liberté sous caution « [s’]il est démontré une autre juste cause ».
23 Toutefois, cela ne signifie pas que l’ensemble de l’al. 515(10)c) est inconstitutionnel. La disparition des mots susmentionnés n’affecte pas le reste de l’al. 515(10)c) qui est valide en soi sur le plan grammatical et sur celui de l’intention du législateur. Quel que soit le sort du large pouvoir discrétionnaire que l’al. c) semble conférer au départ, le législateur a nettement voulu permettre le refus d’accorder la mise en liberté sous caution lorsque cela est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice, compte tenu des quatre facteurs mentionnés. Il reste à décider si cette dernière partie de l’al. 515(10)c) est elle-même inconstitutionnelle.
4. La constitutionnalité de la disposition autorisant le refus d’accorder la mise en liberté sous caution lorsque cela est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice
a) Le rôle de cette disposition
24 Une bonne partie de l’argumentation de l’accusé repose sur l’idée que les deux premiers motifs de refus d’accorder la mise en liberté sous caution sont suffisants et qu’un troisième motif a seulement pour effet d’autoriser le refus de la mise en liberté sous caution pour des raisons vagues et imprécises. Acceptant cet argument, le juge Iacobucci conclut, au par. 86, qu’est « dépourvue de fondement raisonnable la crainte qu’il puisse se présenter un cas où le juge appelé à se prononcer sur la demande de mise en liberté sous caution ne sera en mesure d’assurer la protection du public que s’il s’appuie sur ce motif résiduel ».
25 Il me semble pourtant que les faits de la présente affaire, de même que ceux d’affaires telles que R. c. MacDougal (1999), 138 C.C.C. (3d) 38 (C.A.C.-B.), et R. c. Dakin, [1989] O.J. No. 1348 (QL) (C.A.) (antérieur à l’arrêt Morales), prouvent de façon convaincante que, dans certains cas, pour assurer le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution et, de façon plus générale, celui du système de justice, il peut se révéler nécessaire de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution même s’il n’y a aucun risque que l’accusé ne se présente pas à son procès, qu’il récidive ou qu’il nuise à l’administration de la justice. Le juge Bolan a conclu, sur la foi d’une preuve solide et convaincante, qu’il ne pouvait pas refuser d’accorder la mise en liberté sous caution pour l’un ou l’autre de ces motifs. Toutefois, il est également arrivé à la conclusion que la détention était nécessaire pour ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice. Le crime commis était haineux et inexpliqué. La preuve liant l’accusé au crime était très convaincante. La population était effrayée. Dans l’arrêt R. c. Rondeau, [1996] R.J.Q. 1155, p. 1159, le juge Proulx de la Cour d’appel du Québec a affirmé ceci au sujet d’un meurtre aussi inexplicable et sauvage : « Plus un crime comme celui-là est inexpliqué et inexplicable, plus inquiétante pour la société s’avère la mise en liberté provisoire ». La disposition en cause vise un objectif important, à savoir le maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice dans des circonstances comme celles de la présente affaire.
26 Le législateur a donc prévu que la mise en liberté sous caution pourrait être refusée dans le cas où les conditions des al. a) et b) du par. 515(10) ne sont pas respectées. Cependant, après avoir examiné objectivement les faits à la lumière des quatre facteurs énoncés par le législateur, le juge a décidé qu’il existait une « juste cause » justifiant le refus de l’accorder. Permettre qu’une personne accusée d’avoir commis un crime haineux soit remise en liberté dans la collectivité, lorsque la preuve qui pèse contre elle est accablante, peut avoir pour effet de miner la confiance du public dans l’administration de la justice. Lorsque le public n’a pas l’impression que justice est rendue, il risque d’avoir moins confiance dans le système de mise en liberté sous caution et, de manière plus générale, dans tout le système de justice. Dans le cas où il est raisonnable de croire que la confiance du public est compromise, il peut notamment en résulter des désordres et des actes de justicier au sein de la population.
27 La confiance du public est essentielle au bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution et de l’ensemble du système de justice : voir Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, p. 689. En effet, la confiance du public et le maintien de la primauté du droit sont intimement liés. Comme le juge Hall l’a affirmé dans l’arrêt MacDougal, précité, p. 48 :
[traduction] Pour maintenir la primauté du droit, une valeur fondamentale de notre société, il est essentiel de préserver le respect du public à l’égard des lois et des tribunaux. Habituellement, une loi qui n’est pas généralement acceptable pour la majorité des membres de la société tombe en désuétude, à preuve l’expérience regrettable vécue aux États‑Unis en matière de prohibition. Les tribunaux doivent prendre garde de ne pas céder à l’opinion publique ou de ne tenir compte que de l’avis de personnes trop promptes à s’énerver, mais je crois que le fait de ne pas tenir compte des dispositions de l’al. 515(10)c) dans les cas relativement rares où cet alinéa peut être invoqué à bon droit aurait tendance à miner la confiance générale du public dans la manière dont la justice est administrée dans notre pays. [Je souligne.]
28 Mon collègue le juge Iacobucci prête attention à ces arguments, mais il les rejette pour deux raisons. Premièrement, il affirme, au par. 83, que le libellé de l’al. 515(10)b) — le deuxième motif — « est assez général pour viser tout type de menace à “la protection ou [à] la sécurité du public” ». La première partie de l’al. b) parle, de manière générale, de « détention [. . .] nécessaire pour la protection ou la sécurité du public », mais, selon le reste de l’alinéa et la jurisprudence relative au deuxième motif, elle vise la question de savoir s’il est probable que l’accusé commettra des crimes ou qu’il nuira par ailleurs au bon fonctionnement de la justice s’il est mis en liberté sous caution : voir, par exemple, Morales et Rondeau, précités, ainsi que R. c. Smith, [2001] A.J. No. 501 (QL), 2001 ABPC 76, et R. c. Coles, [1999] B.C.J. No. 3107 (QL) (C. prov.). Étendre le deuxième motif à la protection du grand public revient, en fait, à admettre le motif avancé par le ministère public, mais sans les mots et les facteurs restrictifs énoncés par le législateur à l’al. 515(10)c). Deuxièmement, mon collègue précise, au par. 85, que « [m]ême si on pouvait imaginer des cas rares et isolés où il pourrait être justifié de refuser la mise en liberté sous caution pour d’autres motifs que ceux énumérés aux al. a) et b), nous avons affaire en l’espèce non pas à de tels motifs bien précis, mais plutôt à une disposition de portée large et illimitée. » En toute déférence, il me semble que nous avons effectivement affaire à de tels motifs bien précis, à savoir les faits particuliers du présent pourvoi et les mots précis de l’al. c) qui permettent de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution lorsque cela est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice, compte tenu des quatre facteurs mentionnés par le législateur.
29 L’appelant soutient que, dans les arrêts Morales et Pearson, notre Cour a insisté sur les deux premiers motifs de refus d’accorder la mise en liberté sous caution, laissant entendre que tout autre motif doit être considéré comme discutable. Or, l’arrêt Morales, précité, indique clairement que les motifs de refus d’accorder la mise en liberté sous caution ne sont pas figés. En fait, une telle hypothèse défie le bon sens et le droit. Le législateur peut édicter n’importe quelle règle de droit pour justifier le refus d’accorder la mise en liberté sous caution, pourvu que cette règle de droit respecte les exigences constitutionnelles de la Charte.
30 Le refus d’accorder la mise en liberté sous caution pour ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice n’est pas simplement une solution générale applicable dans les cas où les deux premiers motifs n’ont pas pu être invoqués avec succès. Elle représente un motif séparé et distinct de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution, qui n’est pas visé par les deux autres catégories. Les mêmes faits peuvent être pertinents à l’égard des trois motifs. Par exemple, l’implication d’un accusé dans un groupe terroriste ou une organisation se livrant au trafic de stupéfiants pourrait être pertinente pour déterminer s’il est probable qu’il comparaîtra à son procès, s’il est probable qu’il commettra d’autres infractions ou qu’il nuira à l’administration de la justice, ou si sa détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public dans le système de justice. Cependant, cela n’enlève rien au caractère distinct des trois motifs.
31 Je conclus qu’une disposition qui permet de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution à un accusé pour le motif que sa détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice n’est ni superflue ni injustifiée. Elle répond à la nécessité très réelle de permettre au juge appelé à se prononcer sur la demande de mise en liberté sous caution d’ordonner la détention d’un accusé en attente de procès, si une telle mesure est nécessaire pour maintenir la confiance du public et si les circonstances de l’affaire le justifient. S’ils ne bénéficient pas de la confiance du public, le système de mise en liberté sous caution et le système de justice sont généralement compromis. Bien que les circonstances dans lesquelles il est possible d’invoquer ce motif de refus d’accorder la mise en liberté sous caution puissent être rares, lorsqu’elles se présentent, il est essentiel de disposer d’un moyen de refuser cette mise en liberté.
b) Le motif de refus d’accorder la mise en liberté sous caution est-il inconstitutionnellement imprécis ou trop général?
32 Cela nous amène à la principale question, celle de savoir si le refus d’accorder la mise en liberté sous caution « pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice », compte tenu des facteurs énoncés à l’al. 515(10)c), respecte l’al. 11e) de la Charte, selon lequel la mise en liberté ne peut être refusée que pour une « juste cause ».
33 Selon l’appelant, le maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice est un motif imprécis et trop général, et revient à substituer une nouvelle expression au motif de l’« intérêt public » que la Cour a jugé inconstitutionnel dans l’arrêt Morales, précité. Toutefois, le motif du maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice, énoncé à l’al. c), est plus limité et précis que l’ancien motif de l’intérêt public. L’« intérêt public » est une expression imprécise à laquelle « les tribunaux n’ont pas donné de sens constant et établi » : Morales, précité, p. 732. Par contre, le motif explicite du maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice est très précis et repose sur des notions qui, a-t-on jugé, relèvent de la compétence des tribunaux.
34 Le critère de l’imprécision inacceptable consiste à examiner si une disposition législative est imprécise au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire : R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, p. 638‑640. Il s’agit d’un critère exigeant : Winko c. Colombie‑Britannique (Forensic Psychiatric Institute), [1999] 2 R.C.S. 625, par. 68. Les dispositions législatives sont, par nécessité, des énoncés généraux qui doivent s’appliquer à diverses situations. Une certaine mesure de généralité est donc essentielle, mais il faut se garder de confondre la généralité avec l’imprécision qu’engendre une disposition législative vague au point de rendre impossible un débat judiciaire sur son sens et son application. Comme l’a fait remarquer notre Cour dans l’arrêt Morales, précité, p. 729, « [e]xiger une précision absolue serait créer une norme constitutionnelle impossible ».
35 Dans l’arrêt Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, la Cour, appelée à se prononcer sur le maintien de la transparence de l’administration de la justice, a statué que l’expression « bonne administration de la justice » énonçait une norme intelligible et n’avait donc pas une portée excessive. Dans cet arrêt, le juge La Forest a indiqué que cette expression inclut le pouvoir discrétionnaire des tribunaux de contrôler leur propre procédure. Il dit, au par. 59 :
L’expression l’« administration de la justice » figure dans un grand nombre de lois canadiennes, y compris la Charte. En conséquence, la notion de « bonne administration de la justice », qui a nécessairement fait l’objet d’interprétations par les tribunaux, constitue une norme pratique pour le pouvoir judiciaire.
36 Si l’expression « administration de la justice » est assez précise, il s’ensuit nécessairement que les mots « nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice », étoffés par une directive de prendre en considération quatre facteurs particuliers, ne sont pas inconstitutionnellement imprécis. L’examen est limité à la perception collective raisonnable de la nécessité de refuser la mise en liberté sous caution pour maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice, que les tribunaux définissent à travers le prisme objectif de « toutes les circonstances, notamment le fait que l’accusation paraît fondée, la gravité de l’infraction, les circonstances entourant sa perpétration et le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement ». Ces facteurs peuvent contribuer à sauvegarder une norme même dans le cas où elle s’avère d’une imprécision inacceptable lorsqu’elle est considérée isolément : Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité.
37 L’appelant prétend que les facteurs énoncés à l’al. 515(10)c) ne sauraient suffire parce que, dans la jurisprudence portant sur l’ancien critère de l’« intérêt public », les tribunaux ont relevé des facteurs similaires qui, dans l’arrêt Morales, précité, se sont révélés insuffisants pour sauvegarder les motifs d’intérêt public de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution. Toutefois, la mention de facteurs dans la jurisprudence ne saurait être assimilée à une directive du législateur de tenir compte de certains facteurs particuliers. De plus, le motif de l’« intérêt public » est plus général et imprécis que les mots « pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice ». Ce dernier motif n’est qu’une facette du premier.
38 Il en résulte que la définition du motif fondé sur le maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice est plus restrictive que celle de la norme de l’« intérêt public » dans l’arrêt Morales, précité. Le concept clé est énoncé et des critères précisent le fondement de l’exercice du pouvoir discrétionnaire. La directive de tenir compte de toutes les circonstances ne rend pas une disposition inconstitutionnellement imprécise. À mon avis, les mots utilisés ne laissent pas une « large place à l’arbitraire ». À l’instar de Cour d’appel de l’Ontario, ainsi que de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’arrêt MacDougal, précité, je suis convaincue que la norme énoncée satisfait au critère de la norme intelligible permettant un débat.
39 Reste l’argument selon lequel le motif de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution a une portée excessive ou la question de savoir si les moyens choisis par l’État vont au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre son objectif : voir R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761, p. 792-793. Une loi peut avoir un sens clair et avoir néanmoins une portée excessive : Heywood, précité, p. 792-793. Il importe qu’une disposition en matière de mise en liberté sous caution ne porte pas trop atteinte à la liberté de l’accusé et à la présomption d’innocence. La mise en liberté sous caution ne peut être refusée que « dans certains cas bien précis » où il en va du bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution : Pearson et Morales, précités.
40 L’alinéa 515(10)c) énonce des facteurs particuliers qui décrivent certains cas bien précis dans lesquels la mise en liberté sous caution peut être refusée dans le but de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice. Comme nous l’avons vu, ces cas peuvent se présenter lorsque, en dépit du fait qu’il est improbable que l’accusé s’esquivera ou qu’il commettra d’autres infractions en attendant de subir son procès, sa présence dans la collectivité compromettra la confiance du public dans l’administration de la justice. Pour décider si on est en présence d’une telle situation, il faut tenir compte de toutes les circonstances, mais particulièrement des quatre facteurs énoncés par le législateur à l’al. 515(10)c) — le fait que l’accusation paraît fondée, la gravité de l’infraction, les circonstances entourant sa perpétration et le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement. Dans le cas où, comme en l’espèce, le crime commis est horrible, inexplicable et fortement lié à l’accusé, un système de justice qui ne permet pas d’ordonner la détention de l’accusé risque de perdre la confiance du public qui est à la base du système de mise en liberté sous caution et de l’ensemble du système de justice.
41 Tel est donc l’objectif du législateur : maintenir la confiance du public dans le système de mise en liberté sous caution et l’ensemble du système de justice. La question est de savoir si les moyens qu’il a choisis vont au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif. À mon avis, la réponse est non. Le législateur a assorti d’importantes garanties la présente disposition en matière de mise en liberté sous caution. Le juge doit être persuadé que la détention est non seulement souhaitable, mais encore nécessaire. De plus, il doit être convaincu que cette mesure n’est pas seulement nécessaire pour atteindre un objectif quelconque, mais qu’elle s’impose pour ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice. Qui plus est, le juge procède à cette évaluation objectivement à la lumière des quatre facteurs énoncés par le législateur. Il ne peut pas évoquer ses propres raisons pour refuser d’accorder la mise en liberté sous caution. Bien qu’il doive tenir compte de toutes les circonstances, le juge doit prêter une attention particulière aux facteurs énoncés par le législateur. En définitive, le juge peut refuser d’accorder la mise en liberté sous caution uniquement s’il est persuadé, à la lumière de ces facteurs et des circonstances connexes, qu’un membre raisonnable de la collectivité serait convaincu que ce refus est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice. En outre, comme l’a souligné le juge en chef McEachern de la Colombie‑Britannique (en chambre) dans l’arrêt R. c. Nguyen (1997), 119 C.C.C. (3d) 269, la personne raisonnable qui procède à cette évaluation doit être bien informée [traduction] « de la philosophie des dispositions législatives, des valeurs consacrées par la Charte et des circonstances réelles de l’affaire » (p. 274). C’est pourquoi la disposition en cause ne laisse pas une « large place à l’arbitraire » et ne confère pas non plus aux juges un pouvoir discrétionnaire illimité. Au contraire, elle établit un juste équilibre entre les droits de l’accusé et la nécessité de veiller à ce que la justice règne dans la collectivité. Somme toute, elle n’a pas une portée excessive.
5. Application
42 Constatant la grande inquiétude qui régnait dans la collectivité et tenant compte des facteurs pertinents, dont le fait que l’accusation était fondée, ainsi que la gravité et l’horreur du crime commis, le juge Bolan, appelé à se prononcer sur la demande de mise en liberté sous caution présentée par l’appelant, a conclu qu’il était nécessaire de la rejeter pour ne pas miner la confiance du public dans le système de justice. Je ne vois aucune erreur dans le raisonnement du juge Bolan.
6. Réparation
43 Depuis l’entrée en vigueur de la Charte, les tribunaux ont établi un dialogue constitutionnel avec le législateur. La présente affaire en est un excellent exemple. Le législateur a adopté une mesure législative qui permettait à un juge d’ordonner la détention d’un accusé lorsque cette mesure était « nécessaire dans l’intérêt public ». Après avoir examiné ces termes, notre Cour a statué que la partie de l’al. 515(10)b) autorisant la détention avant le procès pour des raisons d’intérêt public était inconstitutionnelle. À la page 742 de l’arrêt Morales, précité, le juge en chef Lamer a dissocié le motif de l’« intérêt public » d’avec le reste de l’al. 515(10)b) parce que cela n’empêchait pas la disposition d’être un ensemble fonctionnel. Après avoir étudié les motifs de notre Cour dans les affaires Pearson et Morales, précitées, le législateur a remplacé le motif de l’« intérêt public » par de nouveaux termes.
44 L’alinéa 515(10)c) comporte deux volets distincts. Le premier volet confère au juge un large pouvoir discrétionnaire de refuser la mise en liberté sous caution pour « une autre juste cause ». Comme nous l’avons vu, ce volet est incompatible avec la présomption d’innocence et l’al. 11e) de la Charte. De ce fait, il est inopérant en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Toutefois, le deuxième volet qui fournit un exemple d’« une autre juste cause » demeure applicable en soi et ne compromet pas l’intention du législateur : voir Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679. Voilà pourquoi l’élément « juste cause » de l’al. 515(10)c) peut être dissocié et le reste de la disposition, voulant que le juge puisse refuser d’accorder la mise en liberté sous caution « pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice », peut demeurer un ensemble fonctionnel.
III. Conclusion
45 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi. La partie de l’al. 515(10)c) qui permet de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution « [s’]il est démontré une autre juste cause et, sans préjudice de ce qui précède, » est inconstitutionnelle et doit être dissociée de l’alinéa. La partie qui permet au juge de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution lorsque « [l]a détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice » est constitutionnelle.
46 Je réponds donc aux questions constitutionnelles de la manière suivante :
1. L’alinéa 515(10)c) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, viole‑t‑il l’al. 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Oui, en partie. Les mots « il est démontré une autre juste cause et, sans préjudice de ce qui précède » violent l’al. 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés.
2. Si la réponse à la première question est affirmative, la justification de cette violation peut‑elle se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Non.
Version française des motifs des juges Iacobucci, Major, Arbour et LeBel rendus par
Le juge Iacobucci (dissident) —
I. Introduction
47 La liberté du citoyen est au cœur d’une société libre et démocratique. La liberté perdue est perdue à jamais et le préjudice qui résulte de cette perte ne peut jamais être entièrement réparé. Par conséquent, dès qu’il existe un risque de perte de liberté, ne serait‑ce que pour une seule journée, il nous incombe, en tant que membres d’une société libre et démocratique, de tout faire pour que notre système de justice réduise au minimum le risque de privation injustifiée de liberté.
48 En droit criminel, cette liberté fondamentale se traduit de manière générale par le droit d’être présumé innocent jusqu’à preuve du contraire et, plus précisément, par le droit à la mise en liberté sous caution. Le refus d’accorder la mise en liberté sous caution à une personne simplement accusée d’une infraction criminelle porte nécessairement atteinte à la présomption d’innocence. Tel est le contexte du présent pourvoi, contexte où le « fil d’or » qui illumine la trame de notre droit criminel risque d’être rompu. C’est dans ce contexte qu’il faut examiner les dispositions autorisant la détention avant le procès.
49 L’alinéa 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés incite particulièrement les tribunaux, en leur qualité de gardiens de la liberté, à veiller à ce que la mise en liberté avant le procès soit la règle et non l’exception et à n’ordonner la détention avant le procès que dans le cas où un intérêt sociétal urgent dont l’existence peut se démontrer justifie la suppression des droits et libertés fondamentaux de l’accusé.
50 L’obligation de protéger les droits individuels est au cœur du rôle du pouvoir judiciaire, lequel rôle revêt une importance encore plus grande en droit criminel où les ressources considérables de l’État et, très souvent, le poids de l’opinion publique jouent contre l’accusé. Les tribunaux ne doivent donc pas prendre à la légère leur responsabilité constitutionnelle d’examiner attentivement la manière dont le législateur a autorisé la détention de l’accusé en l’absence d’une déclaration de culpabilité.
51 À mon sens, si l’on applique à la disposition contestée, savoir l’al. 515(10)c) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, la norme constitutionnelle appropriée qui tient compte de l’importance fondamentale de la présomption d’innocence, il est impossible de justifier le vaste pouvoir discrétionnaire qu’elle confère de priver l’accusé de sa liberté. Contrairement au Juge en chef, dont j’ai lu les motifs, j’arrive à la conclusion que l’al. 515(10)c) ne résiste pas à l’analyse fondée sur la Charte et doit être invalidé au complet. Comme je l’indique dans les présents motifs, cette conclusion est dictée par des considérations de principe et de politique générale et par la jurisprudence.
52 Je vais commencer par donner un bref aperçu du contexte dans lequel se situe le système contemporain de mise en liberté sous caution, pour ensuite analyser l’interprétation que notre Cour a donnée de l’al. 11e) de la Charte. Enfin, je vais apprécier l’al. 515(10)c) à la lumière de ces normes constitutionnelles, pour arriver à la conclusion que cette disposition va à l’encontre de l’al. 11e) et ne peut pas être sauvegardée par l’article premier de la Charte.
II. Questions en litige
53 Les questions en litige dans la présente affaire sont sous la forme des questions constitutionnelles suivantes :
1. L’alinéa 515(10)c) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, viole‑t‑il l’al. 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés?
2. Si la réponse à la première question est affirmative, la justification de cette violation peut‑elle se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
III. La notion de mise en liberté sous caution
54 Le droit à la mise en liberté sous caution est consacré à l’al. 11e) de la Charte, selon lequel cette mise en liberté ne peut être refusée que pour une « juste cause ». Pour donner un sens à cette expression plutôt nébuleuse, il faut examiner les motifs historiques justifiant la mise en liberté sous caution, de même qu’une partie de l’évolution plus récente qui a contribué à définir le système canadien contemporain de mise en liberté sous caution.
55 À l’origine, la mise en liberté sous caution ne pouvait être refusée, en common law, que pour assurer la présence de l’accusé à son procès : R. c. Rose (1898), 18 Cox C.C. 717 (Cr. Cas. Res.); G. T. Trotter, The Law of Bail in Canada (2e éd. 1999), p. 6. Dans l’arrêt R. c. Phillips (1947), 32 Cr. App. R. 47, la Cour d’appel d’Angleterre a reconnu la possibilité de refuser la mise en liberté sous caution dans le cas où il était fort probable que l’accusé commettrait une infraction pendant qu’il serait en liberté sous caution. Il en est résulté, en common law, deux motifs séparés et distincts de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution : assurer la présence de l’accusé au tribunal et protéger le public.
56 Avant 1972, le droit applicable en matière de liberté sous caution comportait un aspect très discrétionnaire. On présumait que l’accusé serait détenu avant son procès, sauf s’il présentait une demande de mise en liberté sous caution fondée sur le par. 463(1) du Code criminel, S.C. 1953‑54, ch. 51 (modifié par S.C. 1960‑61, ch. 43, art. 16). Le paragraphe 463(3) n’offrait pratiquement aucune indication au juge appelé à décider s’il y avait lieu de détenir l’accusé renvoyé à son procès :
463. . . .
(3) Le juge ou magistrat, sur production de tout ce qu’il estime nécessaire à l’occasion de la demande, peut ordonner que le prévenu soit admis à caution . . .
57 Au cours des années 60, plusieurs études ont porté sur le système canadien de mise en liberté sous caution, dont celle, innovatrice, du professeur M. L. Friedland intitulée Detention before Trial: A Study of Criminal Cases Tried in the Toronto Magistrates’ Courts (1965). Dans cette étude empirique du système alors en vigueur dans les Magistrates’ Courts de Toronto, le professeur Friedland a formulé plusieurs observations et recommandations importantes. Après avoir résumé ses conclusions de fait, il a conclu ce qui suit, à la p. 172 :
[traduction] Les faits énoncés dans les chapitres précédents suffisent à démontrer que la pratique de la mise en liberté avant le procès qui a cours dans les affaires instruites par les Magistrates’ Courts de Toronto est inefficace, injuste et hétérogène.
Plus précisément, il a ajouté, à la p. 175 :
[traduction] [L]e système de mise en liberté sous caution dont sont dotées les Magistrates’ Courts de Toronto est bien loin de satisfaire à une norme raisonnable. L’on accorde peu d’importance, voire aucune, aux objectifs de la mise en liberté sous caution ou du refus de l’accorder. Malheureusement, le système actuel devient souvent une forme de punition avant le procès.
58 Sa découverte d’un lien manifeste entre la mise sous garde avant le procès et le procès lui‑même revêt une importance particulière en l’espèce. Non seulement la mise sous garde pouvait‑elle contribuer à l’inscription d’un plaidoyer de culpabilité, mais encore les gens qui n’étaient pas sous garde pendant leur procès avaient plus de chances d’être acquittés que ceux qui l’étaient et, s’ils étaient reconnus coupables, ils étaient davantage susceptibles de recevoir une peine plus légère. Ces constatations alarmantes l’ont amené à conclure que, [traduction] « [e]n raison des effets préjudiciables qu’a sur l’accusé la mise sous garde avant le procès, la décision de lui accorder ou de lui refuser la mise en liberté avant le procès doit être mûrement réfléchie » (p. 175).
59 L’on reconnaît généralement que le refus d’accorder la mise en liberté sous caution a un effet préjudiciable sur les droits à la présomption d’innocence et à la liberté que possède l’accusé. Cependant, il est plus rare qu’on reconnaisse que la détention avant le procès peut aussi, dans les faits, compromettre sérieusement la capacité de l’accusé d’invoquer un moyen de défense et avoir ainsi, plus indirectement, un second effet préjudiciable sur le droit à la liberté de l’accusé et sur l’ensemble du système de justice criminelle. Dans son ouvrage classique intitulé The Limits of the Criminal Sanction (1968), H. L. Packer signale certaines difficultés auxquelles fait face l’accusé qui est détenu avant de subir son procès (aux p. 214‑215) :
[traduction] La détention avant le procès nuit considérablement à la préparation de la défense de l’accusé. Celui‑ci doit pouvoir consulter son avocat librement et autant qu’il le veut, ce qui représente manifestement une démarche difficile pour une personne sous garde. Il peut être le mieux placé pour retracer des témoins à décharge et les interroger, ce qu’il lui est impossible de faire s’il est sous garde. Il n’est plus en mesure de gagner sa vie, il peut perdre son emploi, sans compter que sa famille peut subir un très grave préjudice financier. Et tout cela peut se produire avant même qu’il soit déclaré coupable. De plus, les privations financières ou autres découlant de la détention avant le procès ont toutes un effet coercitif qui inhibe la volonté de l’accusé de se défendre. Il est plus susceptible de plaider coupable et, en conséquence, de renoncer aux diverses protections que le système offre contre une déclaration de culpabilité injuste. Lorsque cela se produit sur une grande échelle, l’ensemble du système contradictoire en souffre, car son bon fonctionnement repose sur la capacité d’opposer une défense.
Les constatations susmentionnées du professeur Friedland semblent confirmer l’existence de ces effets préjudiciables que la détention avant le procès peut avoir sur la capacité de l’accusé de se défendre. En outre, depuis la publication de l’étude du professeur Friedland, l’existence d’un lien entre la détention avant le procès et le prononcé d’un verdict de culpabilité a été signalée par plusieurs auteurs et dans plusieurs études : voir Trotter, op. cit., p. 31‑50; Rapport de la Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario (1995), p. 125‑129; La justice et les pauvres : Une publication du Conseil national du bien‑être social (2000), p. 31‑56.
60 Compte tenu de ses constatations, l’une des principales recommandations du professeur Friedland a été de rendre moins discrétionnaire la décision d’accorder ou de refuser la mise en liberté sous caution (à la p. 186) :
[traduction] En raison des conséquences préjudiciables de la mise sous garde et du risque que des critères tacites et vagues soient mal appliqués, il importe de bien encadrer cette pratique [consistant à refuser la mise en liberté sous caution pour une autre raison que celle d’assurer la présence de l’accusé au tribunal] dans le cas où elle est acceptable. La présente étude ne milite pas en faveur de la mise en liberté de tous les accusés avant leur procès. Cependant, elle préconise vigoureusement l’application de critères précis, clairs et non équivoques pour refuser d’accorder la mise en liberté sous caution.
Cette étude de l’application concrète des dispositions en matière de liberté sous caution devrait servir de mise en garde contre les risques de permettre l’exercice d’un large pouvoir discrétionnaire de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution.
61 En 1969, dans le rapport du Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle intitulé Justice pénale et correction : un lien à forger (« rapport Ouimet »), on a également recommandé que d’importantes modifications soient apportées au système de mise en liberté sous caution. Plus particulièrement, on y a recommandé, à la p. 107, que la mise en liberté provisoire ne soit refusée que dans les cas suivants :
De l’avis du Comité, la détention antérieure au procès ne peut se justifier que lorsque l’intérêt public l’exige :
(i) pour assurer la comparution de l’accusé à son procès;
(ii) pour protéger le public jusqu’au procès de l’accusé.
La détention antérieure au procès est bien fondée lorsqu’elle est nécessaire pour empêcher tout comportement criminel de l’accusé dans l’attente de son procès. Les infractions que l’on cherche à prévenir peuvent être semblables à celles qui ont provoqué l’arrestation de l’accusé, ou connexes à son procès, telles que
a) la destruction d’éléments de preuve ou la subornation de témoins; ou
b) toute autre tentative d’égarer la justice.
. . .
Comme il l’a dit au chapitre 2, le Comité reconnaît que la société a le droit de se protéger, mais lui nie le droit de faire subir à quelqu’un plus de tort qu’il ne soit absolument nécessaire pour y arriver, même si la culpabilité de l’inculpé doit finalement être reconnue. [En italique dans l’original.]
À l’instar du professeur Friedland, le Comité a lui aussi recommandé l’application de critères précis en matière de détention avant le procès (rapport Ouimet, p. 116‑117).
IV. La loi et la mise en liberté sous caution
62 En 1972, le législateur a donné suite à ces demandes de réforme en adoptant la Loi sur la réforme du cautionnement, S.C. 1970‑71‑72, ch. 37. Cette loi a remplacé la présomption que la détention avant le procès est justifiée par celle qu’il y a lieu d’accorder la mise en liberté en échange d’une promesse de l’accusé qu’il se présentera au tribunal pour subir son procès. La Loi a également supprimé la méthode rigide du tout ou rien en investissant le juge appelé à se prononcer sur la demande de mise en liberté sous caution du pouvoir d’assujettir cette mise en liberté à certaines conditions. Qui plus est, elle a retenu les propositions formulées dans les études précitées en précisant les critères applicables au refus d’accorder la mise en liberté avant le procès. Le paragraphe 515(10) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, se lisait désormais ainsi :
515. . . .
(10) Pour l’application du présent article, la détention d’un prévenu sous garde n’est justifiée que pour l’un ou l’autre des motifs suivants :
a) pour le motif principal que sa détention est nécessaire pour assurer sa présence au tribunal afin qu’il soit traité selon la loi;
b) pour le motif secondaire — la validité de ce motif ne peut être établie, d’une part, que s’il est déterminé que la détention du prévenu n’est pas justifiée pour le motif principal mentionné à l’alinéa a) et, d’autre part, qu’après que ce fait a été déterminé — que sa détention est nécessaire dans l’intérêt public ou pour la protection ou la sécurité du public, eu égard aux circonstances, y compris toute probabilité marquée que le prévenu, s’il est mis en liberté, commettra une infraction criminelle ou nuira à l’administration de la justice.
Il est intéressant de noter que, même s’il recommandait que la mise en liberté sous caution ne puisse être refusée que s’il était dans l’intérêt public de le faire, le rapport Ouimet définissait l’intérêt public en fonction des critères de common law qui, à l’époque, justifiaient le refus d’accorder la liberté sous caution, à savoir (1) assurer la présence de l’accusé au tribunal ou (2) empêcher tout comportement criminel de sa part, ou les deux à la fois. Par contre, dans la Loi sur la réforme du cautionnement, l’« intérêt public » semblait constituer un motif indépendant de refuser d’accorder la mise en liberté sous caution, qui s’ajoutait aux critères traditionnels de la common law.
63 En 1992, dans l’arrêt R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 711, sur lequel je reviendrai plus en détail, notre Cour a invalidé le volet « intérêt public » de l’al. 515(10)b) pour le motif qu’il était d’une imprécision inconstitutionnelle et, de ce fait, contraire à l’al. 11e) de la Charte, et qu’il n’était pas justifiable au regard de l’article premier.
64 Cinq ans plus tard, le législateur a réagi à l’arrêt Morales en modifiant le par. 515(10) dans la Loi de 1996 visant à améliorer la législation pénale, L.C. 1997, ch. 18, art. 59 :
515. . . .
(10) Pour l’application du présent article, la détention d’un prévenu sous garde n’est justifiée que dans l’un des cas suivants :
a) sa détention est nécessaire pour assurer sa présence au tribunal afin qu’il soit traité selon la loi;
b) sa détention est nécessaire pour la protection ou la sécurité du public, eu égard aux circonstances, y compris toute probabilité marquée que le prévenu, s’il est mis en liberté, commettra une infraction criminelle ou nuira à l’administration de la justice;
c) il est démontré une autre juste cause et, sans préjudice de ce qui précède, sa détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice, compte tenu de toutes les circonstances, notamment le fait que l’accusation paraît fondée, la gravité de l’infraction, les circonstances entourant sa perpétration et le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement.
Cette nouvelle disposition comportait deux changements importants. D’abord, le législateur avait supprimé les mots indiquant un ordre de préséance des motifs, de sorte que la mise en liberté sous caution pourrait désormais être refusée en application de l’un ou l’autre des al. a), b) ou c). De plus, l’al. 515(10)c), qui fait l’objet du présent pourvoi, était ajouté à titre de troisième motif justifiant la détention avant le procès.
65 Selon moi, ce bref aperçu de l’histoire récente du droit canadien applicable en matière de liberté sous caution montre que le législateur a bouclé la boucle en ce qui concerne les motifs législatifs justifiant le refus d’accorder cette mise en liberté. De nos jours, l’al. 515(10)c) représente une vaste catégorie résiduelle dans laquelle la mise en liberté sous caution peut être refusée pour d’autres motifs qu’assurer la présence de l’accusé au tribunal et empêcher tout comportement criminel de sa part. Comme nous le verrons, l’expression imprécise « une autre juste cause » marque un retour législatif à une situation semblable à celle qui existait avant l’adoption de la Loi sur la réforme du cautionnement en 1972, alors que la mise en liberté sous caution relevait d’un pouvoir discrétionnaire quasi illimité du tribunal. C’est cette situation qui a donné lieu aux études et aux réformes susmentionnées et qui devrait donner au législateur une précieuse leçon quant aux risques que comporte une telle méthode fondée sur un pouvoir discrétionnaire. Toutefois, l’entrée en vigueur de la Charte, qui a constitutionnalisé la présomption d’innocence et le droit à la mise en liberté sous caution, oblige notre Cour à surveiller l’activité législative dans ce domaine et à veiller à ce qu’elle respecte ces droits fondamentaux.
V. L’interprétation constitutionnelle de l’al. 11e) : les arrêts Pearson et Morales
66 Notre Cour a examiné pour la première fois la portée de l’al. 11e) dans les arrêts connexes Morales et R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665. Elle a alors jeté les bases de l’interprétation de cet alinéa en énonçant les principes constitutionnels qui sous‑tendent le droit qu’il garantit. Du fait qu’il porte précisément sur le par. 515(10), l’arrêt Morales est particulièrement instructif en l’espèce.
67 Dans l’arrêt Pearson, le juge en chef Lamer a statué, au nom des juges majoritaires de notre Cour, que les al. 11d) et e) conféraient des droits parallèles en ce qu’ils servaient à définir le contenu procédural du droit substantiel, garanti à l’art. 7, d’être présumé innocent, en matière criminelle, aux étapes du procès et de la mise en liberté sous caution, respectivement. Il a également conclu que le volet « juste cause » de l’al. 11e) est une norme constitutionnelle applicable pour décider s’il y a lieu d’accorder ou de refuser la mise en liberté sous caution, alors que le volet « cautionnement raisonnable » se rapporte aux conditions de cette mise en liberté.
68 Quand au contexte dans lequel il convient d’analyser la portée de l’al. 11e), le juge en chef Lamer a formulé les observations générales suivantes (à la p. 691) :
La plupart des dispositions actuelles du Code criminel en matière de mise en liberté provisoire ont été édictées par la Loi sur la réforme du cautionnement, S.C. 1970‑71‑72, ch. 37. Cette loi a établi le droit fondamental à une mise en liberté sous caution. La mise en liberté doit être accordée sauf si le poursuivant fait valoir des motifs justifiant la détention avant le procès. [. . .] L’alinéa 11e) crée un droit fondamental à une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable sauf s’il existe une juste cause justifiant le refus de l’accorder.
. . . En général, l’inculpé qui comparaît devant un juge de paix doit, sauf s’il plaide coupable, être mis en liberté pourvu qu’il remette une promesse sans condition. Toutefois, le ministère public a la possibilité de faire valoir des motifs justifiant la détention ou justifiant de rendre une autre ordonnance . . .
69 Les retombées constitutionnelles les plus importantes de ces arrêts en ce qui concerne le présent pourvoi ont trait à la formulation et à la définition de l’expression « juste cause ». Le juge en chef Lamer a conclu que l’exigence d’une « juste cause » comportait les deux conditions suivantes : (1) la mise en liberté sous caution ne peut être refusée que dans certains cas bien précis et (2) le refus doit s’imposer pour favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution et on ne peut y recourir à des fins extérieures à ce système : Pearson, précité, p. 693; Morales, précité, p. 726. Il a fait observer que la première condition signifie que « [l]e droit fondamental inscrit à l’al. 11e) ne peut pas être écarté par une exception large ou de portée étendue » : Pearson, p. 694.
70 Dans les arrêts Pearson et Morales, les juges majoritaires de notre Cour n’ont pas procédé à une interprétation législative ordinaire. La Cour était alors appelée à déterminer le contenu d’un droit garanti par la Charte, et elle s’est exprimée clairement en énonçant les éléments constitutionnels fondamentaux de l’al. 11e). Ainsi, les deux conditions qui doivent être remplies pour que l’on puisse refuser la mise en liberté sous caution — à savoir, premièrement, certains cas bien précis et, deuxièmement, favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution — sont devenues les balises constitutionnelles de l’expression « juste cause » figurant à l’al. 11e) de la Charte. Il incombe donc à notre Cour, en l’espèce, d’examiner attentivement l’al. 515(10)c) à la lumière de ces deux conditions constitutionnelles.
71 Comme nous l’avons vu, la disposition en cause dans l’arrêt Morales était l’al. 515(10)b). La constitutionnalité des volets « intérêt public » et « sécurité du public » de cet alinéa était contestée, et la Cour a examiné chaque volet séparément.
72 En raison de l’exigence de « certains cas bien précis », le juge en chef Lamer a fait remarquer que « le refus de mise en liberté sous caution ne saurait reposer sur une juste cause si les critères légaux qui président au refus sont vagues et imprécis » (p. 727) ou s’ils laissent une « large place à l’arbitraire » (p. 728). Il a, en outre, souligné, à la p. 728, le rôle important que le principe de l’imprécision joue en matière de mise en liberté sous caution :
À mon avis, les principes de justice fondamentale ne permettent pas qu’une disposition autorisant l’incarcération laisse une large place à l’arbitraire. C’est d’autant plus vrai dans le contexte de la garantie constitutionnelle contre la privation de liberté sous caution sans juste cause qu’énonce l’al. 11e). Puisque la détention avant le procès est une mesure extraordinaire dans notre système de justice pénale, l’imprécision dans la définition des motifs la justifiant peut être encore plus injuste que l’imprécision dans la définition d’une infraction. [Je souligne.]
73 Le juge en chef Lamer a ajouté, à la p. 729, qu’il était sans importance qu’une disposition imprécise autorise non pas une application arbitraire de la loi, mais plutôt l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par le tribunal :
Laisser une large place à l’arbitraire ne devient pas acceptable simplement parce qu’il s’agit des caprices de juges et de juges de paix plutôt que de ceux de responsables de l’application de la loi. Il ne suffit pas de revêtir le caprice d’une toge de juge pour satisfaire aux principes de justice fondamentale.
74 Pour que la disposition en cause ne soit pas d’une imprécision inacceptable, « les tribunaux [devaient pouvoir] lui donner un sens constant et établi » (p. 730). Le juge en chef Lamer a examiné attentivement la jurisprudence dans laquelle la mise en liberté sous caution avait été refusée au nom de l’« intérêt public » et, aux p. 731 et 732, il a conclu que cette expression ne constituait pas une norme suffisamment précise :
À mon avis, cette jurisprudence n’établit pas de « sens pratique » du terme « intérêt public ». Au contraire, elle met en évidence le caractère non limitatif de ce terme. [. . .] À mon avis, cette jurisprudence montre que les tribunaux n’ont pas donné de sens constant et établi au terme « intérêt public ». Ce terme ne donne aucune indication susceptible d’alimenter un débat judiciaire. Il laisse une large place à l’arbitraire car le tribunal peut ordonner l’emprisonnement quand il juge bon de le faire. D’après l’arrêt Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité, à la p. 642, une telle latitude va à l’encontre de la théorie de l’imprécision :
Ce qui fait plus problème, ce ne sont pas tant des termes généraux conférant un large pouvoir discrétionnaire, que des termes qui ne donnent pas, quant au mode d’exercice de ce pouvoir, d’indications permettant de le contrôler. Encore une fois, une loi d’une imprécision inacceptable ne fournit pas un fondement suffisant pour un débat judiciaire; elle ne donne pas suffisamment d’indication quant à la manière dont les décisions doivent être prises, tels les facteurs dont il faut tenir compte ou les éléments déterminants.
Selon la définition que lui donnent présentement les tribunaux, le terme « intérêt public » ne saurait orienter véritablement le débat judiciaire ni structurer le pouvoir discrétionnaire de quelque façon que ce soit.
Il ne serait pas possible non plus, à mon sens, de donner au terme « intérêt public » un sens constant ou établi. Ce terme donne aux tribunaux toute latitude pour conclure qu’une situation donnée peut justifier la détention avant le procès. Il n’énonce pas de critères permettant de circonscrire ces situations. Aucune interprétation judiciaire du terme « intérêt public » ne pourrait faire en sorte que cette disposition donne des indications susceptibles d’éclairer le débat judiciaire.
75 Après avoir statué que le motif de l’« intérêt public » était d’une imprécision inacceptable et que, pour cette raison, il violait l’al. 11e), le juge en chef Lamer a décidé, essentiellement pour la même raison, qu’il ne pouvait pas être justifié au regard de l’article premier. Le premier volet du critère était respecté en raison du double objectif extrêmement important de l’al. 515(10)b) : empêcher les personnes arrêtées de commettre des infractions criminelles et de nuire à l’administration de la justice. Il a toutefois estimé qu’aucun des trois éléments du critère de proportionnalité n’était respecté. Premièrement, il n’y avait aucun lien rationnel entre la mesure en cause et les objectifs visés, étant donné que la disposition était trop imprécise pour permettre de déterminer quels accusés seraient plus susceptibles de commettre des infractions ou de nuire à l’administration de la justice. Deuxièmement, en plus d’être imprécise, la disposition avait une portée excessive du fait qu’elle permettait la détention avant le procès beaucoup plus qu’il n’était nécessaire pour atteindre les objectifs visés. Enfin, l’autorisation du recours excessif à la détention avant le procès semblait également indiquer une absence de proportionnalité.
76 Par contre, le volet « sécurité du public » de l’al. 515(10)b) a été jugé constitutionnel. Le juge en chef Lamer a d’abord conclu, à la p. 737, que la portée de ce motif était suffisamment limitée pour les raisons suivantes :
Je suis convaincu que la portée de l’élément « sécurité du public » de l’al. 515(10)b) est suffisamment limitée pour satisfaire à la première exigence de l’al. 11e). La mise en liberté sous caution n’est pas refusée à toutes les personnes qui risquent de commettre une infraction ou de nuire à l’administration de la justice si elles sont mises en liberté. Elle n’est refusée que s’il y a une « probabilité marquée » que le prévenu commettra une infraction criminelle ou nuira à l’administration de la justice et seulement si cette « probabilité marquée » compromet « la protection ou la sécurité du public ». Au surplus, la détention n’est justifiée que si elle est « nécessaire » pour la sécurité du public. Elle n’est pas justifiée si la détention est seulement commode ou avantageuse.
Le motif de la « sécurité du public » a également été jugé nécessaire pour favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution, étant donné que ce système ne fonctionne pas bien si, pendant qu’il est en liberté sous caution, un accusé nuit à l’administration de la justice ou commet une infraction qui met le public en danger. Partant, s’il existe une probabilité marquée que l’accusé nuira à l’administration de la justice ou commettra une infraction s’il est mis en liberté, le refus de lui accorder une mise en liberté favorise alors la réalisation des objectifs du système de mise en liberté sous caution (p. 737).
77 Contrairement au juge en chef Lamer, le juge Gonthier a conclu que, en dépit de sa large portée, le motif de l’« intérêt public » n’était pas d’une imprécision inacceptable et qu’il ne violait donc pas l’al. 11e) de la Charte.
78 Dans l’arrêt Pearson, la Cour a examiné la constitutionnalité de l’al. 515(6)d), une disposition portant inversion du fardeau de la preuve qui, à l’égard de certaines infractions relatives à la distribution de stupéfiants, prescrivait la détention de l’accusé à moins qu’il ne démontre que cette mesure était injustifiée. S’exprimant, là encore, au nom des juges majoritaires, le juge en chef Lamer a statué que l’al. 515(6)d) ne violait pas l’al. 11e) de la Charte. D’abord, cette disposition ne s’appliquait que dans certains cas bien précis en raison du petit nombre d’infractions qu’elle visait et de la possibilité donnée à l’accusé de démontrer que la détention n’était pas justifiée. En outre, les infractions énumérées à l’al. 515(6)d) présentaient des particularités qui justifiaient un traitement différent en matière de mise en liberté sous caution. Le juge en chef Lamer a souligné que le trafic de la drogue se pratiquait habituellement dans un cadre commercial très sophistiqué, ce qui avait nettement pour effet d’inciter un contrevenant à poursuivre son activité criminelle même après son arrestation et sa mise en liberté sous caution. Il a ajouté qu’il y avait un risque marqué que l’accusé s’esquive. Compte tenu de ces risques, il a conclu que l’al. 515(6)d) s’imposait pour favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution et qu’on n’y recourait pas à des fins extérieures à ce système.
79 Le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) n’a pas souscrit à la conclusion du juge en chef Lamer. Elle était d’avis que l’al. 515(6)d) avait une portée excessive étant donné que les infractions qu’il mentionnait englobaient le trafic de la drogue tant sur une grande échelle que sur une petite échelle. Selon elle, les risques décrits par le juge en chef Lamer et invoqués pour justifier l’objectif de l’al. 515(6)d) ne s’appliquaient pas au trafiquant « à la petite semaine ». Ainsi, la disposition pouvait avoir pour effet de priver ce dernier d’une mise en liberté sous caution en l’absence de juste cause. En ce qui concerne l’article premier, tout en reconnaissant qu’il importait d’éviter que l’accusé récidive ou s’esquive, le juge McLachlin a conclu que l’al. 515(6)d) allait au-delà de ce qui était nécessaire du fait qu’il visait à la fois le trafic sur une grande échelle et le trafic sur une petite échelle. Elle aurait donc conclu à l’inconstitutionnalité de la disposition attaquée.
VI. La disposition contestée — l’al. 515(10)c)
80 Le présent pourvoi ne concerne que le dernier alinéa du par. 515(10) :
c) il est démontré une autre juste cause et, sans préjudice de ce qui précède, sa détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice, compte tenu de toutes les circonstances, notamment le fait que l’accusation paraît fondée, la gravité de l’infraction, les circonstances entourant sa perpétration et le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement.
A. Le contexte législatif
81 Après que, dans l’arrêt Morales, notre Cour eut invalidé le volet « intérêt public » de l’al. 515(10)b), la détention avant le procès ne pouvait être justifiée que pour l’un des deux motifs traditionnels, à savoir assurer la présence de l’accusé au tribunal ou encore assurer la sécurité du public. Comme nous l’avons vu, le par. 515(10) a, en définitive, été modifié par l’ajout du troisième motif en cause dans le présent pourvoi. L’autre modification majeure a été la suppression du renvoi à un motif principal et à un motif secondaire dans la disposition. Ainsi, la mise en liberté sous caution peut désormais être refusée en application de l’un ou l’autre des al. a), b) et c) du par. 515(10).
82 Je le répète, le législateur a attendu cinq ans avant de réagir à l’arrêt Morales en modifiant le par. 515(10). Fait révélateur, l’intimée a été incapable d’indiquer un élément de preuve établissant que, pendant ces cinq années, le régime de détention avant le procès comportait quelque lacune. En réalité, la seule justification que l’intimée a pu offrir au sujet de l’ajout d’un troisième motif était que [traduction] « les tribunaux devraient avoir le pouvoir exceptionnel de refuser la mise en liberté sous caution dans certaines circonstances limitées non prévues par les dispositions existantes » (mémoire de l’intimée, par. 21). Toutefois, vu l’absence de preuve que, pendant les cinq années ayant suivi l’arrêt Morales, le système de mise en liberté sous caution comportait des lacunes, l’argument voulant que le juge appelé à se prononcer sur une demande de mise en liberté sous caution ait besoin de cette catégorie résiduelle perd beaucoup de sa force. Quoique l’absence de fondement empirique ne signifie rien, en soi, en ce qui concerne la validité de la disposition au regard de l’al. 11e) de la Charte (facteur qui est cependant pertinent dans l’analyse fondée sur l’article premier), il importe de se rappeler le contexte dans lequel se situe le présent pourvoi, savoir que, pendant cinq ans, rien n’indiquait que le système de mise en liberté sous caution avait besoin d’un troisième motif de refus, en plus des deux motifs traditionnels.
83 Sur un plan plus théorique, les avocats ont, dans leurs plaidoiries, eu du mal à énoncer ne serait‑ce qu’un scénario hypothétique convaincant où la détention avant le procès s’imposerait pour d’autres motifs que ceux énumérés aux al. a) et b). Vu que, selon les faits de la présente affaire, l’accusé était inculpé d’un meurtre apparemment inexplicable et sauvage, le juge appelé à se prononcer sur la demande de mise en liberté sous caution aurait pu invoquer le deuxième motif pour la rejeter, étant donné le risque marqué de récidive dû à l’absence apparente de mobile. Dans l’arrêt R. c. Rondeau, [1996] R.J.Q. 1155, p. 1159, le juge Proulx de la Cour d’appel du Québec a affirmé ceci au sujet d’un meurtre aussi inexplicable et sauvage : « Plus un crime comme celui-là est inexpliqué et inexplicable, plus inquiétante pour la société s’avère la mise en liberté provisoire ». Les avocats ont également fait état d’un scénario hypothétique où accorder la mise en liberté sous caution à une personne accusée d’un crime très médiatisé pourrait engendrer des désordres ou des émeutes au sein de la population. Cependant, j’estime là encore que le libellé de l’al. 515(10)b) est assez général pour viser tout type de menace à « la protection ou [à] la sécurité du public », et non seulement celle que présente l’accusé. Cette disposition prévoit que la détention est justifiée lorsqu’elle est nécessaire pour la protection ou la sécurité du public, eu égard aux circonstances. Il est évident que cela comprend notamment, mais non exclusivement, une prise en compte de la probabilité marquée que l’accusé récidivera ou qu’il nuira à l’administration de la justice.
84 Bien que la jurisprudence citée à cet égard par le Juge en chef mette l’accent sur la question de savoir s’il est probable que, s’il est mis en liberté sous caution, l’accusé commettra des crimes ou nuira par ailleurs à la bonne administration de la justice, aucun des arrêts qui la composent n’écarte la possibilité de tenir compte de « la protection ou [de] la sécurité du public » indépendamment de la probabilité que l’accusé récidivera ou qu’il nuira à l’administration de la justice. En réalité, l’affirmation de la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Rondeau, précité, p. 1158, selon laquelle « [l]e risque sérieux de récidive visé par le législateur à l’article 515(10) C.Cr. n’est que l’un des éléments pertinents [. . . ] [pour] décider si la détention est nécessaire pour la protection ou la sécurité du public » (je souligne), indique fortement que l’application de la disposition n’est pas limitée à la question de savoir s’il est probable que l’accusé commettra des crimes ou qu’il nuira à l’administration de la justice s’il est mis en liberté sous caution. La raison pour laquelle la jurisprudence citée par le Juge en chef est axée sur un examen de facteurs visant à déterminer si l’accusé récidivera ou s’il nuira par ailleurs à l’administration de la justice est évidente : dans la plupart des cas, la menace à « la protection ou [à] la sécurité du public » émane directement de la mise en liberté de l’accusé avant qu’il subisse son procès, plutôt que de vagues craintes de « désordres et [d’]actes de justicier au sein de la population ». Toutefois, cela ne signifie pas que l’al. 515(10)b) n’a pas une portée assez large pour viser ces derniers scénarios.
85 Même si on pouvait imaginer des cas rares et isolés où il pourrait être justifié de refuser la mise en liberté sous caution pour d’autres motifs que ceux énumérés aux al. a) et b), nous avons affaire en l’espèce non pas à de tels motifs bien précis, mais plutôt à une disposition de portée large et illimitée. Il ne faut pas oublier non plus que l’application de la disposition relative à la mise en liberté sous caution ne se limite pas à décider purement et simplement s’il y a lieu de l’accorder ou de la refuser. Le juge appelé à se prononcer sur la demande de mise en liberté sous caution a le pouvoir discrétionnaire d’assortir cette mise en liberté de conditions adaptées aux faits de l’espèce. Cette souplesse permet de limiter grandement les cas où la détention s’impose. Enfin, comme la Cour d’appel l’a affirmé dans l’arrêt Rondeau, lorsqu’une accusation de meurtre pèse contre l’accusé, le par. 515(10) est interprété à la lumière de l’art. 522, de sorte qu’il y a inversion du fardeau de la preuve et qu’il incombe alors à l’accusé de démontrer que sa détention avant le procès n’est pas nécessaire au sens des motifs énumérés au par. 515(10).
86 Compte tenu des facteurs susmentionnés, je juge dépourvue de fondement raisonnable la crainte qu’il puisse se présenter un cas où le juge appelé à se prononcer sur la demande de mise en liberté sous caution ne sera en mesure d’assurer la protection du public que s’il s’appuie sur ce motif résiduel.
B. L’alinéa 515(10)c) doit être interprété et apprécié dans son ensemble
87 Je conviens avec le Juge en chef que l’al. 515(10)c) doit être interprété et apprécié dans son ensemble, mais, en toute déférence, je ne partage pas son avis que cet alinéa peut faire l’objet d’une interprétation atténuée de manière à n’en dissocier que la partie inconstitutionnelle.
88 Il vaut la peine de répéter que, de par sa structure, l’alinéa ne se prête pas à une analyse fragmentaire. La formulation de l’al. c) est claire. La mise en liberté sous caution peut être refusée pour « une autre juste cause », notamment, « sans préjudice de ce qui précède » (je souligne), lorsque la détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice. Il est évident qu’en adoptant l’al. 515(10)c) le législateur a essentiellement voulu permettre aux tribunaux d’exercer un pouvoir discrétionnaire illimité. En réalité, il s’agit là de la prémisse sur laquelle les parties au présent pourvoi ont fondé leur argumentation. Il incombe donc à notre Cour d’examiner attentivement cette attribution de pouvoir discrétionnaire. En toute déférence, c’est faire fi de l’analyse qui s’impose que de ne pas tenir compte des mots qui sont au cœur de cette disposition et de ne mettre l’accent que sur le seul exemple donné.
89 À l’instar du Juge en chef, je constate que les questions constitutionnelles formulées par notre Cour renvoient à l’ensemble de l’al. 515(10)c) et que des arguments complets ont été présentés à notre Cour, par écrit et de vive voix, sur les volets « juste cause » et « ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice ». De plus, comme l’expression « une autre juste cause » traduit une volonté de conférer un pouvoir discrétionnaire illimité, un fondement factuel ne serait pas d’un grand secours. Il faut se rappeler que, en général, même s’il peut être inapproprié qu’elle examine une question constitutionnelle que les parties n’ont pas soulevée directement ni plaidée de manière complète, notre Cour ne devrait pas se garder d’examiner une telle question dans le cas où, comme en l’espèce, elle lui est clairement soumise avec une argumentation suffisante des parties sur les questions en litige.
90 À ce propos, je souscris aux commentaires suivants du professeur Don Stuart qui, même s’ils se rapportent à la décision rendue en l’espèce par la Cour d’appel de l’Ontario, valent tout autant devant nous :
[traduction] Certes, si la question en litige est celle de l’imprécision ou de la portée excessive, alors la disposition doit être examinée en entier, sinon l’examen sera partiel et faussé. Suivant l’interprétation restrictive qu’en a donné la Cour de l’Ontario, la disposition générale ne peut faire l’objet d’un examen que si le juge appelé à se prononcer sur la demande de mise en liberté sous caution se fonde expressément sur elle pour rejeter la demande. Les motifs invoqués aux audiences de justification sont souvent nébuleux, et l’interprétation donnée dans l’arrêt Hall pourrait bien soustraire la disposition à l’examen qui s’impose. Les tribunaux sont les gardiens de la Constitution et ils ne doivent pas s’ingénier à esquiver des contestations fondées sur la Charte qui ont été dûment préparées et présentées.
(D. Stuart, « Hall : The Ontario Court of Appeal Ducks Broader Issues in Upholding the New Public Interest Bail Provision » (2000), 35 C.R. (5th) 219, p. 220)
C. Application de l’al. 11e) de la Charte à l’al. 515(10)c)
91 Bien que je souscrive au point de vue selon lequel l’al. 515(10)c) doit être interprété et considéré en entier, pour les besoins du débat, j’analyserai ses deux volets séparément. À mon sens, même lorsque ces deux volets sont considérés indépendamment l’un de l’autre, aucun ne résiste à l’examen constitutionnel.
(1) « une autre juste cause »
92 Comme nous l’avons vu, dans l’arrêt Morales, notre Cour a statué que la restriction du droit à la mise en liberté sous caution, garanti par l’al. 11e), est valide si elle respecte les deux conditions suivantes :
(1) la mise en liberté sous caution n’est refusée que dans certains cas bien précis et
(2) le refus s’impose pour favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution et n’est pas exprimée à des fins extérieures à ce système.
Je vais analyser successivement chacune de ces conditions en fonction de leur application au volet « une autre juste cause » de l’al. 515(10)c).
a) Certains cas bien précis
93 À mon avis, il est impossible de conclure que l’expression « une autre juste cause » permet de refuser la mise en liberté sous caution dans certains cas bien précis, comme l’exige l’arrêt Morales. Cette expression va bien davantage à l’encontre de la règle de l’imprécision que l’ancien motif de l’« intérêt public », du fait qu’elle ne précise même pas un motif justifiant le refus d’accorder la mise en liberté sous caution.
94 Lorsque l’on considère le texte clair de la disposition, il va de soi que, en raison de la portée délibérément illimitée des mots « il est démontré une autre juste cause et, sans préjudice de ce qui précède », il est impossible de conclure qu’ils ne s’appliquent que dans certains cas bien précis. Comment pourrait‑il être question de cas bien précis lorsque la disposition se veut expressément générale et qu’aucun critère n’en régit ou n’en limite l’application? Je partage l’avis du Juge en chef selon lequel l’expression « une autre juste cause » n’est pas assez précise pour satisfaire aux normes constitutionnelles établies dans les arrêts Pearson et Morales.
b) Bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution
95 L’on a fait valoir que l’expression « une autre juste cause » favorise le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution en permettant au tribunal d’examiner des cas non prévus, mais où la détention est nécessaire, le dotant ainsi du pouvoir requis pour assurer la paix et l’ordre social dans des cas non prévus.
96 Selon moi, il est absurde de soutenir que l’attribution au tribunal d’un pouvoir discrétionnaire illimité de refuser la mise en liberté sous caution favorise le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution, alors que tout ce système repose sur l’al. 11e) de la Charte et sur l’exigence qu’il comporte que cette mise en liberté ne soit refusée que dans certains cas bien précis. Il ne faut pas oublier que la raison d’être de ce système est la présomption d’innocence et le droit général à la mise en liberté sous caution, et que plus les conditions auxquelles la mise en liberté peut être refusée sont générales, plus cette présomption fondamentale est compromise.
(2) « nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice »
97 Je vais maintenant appliquer les conditions établies dans les arrêts Pearson et Morales au volet « confiance du public envers l’administration de la justice » de l’al. 515(10)c).
a) Certains cas bien précis
98 Il vaut la peine de reproduire les propos que le juge en chef Lamer a tenus dans l’arrêt Morales, précité, p. 728, au sujet de la norme prescrite par cette condition :
À mon avis, les principes de justice fondamentale ne permettent pas qu’une disposition autorisant l’incarcération laisse une large place à l’arbitraire. C’est d’autant plus vrai dans le contexte de la garantie constitutionnelle contre la privation de liberté sous caution sans juste cause qu’énonce l’al. 11e). Puisque la détention avant le procès est une mesure extraordinaire dans notre système de justice pénale, l’imprécision dans la définition des motifs la justifiant peut être encore plus injuste que l’imprécision dans la définition d’une infraction.
À première vue, le fait que la disposition énumère un certain nombre de facteurs à considérer indique que le motif de la confiance du public dans l’administration de la justice est suffisamment précis. Cependant, après examen, il est difficile de voir comment les facteurs énumérés peuvent permettre de déterminer si le refus d’accorder la mise en liberté sous caution favoriserait la confiance du public dans l’administration de la justice. À mon avis, ces facteurs contribuent tout au plus à donner une fausse apparence de précision.
99 Les facteurs énumérés à l’al. 515(10)c) sont « le fait que l’accusation paraît fondée, la gravité de l’infraction, les circonstances entourant sa perpétration et le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement. » De prime abord, ils paraissent utiles pour décider s’il y a lieu ou non d’accorder une mise en liberté sous caution. Cependant, il faut présumer en l’espèce que la décision relative à la mise en liberté sous caution ne vise pas à assurer la présence de l’accusé au tribunal ou à protéger le public, sinon elle serait fondée sur l’un ou l’autre des al. a) et b) du par. 515(10) qui se rapportent expressément à ces motifs. Il m’est donc difficile de voir comment ces facteurs pourraient favoriser la bonne administration de la justice dans le cas où l’on a déjà conclu qu’il n’est pas nécessaire de détenir l’accusé pour assurer qu’il se présentera à son procès ou pour protéger le public.
100 Bien que l’on considère depuis longtemps que plusieurs de ces facteurs sont utiles pour prendre une décision relative à la mise en liberté sous caution, on estimait, à l’origine, qu’ils n’étaient probants que pour déterminer si l’accusé comparaîtrait à son procès; voir Trotter, op. cit., p. 4‑8. À cet égard, je constate que le Juge en chef a affirmé que, en common law, les tribunaux « ont également tenu compte d’autres facteurs tels la nature de l’infraction, la sévérité de la peine, la preuve pesant contre l’accusé et la moralité de ce dernier » (par. 14). Toutefois, dans la jurisprudence citée à l’appui de cette affirmation, ces facteurs ne servent qu’à déterminer s’il existe un risque que l’accusé s’esquive, conformément au point de vue général ayant cours en common law. Il est, en effet, logique de supposer que l’existence d’une preuve à charge convaincante et le fait que l’accusé encourt une longue peine d’emprisonnement, s’il est déclaré coupable, augmentent le risque de non‑comparution de l’accusé à son procès. En outre, des facteurs comme la gravité de l’infraction et les circonstances ayant entouré sa perpétration sont utiles pour déterminer le risque que la mise en liberté de l’accusé représente pour la sécurité du public. Cependant, une fois que ces deux risques sont écartés pour l’essentiel, que peuvent laisser entrevoir ces facteurs? Les avocats, je le répète, se sont employés à énoncer des motifs plausibles, autres que ceux déjà énumérés aux al. a) et b), qui justifieraient la détention avant le procès. En l’absence de tels motifs, les facteurs énumérés ne prouvent rien.
101 Évidemment, l’on a avancé l’argument quelque peu tautologique selon lequel ces facteurs sont, en réalité, probants pour ce qui est de savoir si le refus d’accorder la mise en liberté sous caution favorisera ou non la confiance du public dans l’administration de la justice. L’intimée a soutenu que l’expression « confiance du public envers l’administration de la justice » établit une norme assez précise et restrictive, du fait qu’elle est une expression bien connue que les tribunaux et le législateur utilisent dans divers contextes. Cependant, je répète que je ne vois pas comment la détention d’un accusé qui ne risque pas de s’esquiver ou de menacer la sécurité du public peut favoriser la confiance du public dans l’administration de la justice. Au contraire, compte tenu de l’importance que la présomption d’innocence revêt pour la bonne administration de la justice, détenir un accusé dans de telles circonstances uniquement parce que le crime commis est grave et que la preuve à charge est convaincante aurait pour effet de miner la confiance du public dans l’administration de la justice.
102 En toute déférence, dans l’arrêt R. c. MacDougal (1999), 138 C.C.C. (3d) 38, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a donc eu tort de statuer que la disposition établissait une norme suffisamment précise. Voici ce qu’elle a dit, à la p. 48 :
[traduction] À mon sens, le législateur n’a pas laissé les avocats et le pouvoir judiciaire sans repères pour ce qui est d’interpréter l’al. 515(10)c). Cet alinéa me paraît exiger que, lors de l’enquête sur le cautionnement, le ministère public présente une preuve convaincante à première vue d’un comportement très répréhensible qui a causé un préjudice grave ou qui aurait pu causer un tel préjudice. En pareilles circonstances, il est généralement très probable qu’une lourde peine sera infligée à la personne reconnue coupable d’un tel comportement.
Même si les éléments de ce critère peuvent paraître définir une norme pertinente, le problème que pose ce genre d’analyse est qu’il permet la détention avant le procès sur le seul fondement d’un crime grave doublé d’une preuve convaincante à première vue. Là encore, j’ai du mal à comprendre comment, dans l’esprit de citoyens informés qui sont parfaitement conscients de l’importance de la présomption d’innocence et du droit à la mise en liberté sous caution, la détention avant le procès pourrait éventuellement favoriser la confiance du public dans l’administration de la justice dans un cas où il y a peu de risques que l’accusé s’esquive ou qu’il menace la sécurité du public. Je le répète, il ne suffit pas de soupeser les facteurs énumérés pour justifier la détention avant le procès, et aucun motif valable n’a été présenté pour combler cette lacune constitutionnelle.
103 En conséquence, j’estime que la décision de notre Cour dans l’arrêt Société Radio‑Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, selon laquelle l’expression « bonne administration de la justice » énonce une norme intelligible permettant au juge qui préside des procédures criminelles d’exclure les membres du public de la salle d’audience, ne saurait servir à appuyer une conclusion semblable en l’espèce. La décision de la Cour, dans l’arrêt Société Radio‑Canada, était fondée sur sa conclusion que, dans le contexte du par. 486(1) du Code criminel, l’expression « bonne administration de la justice » faisait intervenir des valeurs fondamentales particulières telles que la capacité des tribunaux de contrôler leur propre procédure afin d’assurer la primauté du droit, et le pouvoir qu’ils ont de régir la publicité de leurs audiences afin de protéger l’innocent et de sauvegarder la vie privée : voir l’arrêt Société Radio‑Canada, précité, par. 36-43. En faisant intervenir ces valeurs particulières, l’expression « bonne administration de la justice », dans le contexte du par. 486(1), énonçait une « norme intelligible [. . .] suivant laquelle le pouvoir judiciaire [pouvait] exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui [était] conféré » : Société Radio‑Canada, par. 59. Par contre, je répète que, selon moi, les mots « pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice » figurant à l’al. 515(10)c), ne font intervenir aucune valeur équivalente. Le simple fait que ces mots soient bien connus ne leur confère pas une légitimité intrinsèque. Au contraire, il faut les examiner dans leur contexte législatif et à la lumière des valeurs particulières en jeu : Société Radio‑Canada, par. 36. Dans le contexte de l’al. 515(10)c), les mots « pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice » ne font intervenir aucune valeur légitime particulière et ne constituent donc pas une « norme intelligible » pour le pouvoir judiciaire.
104 En adoptant l’al. 515(10)c), le législateur a essentiellement fait renaître, quoique sous une forme plus détaillée, l’ancien motif de l’« intérêt public » que notre Cour avait invalidé dans l’arrêt Morales. Aux pages 544-545 de la décision Re Powers and The Queen (1972), 9 C.C.C. (2d) 533 (H.C. Ont.), le tribunal a statué que le motif de l’« intérêt public » englobait :
[traduction] . . . l’« image » du Code criminel auprès du public, les modifications apportées par la Loi sur la réforme du cautionnement, l’arrestation et la condamnation des criminels, les efforts visant à la dissuasion et, en dernier lieu, la protection de la vaste majorité des Canadiens qui non seulement ont une conscience sociale, mais encore sont respectueux des lois.
Dans l’arrêt R. c. Dakin, [1989] O.J. No. 1348 (QL), la Cour d’appel de l’Ontario a statué que l’« intérêt public » s’entendait notamment de [traduction] « la perception qu’a le public de l’administration de la justice et [de] la confiance qu’il a dans celle‑ci ». Dans l’arrêt Morales, le juge en chef Lamer a rejeté ces définitions de l’« intérêt public » pour le motif qu’elles reposaient « sur une notion imprécise selon laquelle l’intérêt public justifie le refus de mise en liberté sous caution dans tous les cas où la mise en liberté risquerait de nuire à l’image du système de justice pénale auprès du public » (p. 731). Selon moi, l’al. 515(10)c) s’appuie sur des notions tout aussi imprécises de l’image du système de justice criminelle auprès du public, à cette différence près qu’il recourt à l’expression « pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice » au lieu de l’expression « intérêt public » pour décrire la norme de l’image auprès du public.
105 Dans l’arrêt R. c. Nguyen (1997), 119 C.C.C. (3d) 269, le juge en chef McEachern de la Colombie-Britannique (en chambre) a précisé que l’al. 515(10)c) établit la [traduction] « nouvelle définition de l’intérêt public » (par. 6) et « la nouvelle condition de l’“intérêt public” » (par. 15). L’un des plus grand experts en la matière, le professeur Trotter, op. cit., p. 145‑146, arrive à la même conclusion :
[traduction] L’alinéa 515(10)c) est plus détaillé et plus subtil que la disposition antérieure [le motif de l’« intérêt public »]. Il permet cependant d’atteindre le même objectif, du fait qu’il autorise la détention de l’accusé sur le fondement de la réaction prévisible du public et indépendamment de toute crainte qu’il s’esquive ou qu’il récidive.
106 En raison de la perception du public qui le sous-tend, l’al. 515(10)c) se prête aux abus et permet que les craintes irrationnelles du public l’emportent sur les droits que la Charte garantit à l’accusé. En présence d’un crime grave très médiatisé et d’une preuve convaincante à première vue, l’importance de la présomption d’innocence ou du droit à la mise en liberté sous caution n’est pas au premier plan dans l’esprit de la plupart des membres du public. Bon nombre d’entre eux verront plutôt dans les facteurs énumérés dans cette disposition des indices de la culpabilité de l’accusé, et la mise en liberté de ce dernier pourra fort bien susciter l’indignation de certains membres de la collectivité. Cependant, le juge appelé à se prononcer sur la demande de mise en liberté sous caution ne saurait invoquer cette indignation, sous prétexte ou non qu’il en va de la bonne administration de la justice, pour refuser la mise en liberté sous caution. En réalité, la présente affaire illustre bien ce piège. Pour reprendre les propos du juge Bolan :
[traduction] Cette ville, à l’instar de toute autre petite ville, compte sur les tribunaux pour sa protection. Certains témoins ont fait part des sentiments de la collectivité. Certaines personnes ont peur et d’autres ont exprimé leurs inquiétudes. Par conséquent, c’est un facteur dont je vais tenir compte dans mon examen du troisième motif.
107 En toute déférence, le juge appelé à se prononcer sur la demande de mise en liberté sous caution a eu tort de prendre en considération les craintes subjectives de certains membres du public, après avoir décidé qu’il n’y avait pas lieu de la rejeter de crainte que l’accusé s’esquive ou qu’il constitue une menace pour le public. Bien que la réaction du public puisse fort bien entrer en ligne de compte dans l’évaluation de la menace que l’accusé pourra présenter pour la sécurité du public s’il est mis en liberté, le juge appelé à se prononcer sur la demande de liberté sous caution n’a pas tenu compte de ce facteur en l’espèce. Il incombe aux tribunaux de veiller à ce que les droits que la Charte garantit à l’accusé soient respectés lorsqu’ils entrent en conflit avec un point de vue irrationnel et subjectif du public, même dans le cas où ce point de vue est sincère. Le problème que pose l’al. 515(10)c) est qu’il vise essentiellement à permettre que ces craintes subjectives justifient à elles seules le refus d’accorder la mise en liberté sous caution.
b) Bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution
108 L’analyse qui précède permet de constater que les facteurs énumérés à l’al. 515(10)c) ne favorisent pas en soi le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution. De toute évidence, si, comme je le crois, leur application mène à un refus qui va à l’encontre de la bonne administration de la justice, ce résultat ne saurait favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution. Il n’est pas dans l’intérêt de notre système de mise en liberté avant le procès que l’on permette que des craintes et des propensions irrationnelles faussent l’application légitime des conditions établies en la matière. Il n’est pas nécessaire de s’appuyer sur la jurisprudence ou la doctrine pour affirmer que les réactions émotives de gens mal informés sont extérieures à notre système de mise en liberté sous caution.
109 Comme nous l’avons vu, l’intimée a énoncé plusieurs motifs particuliers de refuser la mise en liberté sous caution qui pourraient relever de l’« administration de la justice ». Bien qu’il soit possible de considérer que certains de ces motifs favorisent le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution (comme, par exemple, refuser la mise en liberté sous caution pour protéger l’accusé lui-même), la capacité de donner un ou deux exemples isolés de cas où le refus d’accorder la mise en liberté sous caution peut être justifié pour d’autres motifs que ceux énumérés à l’al. a) ou à l’al. b) ne saurait justifier le libellé général de l’al. 515(10)c). Le législateur peut légiférer de manière à inclure ces motifs précis s’il le juge nécessaire, mais tel n’est pas l’objet de la disposition en cause dans la présente affaire.
110 En résumé, même si, dans d’autres circonstances, l’on pourrait considérer que les facteurs énumérés à l’al. 515(10)c) délimitent des cas relativement bien précis, l’absence de motif ou d’objectif valide que ces facteurs viseraient à nuancer annule l’effet que ces facteurs auraient, par ailleurs, en restreignant la portée de la disposition en cause. En conséquence, peu importe que les tribunaux ou le législateur, ou les deux à la fois, aient considéré, dans d’autres contextes, que l’expression « pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice » établissait une norme pratique, cette expression est, dans le contexte de l’al. 515(10)c), d’une imprécision inacceptable du fait qu’elle n’établit pas un motif de refus plausible et valide qui favoriserait la bonne administration du système de mise en liberté sous caution et qui n’est pas déjà visé par les motifs plus précis énumérés aux al. 515(10)a) et b). En l’absence d’un tel motif indépendant, les facteurs énumérés indiquent en soi que la mise en liberté sous caution sera refusée simplement en raison du double motif de la gravité de l’infraction et de l’existence d’une preuve convaincante à première vue. Toutefois, la détention, pour ce seul motif, d’un accusé qui ne risque pas de s’esquiver ou qui ne constitue pas une menace pour la sécurité du public ne favorise en rien le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution.
111 Je conclus donc que l’al. 515(10)c) ne satisfait à aucune des deux conditions énoncées par le juge en chef Lamer dans l’arrêt Morales et qu’il viole, de ce fait, l’al. 11e) de la Charte. Il est donc maintenant nécessaire de décider si cette violation peut être justifiée au regard de l’article premier.
D. L’article premier de la Charte
(1) Objectif urgent et réel
112 Selon le critère énoncé dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, et les arrêts qui l’ont suivi, pour démontrer qu’une mesure législative qui viole une disposition de la Charte est justifiée au regard de l’article premier, il incombe au ministère public d’établir que l’objectif de cette mesure législative se rapporte à une préoccupation urgente et réelle. Tout d’abord, j’estime qu’il est difficile de justifier comme se rapportant à une préoccupation « urgente et réelle » une disposition qui permet de refuser la mise en liberté sous caution dans le but on ne peut plus précis de « ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice » et, sûrement pas pour « une autre juste cause ». Cela est d’autant plus vrai en raison du défaut susmentionné d’énoncer des circonstances particulières où l’application de l’al. 515(10)c) serait valide.
113 L’intimée soutient que l’objectif de l’al. 515(10)c) correspond à celui de l’ensemble de l’art. 515, à savoir [traduction] « établir un généreux système de mise en liberté sous caution et limiter le plus possible la détention avant le procès, conformément aux besoins de l’administration générale de la justice » (mémoire de l’intimée, par. 73). Quoiqu’il puisse effectivement s’agir là d’un objectif urgent et réel, il reste à démontrer en quoi une partie de l’art. 515 qui viole la Charte se rapporte à une préoccupation urgente dans le contexte général du système de mise en liberté sous caution.
114 L’intimée affirme que [traduction] « l’objectif de permettre aux tribunaux de réagir à des circonstances imprévues [. . .] se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique » (mémoire de l’intimée, par. 75). Là encore, cependant, étant donné que l’intimée n’a pas énoncé un scénario hypothétique, et encore moins un scénario réel, où il serait nécessaire d’appliquer l’al. 515(10)c), on ne saurait guère qualifier d’urgent et de réel cet objectif. De plus, l’adoption de l’al. 515(10)c) par le législateur ne paraît pas avoir été motivée par une preuve que le système de mise en liberté sous caution comportait des lacunes pendant les cinq années ayant suivi l’arrêt Morales.
115 Outre le fait que la disposition en cause n’a aucun fondement empirique, on ne nous a signalé l’existence d’aucune disposition semblable à l’al. 515(10)c) dans des systèmes juridiques comparables. La seule disposition adoptée dans le même ordre d’idées est la disposition sud‑africaine qui permet de refuser la mise en liberté sous caution [traduction] « dans des cas exceptionnels où il est probable que la mise en liberté de l’accusé perturbera l’ordre public ou compromettra la paix ou la sécurité publiques ». Cette disposition a été contestée dans S c. Dlamini, 1999 (4) SA 623 (CC), pour le motif qu’elle allait à l’encontre du droit constitutionnel à la mise en liberté lorsque les intérêts de la justice le permettent, sous réserve de conditions raisonnables. La Cour constitutionnelle de l’Afrique du Sud a confirmé la validité de la disposition au regard d’une disposition analogue à l’article premier (aux p. 659-660) :
[traduction] Il serait irresponsable de ne pas tenir compte de la dure réalité de la société dans laquelle s’applique la Constitution. La criminalité est un grave problème national et, depuis un certain temps, les accès de violence publique suscités par certaines procédures judiciaires constituent un phénomène inquiétant. Dans le présent contexte, nous nous soucions des réactions violentes du public non pas à l’égard d’un verdict ou d’une sentence impopulaire, mais plutôt à l’égard d’une mise en liberté sous caution impopulaire. Il existe une incompréhension générale de l’objectif et de l’effet de la mise en liberté sous caution. [. . .] Il reste, malheureusement, que la paix et la sécurité publiques sont parfois compromises par la mise en liberté d’une personne accusée d’une infraction suscitant l’indignation du public. [. . .] L’expérience révèle que la violence collective organisée, qu’elle résulte d’un mobile quasi politique ou de luttes territoriales menées pour contrôler des collectivités à des fins commerciales, s’apaise lorsque les meneurs sont sous garde. Leur arrestation et leur détention à la suite d’accusations graves portées contre eux inspirent confiance dans le système de justice criminelle et tendent à calmer l’inquiétude, peu importe que les personnes arrêtées soient des chefs de guerre ou des barons de la drogue.
Il est évident que, dans le contexte social canadien actuel, l’al. 515(10)c) n’est pas justifié au regard de l’article premier et qu’il ne saurait l’être dans un avenir prévisible. De plus, la disposition en cause dans l’affaire Dlamini est plus précise que celle faisant l’objet du présent pourvoi. En fait, elle s’apparente davantage au motif de la « sécurité publique » prévu à l’al. 515(10)b). J’estime donc que l’intimée n’a énoncé aucun objectif suffisamment urgent et réel dont l’al. 515(10)c) favoriserait la réalisation.
(2) Proportionnalité
116 Je conclus que, même en supposant l’existence d’un objectif urgent et réel, l’al. 515(10)c) ne satisfait pas non plus au critère de proportionnalité dégagé dans l’arrêt Oakes. Premièrement, il s’ensuit de ma conclusion, selon laquelle l’al. 515(10)c) vise à permettre la détention avant le procès pour des motifs extérieurs au bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution, qu’il n’y a pas de lien rationnel entre cette disposition et l’objectif énoncé par le gouvernement, qui a trait au bon fonctionnement de ce système.
117 Deuxièmement, l’al. 515(10)c) ne peut pas satisfaire au volet de l’atteinte minimale du critère de proportionnalité établi dans l’arrêt Oakes. Je ne vois pas comment l’on pourrait considérer que le vaste pouvoir discrétionnaire que cet alinéa confère au juge appelé à se prononcer sur une demande de mise en liberté sous caution porte une atteinte minimale aux droits garantis à l’accusé par l’al. 11e). Outre le fait que les al. a) et b) semblent prévoir suffisamment la plupart, voire la totalité, des cas où le refus d’accorder la mise en liberté sous caution s’imposerait, le juge appelé à se prononcer sur la demande de mise en liberté sous caution peut assortir cette mise en liberté d’une gamme illimitée de conditions afin de restreindre la liberté d’action de l’accusé et de surveiller ses allées et venues. Du fait qu’il confère un pouvoir discrétionnaire illimité au juge appelé à se prononcer sur une demande de mise en liberté sous caution, l’al. 515(10)c) autorise la détention avant le procès dans beaucoup plus de cas que ce qui est nécessaire, et il ne porte donc pas une atteinte minimale au droit à la mise en liberté sous caution garanti par l’al. 11e). Dans ce contexte, pour satisfaire au volet « atteinte minimale » du critère de l’arrêt Oakes, le législateur ne doit, à tout le moins, autoriser le refus d’accorder la mise en liberté sous caution que pour un ensemble de motifs bien précis.
118 Enfin, il n’y a aucune proportionnalité entre les effets pernicieux de la détention avant le procès et les effets bénéfiques de l’al. 515(10)c). Étant donné qu’elle ne semble se rapporter à aucune préoccupation urgente et réelle, je doute que cette disposition puisse avoir quelque effet bénéfique. Cependant, je le répète, même abstraction faite de cette considération, la détention avant le procès a sur l’accusé des effets pernicieux tangibles et profonds. Non seulement la détention avant le procès porte‑t-elle gravement atteinte à la liberté de l’accusé et à son droit à la présomption d’innocence, mais encore il est prouvé qu’il existe des corrélations troublantes entre cette détention, d’une part, et la capacité de présenter une défense ainsi que l’issue éventuelle du procès, d’autre part. De plus, l’accusé mis en détention provisoire est souvent soumis aux pires aspects de notre système correctionnel, en étant détenu dans une cellule délabrée et surpeuplée sans avoir accès à des programmes de loisir et d’éducation. Le juge appelé à déterminer la peine reconnaît souvent la gravité de cette privation en déduisant de la peine qu’il inflige le double de la période pendant laquelle l’accusé a été sous garde avant de subir son procès : voir R. c. Rezaie (1996), 112 C.C.C. (3d) 97 (C.A. Ont.); Trotter, op. cit., p. 36‑39. Des effets préjudiciables aussi graves l’emporteraient manifestement sur tout effet bénéfique de la disposition, dont l’existence aurait pu être démontrée.
119 Compte tenu de ce précède, j’arrive à la conclusion que l’al. 515(10)c) viole l’al. 11e) de la Charte et qu’il ne peut pas être sauvegardé au regard de l’article premier. Il est donc nécessaire d’examiner les réparations qui peuvent être accordées en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
E. Réparations
120 En adoptant l’al. 515(10)c), le législateur a nettement voulu créer une disposition résiduelle de portée illimitée qui permettrait au juge du procès de refuser, à son gré, d’accorder la mise en liberté sous caution, sous réserve de la condition générale de l’existence d’une « juste cause » de le faire. L’emploi de l’expression « sans préjudice de ce qui précède » confirme la volonté du législateur de conférer une telle portée à la disposition.
121 Dans l’arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, notre Cour a établi les lignes directrices applicables aux réparations constitutionnelles que sont l’interprétation large et l’interprétation atténuée, signalant que les tribunaux ne doivent pas empiéter sur le domaine législatif plus qu’il n’est nécessaire (p. 707). En ce qui concerne l’interprétation atténuée, notre Cour a fait observer que l’empiétement illégitime est celui qui a pour effet de modifier grandement le sens du texte qui reste lorsqu’on en retranche la partie fautive (p. 710).
122 En l’espèce, la seule réparation possible est l’invalidation de l’al. 515(10)c) au complet. Bien que cet alinéa puisse s’appliquer à des cas où la mise en liberté sous caution pourrait être refusée sans qu’il en résulte une violation de l’al. 11e), notre Cour ne dispose d’aucun moyen d’en limiter suffisamment la portée sans empiéter gravement sur le domaine législatif. À cet égard, même si, comme le conclut le Juge en chef, la partie relative à l’administration de la justice était constitutionnelle, l’alinéa ne saurait être considéré comme n’incluant que cette partie et, en même temps, demeurer conforme à la jurisprudence de notre Cour en la matière. De par la structure de l’alinéa, ce second élément n’est qu’un exemple de cas où la mise en liberté sous caution peut être refusée sur le fondement général d’« une autre juste cause ». Prendre ce seul exemple de l’application de la règle dont la portée est explicitement illimitée et en faire la règle elle‑même reviendrait à modifier grandement le sens de cette partie de la disposition et irait clairement à l’encontre de l’intention manifeste du législateur de ne pas restreindre le caractère général de l’expression « une autre juste cause ». Cela équivaudrait à réécrire l’alinéa, ce que notre Cour n’a pas le pouvoir de faire.
VII. Le lien entre les tribunaux et le législateur
123 Dans l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, par. 139, l’interaction entre les divers organes du gouvernement a été qualifiée de dialogue obligeant
. . . en quelque sorte les divers organes du gouvernement à se rendre mutuellement des comptes. Les tribunaux examinent le travail du législateur, et le législateur réagit aux décisions des tribunaux en adoptant d’autres textes de loi (ou même en se prévalant de l’art. 33 de la Charte pour les soustraire à la Charte). Ce dialogue et ce processus de reddition de compte entre organes du gouvernement, loin de nuire au processus démocratique, l’enrichissent.
124 Les arrêts R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, et R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, illustrent bien cette dynamique. Dans l’arrêt O’Connor, notre Cour a énoncé la procédure de common law que doit suivre l’accusé qui demande la communication de dossiers thérapeutiques se trouvant en la possession de tiers. Cette procédure comporte deux étapes, dont la première consiste à déterminer si le document requis devrait être communiqué au juge. À la seconde étape, le juge du procès décide si le document devrait être communiqué à l’accusé. Le législateur a réagi à l’arrêt O’Connor en adoptant un régime législatif de communication de tels documents. Bien qu’elle ait maintenu la procédure en deux étapes du régime de common law, la mesure législative différait à plusieurs égards importants.
125 Dans l’arrêt Mills, précité, la constitutionnalité de cette mesure législative était contestée en vertu de l’art. 7 et de l’al. 11d) de la Charte. Pour répondre à l’argument selon lequel la mesure législative était inconstitutionnelle pour autant qu’elle n’était pas conforme au régime établi dans l’arrêt O’Connor, les juges majoritaires de notre Cour ont affirmé ce qui suit (au par. 55) :
. . . Le fait qu’une loi adoptée par le législateur diffère d’un régime envisagé par la Cour, en l’absence d’un régime législatif, ne veut [. . .] pas dire que cette loi est inconstitutionnelle. Le législateur peut s’inspirer de la décision de la Cour et concevoir un régime différent pourvu que celui‑ci demeure constitutionnel. Tout comme le législateur doit respecter les décisions de la Cour, la Cour doit respecter la décision du législateur que le régime qu’elle a créé peut être amélioré. Insister sur une conformité servile irait à l’encontre du respect mutuel qui sous‑tend les rapports entre les tribunaux et le législateur et qui est si essentiel à notre démocratie constitutionnelle : Vriend, précité.
126 L’arrêt Mills illustre le respect que se vouent mutuellement les tribunaux et le législateur et qui est si fondamental à la notion de dialogue constitutionnel entre ces institutions. En ce qui concerne la mesure législative en cause dans l’arrêt Mills, le législateur a dûment examiné les normes constitutionnelles établies dans l’arrêt O’Connor et a réagi en édictant un régime de communication généralement conforme à ces normes. À son tour, notre Cour a étudié ce régime législatif à la lumière des préoccupations sociales particulières auxquelles devait répondre le législateur et, après avoir dûment tenu compte de l’opinion réfléchie du législateur quant à la manière dont ce régime devait être structuré, elle a conclu à la constitutionnalité de la mesure législative.
127 À mon avis, l’al. 515(10)c) montre comment ce dialogue constitutionnel peut être rompu. Le législateur a réagi à l’arrêt Morales de notre Cour, mais il ne l’a pas fait en tenant dûment compte des normes constitutionnelles qui y avaient été établies. Au contraire, il a essentiellement fait renaître le motif de l’« intérêt public » que notre Cour avait invalidé dans cette affaire. En toute déférence, j’estime que, en confirmant la validité de la disposition attaquée, ma collègue a, en partie tout au moins, remplacé le dialogue par l’abdication. Le simple fait que le législateur ait réagi à un arrêt constitutionnel de notre Cour ne justifie pas de s’en remettre à cette réponse lorsqu’elle ne traduit pas une juste reconnaissance des conditions constitutionnelles établies dans cet arrêt.
128 Enfin, je souligne que le rôle joué par notre Cour, voire par tous les tribunaux du pays, en matière de respect strict des normes constitutionnelles est d’autant plus important lorsque la population est en faveur d’une plus grande sévérité des peines infligées aux personnes accusées d’avoir commis un acte criminel et que le droit à la liberté de ces dernières fait l’objet de pressions de plus en plus fortes. Les tribunaux doivent résister à toute pression populaire qui risque de compromettre ces valeurs qui nous sont chères. Au risque de perdre la faveur de certains milieux, les tribunaux se doivent absolument d’assurer le respect des libertés fondamentales et du droit à la liberté.
VIII. Conclusion
129 Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais le pourvoi. Je constate que, d’après le Juge en chef, l’application de l’al. 515(10)c) est théorique en l’espèce étant donné que l’appelant a déjà été reconnu coupable. Toutefois, aux fins de statuer sur la constitutionnalité de la disposition, j’annulerais l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario et je répondrais aux questions constitutionnelles de la manière suivante :
1. L’alinéa 515(10)c) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, viole‑t‑il l’al. 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Oui.
2. Si la réponse à la première question est affirmative, la justification de cette violation peut‑elle se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Non.
Pourvoi rejeté, les juges Iacobucci, Major, Arbour et LeBel sont dissidents.
Procureurs de l’appelant : Ruby & Edwardh, Toronto.
Procureur de l’intimée : Le ministère du Procureur général, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Le ministère de la Justice, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Le ministère de la Justice, Sainte‑Foy.
Procureur de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : J. L. Bloomenfeld, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association des avocats de la défense de Montréal : Desrosiers, Turcotte, Marchand, Massicotte, Montréal.