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19/12/2002 | CANADA | N°2002_CSC_84

Canada | Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84 (19 décembre 2002)


Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, 2002 CSC 84

Louise Gosselin Appelante

c.

Le procureur général du Québec Intimé

et

Le procureur général de l’Ontario,

le procureur général du Nouveau‑Brunswick,

le procureur général de la Colombie‑Britannique,

le procureur général de l’Alberta,

Droits et Démocratie (aussi appelé le Centre

international des droits de la personne et du

développement démocratique), la Commission des

droits de la personne et des droits de la jeun

esse,

l’Association nationale de la femme et du droit (ANFD),

le Comité de la Charte et des questions de pauvreté (CCQP)

et l’Association canad...

Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, 2002 CSC 84

Louise Gosselin Appelante

c.

Le procureur général du Québec Intimé

et

Le procureur général de l’Ontario,

le procureur général du Nouveau‑Brunswick,

le procureur général de la Colombie‑Britannique,

le procureur général de l’Alberta,

Droits et Démocratie (aussi appelé le Centre

international des droits de la personne et du

développement démocratique), la Commission des

droits de la personne et des droits de la jeunesse,

l’Association nationale de la femme et du droit (ANFD),

le Comité de la Charte et des questions de pauvreté (CCQP)

et l’Association canadienne des commissions et conseil

des droits de la personne (ACCCDP) Intervenants

Répertorié : Gosselin c. Québec (Procureur général)

Référence neutre : 2002 CSC 84.

No du greffe : 27418.

2001 : 29 octobre; 2002 : 19 décembre.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1999] R.J.Q. 1033, [1999] J.Q. no 1365 (QL), qui a confirmé un jugement de la Cour supérieure, [1992] R.J.Q. 1647, [1992] J.Q. no 928 (QL). Pourvoi rejeté, les juges L’Heureux‑Dubé, Bastarache, Arbour et LeBel sont dissidents.

Carmen Palardy, Georges Massol et Stéphanie Bernstein, pour l’appelante.

André Fauteux et Isabelle Harnois, pour l’intimé.

Janet E. Minor et Peter Landmann, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Gabriel Bourgeois, c.r., pour l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.

Sarah Macdonald, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

Margaret Unsworth, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

David Matas, pour l’intervenant Droits et Démocratie (aussi appelé Centre international des droits de la personne et du développement démocratique).

Hélène Tessier, pour l’intervenante la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

Gwen Brodsky et Rachel Cox, pour l’intervenante l’Association nationale de la femme et du droit (ANFD).

Vincent Calderhead et Martha Jackman, pour l’intervenant le Comité de la Charte et des questions de pauvreté (CCQP).

Chantal Masse et Fred Headon, pour l’intervenante l’Association canadienne des commissions et conseil des droits de la personne (ACCCDP).

Version française du jugement du juge en chef McLachlin et des juges Gonthier, Iacobucci, Major et Binnie rendu par

Le Juge en chef —

I. Introduction

1 Louise Gosselin est née en 1959. Elle a vécu une vie difficile, compliquée par des problèmes psychologiques et de dépendance à l’alcool et aux drogues. Elle a tenté de travailler à l’occasion, notamment comme cuisinière, serveuse, vendeuse et aide‑infirmière. Cependant, le travail l’épuisait ou la stressait et elle quittait son emploi. Pendant la majeure partie de sa vie adulte, Mme Gosselin a reçu de l’aide sociale.

2 En 1984, le gouvernement du Québec a modifié le régime d’aide sociale en vigueur à l’époque en vue d’encourager les jeunes à obtenir une formation professionnelle et à s’intégrer dans la population active. En vertu de ce régime, abrogé depuis, l’allocation de base payable aux bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans était inférieure à celle accordée aux 30 ans et plus. L’élément novateur de ce régime était qu’il obligeait les bénéficiaires de moins de 30 ans à participer à une activité de travail désignée ou à un programme de formation pour recevoir un montant comparable à celui touché par les bénéficiaires plus âgés.

3 Madame Gosselin soutient que l’allocation de base inférieure payable aux personnes de moins de 30 ans contrevient : (1) au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte canadienne ») qui garantit l’égalité de traitement sans discrimination fondée notamment sur l’âge; (2) à l’art. 7 de la Charte canadienne qui interdit au gouvernement de porter atteinte à la liberté et à la sécurité d’une personne sauf en conformité avec les principes de justice fondamentale; (3) à l’art. 45 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., ch. C‑12 (la « Charte québécoise »). Elle fait également valoir qu’aucune des violations alléguées de la Charte canadienne ne peut se justifier au regard de l’article premier.

4 Sur ce fondement, Mme Gosselin demande à notre Cour d’ordonner au gouvernement du Québec de rembourser une somme égale à l’écart entre les allocations de base inférieure et supérieure à toutes les personnes qui : (1) vivaient au Québec et avaient entre 18 et 30 ans à un moment quelconque au cours de la période s’échelonnant de 1985 à 1989; (2) ont touché l’allocation de base inférieure payable aux moins de 30 ans; (3) ne participaient pas aux programmes gouvernementaux, pour quelque raison que ce soit. Selon ses observations, la Cour devrait ainsi ordonner au gouvernement de payer presque 389 millions de dollars en prestations plus les intérêts accumulés depuis 1985. Madame Gosselin sollicite ce redressement pour le compte de plus de 75 000 membres non désignés du groupe, dont aucun ne s’est présenté pour appuyer sa demande.

5 À mon avis, la preuve n’établit le bien‑fondé d’aucun des moyens plaidés par Mme Gosselin à l’appui de sa demande. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.

II. Les faits et les décisions rendues

6 En 1984, devant le taux de chômage alarmant et sans cesse croissant observé chez les jeunes adultes, le législateur québécois a apporté d’importantes modifications à la Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A‑16, créant un nouveau régime — le régime contesté en l’espèce. L’alinéa 29a) du Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1, pris en application de la Loi, maintenait les prestations de base payables aux personnes de moins de 30 ans au tiers environ des prestations de base versées aux 30 ans et plus. Pour la première fois cependant, le nouveau régime permettait aux moins de 30 ans de hausser le niveau de leurs prestations d’aide sociale pour recevoir des prestations supérieures à l’allocation de base et égales (ou presque) à celles versées aux prestataires de 30 ans et plus.

7 Selon la philosophie qui sous‑tendait le nouveau régime, la façon la plus efficace d’encourager et de permettre l’intégration des jeunes dans la population active consistait à leur verser des prestations plus élevées à condition qu’ils participent à l’un des trois programmes suivants : Stages en milieu de travail, Travaux communautaires et Rattrapage scolaire. En participant à l’un ou l’autre des deux premiers programmes, les bénéficiaires de moins de 30 ans touchaient l’équivalent de l’allocation de base payable aux 30 ans et plus, alors qu’en participant au programme Rattrapage scolaire, ils touchaient une somme inférieure de 100 $ à cette allocation. L’allocation de base payable aux 30 ans et plus ne représentait quand même que 55 p. 100 du seuil de pauvreté pour une personne seule. Par exemple, en 1987, les bénéficiaires de moins de 30 ans qui ne participaient à aucun des programmes avaient droit à 170 $ par mois, contre 466 $ pour les bénéficiaires de 30 ans et plus. Selon Statistique Canada, le seuil de pauvreté pour une personne seule vivant dans une zone métropolitaine était en 1987 de 914 $ par mois. La dépendance à long terme à l’aide sociale n’était ni socialement souhaitable ni, de façon réaliste, financièrement possible. Le régime du Québec visait à inciter les moins de 30 ans à acquérir une instruction de base ou une formation, ce qui les aiderait à trouver un emploi permanent et à éviter de développer une dépendance à l’aide sociale au cours des années où ils amorcent leur vie d’adultes.

8 Le gouvernement avait ouvert au départ 30 000 places dans les trois programmes de formation. Le dossier indique que la proportion de personnes admissibles de moins de 30 ans qui ont réellement participé aux programmes est d’environ un tiers en moyenne, mais il n’explique pas ce taux de participation. Bien que Mme Gosselin ait intenté un recours collectif au nom de plus de 75 000 personnes, elle n’a fourni aucune preuve directe de l’expérience qu’aurait vécue une autre jeune personne dans le cadre des programmes gouvernementaux. Elle est la seule personne en l’espèce à avoir fourni une preuve originale et témoigné à titre de membre du groupe, et elle a participé, de fait, à différentes époques, à chacun des trois programmes Travaux communautaires, Rattrapage scolaire et Stages en milieu de travail. Pratiquement chaque fois, elle finissait par abandonner le programme auquel elle s’était inscrite, apparemment en raison de ses problèmes personnels et de ses traits de personnalité. Le témoignage d’un travailleur social, dont la clinique était rattachée à un hôpital psychiatrique et accueillait par conséquent un nombre disproportionné de prestataires d’aide sociale qui avaient aussi de graves problèmes psychologiques, ne nous brosse pas un tableau plus juste ou plus précis de la situation des autres membres du groupe ni du lien entre les difficultés personnelles de Mme Gosselin et l’économie générale du régime d’aide sociale.

9 Madame Gosselin a contesté le régime d’aide sociale de 1984 au nom de tous les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans qui étaient assujettis au régime établissant un traitement différent entre 1985 et 1989 (année où le législateur québécois, pour des raisons sans rapport avec la présente action en justice, l’a remplacé par un régime ne faisant aucune distinction fondée sur l’âge). Comme je l’ai indiqué précédemment, Mme Gosselin soutient que le régime d’aide sociale du Québec contrevient à l’art. 7 et au par. 15(1) de la Charte canadienne, ainsi qu’à l’art. 45 de la Charte québécoise. Elle demande à notre Cour de déclarer que l’al. 29a) du Règlement — qui accordait une prestation de base moindre aux moins de 30 ans — était invalide de 1987 (lorsque a pris fin la protection offerte par la disposition de dérogation) jusqu’en 1989, et d’ordonner au gouvernement du Québec de rembourser à tous les bénéficiaires d’aide sociale visés une somme égale à la différence entre les prestations qu’ils ont reçues et celles qu’ils auraient touchées s’ils avaient eu 30 ans ou plus, soit une somme totale d’environ 389 millions de dollars, plus les intérêts.

10 Le juge Reeves, qui a présidé le procès, a conclu que la demande n’était pas étayée par la preuve et que la distinction établie par le régime d’aide sociale du Québec n’était pas discriminatoire au sens du par. 15(1) de la Charte canadienne, parce qu’elle était fondée sur des considérations véritables, correspondant à des caractéristiques pertinentes du groupe des moins de 30 ans — notamment l’importance d’inciter les moins de 30 ans à acquérir une formation et de l’expérience de travail pour contrer le chômage très répandu chez les jeunes : [1992] R.J.Q. 1647. Le juge Reeves a rejeté la prétention fondée sur l’art. 7 que faisait valoir Mme Gosselin, statuant que la protection offerte par cet article, garantissant le droit à la sécurité de la personne, ne s’étend pas à la sécurité financière et ne crée pas de droit constitutionnel de vivre à l’abri de la pauvreté. Il n’a pas non plus retenu l’argument fondé sur l’art. 45 de la Charte québécoise, au motif que cette disposition ne crée pas le droit de recevoir de l’État un niveau d’aide particulier.

11 Les trois juges de la Cour d’appel du Québec ont reconnu que l’art. 7 de la Charte canadienne ne s’appliquait pas en l’espèce : [1999] R.J.Q. 1033. Madame le juge Mailhot a estimé que l’affaire ne pouvait être distinguée de l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, et elle a en conséquence rejeté l’argument fondé sur le par. 15(1). Le juge Baudouin a conclu que le régime d’aide sociale du Québec violait le par. 15(1), mais il a jugé que cette atteinte était justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne. Le juge Robert aurait conclu que le régime d’aide sociale violait le par. 15(1) de la Charte canadienne et qu’il ne pouvait être validé par application de l’article premier; il aurait cependant rejeté la demande de dommages‑intérêts, considérant qu’il ne s’agissait pas d’une réparation convenable. En ce qui concerne l’art. 45 de la Charte québécoise, seul le juge Robert a conclu à la violation de cette disposition, mais il a jugé qu’elle ne donnait pas ouverture à des dommages‑intérêts.

III. Les questions en litige

12 Le pourvoi soulève l’importante question de savoir dans quelles circonstances le gouvernement, en accordant des prestations sur une base différente, franchit la ligne de démarcation entre l’adaptation d’une mesure à la situation différente d’un groupe et la discrimination. Dans quelle mesure la Charte canadienne restreint‑elle le pouvoir discrétionnaire des gouvernements d’offrir divers types d’assistance et niveaux d’aide financière à des groupes différents de bénéficiaires d’aide sociale? Quelle est l’étendue de la preuve requise pour contraindre le gouvernement à rembourser à des dizaines de milliers de personnes le montant d’aide sociale qu’elles n’ont pas perçu parce que le régime assujettissait les prestations à une condition? Cette question a des répercussions sur l’éventail des solutions dont disposent les gouvernements de tous les ressorts au Canada pour concevoir des programmes de sécurité sociale adaptés à la situation et aux besoins particuliers des personnes qui ont besoin de l’aide sociale.

13 Les questions de droit en litige sont énoncées dans les questions constitutionnelles ainsi formulées :

1. Le paragraphe 29a) du Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1, adopté en vertu de la Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A‑16, violait‑il le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés pour le motif qu’il établissait une distinction discriminatoire fondée sur l’âge relativement aux personnes seules, aptes au travail, âgées de 18 à 30 ans?

2. Dans l’affirmative, cette violation est‑elle justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique, en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

3. Le paragraphe 29a) du Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1, adopté en vertu de la Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A‑16, violait‑il l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés pour le motif qu’il portait atteinte au droit à la sécurité des personnes qu’il visait, et ce d’une façon incompatible avec les principes de justice fondamentale?

4. Dans l’affirmative, cette violation est‑elle justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique, en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

14 Il faut également déterminer si l’al. 29a) du Règlement viole l’art. 45 de la Charte québécoise et, dans l’affirmative, si une réparation peut être accordée.

15 Une question préliminaire se pose relativement à l’art. 33 de la Charte canadienne, la disposition de dérogation. Le législateur québécois a édicté la Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982, L.R.Q., ch. L‑4.2, pour soustraire toutes les lois québécoises à l’application de la Charte canadienne pendant une période de cinq ans à compter de leur adoption. En conséquence, la Loi était à l’abri d’un contrôle fondé sur la Charte canadienne du 23 juin 1982 au 23 juin 1987, et les programmes établis par le régime l’étaient entre le 4 avril 1984 et le 4 avril 1989 (voir la Loi modifiant la Loi sur l’aide sociale, L.Q. 1984, ch. 5, art. 4 et 5). On pourrait donc avancer que le contrôle de la conformité du régime avec l’art. 7 ou le par. 15(1) de la Charte canadienne est exclu pour toute la période en cause sauf les quatre mois écoulés entre le 4 avril 1989 et le 1er août 1989. Cette situation soulève une autre question, soit celle de savoir si la preuve concernant l’effet de la mesure législative en dehors de la période de quatre mois où le régime était susceptible d’un examen fondé sur la Charte canadienne peut être utilisée pour tirer des conclusions quant à sa conformité avec la Charte canadienne durant cette période de quatre mois. Compte tenu de ma conclusion que le régime est constitutionnel de toute façon, il n’est pas nécessaire que je tranche ces questions.

IV. Analyse

A. Le régime d’aide sociale viole‑t‑il le par. 15(1) de la Charte canadienne?

1. Le test de l’art. 15

16 Le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne dispose que « [l]a loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. »

17 Pour établir une violation du par. 15(1), la demanderesse doit, selon la norme de preuve en matière civile, démontrer que (1) par son objet ou ses effets, la règle de droit contestée la traite différemment d’autrui, (2) ce traitement différent est fondé sur un ou plusieurs motifs énumérés ou analogues, et (3) l’objet ou les effets de la règle de droit sont discriminatoires en ce que celle‑ci porte atteinte à la dignité humaine ou traite certaines personnes comme si elles étaient moins dignes d’être reconnues pour l’un ou l’autre des motifs énumérés ou analogues. En l’espèce, les deux premiers éléments sont clairs, et l’analyse vise à déterminer si le régime était discriminatoire.

18 Mon collègue le juge Bastarache et moi sommes d’accord pour dire que l’arrêt Law demeure la norme applicable. Nous reconnaissons que le test du par. 15(1) nécessite un examen contextuel visant à déterminer si une distinction contestée, considérée du point de vue d’une personne raisonnable placée dans la situation de la demanderesse, porte atteinte à la dignité de la personne et ne la respecte pas en tant que membre à part entière de la société. Nous convenons qu’une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue porte atteinte à la dignité humaine essentielle dans la mesure où elle traduit ou propage l’idée que les personnes visées sont moins dignes d’intérêt, de respect ou de considération que les autres : Law, précité, par. 42; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, p. 171, le juge McIntyre. Nous partageons l’opinion qu’il incombe à la demanderesse de démontrer en vertu du par. 15(1), suivant la norme de preuve en matière civile, qu’une distinction contestée est discriminatoire en ce sens qu’elle porte atteinte à sa dignité et ne la respecte pas en tant que membre à part entière de la société. Nous nous entendons également sur le fait qu’il appartient ensuite au gouvernement, si la demanderesse s’acquitte de son fardeau, de justifier la distinction sous le régime de l’article premier.

19 Nous divergeons cependant d’opinion sur la question de savoir si la demanderesse en l’espèce a satisfait à son fardeau de preuve. Nous procédons tous les deux à un examen des facteurs contextuels énoncés dans Law, mais arrivons à des conclusions différentes quant à la suffisance du dossier factuel, à la nature des inférences que nous pouvons faire à partir du dossier et à la retenue dont nous devons faire preuve à l’égard des conclusions du juge de première instance. Quelle que soit la sympathie que les circonstances économiques de Mme Gosselin puissent susciter, je ne peux tout simplement pas conclure qu’elle s’est acquittée de la preuve qui lui incombait de démontrer que le gouvernement du Québec a fait preuve de discrimination fondée sur l’âge à son endroit. À mon humble avis, elle n’a pas démontré que le gouvernement l’a traitée comme une personne de moindre valeur que les bénéficiaires d’aide sociale plus âgés, simplement parce qu’il a assujetti le versement de prestations accrues à sa participation à des programmes conçus expressément pour l’intégrer dans la population active et promouvoir son autonomie à long terme.

20 Nous devons examiner le caractère discriminatoire du régime par rapport à l’objet de la garantie d’égalité accordée par l’art. 15, qui consiste à garantir que les gouvernements respectent la dignité inhérente égale de chaque personne sans discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue : Law, précité, par. 51. L’aspect de la dignité humaine visée par le par. 15(1) est le droit de chaque personne de participer pleinement à la société et d’être traitée comme un membre égal de la société, indépendamment des caractéristiques personnelles non pertinentes ou des caractéristiques attribuées à une personne en raison de son appartenance à un groupe particulier sans égard à sa situation réelle. Comme l’affirme le juge Iacobucci dans l’arrêt Law, par. 51 :

[L]e par. 15(1) a pour objet d’empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles par l’imposition de désavantages, de stéréotypes et de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l’existence d’une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect, et la même considération.

21 Il y a discrimination lorsque des personnes sont marginalisées ou traitées comme des personnes de moindre valeur en raison de caractéristiques personnelles non pertinentes, sans égard à leur situation réelle. Les motifs énumérés et analogues visés à l’art. 15 servent d’« indicateurs législatifs de l’existence de motifs suspects, associés à des processus décisionnels discriminatoires et fondés sur des stéréotypes »; la différence de traitement fondée sur ces motifs appelle un examen judiciaire : Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, par. 7, les juges McLachlin et Bastarache. Toutefois, toute distinction préjudiciable fondée sur un motif énuméré ou analogue ne constitue pas une mesure discriminatoire : voir Corbiere. Certaines distinctions fondées sur des caractéristiques de groupe peuvent être appropriées ou en fait promouvoir l’égalité réelle, comme le prévoit le par. 15(2) : voir l’arrêt Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, 2000 CSC 37.

22 Le paragraphe 15(1) cherche à garantir que tous soient traités comme également dignes de participer pleinement dans la société canadienne, indépendamment de caractéristiques personnelles non pertinentes ou de l’appartenance à des groupes définis par rapport à des motifs énumérés et analogues : voir D. Greschner, « The Purpose of Canadian Equality Rights » (2002), 6 Rev. Const. Stud. 291. Il ne faut pas porter son attention sur la question de savoir si la partie demanderesse fait l’objet d’une distinction formelle, mais se demander si elle a été traitée réellement comme une personne de moindre valeur que d’autres, peu importe qu’il existe ou non une distinction formelle : Andrews, précité, p. 164-169, le juge McIntyre; Law, précité, par. 25; Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3.

23 L’objet de l’art. 15, qui consiste à protéger une appartenance égale et une pleine participation à la société canadienne, ressort comme un leitmotiv dans notre jurisprudence sur l’art. 15. L’arrêt Corbiere a statué sur la participation des membres de bandes autochtones à l’administration de la bande. Les arrêts Eaton et Eldridge traitent du préjudice que leur exclusion de l’ensemble de la société cause aux personnes atteintes d’une déficience : Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624. L’arrêt Vriend porte sur l’exclusion par une législature du motif de l’orientation sexuelle dans une loi en matière de droits de la personne qui protège les individus contre la discrimination fondée sur un éventail d’autres motifs : Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493. L’arrêt Granovsky a repris le thème de l’appartenance : « Ce n’est généralement pas la personne ayant une déficience qui est à l’origine de l’exclusion et de la marginalisation, mais plutôt l’environnement socioéconomique et, malheureusement, l’État lui‑même » : Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, 2000 CSC 28, par. 30.

24 Pour déterminer si une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue est discriminatoire, nous devons en examiner le contexte. Comme le juge Binnie l’a affirmé dans l’arrêt Granovsky, précité, par. 59, en citant les propos suivants du juge Marshall de la Cour suprême des États-Unis, dissident en partie, dans l’arrêt Cleburne c. Cleburne Living Centre, Inc., 473 U.S. 432 (1985) : [traduction] « [l]’effet d’une affiche indiquant “Hommes seulement” diffère considérablement selon qu’elle se trouve sur la porte d’une salle de toilettes ou sur celle d’un palais de justice ». Dans chaque cas, nous devons nous demander si la distinction, examinée dans son contexte, traite le sujet comme une personne de moindre valeur ou moins empreinte de dignité, sur le fondement d’un motif énuméré ou analogue.

25 La principale leçon à tirer de l’arrêt Law est qu’il faut procéder à un examen contextuel afin d’établir si une distinction entre en conflit avec l’objet du par. 15(1). Mes collègues et moi nous entendons pour dire que la question à trancher est celle de savoir « si une personne raisonnable se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur estimerait que la mesure législative imposant une différence de traitement a pour effet de porter atteinte à sa dignité » compte tenu des traits, de l’histoire et de la situation de la personne ou du groupe en cause : Law, par. 60, suivi dans Lovelace, précité, par. 55. Pour nous aider à déterminer si une distinction possède un objet ou un effet discriminatoire à la troisième étape d’application de ce test, l’arrêt Law nous propose d’examiner quatre facteurs contextuels se rapportant à la distinction contestée : (1) l’existence d’un désavantage préexistant; (2) la correspondance entre les motifs de distinction et les besoins et la situation véritables du groupe touché; (3) l’objectif ou l’effet d’amélioration de la mesure contestée pour un groupe plus défavorisé; (4) la nature et l’étendue du droit touché.

26 Dans le cadre de cette évaluation, il faut examiner à la fois l’objet du régime et son effet. Je souscris à l’opinion du juge Bastarache que les effets du régime sont d’une importance primordiale. Cependant, en application de l’arrêt Law, le contexte d’un régime législatif donné inclut également son objet. En termes simples, il est logique d’examiner l’intention du législateur pour déterminer si le régime porte atteinte à la dignité humaine. À l’instar des autres facteurs contextuels, l’intention ne constitue pas un facteur déterminant. Notre jurisprudence a établi que même un régime établi dans une intention louable ou neutre à première vue peut avoir un effet discriminatoire : BCGSEU, précité. Le régime en cause en l’espèce n’est pas neutre à première vue : il établit une distinction explicite. Dans le contexte de l’ensemble du régime législatif, l’objet de la distinction constitue un facteur dont une personne raisonnable placée dans la situation de la demanderesse tiendrait compte pour déterminer si le législateur la traite comme une personne de moindre valeur ou moins digne d’intérêt, de respect et de considération que d’autres.

27 J’insiste sur le fait qu’un but salutaire ne soustraira pas une distinction par ailleurs discriminatoire à un examen judiciaire au regard du par. 15(1). L’objet d’une mesure législative n’est pertinent que dans la mesure où il se rapporte à la question de savoir si une personne raisonnable placée dans la situation de la demanderesse serait d’avis qu’une distinction contestée a porté atteinte à sa dignité. Logiquement, si un texte législatif est conçu pour promouvoir l’autonomie et l’indépendance à long terme de la demanderesse, une personne raisonnable placée dans la situation de la demanderesse aura moins tendance à le considérer attentatoire à sa dignité humaine inhérente. Cela ne signifie pas que l’on doive accepter à première vue, sans le moindre esprit critique, l’objet déclaré par le législateur : une personne raisonnable placée dans la situation de la demanderesse n’accepterait pas l’exclusion des femmes du marché du travail si le législateur affirmait simplement qu’il prend cette mesure pour leur [traduction] « propre bien ». Cependant, lorsque le législateur répond ainsi à certaines préoccupations et que ces préoccupations semblent bien fondées, il est légitime d’examiner le but qu’il vise en procédant à l’évaluation contextuelle globale de la distinction contestée dans la perspective de la demanderesse, comme l’exige l’arrêt Law. Ce point de vue ressort des questions posées par le juge Iacobucci dans Law : « Les dispositions contestées du RPC ont‑elles pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles par l’imposition de désavantages, de stéréotypes et de préjugés politiques ou sociaux? »; « L’objet et l’effet de la loi perpétuent‑ils l’opinion que les gens âgés de moins de 45 ans sont moins capables, ou moins dignes d’être reconnus ou valorisés en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne? » (par. 99 (je souligne)).

2. Application du test

28 Le Règlement en litige établissait une distinction fondée sur un motif énuméré, en l’occurrence l’âge. Les personnes de moins de 30 ans étaient assujetties à un régime d’aide sociale différent de celui applicable aux 30 ans et plus. Il faut déterminer si l’objet ou l’effet de cette distinction créait une inégalité réelle à l’encontre de l’objet du par. 15(1), qui consiste à garantir que les gouvernements traitent toutes les personnes comme dignes du même intérêt, du même respect et de la même considération. Plus précisément, la question est de savoir si une personne raisonnable placée dans la situation de Mme Gosselin conclurait, compte tenu de l’ensemble des circonstances et du contexte de la mesure législative, que le Règlement, de par son objet ou son effet, traitait les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans comme s’ils étaient moins dignes de respect que ceux de 30 ans et plus, en les marginalisant sur le fondement de leur jeunesse.

29 Pour répondre à cette question, nous devons examiner les quatre facteurs énoncés dans Law. Aucun de ces facteurs ne constitue un préalable à une conclusion de discrimination, et ils ne s’appliquent pas tous dans chaque cas. Cette liste de facteurs n’est ni absolue ni exhaustive. En outre, il peut exister un chevauchement entre les facteurs puisqu’ils sont tous conçus pour éclaircir les considérations contextuelles pertinentes entourant une distinction contestée. Néanmoins, ces quatre facteurs offrent un guide utile pour l’évaluation d’une allégation de discrimination, et je les examinerai maintenant à tour de rôle.

a) Un désavantage préexistant

30 Un indicateur clé de discrimination et de négation de la dignité humaine fondamentale au sens du par. 15(1) est la question de savoir si la personne ou le groupe en cause est victime de la « préexistence d’un désavantage, de vulnérabilité, de stéréotypes ou de préjugés » : Law, par. 63. Des antécédents de discrimination contre les personnes appartenant à un groupe révèlent souvent la présence de stéréotypes ou de préjugés qui ont marginalisé les membres de ce groupe et les ont empêchés de participer pleinement à la société. Cette constatation soulève, à son tour, la forte possibilité que le traitement différent maintenant appliqué à ce groupe puisse être motivé par ces mêmes opinions discriminatoires ou les perpétue. Le facteur contextuel du désavantage préexistant nous invite à examiner soigneusement les distinctions fondées sur des caractéristiques de groupe pour nous assurer qu’elles ne reposent pas, intentionnellement ou inconsciemment, sur ces types de généralisations et de stéréotypes dénués de fondement.

31 Bon nombre des motifs énumérés correspondent à des groupes historiquement défavorisés. Par exemple, il est évident que les membres de groupes raciaux ou religieux particuliers ne devraient pas, en raison de leur race ou de leur religion, être inadmissibles à bénéficier des avantages d’un régime public. Cependant, contrairement à la race, à la religion ou au sexe, l’âge n’est pas fortement associé à la discrimination et à la dénégation arbitraire de privilèges. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas de cas de discrimination fondée sur l’âge. Cependant, les distinctions fondées sur l’âge sont courantes et nécessaires pour maintenir l’ordre dans notre société. Elles n’évoquent pas automatiquement le contexte d’un désavantage préexistant qui donne à croire à l’existence d’une discrimination et d’une marginalisation selon ce premier facteur contextuel, comme pourraient le faire d’autres motifs énumérés ou analogues.

32 Si l’on étoffe l’exemple donné précédemment, une affiche indiquant « Hommes seulement » fixée sur les portes d’un palais de justice évoquerait de longs antécédents de discrimination contre une catégorie de personnes historiquement désavantagée; une affiche indiquant « Interdit aux mineurs » fixée à la porte d’un bar ne choquerait pas autant. Comme l’indique P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 2, p. 52-54, le fait que [traduction] « [t]oute personne a vécu les expériences propres à chacune des étapes de la vie qu’elle a traversées jusque-là et compte bien vivre celles qui l’attendent à mesure qu’elle vieillira » joue contre la marginalisation arbitraire des personnes d’un groupe d’âge donné. Encore une fois, cela ne signifie pas que l’âge est un motif « de moindre importance » pour l’application de l’art. 15. Cependant, l’examen du désavantage préexistant et des tendances historiques à la discrimination contre un groupe particulier fait partie de l’évaluation contextuelle à laquelle il faut procéder pour déterminer si une distinction est discriminatoire, comme l’exige l’arrêt Law. Les préoccupations quant à la discrimination fondée sur l’âge sont généralement liées à la discrimination contre des personnes d’âge avancé que l’on présume dépourvues de certaines aptitudes qu’elles possèdent en réalité. Les jeunes adultes n’ont pas été sous‑estimés de la même manière par le passé. Cette constatation ne tranche pas la question de l’existence d’une discrimination, mais elle peut être pertinente, comme c’était le cas dans l’affaire Law.

33 En règle générale, mais aussi selon la preuve et notre conception de la société, il ne semble pas vraiment que, en tant que groupe, les jeunes adultes soient particulièrement vulnérables ou sous‑estimés. Il n’y a aucune raison de penser que les personnes âgées de 18 à 30 ans au Québec sont ou étaient particulièrement vulnérables aux préjugés négatifs. Aucune preuve en ce sens n’a été présentée, et je suis incapable de prendre connaissance d’office d’une telle proposition contraire au sens commun. De fait, la conclusion inverse semble plus plausible, tout particulièrement du fait que l’élément de participation aux programmes du régime d’aide sociale reposait sur la perception de la meilleure employabilité à long terme des personnes de moins de 30 ans par rapport à leurs aînés. Ni la nature de la distinction en litige ni la preuve ne tendent à indiquer que le groupe de jeunes adultes touché constitue un groupe historiquement défavorisé, ou qu’il risque particulièrement d’être victime d’une différence de traitement préjudiciable fondée sur l’attribution de prétendues caractéristiques négatives : voir l’arrêt Lovelace, précité, par. 69.

34 En ce qui concerne ce facteur contextuel, Mme Gosselin se trouve dans la même situation que Mme Law. Dans Law, le juge Iacobucci a fait les remarques suivantes (au par. 95) :

Relativement parlant, les adultes de moins de 45 ans n’ont pas continuellement subi le genre de discrimination à laquelle ont fait face certaines minorités distinctes et isolées du Canada. Par conséquent, notre Cour aura plus de difficultés à conclure en pratique, à partir des faits dont elle peut à bon droit prendre connaissance d’office, que la distinction législative en cause viole la dignité humaine de l’appelante.

Les personnes de moins de 30 ans sembleraient plutôt avantagées par rapport aux plus âgées dans la recherche d’un emploi. Pour reprendre les propos du juge Iacobucci concernant les adultes de moins de 45 ans, dans Law, par. 101 :

Il me semble qu’un tribunal peut à bon droit prendre connaissance d’office du fait que plus l’on vieillit, plus il est difficile de trouver et de conserver un emploi. En fait, notre Cour a souvent reconnu que l’âge était un facteur à considérer dans le contexte de la participation au marché du travail et du retrait de ce dernier. Par exemple, le juge La Forest a affirmé, au nom de la Cour à la majorité dans McKinney, [[1990] 3 R.C.S. 229], à la p. 299 :

À moins qu’elles aient des compétences particulières, on reconnaît généralement que les personnes de plus de 45 ans ont plus de difficulté à se trouver du travail que les autres. Elles n’ont pas la souplesse des jeunes, un désavantage souvent aggravé par le fait que les jeunes disposent généralement d’une formation plus récente dans les techniques plus modernes.

Le juge Iacobucci a ensuite fait remarquer que « [d]es idées semblables ont été exprimées dans l’arrêt Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986, aux p. 998 et 999, le juge Iacobucci, et aux pp. 1008 et 1009, le juge McLachlin, [. . . et] Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813, aux pp. 881 à 883, le juge McLachlin. »

35 Les jeunes adultes n’étant pas victimes d’un désavantage préexistant, Mme Gosselin tente de faire de l’aide sociale et non de l’âge l’aspect central de l’analyse, soutenant que tous les bénéficiaires d’aide sociale sont victimes de stéréotypes et se trouvent dans une situation de vulnérabilité. Toutefois, cet argument n’appuie aucunement ses prétentions. Le motif de discrimination sur lequel elle fonde son action est l’âge. La question qu’il faut trancher au regard de ce facteur contextuel consiste donc à déterminer si le groupe d’âge ciblé, soit les jeunes adultes de 18 à 30 ans, a subi historiquement un désavantage en raison d’un stéréotype fondé sur l’âge. Redéfinir le groupe comme se composant des bénéficiaires d’aide sociale âgés de 18 à 30 ans ne nous aide pas à répondre à cette question, tout particulièrement parce que le groupe des 30 ans et plus que Mme Gosselin nous demande de considérer comme point de comparaison est lui aussi composé entièrement de bénéficiaires d’aide sociale.

36 Je conclus que l’appelante n’a pas établi que les personnes âgées de 18 à 30 ans sont désavantagées historiquement en raison de leur âge. Rien n’indique que les personnes incluses dans ce groupe d’âge ont été typiquement marginalisées et traitées comme des personnes de moindre valeur que leurs aînés.

b) Le rapport entre les motifs de discrimination et la situation ou les caractéristiques du groupe auquel appartient la demanderesse

37 Le rapport entre, d’une part, le motif de distinction (l’âge) et, d’autre part, la situation et les caractéristiques véritables du groupe auquel appartient la demanderesse est le deuxième facteur contextuel que nous devons examiner pour déterminer si la distinction est discriminatoire, en ce sens qu’elle porte atteinte à la dignité et à la valeur égale de tout être humain : Law, par. 70. Une mesure législative adaptée spécifiquement à la réalité du groupe concerné risque peu d’être discriminatoire au sens du par. 15(1). À l’opposé, une mesure qui impose des restrictions ou refuse des avantages sur le fondement de caractéristiques présumées ou attribuées à tort risque de porter atteinte à la valeur humaine essentielle des personnes visées et d’être discriminatoire. Tant l’objet que l’effet de la mesure législative sont pertinents, dans la mesure où ils influent sur la perception d’une personne raisonnable placée dans la situation de la demanderesse : voir l’arrêt Law, par. 96.

38 J’examinerai tout d’abord l’objet de la distinction contestée afin d’évaluer si sa justification correspondait à la situation véritable des moins de 30 ans assujettis au régime d’aide sociale établissant un traitement différent. La preuve démontre que, loin d’être stéréotypé ou arbitraire, l’objet de la distinction contestée correspondait aux besoins et à la situation véritables des personnes de moins de 30 ans. Vers la fin des années 60 et au début des années 70, le taux de chômage chez les jeunes Québécois était relativement faible, car les emplois étaient facilement accessibles. Toutefois, la situation a changé radicalement au cours des années qui ont suivi. Premièrement, au début des années 80, l’Amérique du Nord a connu une profonde récession, qui a frappé durement le Québec et y a fait grimper le taux de chômage, qui était traditionnellement d’environ 8 p. 100, à un sommet de 14,4 p. 100 de la population active en 1982; chez les jeunes, ce taux est alors passé de 6 p. 100 (en 1966) à 23 p. 100. À la même époque, le gouvernement fédéral a resserré les conditions d’admissibilité aux prestations fédérales d’assurance‑chômage et le nombre de jeunes intégrant le marché du travail pour la première fois a fortement augmenté. Ces trois éléments ont provoqué un accroissement sans précédent du nombre de personnes aptes au travail qui ont néanmoins joint les rangs des prestataires d’aide sociale.

39 La situation des jeunes adultes était particulièrement difficile. Leur taux de chômage était beaucoup plus élevé que celui de l’ensemble de la population. Les personnes de moins de 30 ans aptes au travail et sans personne à charge comptaient pour une proportion plus élevée des bénéficiaires d’aide sociale que jamais auparavant. En outre, ce groupe formait la proportion la plus importante — et sans cesse croissante — de nouveaux bénéficiaires d’aide sociale : en 1983, les deux tiers des nouveaux bénéficiaires d’aide sociale avaient moins de 30 ans et la moitié avaient moins de 23 ans. En plus de joindre les rangs des prestataires d’aide sociale en nombre de plus en plus grand, les jeunes bénéficiaires recevaient de l’aide sociale pendant des périodes de plus en plus longues. Alors qu’en 1975, 60 p. 100 des bénéficiaires de moins de 30 ans aptes au travail cessaient de toucher des prestations d’aide sociale dans un délai de six mois, en 1983, ce pourcentage avait chuté à seulement 30 p. 100.

40 Derrière ces statistiques se profilait un tableau complexe. La « nouvelle économie » qui a vu le jour dans les années 80 offrait de moins en moins de possibilités pour les travailleurs non qualifiés ou peu instruits. Parallèlement, on continuait d’observer chez les jeunes Québécois une tendance troublante à abandonner l’école et à tenter d’entrer sur le marché du travail. Au début des années 80, la majorité des jeunes chômeurs étaient des décrocheurs. Les jeunes chômeurs avaient en moyenne un niveau de scolarité sensiblement moins élevé que celui de l’ensemble de la population et le taux de chômage chez les jeunes comptant moins de huit années de scolarité oscillait entre 40 et 60 p. 100. Le manque de compétences et de formation de base figurait parmi les principales causes du chômage chez les jeunes.

41 À court terme, l’objectif que visait le gouvernement en instaurant le régime contesté était de faire participer les bénéficiaires de moins de 30 ans à des programmes de travail et de formation qui compléteraient l’allocation de base inférieure qu’ils recevaient, tout en leur faisant acquérir des compétences utiles. Le régime établissant des niveaux de prestations d’aide sociale différents a été conçu pour aider le nombre sans cesse croissant de jeunes chômeurs à acquérir les compétences et la formation de base dont ils avaient besoin pour trouver des emplois permanents. Il implantait un mécanisme simple. Pour obtenir une majoration de leurs prestations d’aide sociale, les bénéficiaires de moins de 30 ans devaient participer aux programmes Stages en milieu de travail, Travaux communautaires ou Rattrapage scolaire. Lorsqu’ils participaient à l’un ou l’autre des deux premiers programmes, les bénéficiaires de moins de 30 ans recevaient des prestations égales aux prestations de base versées aux bénéficiaires de 30 ans et plus, alors qu’en participant au troisième ils recevaient une somme inférieure d’environ 100 $ à ces prestations de base.

42 À plus long terme, le gouvernement visait à offrir aux jeunes bénéficiaires précisément les cours de rattrapage et les compétences qui leur manquaient et dont ils avaient besoin pour réussir à s’intégrer dans la population active et à devenir autonomes. Cette politique traduit la sagesse pratique du vieux proverbe chinois qui dit : « Donne un poisson à un homme, il aura à manger pour un jour; apprends‑lui à pêcher, il pourra se nourrir toute sa vie. » Cette mesure ne constituait pas une négation de la dignité des jeunes adultes, mais bien au contraire la reconnaissance de leur potentiel.

43 Le simple fait de verser un chèque plus élevé aux jeunes bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans ne les aurait nullement aidés à échapper au chômage et à ses conséquences sociales et psychologiques potentiellement dévastatrices, au‑delà de la seule perte temporaire de revenus. Qui plus est, la critique visant le régime d’encouragement ne tient absolument aucun compte du coût qu’entraîne pour les jeunes adultes le recours à l’aide sociale pendant les années où ils amorcent leur vie professionnelle. Il est très difficile pour un jeune peu instruit et ne possédant pas de compétences ou d’expérience significatives d’entrer sur le marché du travail. Les jeunes qui ont recours à l’aide sociale au cours de cette période cruciale sont privés des expériences formatrices sur lesquelles ceux qui parviennent à joindre les rangs de la population active bâtissent leur indépendance et leur autonomie financière, sans oublier leur estime de soi. Plus longtemps un jeune a recours à l’aide sociale, plus il aura de la difficulté à s’intégrer un jour dans la population active. En ce sens, le fait de dépendre de l’aide sociale peut contribuer à créer le cercle vicieux de l’incapacité à trouver du travail, du désespoir et des perspectives de plus en plus sombres.

44 Au lieu de fermer les yeux sur ces problèmes, le gouvernement a voulu s’attaquer à leurs causes, en concevant des mesures d’aide sociale susceptibles d’aider les bénéficiaires d’aide sociale à devenir autonomes à long terme. Parce que les règles fédérales en vigueur à l’époque interdisaient d’imposer la participation aux programmes, le seul véritable moyen dont la province disposait pour promouvoir ces programmes était de faire de la participation un préalable à la majoration des prestations. Même si on ne souscrit pas au raisonnement du législateur ou à ses priorités, on ne saurait affirmer, compte tenu de ces éléments, que les mesures prises par le législateur n’étaient pas suffisamment ancrées dans la réalité et le sens commun pour être considérées comme relevant de l’exercice légitime de son pouvoir discrétionnaire d’établir un régime complexe d’aide sociale et de l’ajuster dans ses moindres détails. La logique et le sens commun appuient la décision du législateur de structurer ses programmes d’aide sociale de façon à inciter les jeunes adultes — qui ont un plus grand potentiel d’intégration à long terme dans la population active que leurs aînés — à participer à des programmes spécialement conçus pour leur permettre d’acquérir formation et expérience. Comme je l’ai indiqué plus tôt, l’objectif du gouvernement est un facteur contextuel pertinent pour l’application du par. 15(1), quant à la perception qu’une personne raisonnable placée dans la situation de la demanderesse aurait eu du régime d’aide sociale fondé sur des mesures d’encouragement. En l’espèce, loin d’ignorer la situation réelle des personnes de moins de 30 ans, le régime en cause était conçu pour répondre à leurs besoins et à leurs capacités. Une personne raisonnable placée dans la situation de la demanderesse aurait pris cet élément en considération.

45 Pour ce qui est de l’effet du régime, Mme Gosselin plaide que le régime établi par le Règlement ne répondait pas véritablement aux besoins et à la situation des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans, parce que la possibilité qu’ils avaient de « compléter » leurs prestations de base en participant aux programmes était plus théorique que réelle. Elle avance que, malgré les intentions du législateur, le Règlement avait comme conséquence concrète d’abandonner les jeunes bénéficiaires d’aide sociale à leur sort en les obligeant à survivre à l’aide de prestations nettement insuffisantes. Pour cette raison, le régime ne correspondait pas à leurs besoins véritables, soutient‑elle, et il équivalait à une marginalisation discriminatoire du groupe touché.

46 La principale difficulté liée à cet argument tient au fait que le juge de première instance, après un long procès et un examen minutieux du dossier, a conclu que Mme Gosselin n’avait pas établi l’existence d’un véritable effet préjudiciable. Le juge Reeves a fait une mise en garde contre toute généralisation à partir de la situation de Mme Gosselin et l’attribution d’une trop grande importance aux témoignages d’opinion des experts à ce sujet, vu l’absence d’éléments de preuve étayant ces opinions concernant la situation matérielle des personnes de moins de 30 ans. Il a tiré la conclusion suivante : « Il est donc fort douteux que la demanderesse représentante, agissant pour le compte de quelque 75 000 individus, ait déchargé le fardeau de la preuve quant à savoir si l’application de la loi a produit à leur égard des effets défavorables » (p. 1664).

47 Je ne vois aucune raison sur laquelle la Cour pourrait se fonder pour écarter cette conclusion. Rien, dans le dossier, n’indique qu’un bénéficiaire quelconque de moins de 30 ans qui voulait participer à un des programmes n’aurait pas réussi à s’y inscrire. Au procès, Louise Gosselin — qui a en fait participé à chacun des trois programmes — a été le seul témoin à déposer directement sur son expérience personnelle relativement à ces programmes. Nous ne disposons d’aucun élément de preuve établissant que quelqu’un aurait tenté de participer aux programmes et se serait vu opposer un refus ni que les programmes auraient été conçus de façon à exclure systématiquement les moins de 30 ans. En fait, initialement, ces programmes étaient offerts seulement aux moins de 30 ans (et, dans le cas du programme Rattrapage scolaire, aux chefs de familles monoparentales âgés de 30 ans et plus); c’est en 1989 qu’ils sont devenus accessibles à tous les bénéficiaires d’aide sociale. Le juge de première instance a insisté sur le fait que le dossier ne renferme aucune preuve originale étayant l’allégation de Mme Gosselin quant aux difficultés relatives aux programmes, ni aucun élément démontrant que Mme Gosselin peut être considérée comme représentative du groupe des moins de 30 ans. À mon humble avis, il est franchement irréaliste de demander à la Cour de déclarer le gouvernement du Québec coupable de discrimination en contravention de la Charte canadienne et de lui ordonner de payer des centaines de millions de dollars de l’argent des contribuables à des dizaines de milliers de personnes non identifiées, sur le fondement du témoignage d’une seule et unique personne touchée. Madame Gosselin n’a pas non plus présenté une preuve suffisante pour établir que sa propre situation résultait d’une discrimination interdite par le par. 15(1). Le juge de première instance n’a pas trouvé de preuve de l’existence d’une violation et, après avoir examiné le dossier, je ne décèle aucune erreur de sa part à cet égard.

48 Il est inutile de se lancer dans des conjectures quant au nombre de places qui auraient dû être offertes dans les programmes si tous les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans avaient décidé d’y participer. En fait, l’expérience de Mme Gosselin démontre clairement que, contrairement à ce qu’elle avance, il était vraiment possible de participer aux programmes. Pendant la majeure partie de la période pertinente, Mme Gosselin a touché des prestations majorées parce qu’elle participait à un programme. Le dossier indique que, chaque fois, lorsque Mme Gosselin abandonnait un programme, ce n’était pas en raison des lacunes des programmes mêmes, mais plutôt en raison de problèmes personnels, notamment de problèmes psychologiques et de dépendance à l’alcool et aux drogues. L’expérience vécue par Mme Gosselin laisse croire que même les personnes qui avaient de graves problèmes étaient en mesure de toucher un supplément de revenu en vertu du régime contesté.

49 Madame Gosselin critique aussi le fait que la participation au programme Rattrapage scolaire n’entraînait pas une majoration aussi grande des prestations que les autres programmes, les participants ayant droit à des prestations inférieures au montant de base versé au groupe plus âgé. Cependant, il semble qu’il s’agisse simplement d’une mesure visant à inciter les jeunes à privilégier certains programmes (Stages en milieu de travail et Travaux communautaires) plutôt qu’un autre (Rattrapage scolaire). En outre, il faut signaler que le gouvernement fournissait gratuitement des livres et d’autre matériel aux participants au programme Rattrapage scolaire. La décision de structurer les programmes de cette façon particulière peut s’avérer bonne ou mauvaise sur le plan des principes, mais elle ne prouve pas l’existence d’une atteinte à la dignité humaine essentielle de la demanderesse ni l’absence de corrélation entre la disposition législative et la situation réelle de groupe touché.

50 Mon collègue le juge Bastarache se fonde sur la conclusion du juge Robert, dissident, de la Cour d’appel, qui a affirmé que, suivant le témoignage d’expert, il n’existait pas suffisamment de places disponibles dans les programmes pour répondre aux besoins de tous les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans. Cette preuve a été présentée au juge de première instance qui l’a rejetée parce qu’il l’estimait insuffisante et qui a d’ailleurs fait une mise en garde explicite contre l’attribution d’une trop grande importance aux opinions des experts. En toute déférence, je suis d’avis qu’il n’appartient pas à la Cour de réexaminer la conclusion du juge de première instance en l’absence d’une erreur établie. Par ailleurs, mon collègue semble reconnaître dans le cadre de son analyse fondée sur l’art. 7 que les problèmes de Mme Gosselin ne peuvent être attribués uniquement à la distinction fondée sur l’âge qu’elle conteste en invoquant l’art. 15. Il affirme : « [e]n l’espèce, le risque de violation de son droit à la sécurité de sa personne [c’est‑à‑dire sa pauvreté] découlait des aléas d’une économie chancelante, et non de la décision du législateur de ne pas lui accorder une aide financière plus élevée ou de l’obliger à participer à plusieurs programmes pour recevoir une aide accrue » (par. 217). Il ajoute que : « [L’appelante] n’a pas démontré que, en l’excluant, le texte de loi a réduit sa sécurité à un niveau inférieur à ce qu’elle était déjà, compte tenu de la situation économique » (par. 222); « le caractère non inclusif du règlement n’a pas empêché concrètement l’appelante de protéger sa propre sécurité » (par. 223).

51 Mon collègue le juge Bastarache se fonde également sur l’allégation que seulement un très faible pourcentage des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans ont touché l’allocation de base accordée aux personnes de 30 ans et plus parce que la majorité des participants avaient tendance à opter pour le programme Rattrapage scolaire, qui générait des prestations moins élevées (le juge Robert de la Cour d’appel cite un pourcentage de 11,2 p. 100, apparemment tiré d’un rapport d’économiste datant de 1988). D’abord, encore une fois, le juge de première instance n’a pas trouvé convaincants les éléments de preuve statistique ni les témoignages d’experts présentés par Mme Gosselin, tout particulièrement en l’absence de témoignage original d’autres membres du groupe. Mais d’autres problèmes se posent. Il n’existe aucune preuve expliquant pourquoi environ un tiers seulement des bénéficiaires d’aide sociale admissibles ont participé aux programmes. Il n’existe pas non plus d’éléments de preuve quant au revenu réel des moins de 30 ans qui n’ont pas participé aux programmes; de toute évidence l’« aide reçue » n’équivaut pas nécessairement au « revenu total ».

52 Pour ces motifs, l’appelante n’a pas démontré que le Règlement contesté l’a effectivement privée — ou a privé ses semblables — de la protection contre la pauvreté extrême offerte par le régime d’aide sociale. Il a plutôt eu pour effet de faire participer les jeunes à des programmes de formation et d’études, leur participation constituant un préalable à l’obtention du niveau d’aide sociale nécessaire pour répondre à tous leurs « besoins essentiels ». Je ne crois pas que le fait d’assujettir ainsi les paiements à une condition porte atteinte à la dignité ou à la valeur humaine des personnes de moins de 30 ans. Cette condition n’a pas été imposée en conséquence de stéréotypes négatifs. Elle n’a pas effectivement confiné l’appelante et ses semblables à la pauvreté extrême. Enfin, cette condition n’a pas obligé l’appelante à accomplir un acte qui aurait porté atteinte à sa dignité ou à sa valeur en tant qu’être humain.

53 Les effets à long terme du Règlement sont aussi pertinents pour déterminer comment une personne raisonnable placée dans la situation de la demanderesse aurait perçu le régime gouvernemental. On avance que ce régime créait une situation pénible à court terme. Cependant, le gouvernement était d’avis que le régime profiterait à long terme aux bénéficiaires de moins de 30 ans en les incitant à obtenir une formation et à trouver du travail. Nous ignorons si le régime a atteint cet objectif, mais les modifications ultérieures apportées au régime pourraient laisser croire le contraire. En termes simples, voici ce qu’il en est : au vu du dossier qui nous a été soumis, Mme Gosselin n’a pas établi que le régime ne correspondait pas aux besoins et à la situation des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans, que ce soit à court ou à long terme, ni qu’une personne raisonnable placée dans sa situation aurait eu le sentiment que les efforts déployés par le gouvernement pour lui offrir une formation au lieu d’une simple allocation mensuelle portaient atteinte à sa dignité humaine ou la traitaient avec moins de respect « en tant que citoyen[ne] à part entière » (le juge Bastarache, par. 258).

54 Il se peut que certains bénéficiaires de moins de 30 ans aient été victimes des lacunes du système et aient souffert de pauvreté. Cependant, en l’absence d’une preuve concrète, il est difficile d’en déduire que le régime ne correspondait pas aux besoins réels des moins de 30 ans. À mon avis, il n’existe aucune raison de modifier la conclusion du juge de première instance, qui a affirmé que le dossier en l’espèce n’appuie tout simplement pas la prétention que le régime produisait des effets préjudiciables sur les bénéficiaires plus jeunes. On pourrait donc difficilement conclure que l’effet du régime ne correspondait pas à la véritable situation des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans.

55 J’ajouterai deux commentaires. Premièrement, il est possible de conclure qu’une disposition contestée ne viole pas la Charte canadienne même en l’absence de correspondance parfaite entre un régime de prestations et les besoins ou la situation du groupe demandeur. On peut éprouver de la sympathie pour les personnes qui, pour une raison ou une autre, n’ont peut‑être pas pu participer aux programmes. Cependant, le fait qu’un programme social donné ne réponde pas aux besoins de tous, sans exception, ne nous permet pas de conclure que ce programme ne correspond pas aux besoins et à la situation véritables du groupe concerné. Comme l’a souligné le juge Iacobucci dans Law, précité, par. 105, nous ne devrions pas exiger « qu’une loi doi[ve] toujours correspondre parfaitement à la réalité sociale pour être conforme au par. 15(1) de la Charte ». L’élaboration d’un régime d’aide sociale destiné à répondre aux besoins des jeunes adultes est un problème complexe, auquel il n’existe pas de solution parfaite. Quelles que soient les mesures adoptées par le gouvernement, il existera toujours un certain nombre de personnes auxquelles un autre ensemble de mesures aurait mieux convenu. Le fait que certaines personnes soient victimes des lacunes d’un programme ne prouve pas que la mesure législative en cause ne tient pas compte de l’ensemble des besoins et de la situation du groupe de personnes touché, ni que la distinction établie par cette mesure crée une discrimination réelle au sens du par. 15(1).

56 Deuxièmement, le simple fait que le gouvernement n’ait pas prouvé l’exactitude des hypothèses sur lesquelles il s’est fondé ne permet pas d’inférer qu’il y a disparité entre, d’une part, l’objet et l’effet du régime et, d’autre part, la situation des personnes touchées. Le juge Bastarache avance que la distinction entre les personnes de moins de 30 ans et les personnes plus âgées ne repose pas sur des « raisons logiques », mais « sur l’hypothèse invérifiable selon laquelle les personnes de moins de 30 ans ont des besoins moins grands que leurs aînés et de meilleures chances que ceux‑ci de se trouver un emploi » (par. 248). Ce raisonnement semble imposer au législateur l’obligation de vérifier empiriquement toutes ses hypothèses, même lorsqu’elles sont raisonnablement fondées sur le quotidien et le sens commun. En toute déférence, cette norme est trop exigeante. Encore une fois, il s’agit principalement d’un désaccord sur la preuve, et non sur l’approche fondamentale. Le législateur peut légitimement s’appuyer sur des hypothèses générales documentées sans contrevenir à l’art. 15 (voir l’arrêt Law, précité, par. 106), à la condition que ces hypothèses ne soient pas fondées sur des stéréotypes arbitraires et dégradants. L’idée qu’il pourrait être plus facile pour les jeunes adultes que pour leurs aînés de trouver du travail ne constitue pas un tel stéréotype. En fait, cette raison a été invoquée dans Law pour justifier le versement de prestations de survivant réduites aux veuves et veufs plus jeunes.

57 Une dernière objection porte que la décision de choisir 30 ans comme âge limite était arbitraire parce qu’elle ne tenait pas compte de la situation véritable des jeunes adultes ayant besoin de l’aide sociale. Toutefois, toutes les distinctions législatives fondées sur l’âge possèdent cette « part d’arbitraire », sans que cela les invalide pour autant. Pourvu que l’âge choisi ait un lien raisonnable avec l’objectif législatif, le fait que certaines personnes auraient préféré un âge différent — peut‑être 29 ans pour certaines ou encore 31 ans pour d’autres — ne révèle pas une absence de corrélation suffisante entre la distinction, d’une part, et les besoins et la situation véritables, d’autre part. En outre, dans la présente affaire, aucune preuve n’indique qu’un autre âge limite aurait été préférable à celui qui a été choisi.

58 Je conclus que le dossier en l’espèce n’établit pas l’absence de lien, quant à l’objet ou à l’effet de la distinction, entre le motif de l’âge et les besoins et la situation des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans au Québec.

c) L’objectif ou l’effet d’amélioration de la mesure législative à l’égard d’une personne ou d’un groupe plus défavorisé dans la société

59 Pour déterminer si l’on a établi, au regard de l’art. 15, l’atteinte à la valeur humaine sur le fondement de caractéristiques de groupe, il faut examiner un troisième facteur, soit le fait que la distinction contestée ait été ou non conçue pour améliorer la situation d’un groupe plus défavorisé. Dans Law, notre Cour a tenu compte du fait que le versement de pensions réduites aux veuves et veufs plus jeunes avait un lien avec le versement de pensions plus élevées aux veuves et veufs plus nécessiteux, moins favorisés : Law, par. 103.

60 En l’espèce, il n’existe aucun lien entre, d’une part, la création d’un régime d’encouragement destiné aux jeunes adultes, combinant le versement de prestations inférieures et l’obligation de participer à des programmes, et, d’autre part, le versement de prestations supérieures aux personnes plus âgées ou plus défavorisées. De ce point de vue, ce facteur contextuel est neutre. De façon plus générale, on peut soutenir que la distinction entre les prestations reflète les situations différentes des bénéficiaires de moins de 30 ans et de ceux de 30 ans et plus. Il est exact que les jeunes adultes ont besoin du même montant que leurs aînés pour subvenir à leurs besoins. Cependant, nous pourrions prendre connaissance d’office, comme dans Law, des difficultés accrues auxquelles les personnes plus âgées risquent de se heurter dans la recherche d’un emploi. Parallèlement, la formation et l’entrée sur le marché du travail comportent des avantages plus importants pour les jeunes adultes que pour leurs aînés : en effet, les jeunes adultes ont devant eux une carrière plus longue que leurs aînés, lorsqu’ils s’intègrent dans la population active, et ils risquent que leur dépendance à l’aide sociale les amène, tôt, à y recourir de façon chronique.

61 De ce point de vue, les traitements différents réservés aux jeunes bénéficiaires et aux bénéficiaires plus âgés n’indiquent pas que les seconds étaient plus valorisés ou respectés que les premiers. S’ils n’étaient pas davantage défavorisés, comme dans l’affaire Law, les bénéficiaires plus âgés étaient « défavorisés différemment ». Compte tenu de leur situation différente de celle des jeunes adultes sur le plan de l’employabilité à long terme, il était raisonnable de la part du législateur d’adapter ses programmes à leur situation et à leurs besoins distincts. Le fait que chaque groupe reçoive des allocations de base différentes comme aide financière n’indique pas que la dignité d’un groupe était privilégiée par rapport à celle de l’autre. Les moins de 30 ans et les 30 ans et plus ne se trouvaient pas « dans la même situation » quant aux éléments pertinents pour déterminer le niveau d’aide sociale qu’il convenait de leur verser sous forme de paiements inconditionnels.

62 De façon plus générale, comme je l’ai déjà mentionné, le Règlement visait à améliorer la situation des prestataires d’aide sociale de moins de 30 ans. Une personne raisonnable placée dans la situation de Mme Gosselin en tiendrait compte pour déterminer si le régime traitait les moins de 30 ans comme s’ils étaient moins dignes de respect et de considération que les 30 ans et plus.

d) La nature et l’étendue du droit touché par la mesure législative contestée

63 Dans l’examen de ce facteur, il faut examiner les effets de la mesure législative contestée — à quel point « les conséquences [. . .] ressenties par le groupe touché sont graves et localisées » : Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, par. 63, cité dans Law, précité, par. 74.

64 Le juge de première instance n’a pas été en mesure de conclure que la preuve établissait l’existence de véritables effets préjudiciables sur les bénéficiaires de moins de 30 ans. Le législateur croyait aider les bénéficiaires de moins de 30 ans; bien que nous puissions présumer que le fait de toucher un montant inférieur a aggravé à court terme l’anxiété financière éprouvée par les bénéficiaires de moins de 30 ans, nous ne savons pas quel rôle ce facteur a véritablement joué dans le contexte du régime de participation aux programmes, ni si les bénéficiaires de plus de 30 ans, qui ne touchaient que 55 p. 100 du montant correspondant au seuil de pauvreté, ont éprouvé la même anxiété. La demanderesse avance que le versement du montant inférieur a été préjudiciable aux bénéficiaires de moins de 30 ans et a porté atteinte à leur dignité humaine essentielle en les marginalisant et en les empêchant de participer pleinement dans la société. Il n’existe encore une fois aucun élément de preuve qui étaye cette allégation. Il se peut que les personnes de moins de 30 ans qui, pour quelque raison que ce soit, n’ont pas pu accroître leur allocation de base, aient subi un effet préjudiciable appréciable du fait que leurs prestations de base étaient moins élevées, selon l’accessibilité d’autres ressources, comme l’aide de leur famille. Cependant, même si nous sommes disposés à reconnaître que certains jeunes bénéficiaires ont dû se retrouver bien au‑dessous du seuil de pauvreté, nous ne savons pas combien ont connu ce sort, ni pendant combien de temps. Dans ces circonstances, il est difficile d’apprécier la nature et l’étendue des droits touchés par le Règlement. Nous revenons une fois de plus à la principale difficulté à laquelle s’est heurté le juge de première instance : bien que Mme Gosselin ait soutenu parler au nom de 75 000 jeunes bénéficiaires, elle n’a tout simplement pas présenté au tribunal une preuve suffisante à l’appui de son allégation portant que l’allocation de base inférieure était discriminatoire, que ce soit envers elle ou envers l’ensemble de la catégorie.

65 Pour apprécier la gravité des conséquences, il faut également tenir compte de l’effet positif de la mesure législative sur les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans. La preuve démontre que le régime établi en vertu de la Loi sur l’aide sociale visait à favoriser l’autonomie et l’indépendance financière des jeunes bénéficiaires d’aide sociale par leur intégration dans la population active et à combattre les effets secondaires pernicieux du chômage et de la dépendance à l’aide sociale. La mesure incitant à la participation aux programmes tendait à la réalisation d’objectifs qui sont au cœur de la garantie d’égalité : autodétermination, autonomie personnelle, respect de soi, confiance en soi et prise en charge de sa destinée. C’est là l’essence de la dignité humaine essentielle : voir Law, précité, par. 53. En toute déférence, je rejette l’hypothèse voulant que les dispositions incitatives dénotent du mépris envers les jeunes ou la conviction qu’ils ne peuvent devenir productifs que si on les y contraints. Au contraire, la structure du régime est une marque de foi en l’utilité de l’instruction et en l’importance d’encourager les jeunes à accroître leurs compétences et leur employabilité, plutôt qu’à rester confinés à la dépendance et au chômage. À mon avis, l’intérêt favorisé par la différence de traitement en litige est intimement et inextricablement lié à la dignité humaine essentielle qui anime la garantie d’égalité prévue au par. 15(1) de la Charte canadienne.

66 Nous devons trancher le présent pourvoi en fonction de la preuve qui nous a été soumise et non en fonction d’hypothèses ou de ce que nous croyons que la preuve devrait démontrer. Après avoir revu la preuve, j’estime que, même s’il est possible qu’il ait eu des conséquences négatives à court terme sur la situation économique de certains bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans comparativement à leurs aînés, le régime a pour idée maîtresse d’améliorer la situation des personnes appartenant à ce groupe et de renforcer leur dignité humaine et leur capacité de subvenir à leurs besoins à long terme. La nature et la portée des droits touchés tendent à révéler l’existence non pas d’une discrimination, mais plutôt d’une préoccupation pour la situation des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans. En l’absence d’éléments de preuve plus convaincants établissant le contraire, je ne puis conclure qu’une personne raisonnable placée dans la situation de la demanderesse aurait considéré ce régime discriminatoire, compte tenu des facteurs contextuels et de la préoccupation pour la dignité sur laquelle l’arrêt Law met l’accent.

e) Résumé de l’analyse des facteurs contextuels

67 La question est de savoir si un bénéficiaire d’aide sociale raisonnable de moins de 30 ans, qui prendrait en compte les facteurs contextuels pertinents, conclurait que, de par son objet ou son effet, l’allocation de base inférieure versée aux personnes de moins de 30 ans la traitait comme si elle était moins digne de respect et de considération et méritait moins qu’on lui accorde une chance que les 30 ans et plus. Au vu de la preuve dont nous disposons, nous devons y répondre par la négative.

68 À partir de l’examen des quatre facteurs contextuels énoncés dans Law, il m’est impossible de conclure que l’on a établi l’existence d’une atteinte à la dignité humaine, essentielle pour conclure à la discrimination. Il ne s’agit pas d’un cas où le groupe de la demanderesse a souffert d’un désavantage préexistant et de stigmates. On n’a pas établi l’absence de correspondance entre le régime, quant à son objet ou à son effet, et la situation réelle des bénéficiaires de moins de 30 ans. Le facteur de l’« effet d’amélioration » est neutre pour ce qui est de la discrimination. Enfin, les conclusions du juge de première instance et les éléments de preuve n’appuient pas la prétention que l’incidence globale du régime sur les personnes touchées a porté atteinte à leur dignité humaine et à leur droit d’être reconnues comme membres à part entière de la société, même si elles font partie de la catégorie touchée par la distinction.

69 Un bénéficiaire d’aide sociale raisonnable de moins de 30 ans aurait pu conclure que le régime était dur et, peut‑être, qu’il n’était pas judicieux. (Comme je l’ai mentionné, il a finalement été abrogé.) Cependant, il n’aurait pas pu raisonnablement conclure que le régime traitait les jeunes adultes comme s’ils étaient des personnes de moindre valeur ou moins dignes de respect, et ce d’une façon qui avait pour objet ou pour effet de les marginaliser ou de les dénigrer dans notre société. Ce bénéficiaire raisonnable aurait plutôt conclu que le régime traitait les jeunes adultes comme plus aptes que leurs aînés à profiter de la formation et des cours, plus aptes à obtenir et à conserver un emploi et plus aptes à s’adapter à leur situation et à participer et contribuer pleinement en tant que membres à la société.

70 Loin d’être fondé sur des stéréotypes erronés, le régime était conçu pour répondre, tant à court terme qu’à long terme, aux besoins et à la situation des jeunes adultes ayant besoin d’aide sociale. Je n’insinue pas qu’il doit toujours exister un stéréotype à l’appui d’une conclusion qu’il y a eu violation de l’art. 15. Cependant, l’inexistence d’un stéréotype constitue un facteur dont il faut tenir compte. La distinction fondée sur l’âge a été créée dans un objectif d’amélioration non discriminatoire; son idée maîtresse et ses effets sur les plans social et économique tendaient à l’amélioration de la situation des jeunes dans la société en accroissant leurs chances de trouver du travail et de mener une vie plus équilibrée et plus indépendante. De plus, suivant les conclusions du juge de première instance, on n’a pas établi que le régime a eu pour effet de dévaloriser les membres de ce groupe par rapport à leurs aînés.

71 Voici la formulation la plus juste de l’argument de la demanderesse. Elle nous demande d’inférer de l’absence apparente d’une forte participation aux programmes que certains bénéficiaires de moins de 30 ans ont nécessairement été réduits à vivre dans la plus grande pauvreté à un moment quelconque. À partir de cette inférence, elle nous demande aussi de conclure qu’au moins certaines de ces personnes ont subi une atteinte à leur dignité et à leur capacité de vivre dans l’égalité comme membres à part entière de la société.

72 Les inférences que l’on nous demande ainsi de faire posent des problèmes. Comme je l’ai expliqué, le juge de première instance n’a pas été en mesure de trouver des éléments de preuve établissant l’existence d’un véritable effet préjudiciable sur les moins de 30 ans en tant que groupe. Par ailleurs, cet argument repose sur une norme de perfection des programmes sociaux. Comme notre Cour l’a affirmé dans Law, ce n’est pas là la norme qui doit être appliquée. Il existera toujours des personnes qui seront victimes des lacunes des programmes sociaux. La preuve d’une atteinte à la dignité humaine ou d’une violation de l’art. 15 n’est pas établie pour autant. Il faut plutôt démontrer que le régime dans son ensemble et dans le contexte des quatre facteurs énoncés dans Law a, de par son objet ou son effet, porté atteinte à la dignité humaine des personnes appartenant à la catégorie touchée, en les pénalisant ou les marginalisant simplement en raison de ce qu’elles étaient. En l’espèce, cela n’a pas été démontré.

73 Le présent pourvoi ressemble remarquablement à Law à de nombreux égards. Dans cette affaire, la disposition en cause établissait une distinction fondée sur l’âge quant au droit à une pension de survivant et n’accordait aucune prestation aux conjoints survivants de moins de 35 ans au moment du décès du cotisant, sous réserve de certaines exceptions prévues par la loi. En l’espèce, la disposition litigieuse établit une distinction fondée sur l’âge quant au droit d’une personne sans emploi à des prestations d’aide sociale et elle prévoit que les chômeurs âgés de moins de 30 ans au moment du versement des prestations recevront des prestations réduites assorties d’un complément les encourageant à participer à un programme, sous réserve de certaines exceptions prévues par le Règlement. Dans l’arrêt Law, l’appelante soutenait que la distinction, toute bien intentionnée qu’elle fût, était fondée sur une hypothèse erronée voulant que les personnes plus jeunes puissent décrocher un emploi plus facilement que leurs aînés. En l’espèce, l’appelante avance que la distinction, toute bien intentionnée qu’elle soit, est fondée sur une hypothèse erronée voulant que les personnes plus jeunes puissent décrocher un emploi plus facilement que leurs aînés. Dans l’arrêt Law, l’appelante faisait ressortir les différences à court terme, et l’intimé les besoins à long terme. En l’espèce, l’appelante fait ressortir les différences à court terme, et l’intimé les besoins à long terme. Dans l’arrêt Law, notre Cour a statué que, même si la loi renfermait à première vue une distinction fondée sur l’âge défavorisant les personnes plus jeunes, « si elle est analysée du double point de vue de la sécurité à long terme et des possibilités plus grandes offertes par la jeunesse, la différence de traitement ne traduit ni n’encourage l’idée que ces personnes sont moins capables, ou moins dignes d’intérêt, de respect et de considération » (par. 102). De même, en l’espèce, le but de la disposition législative, qui consiste à éviter la dépendance à long terme à l’aide sociale et à promouvoir l’intégration dans la population active, conjugué à la prestation de programmes de formation professionnelle et de rattrapage scolaire, mène à la conclusion que la différence de traitement ne traduit ni n’encourage l’idée que les jeunes personnes sont moins capables, ou moins dignes d’intérêt, de respect et de considération. Dans l’arrêt Law, notre Cour a conclu que le fait que les dispositions de la loi ne correspondent pas parfaitement à la situation de chacun des membres du groupe touché ne « compromet pas la conclusion ultime, soit qu’elles sont compatibles avec la dignité et la liberté de l’appelante » (par. 106). De même, en l’espèce, le fait que l’on puisse soutenir que la mesure législative ne correspond pas parfaitement à la situation personnelle de Mme Gosselin, la seule décrite au dossier, ne compromet pas la conclusion ultime, soit qu’elle est compatible avec la dignité et la liberté de l’appelante et avec la dignité et la liberté des moins de 30 ans en général.

74 Je conclus que la mesure législative contestée ne portait pas atteinte à la dignité humaine essentielle des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans. Nous devons fonder notre décision sur le dossier qui nous a été soumis et non sur des hypothèses ou des convictions personnelles. Au vu des faits, tels qu’ils nous ont été présentés, la mesure législative contestée ne créait pas de discrimination à l’endroit de Mme Gosselin, individuellement ou en tant que membre du groupe des 18 à 30 ans au Québec. Le régime d’aide sociale établissant une différence de traitement ne contrevenait donc pas au par. 15(1) de la Charte canadienne.

B. Le régime d’aide sociale viole‑t‑il l’art. 7 de la Charte canadienne?

75 L’article 7 dispose que « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ». L’appelante fait valoir que le droit à la sécurité de la personne emporte le droit de recevoir de l’État un niveau d’aide sociale suffisant pour répondre à ses besoins essentiels. Elle prétend que l’État a porté atteinte à ce droit qui lui est garanti en lui versant des prestations d’aide sociale insuffisantes, de façon non conforme aux principes de justice fondamentale. Sa prétention comporte trois éléments : (1) la mesure législative porte atteinte à un intérêt protégé par le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne au sens de l’art. 7; (2) le versement de prestations insuffisantes constitue une « atteinte » par l’État; (3) l’atteinte à son droit protégé par l’art. 7, si elle est établie, n’a pas été portée en conformité avec les principes de justice fondamentale. Le dossier factuel n’est pas suffisant pour étayer cette prétention. J’examinerai néanmoins ces trois éléments.

76 La première question est de savoir si le droit revendiqué en l’espèce — le droit à un niveau d’aide sociale suffisant pour répondre aux besoins essentiels — est inclus dans l’art. 7. À cette fin, nous devons examiner le contenu du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne ainsi que la nature des intérêts protégés par l’art. 7.

77 Comme le souligne mon collègue le juge Bastarache, selon le courant jurisprudentiel dominant concernant l’art. 7, cette disposition à pour objet d’empêcher certains types d’atteintes à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, soit celles « qui résultent d’une interaction de l’individu avec le système judiciaire et l’administration de la justice » : Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 65. Les mots « le système judiciaire et l’administration de la justice » s’entendent du « comportement de l’État en tant qu’il fait observer et appliquer la loi » (G. (J.), par. 65). Une telle interprétation limite la portée possible du droit « à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne » en demandant contre qui ou contre quoi l’art. 7 accorde sa protection. Suivant cette interprétation étroite, cet article ne protégerait pas contre toutes les mesures susceptibles de porter atteinte d’une façon ou d’une autre au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité, mais seulement contre celles pouvant être imputées à un acte de l’État accompli dans le cadre de l’administration de la justice : voir Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 (le « Renvoi sur la prostitution »), p. 1173-1174, le juge Lamer (plus tard Juge en chef), s’exprimant en son propre nom; B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, par. 21-23, le juge en chef Lamer, s’exprimant de nouveau en son propre nom; ainsi que G. (J.), précité, le juge Lamer s’exprimant alors au nom de la majorité. Cette approche a été confirmée dans l’arrêt Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44, le juge Bastarache, s’exprimant pour la majorité.

78 Dans ses décisions concernant l’art. 7, notre Cour a indiqué que l’administration de la justice ne s’entend pas exclusivement des procédures criminelles, comme l’a fait remarquer le juge en chef Lamer dans l’arrêt G. (J.), précité. Au contraire, notre jurisprudence reconnaît que tout un éventail de situations peuvent faire entrer en jeu l’administration de la justice : voir Blencoe, précité (procédures en matière de droits de la personne); B. (R.), précité (droits des parents relativement à un traitement médical imposé par l’État); G. (J.), précité (droits des parents dans le cadre de procédures judiciaires en matière de garde d’enfant); Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg (région du Nord-Ouest) c. G. (D.F.), [1997] 3 R.C.S. 925 (liberté de refuser des traitements contre une dépendance imposés par l’État). Le juge Bastarache affirme que l’art. 7 s’applique exclusivement dans un contexte juridictionnel. En toute déférence, je crois que cette conclusion est peut‑être prématurée. La présence d’un contexte juridictionnel pourrait suffire, mais il n’a pas encore été jugé qu’un tel contexte est nécessaire pour que l’art. 7 entre en jeu.

79 À mon avis, il serait à la fois inutile et peu souhaitable de tenter, à ce moment‑ci, de formuler une définition exhaustive de la notion d’administration de la justice, qui cernerait toutes les situations où l’administration de la justice pourrait en théorie entrer en jeu. Il convient de laisser le sens de la notion d’administration de la justice — et de façon plus générale la portée de l’art. 7 — évoluer graduellement, au fur et à mesure que des questions jusqu’ici imprévues seront soumises aux tribunaux. En l’espèce, la question n’est pas de savoir si l’administration de la justice est en jeu — de toute évidence elle ne l’est pas — , mais si, malgré ce fait, la Cour doit appliquer l’art. 7.

80 L’article 7 peut‑il être invoqué pour protéger des droits ou intérêts n’ayant aucun rapport avec l’administration de la justice? Cette question n’a encore jamais été résolue. Dans l’arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, p. 56, le juge en chef Dickson, s’exprimant en son nom et en celui du juge Lamer, a évoqué (sans toutefois trancher la question) la possibilité que le droit à la sécurité de la personne aille plus loin et « protège les intérêts primordiaux de l’autonomie personnelle, tel le droit à la vie privée ». De même, dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 1004, le juge en chef Dickson, s’exprimant au nom de la majorité, n’a pas répondu à la question de savoir si l’art. 7 pouvait être invoqué pour protéger les « droits économiques, fondamentaux à la [. . .] survie [de la personne] ». Dans certaines causes, même si les faits concernaient l’administration de la justice, la Cour a décrit les droits protégés par l’art. 7 sans les rattacher explicitement à l’administration de la justice : B. (R.) et G. (D.F.), précités.

81 Même s’il était possible d’interpréter l’art. 7 comme englobant les droits économiques, un autre obstacle surgirait. L’article 7 précise qu’il ne peut être porté atteinte au droit de chacun à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. En conséquence, jusqu’à maintenant, rien dans la jurisprudence ne tend à indiquer que l’art. 7 impose à l’État une obligation positive de garantir à chacun la vie, la liberté et la sécurité de sa personne. Au contraire, on a plutôt considéré que l’art. 7 restreint la capacité de l’État de porter atteinte à ces droits. Il n’y a pas d’atteinte de cette nature en l’espèce.

82 Il est possible qu’on juge un jour que l’art. 7 a pour effet de créer des obligations positives. Paraphrasant les paroles célèbres prononcées par lord Sankey dans Edwards c. Attorney‑General for Canada, [1930] A.C. 124 (C.P.), p. 136, on peut affirmer que la Charte canadienne est [traduction] « un arbre susceptible de croître et de se développer à l’intérieur de ses limites naturelles » : voir Renvoi : Circonscriptions électorales provinciales (Sask.), [1991] 2 R.C.S. 158, p. 180, le juge McLachlin. Ce serait faire erreur que de considérer que le sens de l’art. 7 est figé ou que son contenu a été défini de façon exhaustive dans les arrêts antérieurs. À cet égard, il semble à propos de citer les motifs du juge LeBel dans Blencoe, précité, par. 188 :

Nous devons toutefois nous rappeler que l’art. 7 énonce certaines valeurs fondamentales de la Charte. Il est sûrement vrai qu’il nous faut éviter de ramener la Charte, voire le droit canadien, à une disposition souple et complexe comme l’art. 7. Toutefois, son importance est telle pour la définition des garanties de fond et de procédure en droit canadien qu’il serait périlleux de bloquer l’évolution de cette partie du droit. Il restera difficile pendant encore assez longtemps de prévoir et d’évaluer toutes les répercussions de l’art. 7. Notre Cour devrait être consciente de la nécessité de maintenir une certaine souplesse dans l’interprétation de l’art. 7 de la Charte et dans l’évolution de son application.

La question n’est donc pas de savoir si l’on a déjà reconnu — ou si on reconnaîtra un jour — que l’art. 7 crée des droits positifs. Il s’agit plutôt de savoir si les circonstances de la présente affaire justifient une application nouvelle de l’art. 7, selon laquelle il imposerait à l’État l’obligation positive de garantir un niveau de vie adéquat.

83 J’estime que les circonstances ne justifient pas pareille conclusion. Avec égards pour l’opinion de ma collègue le juge Arbour, je n’estime pas que la preuve est suffisante en l’espèce pour étayer l’interprétation de l’art. 7 qu’elle propose. Je n’écarte pas la possibilité qu’on établisse, dans certaines circonstances particulières, l’existence d’une obligation positive de pourvoir au maintien de la vie, de la liberté et de la sécurité de la personne. Toutefois, tel n’est pas le cas en l’espèce. Le régime contesté comportait des dispositions prévoyant du « travail obligatoire » compensatoire et la preuve n’a pas établi l’existence d’un véritable fardeau. Le cadre factuel très ténu en l’espèce ne saurait étayer l’imposition à l’État d’une lourde obligation positive d’assurer la subsistance des citoyens.

84 Compte tenu de mes conclusions relatives au par. 15(1) et à l’art. 7 de la Charte canadienne, la question de la justification au regard de l’article premier ne se pose pas, ni d’ailleurs celle des réparations fondées sur la Charte canadienne.

C. Le régime d’aide sociale viole‑t‑il l’art. 45 de la Charte québécoise?

85 L’article 45 de la Charte québécoise dispose que toute personne dans le besoin a droit « à des mesures d’assistance financière et à des mesures sociales, prévues par la loi, susceptibles de lui assurer un niveau de vie décent ».

86 Madame Gosselin affirme que l’art. 45 crée le droit à un niveau de vie décent et que le régime d’aide sociale du Québec a porté atteinte à ce droit. Sur cette question, elle reprend essentiellement la position dissidente du juge Robert de la Cour d’appel du Québec. Elle avance également que cette prétendue atteinte donne ouverture à une réparation prévue par l’art. 49 de la Charte québécoise, argument qu’a rejeté le juge Robert.

87 Il ne fait aucun doute que l’art. 45 est censé créer un droit. Toutefois, la détermination du contenu et de l’étendue de ce droit présente certaines difficultés, puisque l’art. 45 est ambigu et admet deux interprétations. Suivant la première, en créant le droit à des « mesures [. . .] prévues par la loi, susceptibles [d’]assurer un niveau de vie décent », l’art. 45 obligerait les tribunaux à examiner les mesures d’aide sociale adoptées par le législateur pour déterminer si elles assurent ou non un niveau de vie décent. C’est la démarche que prône l’appelante.

88 Suivant la deuxième interprétation, l’art. 45 crée un droit beaucoup plus limité. Il oblige le gouvernement à établir des mesures d’aide sociale, mais soustrait au pouvoir de contrôle des tribunaux la question de savoir si ces mesures sont adéquates. L’expression « susceptibles [d’]assurer un niveau de vie décent » sert à identifier les mesures qui constituent l’objet du droit, c’est‑à‑dire qu’elle précise le type de mesures que l’État est tenu d’offrir, mais elle ne peut être invoquée pour fonder l’examen du caractère adéquat de telles mesures. À mon avis, comme je l’indique ci‑après, plusieurs facteurs militent en faveur de la deuxième interprétation.

89 L’examen des autres dispositions du chapitre IV de la Charte québécoise, intitulé « Droits économiques et sociaux », aide à bien cerner le contexte de l’art. 45 et jette un éclairage considérable sur son interprétation. Certaines dispositions du chapitre IV portent sur les droits des personnes physiques entre elles et ne visent directement l’État d’aucune façon. Par exemple, l’art. 39 précise que « [t]out enfant a droit à la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner ». Cependant, la plupart des dispositions du chapitre IV, y compris l’art. 45, appellent l’intervention de l’État. De ces dispositions, toutes sauf deux visent des « droits positifs », c’est‑à‑dire des droits correspondant à une obligation pour l’État de faire ou d’offrir quelque chose. C’est le cas, notamment, de l’art. 40 (droit à l’instruction publique gratuite), de l’art. 41 (droit à l’enseignement religieux ou moral) et de l’art. 44 (droit à l’information).

90 La plupart des dispositions créant des droits positifs renferment des termes limitatifs, qui restreignent nettement la portée des droits en question. Par exemple, le droit à l’instruction publique visé à l’art. 40 est formulé ainsi : « [t]oute personne a droit, dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi, à l’instruction publique gratuite » (je souligne). Compte tenu de cette restriction, il serait erroné d’affirmer que ce droit crée un droit indépendant à l’instruction publique gratuite. Au contraire, le libellé de cette disposition donne à penser que les modalités du régime établi par le législateur pour assurer l’instruction gratuite ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire quant à savoir si elles sont adéquates.

91 D’autres dispositions clés du chapitre IV sont structurées de manière analogue. Par exemple :

41. Les parents ou les personnes qui en tiennent lieu ont le droit d’exiger que, dans les établissements d’enseignement publics, leurs enfants reçoivent un enseignement religieux ou moral conforme à leurs convictions, dans le cadre des programmes prévus par la loi.

42. Les parents ou les personnes qui en tiennent lieu ont le droit de choisir pour leurs enfants des établissements d’enseignement privés, pourvu que ces établissements se conforment aux normes prescrites ou approuvées en vertu de la loi.

44. Toute personne a droit à l’information, dans la mesure prévue par la loi.

46. Toute personne qui travaille a droit, conformément à la loi, à des conditions de travail justes et raisonnables et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique.

92 Dans tous ces cas, les droits prévus sont limités de façon à soustraire au contrôle judiciaire les mesures ou le cadre législatifs précis adoptés par le législateur. Ces dispositions obligent l’État à prendre des mesures pour donner effet aux droits visés par le chapitre IV, mais elles ne permettent pas le contrôle judiciaire de ces mesures. De fait, l’art. 48 est la seule disposition qui crée un droit positif ne comportant pas cet élément : « [t]oute personne âgée ou toute personne handicapée a droit d’être protégée contre toute forme d’exploitation ». Cependant, cette disposition semble pouvoir être distinguée des autres en ce que le droit envisagé, contrairement aux autres droits examinés, ne requiert pas a priori l’adoption d’un régime spécial en vue d’assurer son application.

93 L’article 45 était‑il censé assujettir les modalités particulières d’un régime d’aide sociale au pouvoir des tribunaux d’en contrôler le caractère adéquat, contrairement aux dispositions voisines examinées précédemment? Si le législateur avait voulu un résultat aussi exceptionnel, il me semble qu’il aurait donné effet à cette intention de façon non équivoque, au moyen de termes précis. Il existe des documents juridiques tendant précisément à ce résultat. Par exemple, le par. 11(1) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 993 R.T.N.U. 3, reconnaît « le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle‑même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants, ainsi qu’à une amélioration constante de ses conditions d’existence ». L’article 22 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., p. 71 (1948), précise que : « [t]oute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale » et « est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité ». Le paragraphe 25(1) prévoit :

Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien‑être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté.

Contrairement à ces dispositions, qui définissent directement et de manière non équivoque le droit qui est reconnu aux individus (bien qu’il ne donne peut‑être pas ouverture à un recours judiciaire), l’art. 45 de la Charte québécoise est très ambigu. En effet, l’art. 45 comporte deux niveaux d’ambiguïté. Plutôt que de parler du droit à un niveau de vie décent, l’art. 45 parle du droit à des mesures. En outre, il ne s’agit pas du droit à des mesures assurant un niveau de vie décent, mais de mesures susceptibles d’assurer un niveau de vie décent. À mon avis, le choix du terme « susceptibles » fait ressortir l’idée que les mesures adoptées doivent tendre à assurer un niveau de vie décent, mais n’ont pas à y parvenir. En d’autres mots, l’art. 45 exige seulement que le gouvernement puisse établir l’existence de mesures du type approprié, sans l’obliger à défendre la sagesse de ces mesures. Cette interprétation est aussi compatible avec la compétence institutionnelle respective des tribunaux et des législatures en ce qui concerne l’établissement de politiques sociales fondamentales et leur ajustement dans les moindres détails.

94 Pour ces motifs, je ne puis souscrire à l’opinion que l’art. 45 invite les tribunaux à contrôler le caractère adéquat du régime d’aide sociale du Québec. La Loi sur l’aide sociale comporte le type de « mesures [. . .] prévues par la loi » que vise l’art. 45. Je conclus en l’espèce à l’absence de violation de l’art. 45 de la Charte québécoise.

95 Malgré cette conclusion de conformité avec l’art. 45, je tiens à commenter brièvement la question des réparations. Je souscris en grande partie aux propos de mon collègue le juge Bastarache sur cette question. Tout particulièrement, je reconnais que la violation de l’art. 45 ne peut donner lieu à une déclaration d’invalidité, puisqu’une telle réparation ne peut être obtenue qu’en vertu de l’art. 52 de la Charte québécoise, qui s’applique exclusivement aux art. 1 à 38. Je reconnais également que l’art. 49 ne s’applique pas en l’espèce. Cependant, je ne peux, en toute déférence, me rallier au point de vue du juge Bastarache selon lequel il serait superflu, en raison des facteurs qui précèdent, de déterminer s’il y a eu violation de l’art. 45.

96 Bien que les tribunaux n’aient pas le pouvoir d’invalider des lois qui sont incompatibles avec les droits sociaux et économiques prévus au chapitre IV de la Charte québécoise, il ne s’ensuit pas que les tribunaux sont de ce fait dispensés de connaître des demandes fondées sur ces droits. La personne qui prétend avoir été victime d’une atteinte aux droits que lui garantit la Charte québécoise a le droit de s’adresser aux tribunaux dans les cas opportuns. La Charte québécoise est un document juridique, censé créer des droits sociaux et économiques. Ces droits sont peut‑être symboliques en ce qu’ils ne peuvent servir de fondement à l’invalidation d’autres lois ni à une action en dommages‑intérêts. Cependant, il existe une réparation pour les atteintes aux droits sociaux et économiques énoncés au chapitre IV de la Charte québécoise. En cas de violation de ces droits, un tribunal compétent peut prononcer un jugement déclaratoire constatant cette violation.

V. Conclusion

97 Je rejetterais le pourvoi. J’estime que le régime d’aide sociale du Québec en vigueur de 1987 à 1989 ne contrevenait ni à l’art. 7 et au par. 15(1) de la Charte canadienne, ni à l’art. 45 de la Charte québécoise. En conséquence, voici comment je répondrais aux questions constitutionnelles :

1. Le paragraphe 29a) du Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1, adopté en vertu de la Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A‑16, violait‑il le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés pour le motif qu’il établissait une distinction discriminatoire fondée sur l’âge relativement aux personnes seules, aptes au travail, âgées de 18 à 30 ans?

Non.

2. Dans l’affirmative, cette violation est‑elle justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique, en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Compte tenu de la réponse à la question 1, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

3. Le paragraphe 29a) du Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1, adopté en vertu de la Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A‑16, violait‑il l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés pour le motif qu’il portait atteinte au droit à la sécurité des personnes qu’il visait, et ce d’une façon incompatible avec les principes de justice fondamentale?

Non.

4. Dans l’affirmative, cette violation est‑elle justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique, en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Compte tenu de la réponse à la question 3, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

Version française des motifs rendus par

Le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente) —

I. Introduction

98 Le présent pourvoi soulève la question de la constitutionnalité de l’al. 29a) du Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1 (abrogé depuis). À mon avis, l’al. 29a) contrevient sans justification aux art. 15 et 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte canadienne ») ainsi qu’à l’art. 45 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12 (la « Charte québécoise »). En conséquence, j’accueillerais le pourvoi.

99 En tirant ces conclusions, je souscris aux motifs de mes collègues les juges Bastarache et LeBel quant au résultat concernant la violation de l’art. 15, ainsi qu’aux motifs de ma collègue le juge Arbour pour ce qui est de la violation de l’art. 7 de la Charte canadienne. En ce qui concerne l’art. 45 de la Charte québécoise, je suis fondamentalement d’accord avec le juge Robert, dissident, de la Cour d’appel du Québec (maintenant Juge en chef) ([1999] R.J.Q. 1033), et ne souscris donc pas à l’opinion du juge LeBel sur cette question.

100 Puisque j’ai certaines réserves et commentaires à l’égard de chacune des analyses susmentionnées, je tiens à formuler les remarques qui suivent.

II. Analyse

A. L’article 15

101 Les faits à l’origine de ce pourvoi offrent à la Cour l’occasion de réexaminer les objectifs fondamentaux de la garantie d’égalité prévue à la Charte canadienne et de réaffirmer son attachement à cette garantie.

102 Le but de l’examen que requiert l’art. 15 est de déterminer si le droit de la partie demanderesse à l’égalité réelle devant la loi et au même bénéfice de la loi a été respecté. Il y a atteinte à l’égalité lorsque cette partie subit les effets pernicieux d’une distinction fondée sur une caractéristique non pertinente. Une telle distinction peut être fondée sur un motif énuméré ou analogue et ressortir du texte même de la législation. Mais elle peut aussi, sous une neutralité apparente, produire des effets négatifs uniquement sur les personnes qui possèdent un attribut personnel correspondant aux motifs énumérés ou analogues. Dans les deux cas, il y a discrimination.

103 Compte tenu de l’économie générale de la Charte canadienne, même la conclusion que la partie demanderesse a été privée d’une égalité réelle ne constitue pas l’étape finale de l’analyse; l’atteinte à l’art. 15 peut être justifiée au regard de l’article premier. Il importe de rappeler que l’analyse fondée sur l’art. 15 précède et doit demeurer distincte de l’analyse effectuée sous le régime de l’article premier. L’examen d’une demande fondée sur l’art. 15 doit toujours être centré sur la partie demanderesse en l’instance et sur la façon dont une législation l’affecte.

104 Les commentaires qui précèdent devraient faire l’unanimité, car ils s’appuient sur la jurisprudence de la Cour en matière d’égalité. Il semble néanmoins nécessaire de rappeler quels sont les objets que vise l’art. 15 et quels sont ceux qu’il ne vise pas. Exclure a priori de la protection de l’art. 15 des groupes qui appartiennent clairement à une catégorie énumérée ne sert pas les fins de la garantie d’égalité. Un discours abstrait sur la nature de certains motifs particuliers ne sert pas non plus les fins de l’art. 15. Affaiblir le cloisonnement entre les dispositions constitutives de droits et l’article premier de la Charte canadienne, par une prise en considération du point de vue du législateur dans l’analyse fondée sur l’art. 15, va à l’encontre de l’approche que la Cour a adoptée en matière d’égalité et ne sert certainement pas les objectifs de l’art. 15.

105 La Cour a statué à la majorité que l’art. 15 a pour objectif de renforcer la dignité des personnes et des groupes, en les protégeant contre une intervention gouvernementale injuste qui établit une distinction fondée sur des caractéristiques modifiables seulement à un prix considérable, si tant est qu’elles puissent être modifiées : Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, par. 13. Les caractéristiques visées par la protection que garantit l’art. 15 ont été énumérées expressément par le législateur ou reconnues par les tribunaux comme des motifs analogues : Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497.

106 La Cour a déjà exprimé des avis partagés quant à savoir si certaines caractéristiques devraient être reconnues comme des motifs analogues. Voir par exemple l’arrêt Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, sur la question de savoir si l’état matrimonial constitue un motif analogue. En l’espèce, nous nous trouvons dans la situation inhabituelle où nous divergeons de vues sur l’application du texte même de l’art. 15. Ceux qui excluraient « habituellement » les jeunes de la protection contre la discrimination fondée sur l’âge écartent à la fois le libellé clair de la Charte canadienne et la méthode déjà retenue par la Cour pour procéder à une analyse fondée sur l’art. 15.

107 Selon le test formulé dans l’arrêt Law, l’existence d’une distinction fondée sur un motif analogue est essentiellement un test préliminaire qui nous amène au cœur de l’analyse, à savoir si la distinction porte atteinte à la dignité humaine et va à l’encontre des objectifs de l’art. 15. Il semble que certains hésitent à admettre qu’une distinction législative établie explicitement sur le fondement d’un motif énuméré satisfait au critère préliminaire qui permet aux tribunaux de procéder à une analyse contextuelle détaillée à la troisième étape de l’examen décrit dans Law.

108 L’âge est un motif énuméré. La Cour a conclu, par ailleurs, qu’un motif analogue, une fois reconnu, constitue un indicateur permanent de l’existence d’une distinction suspecte dans tous les contextes : Corbiere, précité. Il devrait s’ensuivre que les motifs énumérés explicitement à l’art. 15 constituent également des indicateurs permanents. Il faut reconnaître que, dans des contextes précis, la Constitution écarte la protection offerte à l’égard de ce motif. Voir la Loi constitutionnelle de 1867, art. 23, 29 et 99, et l’analyse de P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 2, p. 52‑47. Toutefois, la Charte canadienne aurait pu comprendre une disposition générale excluant de la protection contre la discrimination les personnes n’ayant pas atteint un certain âge minimal, comme l’ont fait des codes provinciaux sur les droits de la personne. Voir par exemple, le Code des droits de la personne de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. H.19, par. 10(1) « âge ». La Charte canadienne ne renferme pas de telle disposition.

109 Toute tentative de tenir pour incluses implicitement dans l’art. 15 les limites à la protection contre la discrimination fondée sur l’âge établies dans les codes provinciaux sur les droits de la personne doit être rejetée. Dans le contexte de l’emploi, les codes provinciaux excluent explicitement les personnes de 65 ans ou plus de la protection liée à l’âge : Code des droits de la personne de l’Ontario, par. 5(1) et 10(1) « âge ». La Cour a refusé de suivre cet exemple dans sa jurisprudence relative à l’art. 15. En effet, la Cour a statué que les personnes de 65 ans ou plus bénéficiaient de la protection de l’art. 15, bien que l’action gouvernementale discriminatoire sur ce fondement puisse se justifier sous le régime de l’article premier : McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; Harrison c. Université de la Colombie‑Britannique, [1990] 3 R.C.S. 451; Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483; et Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22. Dans ses arrêts sur la discrimination fondée sur l’âge, la Cour a respecté le texte de l’art. 15, même en présence de tendances contraires dans des lois quasi constitutionnelles. Je ne vois aucune raison de principe de nous écarter de la fidélité au texte et aux aspirations de la Charte canadienne dont la Cour a historiquement fait preuve.

110 Par ailleurs, toute tentative d’exclure a priori les jeunes de la protection de l’art. 15 parce que l’âge est un motif particulier déplace le véritable focus sur lequel doit porter l’analyse de l’art. 15. L’accent doit être mis sur les effets de la discrimination et non sur le classement des motifs dans une catégorie. Dans Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, par. 48 et 53, j’ai écrit :

Nous devons nous rappeler que les motifs énumérés à l’art. 15 et ceux qui y sont analogues sont des instruments à l’aide desquels on peut conclure à la discrimination. Ils sont un moyen d’atteindre une fin. Or, en nous limitant presque exclusivement à la nature, au contenu et au contexte du motif contesté, nous l’avons traité comme une fin en soi . . .

Nous ne réglerons jamais complètement le problème de la discrimination et nous ne réussirons pas à la démasquer sous toutes ses formes si nous continuons d’insister sur des catégories abstraites et des généralisations plutôt que sur des effets précis. [Soulignement supprimé.]

111 J’ai récemment reformulé cette position dans l’arrêt Dunmore c. Ontario (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 1016, 2001 CSC 94, par. 166. Je demeure convaincue que l’examen d’une allégation de discrimination doit porter fondamentalement sur les effets de la distinction alléguée, tels que vécus par une personne raisonnable placée dans la situation de la partie demanderesse. Le point de départ ne doit pas se situer dans des généralisations abstraites sur la nature des motifs.

112 Puisque les tribunaux, dans leur analyse sous l’art. 15, doivent centrer leur attention sur les effets d’une distinction alléguée, ils doivent également s’abstenir de prendre appui sur l’intention du législateur. À l’étape de l’analyse fondée sur l’art. 15, les tribunaux ne doivent pas se préoccuper de savoir si le législateur était bien intentionné. La Cour a depuis longtemps établi qu’une intention de discriminer n’est pas nécessaire pour conclure à la discrimination : Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114; Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219; et Andrews, précité, p. 173‑174. Il s’ensuit nécessairement que le fait qu’un législateur ait l’intention d’aider le groupe ou la personne sur lesquels la distinction alléguée a un effet préjudiciable n’empêche pas non plus un tribunal de conclure à la discrimination. Lorsqu’une distinction entraîne des effets préjudiciables, il n’est pas non plus déterminant qu’un législateur ait, selon lui, eu l’intention d’inciter les personnes touchées par cette législation à changer leur comportement de façon à ce qu’elles en bénéficient en bout de ligne : Lavoie c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 769, 2002 CSC 23, par. 5, le juge en chef McLachlin et le juge L’Heureux‑Dubé, dissidentes, et par. 51, le juge Bastarache.

113 Certes, le fait que le législateur ait eu une intention inoffensive peut contribuer à valider une distinction discriminatoire par application de l’article premier, mais il s’agit là d’une étape distincte. Dans les tout premiers arrêts relatifs à la Charte canadienne, la Cour a insisté sur le fait que l’analyse de la législation en cause doit demeurer distincte de l’examen portant sur la justification de la distinction alléguée : R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Andrews, précité, p. 182. À l’aube de la troisième décennie de l’existence de la Charte canadienne, je ne vois aucun motif de déroger à ce cloisonnement fondamental. Qui plus est, je ne peux voir comment une telle dérogation pourrait produire un résultat autre que l’affaiblissement de la garantie d’égalité.

Le test de l’arrêt Law

114 La Cour a affirmé à maintes reprises l’importance de protéger les personnes et les groupes contre les effets négatifs de la discrimination, définis du point de vue de la personne raisonnable placée dans la situation de la partie demanderesse. Le test énoncé dans l’arrêt Law en est un exemple. J’examinerai maintenant l’interprétation qu’il faut donner à ce test pour avoir l’assurance que la dignité humaine demeure le point de référence fondamental de toute évaluation d’une demande fondée sur l’art. 15.

115 Il n’est pas contesté que l’al. 29a) établit une distinction fondée sur un motif énuméré. En application du test énoncé dans Law, il ne reste qu’à déterminer si la disposition attaquée, dans son objet ou son effet, porte atteinte à la dignité humaine. Je soulignerai d’abord deux grands principes qui devraient guider l’application de l’arrêt Law : 1) la discrimination n’implique pas nécessairement des stéréotypes et 2) une demande fondée sur l’art. 15 doit s’apprécier du point de vue d’un demandeur raisonnable.

a) La discrimination en l’absence de stéréotypes

116 Pour trancher la question des stéréotypes, il convient de citer intégralement la décision unanime de la Cour dans Law, qui consolide les diverses méthodes d’interprétation de l’art. 15 (au par. 51) :

On pourrait affirmer que le par. 15(1) a pour objet d’empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles par l’imposition de désavantages, de stéréotypes et de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l’existence d’une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect, et la même considération. Une disposition législative qui produit une différence de traitement entre des personnes ou des groupes est contraire à cet objectif fondamental si ceux qui font l’objet de la différence de traitement sont visés par un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues et si la différence de traitement traduit une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou que, par ailleurs, elle perpétue ou favorise l’opinion que l’individu concerné est moins capable, ou moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne. [Je souligne.]

Ce passage présente l’application de caractéristiques stéréotypées et le fait de « perpétue[r] ou favorise[r] l’opinion que l’individu concerné est moins capable, ou moins digne d’être reconnu » comme deux fondements différents pouvant, l’un ou l’autre, étayer une conclusion de discrimination. La présence d’un stéréotype ne constitue donc pas une condition nécessaire à la conclusion qu’il y a discrimination et toute la jurisprudence de la Cour en matière d’égalité appuie cet énoncé.

117 Dans l’arrêt Andrews, le juge McIntyre a rejeté la tentative de la Cour d’appel de « définir la discrimination au sens du par. 15(1) comme une distinction injustifiable ou déraisonnable » (p. 181), et il a affirmé qu’une telle définition affaiblirait le cloisonnement des processus propres à l’art. 15 et à l’article premier (p. 182). Une distinction qui s’appuie sur un stéréotype est nécessairement injustifiable ou déraisonnable. Par conséquent, la présence d’un stéréotype n’est pas déterminante quant à savoir s’il y a discrimination.

118 On pourrait objecter que l’affirmation du juge McIntyre démontre uniquement que la présence d’un stéréotype ne constitue pas un motif suffisant pour conclure à la discrimination. Cependant, l’arrêt Andrews ainsi que la jurisprudence subséquente de la Cour sur la discrimination par suite d’un effet préjudiciable établissent clairement que l’existence de stéréotypes ne constitue pas non plus une condition nécessaire pour conclure à la discrimination.

119 La distinction en cause dans l’affaire Andrews était discriminatoire parce qu’elle n’était pas pertinente et visait un groupe censé bénéficier de la protection de l’art. 15. Le juge McIntyre a affirmé, à la p. 183 :

À mon avis, une règle qui exclut toute une catégorie de personnes de certains types d’emplois pour le seul motif qu’elles n’ont pas la citoyenneté et sans égard à leurs diplômes et à leurs compétences professionnelles ou sans égard aux autres qualités ou mérites d’individus faisant partie du groupe, porte atteinte aux droits à l’égalité de l’art. 15.

Le juge McIntyre est arrivé à cette conclusion sans examiner la question des stéréotypes, et les arrêts de la Cour démontrent qu’il n’est pas indispensable que des stéréotypes soient en cause pour que l’on puisse conclure à l’existence de discrimination par suite d’un effet préjudiciable.

120 Il n’est évidemment pas nécessaire d’établir une intention de discriminer lorsqu’une distinction engendre une discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Lorsque la Cour s’est prononcée de façon définitive sur la discrimination indirecte, le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a statué que la discrimination par suite d’un effet préjudiciable est « involontaire, accidentelle » (Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3, par. 49). Par définition, une distinction neutre ou une distinction qui produit « involontairement » des effets négatifs n’est pas fondée sur un stéréotype négatif. De telles distinctions entraînent sans justification des répercussions négatives disproportionnées sur des groupes reconnus comme protégés par une disposition garantissant l’égalité. Dans l’arrêt BCGSEU, le juge McLachlin a conclu, au par. 33 :

La norme elle‑même est discriminatoire justement parce qu’elle traite certains individus différemment des autres pour un motif prohibé : voir, de manière générale, l’arrêt Banque Toronto Dominion, précité, aux par. 140 et 141, le juge Robertson. Comme notre Cour l’a statué dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, au par. 66, si une règle a un effet discriminatoire réel pour un motif prohibé, elle devrait être qualifiée de discriminatoire peu importe que le demandeur appartienne à un groupe majoritaire ou à un groupe minoritaire.

Dans l’arrêt BCGSEU, la norme neutre à première vue était discriminatoire parce qu’elle avait pour effet d’exclure les femmes dans une mesure disproportionnée. Comme dans l’affaire Andrews, précitée, il était tout simplement inutile de procéder à une analyse des stéréotypes pour trancher le pourvoi. L’omission par le législateur de tenir compte des capacités et des besoins particuliers de personnes ou de groupes pour assurer le même bénéfice de la loi à tous les membres de la société peut entraîner des effets préjudiciables donnant ouverture à une demande fondée sur l’art. 15 : BCGSEU, par. 33; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624.

b) La dignité aux yeux du demandeur raisonnable

121 Si un stéréotype n’est pas une condition nécessaire ou suffisante pour qu’il y ait discrimination, il doit exister d’autres indicateurs pertinents. L’arrêt Law énumère quatre facteurs contextuels sur lesquels peut se fonder un demandeur pour démontrer qu’une distinction a pour effet de porter atteinte à sa dignité. Avant de les examiner, il m’apparaît utile de revoir l’interprétation que l’arrêt Law attribue à la dignité humaine. Je reproduis intégralement un passage particulièrement éclairant de cet arrêt (au par. 53) :

La dignité humaine signifie qu’une personne ou un groupe ressent du respect et de l’estime de soi. Elle relève de l’intégrité physique et psychologique et de la prise en main personnelle. La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne. Elle est rehaussée par des lois qui sont sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites de différentes personnes et qui tiennent compte du contexte sous‑jacent à leurs différences. La dignité humaine est bafouée lorsque des personnes et des groupes sont marginalisés, mis de côté et dévalorisés, et elle est rehaussée lorsque les lois reconnaissent le rôle à part entière joué par tous dans la société canadienne. Au sens de la garantie d’égalité, la dignité humaine n’a rien à voir avec le statut ou la position d’une personne dans la société en soi, mais elle a plutôt trait à la façon dont il est raisonnable qu’une personne se sente face à une loi donnée. La loi traite‑t‑elle la personne injustement, si on tient compte de l’ensemble des circonstances concernant les personnes touchées et exclues par la loi?

122 Ce passage rappelle qu’il peut y avoir discrimination dans d’autres circonstances qu’en présence de stéréotypes et il élimine une ambiguïté dans l’analyse de l’égalité mentionnée précédemment (voir le par. 116). On pourrait croire que les mots « par ailleurs, [la différence de traitement] perpétue ou favorise l’opinion que l’individu concerné est moins capable, ou moins digne d’être reconnu » lus de concert avec les mots « une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe » (voir le par. 116), laissent entendre qu’il n’y a discrimination que s’il y a transmission à l’ensemble de la population d’un message qui porte atteinte à la partie demanderesse. Au contraire, le passage ci‑dessus révèle sans équivoque qu’il peut y avoir atteinte à la dignité même si le « message » en cause est transmis seulement au demandeur.

123 Ce passage établit clairement que la dignité humaine est violée s’il y a atteinte aux intérêts individuels, dont l’intégrité physique et psychologique. Ces atteintes minent le respect et l’estime de soi de la personne. De plus, elles transmettent à l’individu l’idée qu’il n’est pas un membre à part entière de la société canadienne. Par ailleurs, ce passage propose une norme du caractère raisonnable lorsqu’il parle de la « façon dont il est raisonnable [que le demandeur] se sente face à une loi donnée ». Ces descriptions de la dignité humaine reprennent la position que j’avais exposée dans la trilogie de 1995. Dans l’arrêt Egan, précité, j’ai affirmé, au par. 56, que l’analyse visant à déterminer si une distinction est discriminatoire

devrait être effectuée suivant une norme subjective‑objective, c’est‑à‑dire du point de vue de la personne raisonnable, objective et bien informée des circonstances, dotée d’attributs semblables et se trouvant dans une situation semblable au groupe auquel appartient la personne qui invoque le droit.

La Cour a récemment exprimé son appui constant à l’égard de la norme de la « personne raisonnable » dans les arrêts Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, 2000 CSC 37, par. 55. Voir aussi Corbiere, précité, par. 65; Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, 2000 CSC 28, par. 81; Winko c. Colombie‑Britannique (Forensic Psychiatric Institute), [1999] 2 R.C.S. 625, par. 75.

124 Ces remarques préliminaires au sujet de l’arrêt Law servent à rappeler qu’une distinction peut être discriminatoire même si elle ne repose pas sur des stéréotypes et qu’une allégation de discrimination sera évaluée dans la perspective et suivant le critère du demandeur raisonnable. En gardant ces remarques à l’esprit, je procéderai maintenant à l’examen des facteurs énoncés dans Law.

c) Le rôle de premier plan des effets dans l’arrêt Law

125 Quatre facteurs sont énumérés dans l’arrêt Law : 1) le désavantage préexistant, 2) le rapport entre les motifs de discrimination et les caractéristiques ou la situation personnelles du demandeur, 3) l’objet ou l’effet d’amélioration et 4) la nature du droit touché.

126 Bien que, dans Law, la Cour ait indiqué clairement qu’il n’est pas nécessaire que ces quatre facteurs soient réunis pour qu’il y ait atteinte à la dignité humaine de la partie demanderesse et, en fait, que la présence ou l’absence d’aucun de ces facteurs n’est déterminante, pratiquement chaque fois où le test énoncé dans Law a été appliqué par la suite on a tenté de réfuter ou d’établir chacun de ces facteurs. Voir par exemple, Corbiere, précité, et Lovelace, précité.

127 En outre, si on a statué dans l’arrêt Law que « le facteur qui sera probablement le plus concluant pour démontrer qu’une différence de traitement imposée par une disposition législative est vraiment discriminatoire sera, le cas échéant, la préexistence d’un désavantage, de vulnérabilité, de stéréotypes ou de préjugés subis par la personne ou par le groupe » (par. 63), elle a insisté sur le fait que « même si une distinction fondée sur un tel élément est un indice important de discrimination, elle n’est pas déterminante » (par. 65). Par conséquent, bien que la préexistence d’un désavantage soit le facteur le plus susceptible de jouer en faveur de la conclusion qu’il y a eu atteinte à la dignité humaine, l’absence de ce facteur ne mène pas inexorablement à la conclusion qu’il n’y a pas eu atteinte à la dignité.

128 Dans leur application de l’arrêt Law, les tribunaux doivent garder ces réserves à l’esprit. Puisqu’il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence de tous les facteurs et que le désavantage préexistant constitue une condition impérieuse, mais non impérative, on peut concevoir que la seule présence d’un autre facteur pourrait suffire à établir une atteinte à la dignité. Par ailleurs, étant donné que, d’une part, l’examen d’une allégation de discrimination devrait être centré sur les effets de la distinction contestée et, d’autre part, l’existence de stéréotypes n’est pas nécessaire pour appuyer une conclusion de discrimination, il se peut qu’une atteinte grave à un droit extrêmement important suffise pour justifier une allégation de discrimination. J’ai envisagé cette possibilité dans Egan, précité, lorsque j’ai écrit, au par. 65 :

[P]lus le droit touché est fondamental ou plus les conséquences de la distinction sont graves, plus il est probable que la distinction en cause aura un effet discriminatoire, même à l’égard des groupes qui occupent une position privilégiée dans la société.

Il se peut que des effets négatifs particulièrement graves, mesurés dans le cadre de l’évaluation du quatrième facteur contextuel à la troisième étape du test énoncé dans Law, permettent à eux seuls de qualifier une distinction de discriminatoire. Il est à tout le moins concevable que des effets négatifs suffisamment graves puissent indiquer à une personne raisonnable possédant une caractéristique personnelle quelconque, appartenant à un groupe quelconque, qu’elle est moins valorisée en tant que membre de la société. Par conséquent, même en convenant pour l’instant que les jeunes constituent généralement un groupe favorisé, une distinction qui porterait gravement atteinte aux droits fondamentaux des jeunes, et seulement des jeunes, serait jugée discriminatoire.

129 J’exposerai maintenant les faits portés à la connaissance de la Cour.

130 En conséquence de l’application de l’al. 29a), le régime législatif a exposé uniquement les adultes de moins de 30 ans à la menace de vivre en‑deçà de ce que le gouvernement considérait lui‑même comme le niveau de subsistance. Les personnes admissibles à participer aux programmes n’ont pas pu, dans une proportion de 88,8 p. 100, hausser le montant de leurs prestations au niveau de celles des 30 ans et plus. Madame Gosselin était exposée au risque d’une grande pauvreté du seul fait qu’elle avait moins de 30 ans. Il y a eu atteinte à l’intégrité psychologique et physique de Mme Gosselin. Il ne fait aucun doute qu’il est psychologiquement préjudiciable de vivre avec la menace constante de la pauvreté. Il n’est pas contesté que Mme Gosselin a parfois vécu en‑deçà du niveau de subsistance minimal fixé par le gouvernement même. En 1987, il en coûtait 152 $ par mois pour se nourrir adéquatement. Le paiement mensuel garanti aux jeunes adultes s’élevait à 170 $. Je ne peux imaginer comment il est possible de soutenir que l’intégrité physique de Mme Gosselin n’a pas été atteinte.

131 La seule question qui reste à trancher est de savoir si une personne raisonnable placée dans la situation de Mme Gosselin et informée de toutes les circonstances estimerait que sa dignité a été menacée. Le demandeur raisonnable aurait su que le législateur avait l’intention d’aider les jeunes à accéder au marché du travail. Il aurait également su que les 30 ans et plus ont davantage de difficulté à changer de carrière et que les moins de 30 ans courent de graves risques sociaux et personnels s’ils n’entrent pas sur le marché du travail en temps opportun. Enfin, il aurait été informé du fait que l’objectif à long terme du régime législatif était de renforcer sa dignité.

132 Le demandeur raisonnable aurait aussi probablement fait partie des 88,8 p. 100 de personnes qui étaient admissibles aux programmes et dont le revenu n’atteignait pas le niveau des prestations accordées à tous les adultes de 30 et plus. Même s’il avait voulu participer aux programmes de formation, il aurait constaté qu’il s’écoulait un délai entre la fin d’un programme et le début d’un autre et le montant de ses prestations d’aide sociale aurait chuté pendant ce délai. Le demandeur raisonnable aurait effectué des choix quotidiens pour contrer une menace imminente et grave de pauvreté. Il aurait probablement souffert de malnutrition. Il aurait pu se tourner vers la prostitution et le crime pour joindre les deux bouts. Le demandeur raisonnable aurait eu le sentiment qu’en raison de sa grande pauvreté, il avait été exclu d’une pleine participation à la société canadienne. Il aurait estimé que son droit à la dignité était violé pour le seul motif qu’il avait moins de 30 ans, alors qu’il n’était pas en mesure de faire quoi que ce soit, à quelque moment que ce soit, pour modifier ce facteur. Bien qu’une personne puisse faire des efforts pour surmonter le désavantage imposé par des distinctions fondées sur le mérite, Mme Gosselin n’avait pas le pouvoir de changer l’unique caractéristique personnelle qui, selon le régime législatif, était déterminante quant au niveau de ses prestations.

133 Le demandeur raisonnable aurait été victime de discrimination, comme ce fut manifestement le cas de Mme Gosselin, en raison de la distinction législative alléguée. Je n’ai d’autre choix que de conclure que Mme Gosselin devait avoir le sentiment raisonnable, d’une part, qu’elle était moins valorisée comme membre de la société que les personnes de 30 ans et plus et, d’autre part, qu’elle était traitée comme si elle était moins digne de respect.

d) Les autres facteurs énoncés dans l’arrêt Law

134 Puisque j’ai conclu qu’il suffit qu’un tribunal soit d’avis qu’une personne ou un groupe a été victime d’une grave atteinte à un droit fondamental, en raison d’une distinction législative fondée sur un motif énuméré ou analogue, pour lui permettre de statuer que la distinction est discriminatoire, je n’ai pas à examiner les autres facteurs énoncés dans l’arrêt Law. J’en ferai cependant un survol.

135 En ce qui concerne le deuxième facteur, il devrait exister une forte présomption voulant qu’un régime législatif qui menace sérieusement l’intégrité physique et psychologique de certaines personnes, simplement parce qu’elles possèdent un attribut qui ne peut être changé, ne tienne pas adéquatement compte des besoins, des capacités et de la situation de la personne ou du groupe en cause. En l’espèce, la disposition contestée cherchait à réduire la pauvreté chez les jeunes adultes en leur offrant des programmes de formation. Cependant, la raison pour laquelle les jeunes adultes connaissaient la pauvreté n’était pas attribuable à un manque de formation, mais plutôt à un manque d’emplois. Quoi qu’il en soit, un régime législatif qui expose les membres d’une catégorie énumérée ou analogue, et seulement ceux‑ci, à une grande pauvreté ne tient pas compte à première vue des besoins des membres de cette catégorie.

136 En ce qui concerne le troisième facteur, il semble exister une certaine confusion, que j’aimerais dissiper. L’arrêt Law affirme, au par. 72 :

Un objet ou un effet apportant une amélioration qui est compatible avec l’objet du par. 15(1) de la Charte ne violera vraisemblablement pas la dignité humaine de personnes plus favorisées si l’exclusion de ces personnes concorde largement avec les besoins plus grands ou la situation différente du groupe défavorisé visé par les dispositions législatives.

Ce passage établit clairement qu’un objectif d’amélioration doit être à l’avantage d’un groupe moins favorisé que celui visé par la distinction alléguée. L’objectif d’amélioration pertinent dont il est question dans le troisième facteur n’est pas défini par rapport au groupe qui est victime du désavantage imposé par la distinction contestée.

137 J’ai dit plus haut que les jeunes ne souffrent pas d’un désavantage préexistant dans le but de démontrer que l’existence d’un effet négatif grave selon le quatrième facteur suffirait, dans des circonstances comme celles qui nous occupent, pour établir une atteinte à la dignité. Je n’ai pas concédé ce point et je ne crois pas qu’il devrait l’être. La raison qui a poussé à l’origine le législateur à édicter le régime législatif actuel était précisément sa volonté d’aider une population de jeunes adultes se trouvant dans une situation défavorisée. Si le taux de chômage chez les jeunes adultes était de 23 p. 100 contre 14 p. 100 pour l’ensemble de la population active et si un nombre record de jeunes entrait sur le marché du travail à une époque où les programmes fédéraux d’aide sociale étaient chancelants, je ne vois pas comment on peut conclure que les jeunes adultes n’étaient pas victimes d’un désavantage préexistant.

138 Si on remonte assez loin dans le cours de l’histoire, on pourrait faire valoir que les jeunes ne sont pas victimes d’un désavantage et qu’un tribunal ne doit donc pas, dans le cadre d’un examen de l’égalité, les considérer victimes d’un désavantage préexistant. Cette prétention est toutefois incompatible avec un principe élémentaire du droit en matière de discrimination. Dans l’arrêt Brooks, précité, la Cour a statué qu’il n’est pas nécessaire que le désavantage frappe tous les membres d’un groupe pour qu’il y ait discrimination, à condition qu’il puisse être démontré que seuls des membres de ce groupe sont victimes du désavantage. La Cour a statué que l’on pouvait conclure qu’une distinction fondée sur la grossesse était discriminatoire envers les femmes parce que, bien que toutes les femmes ne soient pas ou ne deviennent pas enceintes, seules les femmes peuvent le devenir. La Cour est arrivée à la même conclusion dans Egan, précité, où la question de savoir si les demandeurs en cause auraient ou non réalisé un gain net du fait de leur inclusion dans le régime gouvernemental de pensions n’avait pas d’importance. Ce qui importait, c’était que le désavantage subi, le cas échéant, reposait uniquement sur l’orientation sexuelle.

139 Un ensemble unique de circonstances a provoqué une crise de l’emploi, à l’époque précise ici en cause, et cette crise menaçait de façon particulièrement grave la dignité humaine des jeunes adultes. Seuls les jeunes subiraient les effets négatifs à long terme sur leur estime de soi par suite de leur non‑intégration à la population active à un jeune âge. Le raisonnement adopté dans Brooks, précité, appliqué aux circonstances de l’espèce, devrait mener à la conclusion que même si tous les membres de la catégorie des « jeunes adultes de toutes les époques » ne voyaient pas leur estime de soi menacée par le chômage des jeunes, seuls les membres de cette catégorie de personnes, ou de la catégorie des « jeunes adultes à l’époque en cause » étaient menacés. L’application du raisonnement suivi dans l’arrêt Brooks devrait mener à la conclusion que les jeunes adultes étaient touchés par un désavantage préexistant.

140 La violation de l’art. 15 n’était pas justifiée au regard de l’article premier et je souscris entièrement à l’analyse de mon collègue le juge Bastarache sur ce point.

B. L’article 7

141 Je souscris à l’analyse approfondie que ma collègue le juge Arbour fait de l’art. 7 de la Charte canadienne et, pour les motifs qu’elle exprime, je suis d’avis que l’al. 29a) du Règlement contrevient à l’art. 7. J’aimerais toutefois apporter une précision. Certes, c’est le législateur qui est le mieux placé pour faire les choix d’affectation des ressources nécessaires à la mise en œuvre d’une politique d’aide sociale. Pour une vaste gamme de raisons, les tribunaux ne sont pas les mieux placés pour faire ces choix, et c’est pourquoi la Cour a historiquement fait preuve de retenue judiciaire envers les gouvernements en cette matière. Voir par exemple les arrêts Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342; Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839; et Eldridge, précité.

142 Toutefois, bien qu’il revienne en général aux gouvernements de faire les choix qui concernent la mise en œuvre des politiques, d’autres acteurs peuvent aider à déterminer si des programmes sociaux sont nécessaires. En l’espèce, le gouvernement a établi ce qu’il considérait être le niveau minimal d’aide, mais un demandeur peut aussi établir, au moyen d’une preuve suffisante, ce qui serait un niveau minimal d’aide. Il pourrait s’avérer utile d’établir une analogie avec la jurisprudence sur le droit à l’instruction dans la langue de la minorité. Dans ce type de cause, un demandeur peut établir si « le nombre justifie » la prestation de l’instruction dans la langue de la minorité, même si l’on fait généralement preuve de retenue envers la législature et l’exécutif pour ce qui est des choix opérationnels de fournir des établissements. Voir par exemple l’arrêt Mahe, précité. La même logique devrait s’appliquer dans les affaires semblables au présent pourvoi.

143 En ce qui concerne l’article premier, je ne souscris pas à l’analyse contextuelle exposée par ma collègue le juge Arbour dans toutes ses subtilités (par. 349-358) et je préfère aborder le contexte législatif selon la méthode exposée par le juge Gonthier dans Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), [2002] 3 R.C.S. 519, 2002 CSC 68, par. 98 :

Face à des philosophies sociales ou politiques opposées et à des justifications fondées sur elles, la Cour est donc appelée à définir les paramètres d’une conciliation acceptable des différentes valeurs en cause. [Souligné dans l’original.]

Néanmoins je conviens, essentiellement pour les motifs exposés par le juge Arbour et par le juge Robert de la Cour d’appel du Québec, dans sa dissidence, que l’atteinte portée en l’espèce au droit garanti par l’art. 7 n’était pas justifiée.

C. Les articles 7 et 15

144 Dans un autre contexte, les préoccupations fondées sur l’art. 15 ont éclairé mon analyse de l’art. 7. Il s’agissait d’une démarche appropriée, car il faut considérer les dispositions de la Charte canadienne comme se renforçant mutuellement (voir par exemple, R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, p. 326; R. c. Tran, [1994] 2 R.C.S. 951, p. 976). En outre, la disposition garantissant l’égalité revêt une importance fondamentale dans la Charte canadienne. Pour reprendre les propos du juge McIntyre dans l’arrêt Andrews, précité, p. 185 :

La garantie offerte par le par. 15(1) est la plus générale de toutes. Elle s’applique et sert d’appui à tous les autres droits garantis par la Charte.

Par conséquent, dans l’arrêt Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, j’ai examiné sous l’éclairage de la garantie d’égalité la revendication fondée sur l’art. 7 que l’appelante avait déposée pour obtenir les services d’un avocat rémunéré par l’État au cours des audiences relatives à une demande de prorogation d’une ordonnance de garde présentée par le ministre de la Santé et des Services communautaires. J’ai conclu qu’il fallait tenir compte de la situation de mère célibataire de l’appelante pour trancher convenablement sa revendication. J’ai alors affirmé ce qui suit, au par. 113 :

La présente affaire soulève des questions relatives à l’égalité des sexes, car les femmes, notamment les mères célibataires, sont touchées, de façon disproportionnée et particulière, par les procédures relatives à la protection des enfants . . .

145 À l’inverse, en l’espèce et dans des affaires similaires, l’art. 7 peut éclairer l’interprétation judiciaire de l’art. 15. Pour expliquer mon raisonnement, je reprends ce que j’ai écrit dans l’arrêt Egan, par. 63 :

[L]a nature, l’importance et le contexte du préjudice économique ou de la négation de ce bénéfice sont des facteurs importants pour déterminer si la distinction qui entraîne ces conséquences économiques différentes est discriminatoire. Toutes autres choses étant par ailleurs égales, plus les conséquences économiques ressenties par le groupe touché sont graves et localisées, plus il est probable que la distinction qui en est la cause soit discriminatoire au sens de l’art. 15 de la Charte.

Si, comme en l’espèce, un préjudice ne touche que les membres d’un groupe analogue ou énuméré et est suffisamment grave pour donner ouverture à une demande fondée sur l’art. 7, il existera à première vue des motifs justifiant une revendication fondée sur l’art. 15. Cette conclusion découle nécessairement de l’analyse qui précède relativement à l’art. 15, laquelle place la discrimination ressentie par une personne au cœur de l’examen effectué par les tribunaux.

D. L’article 45 de la Charte québécoise

146 Je souscris entièrement à l’analyse exhaustive que le juge Robert de la Cour d’appel du Québec fait de l’art. 45 de la Charte québécoise dans son opinion dissidente. Pour les motifs qu’il exprime, je conclus, comme lui, à la violation en l’espèce des dispositions de l’art. 45 de la Charte québécoise.

147 Comme l’affirme le juge Robert de la Cour d’appel, à la p. 1092 : « L’article 45 de la charte québécoise montre ainsi une parenté irréfutable avec l’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels », qui prévoit également, selon le par. 10 du Rapport sur la cinquième session du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, comme la Cour d’appel l’a mentionné, « l’obligation fondamentale minimum d’assurer, au moins, la satisfaction de l’essentiel [des besoins de subsistance et la prestation de services de base] » (ibid., p. 1093).

148 Je suis également d’avis que la Charte québécoise « a voulu établir un régime de droit interne qui reflète les engagements internationaux du Canada » (p. 1099) et que (à la p. 1101)

le droit quasi constitutionnel garanti par l’article 45 à des mesures sociales et économiques susceptibles d’assurer un niveau de vie décent comprend à tout le moins le droit pour toute personne dans le besoin d’obtenir ce que la société canadienne considère, de façon objective, comme des moyens suffisants pour subvenir aux nécessités essentielles de la vie.

III. Conclusion

149 En conséquence, je suis d’accord quant au résultat avec chacun de mes collègues les juges Bastarache, Arbour et LeBel et je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens dans toutes les cours.

Version française des motifs rendus par

Le juge Bastarache (dissident) —

I. Introduction

150 Le présent pourvoi porte sur le contrôle de la constitutionnalité d’une disposition d’un règlement d’application de la Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A‑16. Suivant cette disposition, qui a été en vigueur de 1984 à 1989, les prestations maximales accordées aux bénéficiaires de moins de 30 ans vivant seuls correspondaient environ au tiers de celles accordées aux personnes de 30 ans et plus.

151 L’appelante a demandé à notre Cour d’examiner un certain nombre de questions constitutionnelles. En son nom et au nom de toutes les personnes seules qui recevaient de l’aide sociale au Québec et qui avaient moins de 30 ans au cours de la période de 1985 à 1989, elle soutient que la disposition touchant les prestations porte atteinte au droit des bénéficiaires à la sécurité de leur personne que garantit l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte canadienne » ou la « Charte »), au droit à l’égalité devant la loi protégé par l’art. 15 de la Charte canadienne, ainsi qu’au droit à des mesures d’assistance susceptibles d’assurer un niveau de vie décent, garanti par l’art. 45 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., ch. C‑12 (la « Charte québécoise »).

152 Dans son action, l’appelante demande à notre Cour de déclarer la disposition contestée invalide par application de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 et de l’art. 45 de la Charte québécoise, et de lui accorder, en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne et par l’effet conjugué des art. 45 et 49 de la Charte québécoise, des dommages‑intérêts de 388 563 316 $ au titre des prestations qui, de mars 1985 au 31 juillet 1989, ont été refusées aux membres du groupe dont elle fait partie.

153 En définitive, j’estime que l’al. 29a) du Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A-16, r. 1, a porté atteinte au droit de l’appelante à l’égalité de bénéfice de la loi que lui garantit l’art. 15, et que la discrimination résultant de cette atteinte n’était pas justifiée au regard de l’article premier.

II. L’historique législatif

154 Le point litigieux en l’espèce est le traitement différent réservé aux bénéficiaires d’aide sociale âgés de moins de 30 ans. Ce traitement différent est prescrit par l’al. 29a) du Règlement sur l’aide sociale. Pour être en mesure de déterminer si cet alinéa a un caractère discriminatoire, il est nécessaire de l’examiner dans son contexte historique ainsi que dans le contexte de la législation et de la réglementation pertinentes.

155 La Loi sur l’aide sociale de 1984 est le fruit de réformes apportées en matière de politique sociale au Québec à la fin des années 60. Au Québec, la première Loi sur l’aide sociale est entrée en vigueur en 1970. Jusque-là, la politique sociale du Québec s’était attachée, par diverses mesures législatives, à répondre aux besoins des citoyens inaptes au travail. Le principe directeur de ce train de mesures était le suivant : plus la personne était inapte au travail, plus ses prestations étaient élevées. Cependant, même durant cette période, des personnes physiquement aptes au travail recevaient certaines prestations. Ce régime établissait des distinctions et le montant des prestations variait selon que le bénéficiaire vivait ou non chez ses parents ou selon qu’il était ou non âgé de moins de 30 ans. Par exemple, en vertu du régime législatif antérieur à 1970, les personnes de moins de 30 ans vivant chez leurs parents recevaient 30 $ par mois, alors que celles vivant seules touchaient 55 $. Pour les bénéficiaires de 30 ans et plus, le montant des prestations variait également selon que la personne vivait en milieu rural ou en milieu urbain. Les personnes de 30 ans et plus vivant seules en milieu urbain avaient droit à des prestations de 65 $, alors que celles habitant avec leurs parents ne recevaient que 55 $.

156 Les réformes de 1969 et 1970 visaient à modifier les principes fondamentaux de la politique sociale du Québec, et substituaient à un régime fondé sur le degré d’inaptitude un régime axé sur les besoins. Même si on mettait désormais l’accent sur les besoins, la distinction entre les personnes de moins de 30 ans et celles de 30 ans et plus était maintenue et incorporée à la nouvelle législation. Alors que les prestations touchées par les personnes de 30 ans et plus variaient (de 75 $ à 106 $) selon qu’elles vivaient ou non chez leurs parents, les personnes de moins de 30 ans ne recevaient que 75 $. En d’autres mots, les personnes de moins de 30 ans étaient présumées vivre chez leurs parents, indépendamment de leur situation réelle.

157 Au cours de la décennie qui a suivi, les prestations accordées aux personnes de 30 ans et plus ont progressé à un rythme beaucoup plus rapide que celles accordées aux personnes de moins de 30 ans. Exclusion faite de plusieurs ajustements mineurs, les prestations accordées à ces dernières sont demeurées stables, alors que les réformes de 1974 ont majoré de 45 p. 100 les prestations des 30 ans et plus. D’autres modifications apportées en 1975 ont eu pour effet d’indexer sur le taux d’inflation les prestations des 30 ans et plus. Lorsqu’elles ont été indexées en 1979, le montant des prestations accordées aux moins de 30 ans ne représentait que 36 p. 100 de celles touchées par les 30 ans et plus dans la même situation. En 1969, elles s’élevaient à 84 p. 100 du plein montant.

158 Au début des années 80, en réponse à une longue et profonde crise économique en Amérique du Nord, le gouvernement du Québec a de nouveau envisagé de réformer sa Loi sur l’aide sociale. De 1981 à 1983, le taux de chômage au Québec, qui oscillait normalement aux alentours de 8 p. 100, avait grimpé en flèche, s’établissant approximativement à 14 p. 100. Chez les jeunes, il était encore plus élevé, atteignant 23 p. 100 en 1982. L’écart entre le taux de chômage chez les jeunes et celui de l’ensemble de la population n’avait jamais été aussi grand. Durant cette période, le gouvernement était également préoccupé par le changement dans la composition du groupe des bénéficiaires d’aide sociale. De 1975 à 1983, le nombre de bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans avait sextuplé, atteignant 85 000, faisant passer leur pourcentage de 3 à 12 p. 100. De plus, le gouvernement avait observé un accroissement du nombre des prestataires physiquement aptes au travail, dont le pourcentage avait grimpé de 41 p. 100 en 1974 à 75 p. 100 en 1983. À la même époque, le gouvernement avait constaté une hausse du nombre de bénéficiaires d’aide sociale possédant un niveau de scolarité relativement élevé.

159 Devant ce sombre tableau, le gouvernement a décidé de s’attacher à fournir aux jeunes les moyens d’acquérir les compétences et les connaissances requises pour se trouver un emploi. Cette nouvelle approche reposait sur trois nouveaux programmes destinés à offrir aux bénéficiaires formation et expérience professionnelle. Ces programmes étaient appelés, fort pertinemment : Rattrapage scolaire, Travaux communautaires et Stages en milieu de travail. En vertu de l’al. 29a) du nouveau Règlement, les bénéficiaires de moins de 30 ans continuaient de recevoir une aide inférieure (ils recevaient 170 $ par mois en 1987) à celle accordée à leurs aînés (qui recevaient 466 $ par mois), mais ils pouvaient faire hausser leurs prestations en participant à l’un de ces programmes.

160 Le programme Rattrapage scolaire visait à permettre aux bénéficiaires d’aide sociale de retourner aux études afin qu’ils obtiennent leur diplôme d’études secondaires. Pour être admissibles à ce programme, les candidats devaient être des bénéficiaires d’aide sociale qui avaient abandonné leurs études depuis plus de neuf mois et être financièrement indépendants de leurs parents depuis au moins six mois. La preuve révèle que les personnes analphabètes étaient elles aussi exclues. Les bénéficiaires qui participaient à ce programme voyaient leurs prestations d’aide sociale être haussées de 196 $ par mois; les participants de moins de 30 ans touchaient donc 100 $ de moins que le montant de base accordé aux bénéficiaires de 30 ans et plus.

161 Le programme Stages en milieu de travail quant à lui visait à fournir aux bénéficiaires d’aide sociale de véritables expériences de travail. Le participant était jumelé à un organisme privé ou public pour lequel il travaillait à temps plein. Durant cette période, il recevait une formation spécialisée. Afin d’être admissible à ce programme, le candidat devait avoir quitté les études depuis au moins 12 mois. Les personnes possédant un diplôme d’études collégiales (CÉGEP) ou universitaires étaient exclues de ce programme. Le stage durait un an. Au cours de cette période, les prestations d’aide sociale du bénéficiaire étaient haussées de 296 $, dont une tranche de 100 $ était payée par son employeur. Cet accroissement permettait aux personnes de moins de 30 ans de toucher une somme égale au montant de base accordé aux personnes de 30 ans et plus.

162 Dans le cadre du programme Travaux communautaires, le bénéficiaire d’aide sociale était jumelé à un organisme communautaire ou gouvernemental pour lequel il accomplissait des tâches simples. Ce programme visait à permettre aux participants d’acquérir des habiletés professionnelles plus rudimentaires : apprendre à être ponctuel, à se vêtir correctement pour aller travailler, à classer des documents et à répondre au téléphone. L’admissibilité au programme était accordée en priorité aux personnes qui recevaient de l’aide sociale depuis au moins un an. Tout comme dans le cas du programme Stages en milieu de travail, les participants recevaient des prestations supplémentaires de 296 $, dont une partie — 100 $ — était versée par l’organisme communautaire ou gouvernemental.

163 Bien que ces trois programmes aient manifestement été conçus pour les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans, il demeure qu’au moins un de ces programmes était également offert à certaines personnes âgées de 30 ans et plus, qui bénéficiaient elles aussi de la même majoration de leurs prestations, lorsqu’elles y participaient. Par conséquent, les bénéficiaires de moins de 30 ans ne recevaient jamais la même somme que certaines personnes de 30 ans et plus se trouvant dans une situation analogue, puisque celles‑ci recevaient également la prestation supplémentaire en sus de leur prestation de base.

III. Les faits

164 C’est pendant que ce régime législatif et réglementaire était en vigueur que la demanderesse et représentante du groupe en l’espèce, Mme Gosselin, a reçu de l’aide sociale, soit de 1984 jusqu’à la date de son trentième anniversaire de naissance, en 1989. Louise Gosselin est née le 9 juillet 1959. Elle n’a pas eu la vie facile. Durant la majeure partie de sa période de développement, elle a été ballottée entre la maison de sa mère et divers centres d’accueil et foyers nourriciers. Des problèmes de santé, tant du point de vue physiologique que psychologique, ajoutaient également à son fardeau. Malgré son désir de terminer l’école, ses efforts en ce sens semblent avoir toujours été infructueux.

165 Madame Gosselin n’a pas eu davantage de succès sur le marché du travail. À divers moments, elle a travaillé comme aide‑infirmière et serveuse, mais à cause d’épuisement physique ou mental, elle n’a jamais gardé ces emplois pendant longtemps. Elle a tenté à quelques reprises de se suicider, elle a fait une consommation abusive d’alcool, elle a éprouvé de la difficulté à trouver du travail et elle a souffert de dépression. Par conséquent, à partir de l’âge de 18 ans, Mme Gosselin a, la plupart du temps, vécu de l’aide sociale — tout comme sa mère avec qui elle a souvent habité.

166 En mars 1985, alors âgée de 25 ans, Mme Gosselin s’est adressée à son CLSC (centre local de services communautaires) pour demander comment elle pourrait se faire des amis de son âge. C’est à ce moment qu’elle a été mise au courant de l’existence du programme « Travaux communautaires ». En mai 1985, à la suite de sa demande de participation à ce programme, elle a travaillé pour un organisme appelé « Réveil des assistés sociaux ». Dans le cadre de ce programme, elle a commencé à participer aux activités de divers comités, acquérant ainsi des connaissances sur le droit relatif à l’aide sociale et sur les divers programmes existants en la matière et susceptibles de l’aider. Sa participation à ce programme lui a permis de rencontrer des gens et de profiter de plus d’occasions d’interaction sociale. Toutefois, ce programme ne durait qu’un an. Au terme de sa participation à ce programme, ses prestations ont été ramenées à la somme qu’elle recevait avant et elle a dû retourner vivre chez sa mère. Personne ne lui a suggéré de participer à un autre programme.

167 Le fait, à 27 ans, de vivre avec sa mère n’était pas une situation facile. Madame Gosselin espérait désespérément que sa chance tourne. En octobre 1986, à la suite d’une modification du règlement intérieur de l’immeuble qu’habitait sa mère, elle fut contrainte de quitter l’appartement de celle-ci, qui comptait une seule chambre à coucher. Elle a ensuite vécu dans des maisons de chambres et des maisons d’accueil où elle a subi divers types de harcèlement. À un certain moment, elle a décroché un poste de femme de ménage à domicile qu’elle a toutefois été incapable de continuer à occuper, ne pouvant surmonter la crainte d’être congédiée. À contrecœur, elle a de nouveau emménagé chez sa mère.

168 En novembre 1986, elle a obtenu un certificat médical en raison de son état psychologique, ce qui lui a permis de percevoir le plein montant des prestations prévu par le règlement. Elle a quitté l’appartement de sa mère en décembre. Quelques mois plus tard, par hasard, le voisin de son père l’a aidée à obtenir un stage à Revenu Travail‑Québec dans le cadre du programme Stages en milieu de travail. Elle y est restée pendant trois mois et a ensuite commencé à travailler dans une animalerie où elle avait voulu travailler en raison de son amour pour les animaux. Malheureusement, elle a commencé à souffrir d’allergies et a dû quitter ce travail après seulement quelques semaines.

169 Elle a alors recommencé à toucher des prestations réduites et été hospitalisée dans un établissement psychiatrique pendant deux mois. Après avoir obtenu son congé de l’hôpital en janvier 1988, elle a à nouveau été considérée physiquement apte au travail et s’est vue accorder les prestations réduites. Elle a vécu dans plusieurs maisons de chambres, où elle payait un loyer mensuel de 170 $, alors que ses prestations ne s’élevaient qu’à 188 $. En mars 1988, elle a loué son propre appartement, dont le loyer mensuel était de 235 $. Pour le payer, elle faisait des ménages pour ajouter à son revenu. Afin de joindre les deux bouts, elle prenait la plupart de ses repas chez sa mère, mais devait parfois aller dans des cuisines populaires. En mai 1988, elle s’est blessée au dos et a obtenu un certificat médical.

170 En septembre 1988, Mme Gosselin s’est inscrite au programme Rattrapage scolaire et est retournée à l’école. Bien que cette mesure ait eu pour effet de faire hausser ses prestations, qui étaient alors inférieures de 100 $ au montant de base, elle était terrifiée à l’idée d’échouer et d’être contrainte de nouveau de toucher les prestations réduites. Après avoir payé le loyer et les frais de téléphone, il ne lui restait que 150 $ par mois, somme qu’elle devait dépenser parcimonieusement pour s’acheter de la nourriture et des billets d’autobus. Finalement, en juillet 1989, elle a eu 30 ans et a eu droit au plein montant de l’aide sociale, somme qui, majorée de celle qui lui était versée au titre de sa participation au programme Rattrapage scolaire, a fait grimper ses prestations mensuelles à 739 $.

IV. Les dispositions législatives et constitutionnelles pertinentes

171 Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A‑16, modifiée par la Loi modifiant la Loi sur l’aide sociale, L.Q. 1984, ch. 5 (abrogée par la Loi sur la sécurité du revenu, L.Q. 1988, ch. 51, art. 92)

5. . . .

Sont des besoins ordinaires la nourriture, le vêtement, les nécessités domestiques et personnelles ainsi que les autres frais afférents à l’habitation d’une maison ou d’un logement.

Tous les autres besoins sont des besoins spéciaux.

6. L’aide sociale comble les besoins ordinaires et spéciaux d’une famille ou personne seule qui est privée de moyens de subsistance.

11. Le ministre peut proposer un plan de relèvement à une famille ou à une personne seule qui reçoit l’aide sociale ou en fait la demande.

Ce plan de relèvement peut notamment comprendre la participation d’une personne seule ou d’un membre d’une famille à un programme d’activités de travail ou de formation établi par le ministre en vue de développer l’aptitude des bénéficiaires à occuper un emploi.

Les critères d’admissibilité à un tel programme peuvent tenir compte de l’âge du bénéficiaire.

11.1 Le gouvernement désigne par règlement les programmes d’activités de travail ou de formation auxquels s’appliquent les articles 11.2 à 11.4.

11.2 Dans le cas d’une personne seule ou d’une famille sans enfant à charge, les besoins relatifs à la participation d’un bénéficiaire à un programme désigné constituent des besoins spéciaux dans la mesure déterminée par règlement pour chaque programme.

Dans les autres cas, ils constituent des besoins spéciaux dans la mesure déterminée par le ministre pour chaque bénéficiaire, sans toutefois excéder le montant déterminé par règlement.

31. En outre des autres pouvoirs de réglementation qui lui sont conférés par la présente loi, le gouvernement peut, sous réserve des dispositions de la présente loi, adopter des règlements concernant :

. . .

e) la mesure dans laquelle les besoins ordinaires d’une famille ou d’une personne seule peuvent être comblés au moyen de l’aide sociale et les méthodes suivant lesquelles ces besoins doivent être prouvés et évalués; dans la détermination de l’aide, il peut être tenu compte de l’âge, de l’aptitude au travail d’une personne seule ou des membres d’une famille sans enfant à charge ou n’en ayant pas eu qui soit décédé, ainsi que du fait qu’une famille ou une personne seule vit chez un parent ou un enfant;

Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1

(Ceci est le texte des articles pertinents du Règlement au 17 avril 1985.)

23. Les besoins ordinaires d’un ménage sont établis en fonction des personnes qui le composent, chaque mois, d’après les barèmes qui suivent :

Adultes Enfants à charge Besoins ordinaires

1 0 357 $

1 1 488

1 2 et plus 526

2 0 568

2 1 615

2 2 et plus 651

Cependant, les besoins ordinaires ne peuvent être accordés que dans la mesure où les frais qu’un ménage encourt pour se loger sur une base mensuelle au sens de l’article 27 sont égaux ou supérieurs à 85 $ pour une famille et à 65 $ pour une personne seule. Les besoins ordinaires sont réduits de la somme par laquelle ces frais sont inférieurs à ces montants.

29. L’aide pour besoins ordinaires ne peut excéder :

a) 121 $ par mois, pour une personne seule apte au travail et de moins de 30 ans;

b) 2 fois le montant prévu au paragraphe a par mois, pour une famille sans enfant à charge, si les deux conjoints sont aptes au travail et ont moins de 30 ans.

Dans le cas d’une famille sans enfant qui reçoit de l’aide sans interruption suite à une demande faite avant le 1er juillet 1984, le paragraphe b du premier alinéa ne s’applique pas si cette famille a eu un enfant qui est décédé avant le 1er juillet 1984.

Pour le mois de la demande, les montants prévus au premier alinéa représentent les besoins ordinaires du ménage. Ceux‑ci sont fractionnés de la manière indiquée à l’article 10.

35.0.1 Les articles 11.2 à 11.4 de la Loi s’appliquent aux programmes suivants établis par le ministre en vertu de l’article 11 de la Loi :

a) le programme Stages en milieu de travail;

b) le programme Travaux communautaires.

L’article 11.2 de la Loi s’applique en outre au programme Rattrapage scolaire.

35.0.2 En vue de développer son aptitude à occuper un emploi, un montant de 150 $ est versé à la personne seule ou à l’adulte d’une famille sans enfant à charge pour un mois complet de participation à un programme visé à l’article 35.0.1.

Dans le cas d’un participant au programme Rattrapage scolaire dont la charge de travail établie par l’institution scolaire est inférieure à 60 heures par mois, le montant de 150 $ est réduit au prorata du nombre d’heures de charge de travail par rapport à 60.

35.0.5 Le montant prévu à l’article 35.0.2 ou déterminé par le ministre en vertu de l’article 35.0.3, sauf quant aux frais de garde, est réduit au prorata des heures d’absence non autorisée en vertu des programmes visés à l’article 35.0.1 au cours de ce mois par rapport aux heures de participation exigées.

Dans le cas du programme Rattrapage scolaire, la réduction est établie en fonction des heures d’absence non autorisée aux cours en vertu de ce programme par rapport au nombre d’heures de cours par mois.

35.0.6 Aucune réduction n’est faite si les heures d’absence non autorisée ne totalisent pas plus de 5 % des heures de participation fixées pour un participant au cours de ce mois.

35.0.7 L’aide comble également le coût nécessité par le fait qu’une personne suive un cours de formation professionnelle qui la rend admissible à une allocation visée dans la Loi constituant un programme national de formation professionnelle (S.C., 1980‑81‑82‑83, chap. 109).

Ce coût est égal au montant de l’allocation versée, telle que réduite en vertu du paragraphe f de l’article 40.

Dans le cas des bénéficiaires visés à l’article 29, ce coût est égal au même montant, duquel on soustrait la différence entre les besoins ordinaires déterminés à l’article 23 et le montant prévu à l’article 29.

Dans tous les cas, ce coût ne peut toutefois excéder :

i. pour une famille, un montant égal à 40 $ plus 5 $ par enfant à charge, plus 50 $ dans le cas d’une famille comprenant un seul adulte;

ii. Pour une personne seule, un montant égal à 25 $;

Le maximum prévu au quatrième alinéa ne s’applique pas pour le mois où débutent les cours si l’aide pour besoins ordinaires est versée depuis au moins trois mois consécutifs sans que le présent alinéa ne se soit appliqué dans les six mois précédents.

L’article 35.0.2 a été modifié par le décret 1542‑85, le 24 juillet 1985, (1985) 117 G.O. II 5318, art. 1, et la modification est entrée en vigueur le 1er août 1985 :

35.0.2 En vue de développer son aptitude à occuper un emploi, un montant est versé à titre de besoin spécial à la personne seule ou à l’adulte d’une famille sans enfant à charge pour un mois complet de participation à un programme visé à l’article 35.0.1.

Ce montant est égal au montant obtenu en soustrayant 100 $ à la différence entre le montant versé suivant le premier alinéa de l’article 23, compte tenu de l’article 31, à une personne seule de 30 ans et plus et le montant maximum versé suivant l’article 29, compte tenu de l’article 31, à une personne seule de moins de 30 ans.

Dans le cas d’un participant au programme Rattrapage scolaire dont la charge de travail établie par l’institution scolaire est inférieure à 60 heures par mois, ce montant est réduit au prorata du nombre d’heures de charge de travail par rapport à 60.

Le Règlement a été modifié par le Règlement modifiant le Règlement sur l’aide sociale, pris par le décret 555‑86, le 23 avril 1986, (1986) 118 G.O. II 1193, art. 1, 3, et la modification est entrée en vigueur le 30 avril 1986 :

23. Les besoins ordinaires d’un ménage sont établis en fonction des personnes qui le composent, chaque mois, d’après le barème qui suit :

Adultes Enfants à charge Besoins ordinaires

1 0 448

1 1 609

1 2 et plus 659

2 0 712

2 1 769

2 2 et plus 815

Toutefois, les besoins ordinaires d’un ménage qui vit chez un parent ou un enfant sont réduits de 85 $.

Dans les autres cas, les besoins ordinaires sont réduits de la somme par laquelle les frais encourus par le ménage pour se loger sur une base mensuelle au sens de l’article 27 sont inférieurs à 85 $ pour une famille ou à 65 $ pour une personne seule.

29. L’aide pour besoins ordinaires ne peut excéder :

a) 163 $ par mois, pour une personne seule apte au travail et de moins de 30 ans;

b) 2 fois le montant prévu au paragraphe a par mois, pour une famille sans enfant à charge, si les deux conjoints sont aptes au travail et ont moins de 30 ans.

Les montants prévus au premier alinéa sont majorés de 8 $ par adulte sauf :

a) lorsque le ménage vit chez un parent ou enfant;

b) lorsqu’une personne seule est hébergée dans une famille d’accueil;

c) lorsque le ménage habite un logement administré par un office municipal d’habitation constitué en vertu de la Loi sur la Société d’habitation du Québec (L.R.Q., c. S‑8).

Dans le cas d’une famille sans enfant qui reçoit de l’aide sans interruption suite à une demande faite avant le 1er juillet 1984, le paragraphe b du premier alinéa ne s’applique pas si cette famille a eu un enfant qui est décédé avant le 1er juillet 1984.

Pour le mois de la demande, les montants prévus au premier alinéa représentent les besoins ordinaires du ménage. Ceux‑ci sont fractionnés de la manière indiquée à l’article 10. [Je souligne.]

Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12

10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou d’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

45. Toute personne dans le besoin a droit, pour elle et sa famille, à des mesures d’assistance financière et à des mesures sociales, prévues par la loi, susceptibles de lui assurer un niveau de vie décent.

49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages‑intérêts punitifs.

52. Aucune disposition d’une loi, même postérieure à la Charte, ne peut déroger aux articles 1 à 38, sauf dans la mesure prévue par ces articles, à moins que cette loi n’énonce expressément que cette disposition s’applique malgré la Charte.

53. Si un doute surgit dans l’interprétation d’une disposition de la loi, il est tranché dans le sens indiqué par la Charte.

Charte canadienne des droits et libertés

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

33. (1) Le Parlement ou la législature d’une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle‑ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte.

. . .

(3) La déclaration visée au paragraphe (1) cesse d’avoir effet à la date qui y est précisée ou, au plus tard, cinq ans après son entrée en vigueur.

Loi constitutionnelle de 1982

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982, L.R.Q., ch. L‑4.2

1. Chacune des lois adoptées avant le 17 avril 1982 est remplacée par le texte de chacune de ces lois telles qu’elles existaient à cette date, après l’avoir modifiée par l’addition, à la fin et comme article distinct, de ce qui suit :

« La présente loi a effet indépendamment des dispositions des articles 2 et 7 à 15 de la Loi constitutionnelle de 1982 (annexe B de la Loi sur le Canada, chapitre 11 du recueil des lois du Parlement du Royaume‑Uni pour l’année 1982). »

Le texte ainsi modifié de chacune de ces lois constitue une loi distincte.

Une telle loi ne fait office de droit nouveau qu’aux fins de l’article 33 de la Loi constitutionnelle de 1982; à toutes autres fins, elle a force de loi comme s’il s’agissait d’une refonte de la loi qu’elle remplace.

Chacune des dispositions d’une telle loi a effet à compter de la date où la disposition qu’elle remplace a pris effet ou doit prendre effet.

Une telle loi doit être citée de la même façon que la loi qu’elle remplace.

V. Historique des procédures judiciaires

A. Cour supérieure du Québec, [1992] R.J.Q. 1647

172 Dans ses motifs datés du 27 mai 1992, le juge Reeves de la Cour supérieure du Québec a statué en faveur du gouvernement défendeur, estimant que la mesure législative en question ne portait atteinte à aucun des droits invoqués par la demanderesse.

173 Relativement à la demande fondée sur l’art. 7 de la Charte canadienne, le juge Reeves a considéré que le droit d’un individu à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne ne comporte pas d’intérêts de nature purement économique. Il a fondé sa conclusion sur le fait que le législateur a écarté de façon particulière l’inscription du droit à la propriété dans la Charte canadienne. De plus, le juge Reeves a précisé que l’art. 7 de même que les art. 8 à 14 de la Charte canadienne figurent sous la rubrique « Garanties juridiques » et que, de ce fait, il est nécessaire d’établir l’existence d’un lien avec l’administration de la justice. Enfin, il a affirmé que l’expression « sécurité de [l]a personne » ne saurait inclure le droit à l’assistance sociale, puisqu’un tel droit exigerait de l’État qu’il prenne des mesures concrètes. Le juge Reeves a conclu que l’art. 7 ne protège que des droits « négatifs », par exemple le droit de l’individu de ne pas être victime d’atteinte par l’État à la sécurité de sa personne.

174 Dans son analyse du caractère discriminatoire du texte de loi au regard de l’art. 15 de la Charte canadienne, le juge Reeves a insisté sur le fait que les différences de traitement n’entraînent pas toutes de la discrimination. Il a estimé que l’essence de l’égalité est le respect des différences, et qu’égalité réelle ne signifie pas nécessairement uniformité de traitement — certaines personnes devant parfois être traitées différemment des autres. Il a en conséquence conclu que le texte de loi contesté n’était pas discriminatoire, étant donné que les jeunes adultes ont généralement de meilleures chances de s’intégrer dans la population active et qu’il faut les encourager à le faire. En outre, il a jugé que, comme la participation aux programmes d’emploi permettait aux jeunes adultes de toucher, en vertu de la loi, un revenu égal à celui des bénéficiaires de 30 ans et plus, l’égalité pouvait être réalisée et que, par conséquent, il y avait absence de discrimination.

175 En ce qui concerne la question de l’art. 45 de la Charte québécoise, le juge Reeves a conclu que l’expression « prévues par la loi » limite l’obligation que cette disposition impose à l’État et que, en conséquence, le législateur était libre de limiter les obligations qu’il prenait en accordant de l’aide financière et sociale. Élément plus important encore, le juge Reeves a estimé que, comme l’art. 52 dispose qu’« [a]ucune disposition d’une loi, même postérieure à la Charte, ne peut déroger aux articles 1 à 38 », cet article ne s’applique pas à l’art. 45. En conséquence, il a jugé que l’art. 45 ne pouvait conférer le droit à des dommages‑intérêts et qu’il constitue seulement un énoncé général de politique par le législateur québécois.

B. Cour d’appel du Québec, [1999] R.J.Q. 1033

176 La demanderesse a interjeté appel auprès de la Cour d’appel du Québec, qui l’a déboutée dans une décision rendue le 23 avril 1999, le juge Robert étant dissident. Les trois juges ont exposé des motifs, chacun statuant différemment sur l’application de l’art. 15 de la Charte canadienne.

177 Les juges Robert, Baudouin et Mailhot étaient tous d’avis qu’il n’y avait pas violation de l’art. 7 de la Charte canadienne. Cette conclusion reposait principalement sur le fait que cet article vise à protéger les garanties juridiques. En l’espèce, ils ont conclu à l’absence de lien suffisant entre la demande de l’appelante et le système de justice. Ils ont également rejeté l’argument de celle-ci voulant que l’établissement par le gouvernement d’un programme d’aide sociale avait d’une certaine façon créé un droit à l’aide sociale garanti par le droit de l’appelante à la sécurité de sa personne. Les juges Robert et Baudouin, qui ont tous deux écrit sur cette question, ont estimé que l’art. 7 de la Charte canadienne ne s’applique qu’aux droits « négatifs » et non aux droits de nature sociale « positifs » revendiqués par l’appelante.

178 Chaque juge a fait sa propre analyse de l’argument fondé sur l’art. 15. Madame le juge Mailhot a estimé que, suivant le critère formulé par notre Cour dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, le texte de loi contesté ne portait pas atteinte aux droits garantis à l’art. 15 et que, tout comme dans cet arrêt, la distinction fondée sur l’âge établie par le texte de loi ne constituait pas un affront à la dignité humaine lorsqu’on l’examinait dans le contexte de l’ensemble de la législation pertinente.

179 Le juge Robert a conclu que la disposition contestée portait atteinte aux droits garantis par l’art. 15 et que cette atteinte ne pouvait être justifiée suivant l’article premier. Après avoir déterminé que l’al. 29a) du Règlement établissait une distinction fondée sur un motif énuméré — l’âge — , le juge Robert s’est demandé si cette disposition était source de discrimination réelle au regard de l’art. 15 de la Charte canadienne. Ce faisant, il s’est interrogé sur les effets de la disposition et accordé beaucoup d’importance au fait que 73 p. 100 de tous les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans avaient reçu uniquement les prestations réduites. Il a estimé qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve établissant que la disposition contestée avait eu pour effet de priver les personnes de moins de 30 ans du bénéfice de la loi accordée aux 30 ans et plus.

180 Le juge Robert était également très préoccupé par le fait qu’il n’y avait pas suffisamment de places pour permettre à tous les prestataires de moins de 30 ans de participer aux programmes. Qui plus est, il a constaté qu’il y avait des périodes où, même si une personne était inscrite à l’un des programmes de formation, elle continuait de recevoir les prestations réduites, par exemple lorsque son nom figurait sur une liste d’attente. Ce facteur incitait à conclure à l’existence de discrimination. Le juge Robert a aussi fait remarquer que, du fait que les prestations majorées versées dans le cadre du programme Rattrapage scolaire étaient inférieures de 100 $ au montant de base, seulement 11 p. 100 des prestataires de moins de 30 ans dans le groupe avaient reçu le montant de base accordé aux 30 ans et plus. Il a conclu que le texte de loi était discriminatoire et avait porté atteinte à la dignité de l’appelante et à celle des membres de son groupe, et qu’il y avait eu en conséquence violation de l’art. 15 de la Charte canadienne.

181 Bien que d’accord sur l’application de l’art. 15, les juges Robert et Baudouin ont divergé d’opinion dans leur analyse fondée sur l’article premier. Le juge Robert a estimé que la disposition contestée ne pouvait se justifier dans une société libre et démocratique, alors que le juge Baudouin a conclu que le gouvernement s’était acquitté du fardeau de preuve qui lui incombait et il a confirmé la validité de cette disposition au regard de l’article premier.

182 En définissant l’objectif de la loi, le juge Robert a estimé que la distinction servait deux objectifs, soit celui « 1) d’éviter l’effet d’attraction au régime et [celui] 2) de favoriser l’incitation et la réintégration au travail » (p. 1073). Compte tenu de la situation économique qui existait au début des années 80, il a jugé que ces objectifs, notamment l’incitation à réintégrer le marché du travail, avaient un caractère urgent et réel.

183 En ce qui concerne l’atteinte minimale, le juge Robert a conclu que le régime d’aide conditionnelle ne portait pas atteinte le moins possible au droit concerné. Il a fondé sa conclusion en grande partie sur les éléments suivants : le fait que la possibilité de participer aux programmes d’emploi était limitée par le nombre de places disponibles, le peu d’information qui était donné aux prestataires sur ces programmes et l’existence de critères d’admissibilité faisant nécessairement en sorte que les intéressés n’auraient pas tous la chance de participer à ceux‑ci. Enfin, le fait que le programme Rattrapage scolaire ne permettait pas aux intéressés de hausser complètement les prestations réduites au niveau de base est un autre facteur qui a amené le juge Robert à conclure que le régime ne satisfaisait pas au critère de l’atteinte minimale.

184 De conclure le juge Robert, pour que la validité de la disposition contestée soit maintenue à cette étape de l’application du critère établi dans l’arrêt Oakes (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103), il aurait fallu que le gouvernement démontre, d’une part, que les conditions d’admissibilité aux programmes de formation étaient suffisamment souples pour que toute personne de moins de 30 ans puisse y participer et, d’autre part, qu’il avait agi de façon raisonnable en fixant les conditions permettant aux jeunes bénéficiaires de toucher des prestations majorées. De l’avis du juge Robert, il était raisonnable de s’attendre à ce que le gouvernement fasse preuve d’une telle souplesse, sinon les jeunes adultes ne recevraient qu’une aide égale au tiers de celle touchée par les prestataires de 30 ans et plus et de ce fait bien inférieure au niveau de subsistance. Le juge Robert a en conséquence conclu que la distinction établie par l’al. 29a) du Règlement relativement au montant des prestations ne pouvait être justifiée au regard de l’article premier de la Charte canadienne.

185 Le juge Baudouin n’a pas souscrit à l’analyse du juge Robert sur la question de l’atteinte minimale. Il a abordé cette analyse avec beaucoup de circonspection car, à son avis, « il est facile pour les tribunaux, plusieurs années après l’atteinte reprochée, dans un tout autre contexte et sans les contraintes politiques, économiques et sociales des gouvernements, de critiquer leurs décisions et de s’ériger eux‑mêmes en législateur » (p. 1045).

186 Bien que lui aussi d’avis que les programmes de formation mis en place n’avaient pas été un succès, le juge Baudouin a estimé que l’échec de ces programmes ne pouvait être lié aux conditions de participation à ceux‑ci. Il a imputé une partie de cet échec aux membres du groupe qui ont choisi de ne pas y participer. De plus, le juge Baudouin a estimé que le juge Robert avait accordé trop d’importance au fait que les programmes n’étaient pas en mesure d’accueillir tous les prestataires de moins de 30 ans, jugeant qu’il aurait été absurde d’obliger le gouvernement à ouvrir 75 000 places alors que les 30 000 places disponibles n’étaient même pas remplies.

187 Par conséquent, le juge Baudouin a conclu que le gouvernement s’était acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir que ses programmes ne constituaient qu’une atteinte minimale et qu’il existait une proportionnalité raisonnable entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques. À cet égard, il a souligné que le seul fait qu’un programme ne soit pas une réussite ne permet pas à un tribunal de conclure à l’absence de proportionnalité entre les moyens utilisés et l’objectif visé.

188 Ayant été le seul à conclure à l’existence d’une violation de la Charte canadienne qui ne pouvait être justifiée suivant l’article premier, le juge Robert a en conséquence été le seul à examiner la question de la réparation. Il a estimé que celle qui convenait le mieux en l’espèce consistait à déclarer inopérants et l’al. 29a) et l’art. 23 du Règlement, puisqu’il était évident que le législateur n’aurait pas pris le texte réglementaire en question sans l’al. 29a). Cependant, vu les conséquences d’une telle déclaration, le juge Robert a conclu qu’il y avait lieu d’en suspendre l’effet pendant un certain temps.

189 Le juge Robert a ensuite rejeté la demande d’indemnisation présentée par l’appelante pour elle-même et pour les membres du groupe qu’elle représente. Pour que des dommages‑intérêts puissent être accordés par suite d’une déclaration d’invalidité prononcée en vertu de l’art. 52, le juge a précisé qu’il doit exister une certaine corrélation entre la réparation accordée en vertu de l’art. 52 et celle fondée sur le par. 24(1) : Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; Guimond c. Québec (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 347.

190 Relativement à l’application de l’art. 45 de la Charte québécoise en l’espèce, deux juges ont exposé des motifs sur la question. Le juge Baudouin, avec l’appui du juge Mailhot, a conclu à l’absence de violation de l’art. 45. Dans son interprétation du libellé de cette disposition, le juge Baudouin a affirmé que le législateur ne se serait pas imposé, au moyen de cet article, une obligation aussi considérable que celle de fournir une assistance financière, tout en assortissant de limites strictes les autres droits économiques. Le juge Baudouin a en conséquence estimé que, à l’instar des autres articles du chapitre relatif aux droits économiques de la Charte québécoise, l’art. 45 ne fait que garantir aux résidents du Québec un droit d’accès, sans discrimination, aux mesures d’assistance financière susceptibles d’exister.

191 Après avoir examiné le contexte, de même que le libellé des dispositions voisines, le juge Robert a conclu que l’art. 45 crée effectivement un droit positif à l’aide sociale et que ce droit avait été violé. Alors que les autres dispositions du chapitre sur les droits économiques de la Charte québécoise sont assorties de limites expresses, par exemple les mots « dans la mesure prévue par la loi » (je souligne) à l’art. 44, le texte de l’art. 45 est formulé d’une manière différente de toutes les autres dispositions. Le juge Robert a estimé que ces différences ont forcément une raison d’être et que l’art. 45 ne comporte pas de limite intrinsèque.

192 Le juge Robert a ensuite conclu à la violation de l’art. 45. Néanmoins, il a jugé que des dommages‑intérêts ne pouvaient être accordés en vertu de l’art. 49, puisqu’il n’y a ouverture à cette réparation que si l’atteinte résulte d’un comportement fautif d’une partie. Il a estimé que le fait qu’une disposition soit déclarée inconstitutionnelle ne permet pas automatiquement de conclure à l’existence d’un comportement fautif de la part de l’État.

193 La demanderesse a interjeté appel à notre Cour contre la décision de la Cour d’appel du Québec.

VI. Les questions en litige

194 Voici les quatre questions constitutionnelles qui ont été formulées par le Juge en chef le 1er novembre 2000 :

1. Le paragraphe 29a) du Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1, adopté en vertu de la Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A‑16, violait‑il le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés pour le motif qu’il établissait une distinction discriminatoire fondée sur l’âge relativement aux personnes seules, aptes au travail, âgées de 18 à 30 ans?

2. Dans l’affirmative, cette violation est‑elle justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique, en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

3. Le paragraphe 29a) du Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1, adopté en vertu de la Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A‑16, violait‑il l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés pour le motif qu’il portait atteinte au droit à la sécurité des personnes qu’il visait, et ce d’une façon incompatible avec les principes de justice fondamentale?

4. Dans l’affirmative, cette violation est‑elle justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique, en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

195 L’appelante présente aussi une demande en vertu de l’art. 45 de la Charte québécoise.

VII. Analyse

A. Les questions d’ordre procédural

196 Les faits de la présente affaire couvrent trois décennies. Le 29 juillet 1986, conformément à l’art. 1002 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25, l’appelante a déposé une requête visant à obtenir l’autorisation d’exercer un recours collectif. Le 11 décembre 1986, le juge Reeves de la Cour supérieure du Québec a décrit le groupe en ces termes (à la p. 1650) :

Les personnes seules, aptes au travail, âgées de 18 à 30 ans, et qui sont actuellement bénéficiaires de prestations d’aide sociale émises en vertu de l’article 29 paragraphe a) du règlement sur l’aide sociale adopté en vertu de la Loi sur l’aide sociale (L.R.Q., Chap. A‑16, art. 31) et/ou qui ont été bénéficiaires de prestations d’aide sociale émises en vertu de l’article 29 paragraphe a) du règlement sur l’aide sociale adopté en vertu de la Loi sur l’aide sociale (L.R.Q., Chap. A‑16, art. 31) durant quelque période que ce soit depuis le 17 avril 1985, et/ou qui seront ou deviendront bénéficiaires de prestations d’aide sociale émises en vertu de l’article 29 paragraphe a) du règlement sur l’aide sociale adopté en vertu de la Loi sur l’aide sociale (L.R.Q., Chap. A‑16, art. 31) de ce jour jusqu’à la date du jugement à intervenir dans la présente instance.

Les intéressés avaient jusqu’au 8 février 1987 pour se faire exclure du recours collectif.

197 Bien que le texte de loi en question existât, dans sa forme contestée, de 1984 et 1989, par suite de l’effet de la Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982, la Loi sur l’aide sociale a produit ses effets indépendamment de la Charte canadienne jusqu’au 23 juin 1987. On a modifié la Loi sur l’aide sociale et rendu toutes les prestations conditionnelles le 31 juillet 1989. Par conséquent, ce n’est qu’entre ces deux dates que la Charte canadienne s’est appliquée à l’espèce. Par contre, la Charte québécoise s’est appliquée pendant toute la période pertinente. Malgré les différences entre les périodes visées, je suis d’avis, à l’instar du juge Reeves, que les événements survenus au cours de l’ensemble de la période peuvent être examinés pour statuer sur la constitutionnalité du texte de loi contesté.

198 Comme la présente affaire est un recours collectif, l’intimé a soulevé devant notre Cour deux questions d’ordre procédural préliminaires. Premièrement, le gouvernement plaide qu’un recours collectif n’est pas le moyen approprié pour intenter une action directe en déclaration d’invalidité. Il affirme d’une part que, selon la conclusion du juge Gonthier dans l’arrêt Guimond, précité, une action en dommages‑intérêts ne peut être jumelée à une action en déclaration d’invalidité et, d’autre part, que le juge Reeves n’aurait pas dû autoriser le recours collectif puisque les faits allégués ne justifiaient pas les conclusions recherchées. Toutefois, comme l’a précisé le juge Gonthier dans Guimond, la règle interdisant de jumeler une action fondée sur le par. 24(1) à une action directe intentée en vertu de l’art. 52 ne constitue qu’une règle générale. La décision d’autoriser le recours collectif relevait certainement du pouvoir discrétionnaire du juge Reeves. Il faut reconnaître qu’il est peu probable qu’une demande fondée sur la Charte canadienne donne lieu au prononcé d’une ordonnance en dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) par suite d’une déclaration d’invalidité. Cependant, plutôt que d’interdire d’emblée cette possibilité aux parties qui pourraient demander l’un ou l’autre type de réparation, il est préférable d’analyser cette question au moment de l’examen de la réparation convenable.

199 La deuxième question préliminaire soulevée par l’intimé est que la Cour supérieure n’était pas le tribunal compétent pour connaître des arguments constitutionnels, parce que, en tout temps après le 23 juin 1987, les plaignants auraient pu demander à être entendus par la Commission des affaires sociales. À l’appui de ce moyen, l’intimé fait valoir que notre Cour a jugé qu’un organisme administratif expressément habilité par la loi à interpréter ou à appliquer toute loi nécessaire pour rendre une décision possède le pouvoir d’appliquer la Charte canadienne : Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570; Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5; Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22.

200 Bien que les arrêts susmentionnés permettent d’affirmer qu’un organisme administratif puisse être compétent pour trancher des questions constitutionnelles, ils n’ont pas établi que ces organismes ont compétence exclusive sur ces questions. Dans l’arrêt ultérieur Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a conclu qu’un organisme administratif ayant reçu le pouvoir de rendre des ordonnances en vertu d’une loi ou d’une convention collective peut constituer un tribunal compétent pour l’application du par. 24(1) de la Charte canadienne. Le juge McLachlin a souligné que les clauses d’arbitrage obligatoire prévues par les lois sur les relations du travail peuvent priver les tribunaux judiciaires de toute compétence concomitante. Toutefois, cet arrêt ne portait pas sur la question de savoir si un organisme administratif peut rendre une déclaration d’invalidité de la nature de celle demandée en l’espèce. De fait, dans l’arrêt Cuddy Chicks, précité, p. 17, le juge La Forest a affirmé qu’un tel organisme est uniquement habilité à déclarer la disposition contestée invalide à l’égard de l’affaire dont il est saisi.

201 Dans le contexte de la présente affaire, il ne serait pas opportun de décider quel est le pouvoir de la Commission des affaires sociales de rendre des ordonnances en vertu du par. 24(1). On a présenté peu d’éléments de preuve — sinon aucun — quant aux pouvoirs de la Commission, et cette question n’a pas été débattue en profondeur devant notre Cour. Puisque la Cour supérieure était le seul tribunal auquel pouvait s’adresser l’appelante pour obtenir une déclaration générale d’invalidité et que, avant 1990, cette cour était considérée comme le seul tribunal compétent pour trancher les questions constitutionnelles qui étaient soulevées, je ne crois pas qu’il soit souhaitable d’ordonner, à ce stade aussi avancé du litige, la suspension des procédures pour des motifs d’ordre procédural.

B. La Charte canadienne des droits et libertés

202 L’appelante avance des arguments fondés sur l’art. 7 de la Charte ainsi que d’autres fondés sur l’art. 15 de ce texte. Lorsque, dans une même affaire, plusieurs droits garantis par la Charte sont invoqués, il y a toujours lieu de se demander quelle est la façon appropriée d’examiner les divers arguments. Bien qu’il suffise généralement de conclure qu’il y a eu violation de l’un de ces droits et d’affirmer tout simplement qu’il « n’est pas nécessaire d’examiner l’autre droit », cette approche se révèle parfois peu utile. Chaque affaire est un cas d’espèce. Dans le récent arrêt Dunmore c. Ontario (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 1016, 2001 CSC 94, par exemple, le plaignant avait présenté des arguments fondés sur le droit d’association garanti à l’al. 2d) et sur les droits à l’égalité prévus par l’art. 15. J’ai conclu que la charge de la preuve imposée par l’al. 2d) diffère de celle imposée par le par. 15(1), en ce sens que ce dernier met l’accent sur les effets de la non‑inclusion sur la dignité humaine, alors que l’al. 2d) vise les effets de la non‑inclusion sur la capacité d’exercer la liberté fondamentale d’association (par. 28). Dans cette affaire, le moyen principal avancé par l’appelant touchait à sa capacité de s’organiser. J’ai donc examiné d’abord le droit en question et, ayant conclu à l’existence d’une violation injustifiée de la Charte, je n’ai pas eu à me pencher sur l’argument reposant sur le par. 15(1).

203 En l’espèce, nous sommes de nouveau saisis de deux arguments fondés sur la Charte, invoquant des droits nécessitant des approches différentes. Bien que l’art. 15 s’intéresse à l’effet des textes de loi de portée excessive ou insuffisante sur la dignité humaine des plaignants, l’art. 7 s’attache à la façon dont les mesures prises par l’État portent atteinte à la capacité d’une personne dotée du libre arbitre de jouir de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. Toute atteinte à ces droits par l’État doit être imposée conformément aux principes de justice fondamentale. Bien que ces deux droits soient protégés par la Charte, ils protègent des intérêts différents. S’il importe que la Charte soit interprétée de façon uniforme, les droits eux‑mêmes doivent cependant être interprétés selon leur spécificité propre. Ainsi, dans une situation donnée, il peut y avoir violation d’un droit, mais non d’un autre. Les « valeurs qui sous‑tendent la Charte » constituent un concept important et susceptible de nous éclairer sur un droit garanti par celle‑ci, mais elles ne peuvent être invoquées pour modifier le texte même de la Charte.

204 En l’espèce, la nature différente de ces deux droits revêt une importance prépondérante. Voilà pourquoi, même si j’ai jugé que la disposition contestée constitue une atteinte injustifiée à l’art. 15, j’ai néanmoins décidé d’examiner aussi l’art. 7, de façon à distinguer les limites propres à ces deux droits.

(1) L’article 7

205 Aux termes de l’art. 7 de la Charte : « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. » Dans la présente affaire, l’appelante avance que le cadre législatif pourvoyant au paiement de prestations réduites pour les personnes de moins de 30 ans portait atteinte à son droit à la sécurité de sa personne, puisqu’il avait pour effet de la laisser — elle-même ainsi que les membres de son groupe — dans une situation de misère noire qui compromettait à la fois leur intégrité physique et leur intégrité psychologique. Pour établir la violation de l’art. 7, la demanderesse doit, dans un premier temps, démontrer qu’il a été porté atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et, dans un deuxième temps, établir que l’État a causé cette atteinte sans se conformer aux principes de justice fondamentale.

206 La protection du droit d’un individu à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti par l’art. 7 reflète le souci traditionnel de la société canadienne de veiller à ce que, en règle générale, les gens ne se voient pas imposer de contraintes par l’État et soient traités avec dignité et respect. Dans l’arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, p. 56, le juge en chef Dickson a estimé que « l’atteinte que l’État porte à l’intégrité corporelle et la tension psychologique grave causée par l’État » constituent une atteinte à la sécurité de la personne.

207 Dans l’arrêt Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 60, le juge en chef Lamer a conclu que, pour établir l’existence d’une restriction de la sécurité de la personne :

. . . il faut donc que l’acte de l’État faisant l’objet de la contestation ait des répercussions graves et profondes sur l’intégrité psychologique d’une personne. On doit précéder à l’évaluation objective des répercussions de l’ingérence de l’État, en particulier de son incidence sur l’intégrité psychologique d’une personne ayant une sensibilité raisonnable. Il n’est pas nécessaire que l’ingérence de l’État ait entraîné un choc nerveux ou un trouble psychiatrique, mais ses répercussions doivent être plus importantes qu’une tension ou une angoisse ordinaires.

208 Dans l’affaire qui nous occupe, l’appelante s’est donné beaucoup de mal pour démontrer que les effets négatifs de vivre des prestations réduites étaient gravement préjudiciables au bien‑être physique et psychologique des personnes touchées. Il est certain que les personnes qui, à l’instar de l’appelante, vivaient des prestations réduites n’étaient pas dans une situation très « sûre ». Cependant, la question qu’il reste à trancher à cette première étape de l’analyse relative à l’art. 7 est de savoir si cette situation d’insécurité était imputable au fait de l’État.

209 L’exigence selon laquelle la violation des droits garantis à une personne par l’art. 7 doit résulter d’un acte de l’État ressort du texte même de cette disposition. L’article 7 ne garantit pas à l’individu un droit absolu à la sécurité de sa personne, mais plutôt un droit qui n’est protégé que dans la mesure où c’est l’État qui, d’une façon non conforme aux principes de justice fondamentale, le prive du droit à la sécurité de sa personne. La nature du lien requis entre le droit et l’acte de l’État a évolué au fil des ans.

210 Dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 (le « Renvoi relatif à la prostitution »), le juge Lamer (plus tard Juge en chef) a conclu que l’art. 7 ne s’applique pas nécessairement aux affaires pénales (p. 1175). Néanmoins, il a maintenu que, compte tenu du contexte des droits adjacents et de l’intertitre « Garanties juridiques » sous lequel se trouve l’art. 7, il convenait de conclure que « les restrictions à la liberté et à la sécurité de la personne dont il est question à l’art. 7 sont celles qui découlent des rapports entre un individu, le système judiciaire et l’administration de la justice » (p. 1173).

211 Dans l’arrêt G. (J.), précité, le juge en chef Lamer a de nouveau examiné la question de savoir si les droits garantis par l’art. 7 pouvaient s’appliquer en dehors du contexte du droit criminel, cette fois‑là relativement au droit d’un parent d’obtenir les services d’un avocat rémunéré par l’État au cours d’une audience en matière de garde d’enfants. Concluant qu’un tel droit était visé par l’art. 7, le juge Lamer a estimé que l’objet de l’art. 7 est « le comportement de l’État en tant qu’il fait observer et appliquer la loi, lorsque ce comportement prive un individu de son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne » (par. 65). Dans l’arrêt Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44, j’ai souscrit à cet énoncé du droit et jugé qu’il pouvait y avoir violation des droits garantis par l’art. 7 dans le contexte d’une enquête menée en vertu d’une loi relative aux droits de la personne.

212 Dans l’arrêt Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519, 2000 CSC 48, notre Cour a élargi au‑delà du cadre des procédures judiciaires la portée du concept d’acte de l’État. Dans cette affaire, une mère avait déposé une demande d’injonction interdisant à l’Office des services à l’enfant et à la famille de lui retirer sans mandat son enfant. Malgré l’absence de procédures judiciaires, l’appelante soutenait que l’appréhension de l’enfant par l’État contrevenait au droit à la sécurité de sa personne que lui garantit l’art. 7. Le juge L’Heureux‑Dubé a conclu que l’appelante avait été privée de ce droit en conformité avec les principes de justice fondamentale, reconnaissant néanmoins qu’elle avait satisfait à la première étape de l’analyse fondée sur l’art. 7, ce qui peut s’expliquer par le fait que l’appréhension du nouveau‑né de la plaignante constituait une mesure gouvernementale emportant des conséquences juridiques.

213 Par conséquent, dans certaines circonstances exceptionnelles, notre Cour a jugé que les droits garantis par l’art. 7 peuvent viser certaines situations en dehors du contexte criminel traditionnel, étendant ainsi leur application à d’autres domaines relevant de la compétence des tribunaux. En l’espèce, cependant, il n’existe pas de lien entre le préjudice causé à la sécurité de la personne de l’appelante et le système judiciaire ou son administration. L’appelante n’était ni partie à quelque instance judiciaire ou administrative, ni même l’objet d’une enquête susceptible d’aboutir à l’engagement d’une telle instance. Une demande fondée sur l’art. 7 doit, à tout le moins, découler d’une mesure gouvernementale emportant des conséquences juridiques, savoir une mesure qui, en soi, prive le demandeur du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne.

214 Il est possible que certains considèrent cette condition préliminaire excessivement formaliste. Par exemple, l’appelante soutient que notre Cour a jugé que le respect de la dignité humaine est à la base de la plupart des droits protégés par la Charte, voire de tous ces droits. Il ne fait aucun doute, je le reconnais, que le respect de la dignité de tous les êtres humains est une valeur importante, sinon fondamentale, dans toute société et que la prise en considération de telles valeurs peut aider dans l’interprétation de la Charte. Toutefois, cela ne signifie pas que l’on peut faire totalement abstraction du texte de la Charte en procédant à un examen général de telles valeurs ou que le tribunal peut, par le processus d’interprétation, changer la nature du droit concerné. Comme il a été jugé dans l’arrêt Blencoe, précité, « [m]ême si des notions de dignité et de réputation sous‑tendent maints droits garantis par la Charte, ce ne sont pas des droits distincts qui déclenchent en soi l’application de l’art. 7 » (par. 97). Bien qu’une interprétation téléologique de la Charte soit influencée par une préoccupation dominante pour la dignité humaine, la démocratie et les autres « valeurs qui sous‑tendent la Charte », elle doit d’abord et avant tout s’attacher à l’objet de la disposition en question. En l’absence de quelque lien que ce soit avec le texte même de la Charte, la légitimité de tout le processus juridictionnel relatif à la Charte est remise en question.

215 Dans la Charte, l’art. 7 ainsi que les art. 8 à 14 figurent sous l’intertitre « Garanties juridiques » dans la version française et « Legal Rights » dans la version anglaise. Vu le libellé de l’intertitre ainsi que l’objet des art. 8 à 14, il est évident que l’objectif premier de l’art. 7 est la protection de la vie, de la liberté et de la sécurité d’une personne contre le pouvoir coercitif de l’État (P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 2, p. 44‑9; Renvoi relatif à la prostitution, précité, le juge Lamer). L’aspect judiciaire des droits garantis par l’art. 7 ressort également du fait qu’il ne peut y être porté atteinte qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Comme l’a affirmé le juge Lamer dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, p. 503, ces principes font partie des « préceptes fondamentaux de notre système juridique. Ils relèvent non pas du domaine de l’ordre public en général, mais du pouvoir inhérent de l’appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire ». C’est ce lien solide entre ce droit et le rôle de l’appareil judiciaire qui m’amène à conclure que, pour que puisse s’appliquer l’art. 7, il faut un certain rapport entre le droit invoqué et le système judiciaire ou son administration.

216 Dire que la présence de ce lien est nécessaire n’a pas pour effet de fossiliser pour autant l’application de l’art. 7. Déjà, notre Cour a jugé dans les arrêts G. (J.) et Blencoe, précités, ainsi que dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1, que ce lien avec l’appareil judiciaire ne signifie pas que l’art. 7 se limite nécessairement aux affaires pénales. Dans l’arrêt K.L.W., précité, notre Cour a reconnu qu’il n’est pas nécessaire qu’il y ait un lien avec une instance analogue à un procès. En effet, une personne visée par une procédure administrative peut estimer qu’elle a été privée de son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne. Les modalités du contrôle de ces procédures administratives n’ont d’aucune façon été arrêtées définitivement, pas plus que n’ont été interprétés les « principes de justice fondamentale » qui régissent ces procédures. Cependant, pour qu’une personne se trouve privée d’un droit que lui garantit l’art. 7, il faut à tout le moins établir l’existence d’une mesure de l’État — analogue à une instance judiciaire ou administrative — emportant des conséquences juridiques pour cette personne. Ce n’est qu’ensuite que peut avoir lieu l’interprétation des principes de justice fondamentale ou l’analyse de la mesure gouvernementale.

217 En l’espèce, puisque ni le système judiciaire ni son administration ne sont en jeu, les garanties de l’art. 7 ne peuvent donc être invoquées. Comme je l’indiquerai plus loin, j’ai conclu que, du fait qu’il réserve un traitement différent à certaines personnes sur le fondement de l’âge, l’al. 29a) du Règlement porte atteinte aux droits à l’égalité garantis à l’appelante. Cependant, l’art. 7 n’offre pas les mêmes critères de comparaison que le droit visé à l’art. 15. Il faut considérer la situation de l’appelante d’une façon plus absolue. En l’espèce, le risque de violation de son droit à la sécurité de sa personne découlait des aléas d’une économie chancelante, et non de la décision du législateur de ne pas lui accorder une aide financière plus élevée ou de l’obliger à participer à plusieurs programmes pour recevoir une aide accrue.

218 L’appelante et plusieurs des intervenants ont présenté de solides arguments sur la distinction qui est parfois établie entre les droits « négatifs » et les droits « positifs », ainsi que sur celle faite entre les droits économiques et les libertés publiques, soutenant que la concrétisation du droit de l’individu à la sécurité de sa personne exige souvent un engagement positif de la part du gouvernement. Cet argument est bien fondé. Par exemple, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable peut exiger des gouvernements qu’ils consacrent davantage de fonds à l’établissement d’institutions judiciaires efficaces. Cependant, pour qu’entre en jeu l’application de l’art. 7, c’est l’État qui doit être à l’origine de la menace d’atteinte au droit garanti à l’intéressé.

219 Par exemple, dans l’arrêt G. (J.), précité, notre Cour a jugé que l’appelante avait droit à l’aide juridique à l’égard d’une audience relative à la garde d’enfants. Dans la mesure où cette ordonnance obligeait le gouvernement à dépenser certaines sommes pour veiller à ce que la plaignante ne soit pas privée de son droit à la sécurité de sa personne d’une manière incompatible avec les principes de justice fondamentale, il est possible de considérer qu’il s’agit d’un droit « positif », voire « économique ». Cependant, le facteur déterminant dans cette affaire était que, suivant l’art. 7, l’appelante était directement privée de son droit à la sécurité de sa personne par un acte de l’État. C’était le fait que l’État tentait d’obtenir la garde des enfants de l’appelante qui menaçait la sécurité de celle‑ci. C’est un tel acte initial de l’État, un acte affectant directement la demanderesse et la privant de son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne qui est requis par le texte de l’art. 7.

220 L’appelante a également attiré notre attention sur les commentaires faits par le juge en chef Dickson dans ses motifs de dissidence dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, où ce dernier a précisé que l’application d’une approche conceptuelle dans laquelle les libertés seraient simplement considérées comme une absence d’intervention ou de contrainte « est peut‑être trop étroite étant donné qu’elle ne reconnaît pas l’existence de certains cas où l’absence d’intervention gouvernementale est effectivement susceptible de porter atteinte sensiblement à la jouissance de libertés fondamentales » (p. 361). Plus récemment, dans l’arrêt Dunmore, précité, notre Cour s’est demandé si l’absence d’intervention gouvernementale peut porter atteinte à une liberté fondamentale. Dans cette affaire, j’ai conclu qu’une mesure législative ayant un champ d’application trop limité peut, dans des circonstances exceptionnelles, entraver substantiellement l’exercice d’une liberté constitutionnelle (par. 22). J’ai expliqué que, pour que soit satisfaite la condition d’application de l’art. 32 de la Charte canadienne requérant l’existence d’une intervention gouvernementale, la mesure législative doit clairement viser à protéger l’exercice de la liberté fondamentale en question. Le groupe touché devait établir qu’il était essentiellement incapable d’exercer sa liberté fondamentale sans la protection du texte de loi et que son exclusion du champ d’application de celui‑ci accroissait considérablement la difficulté inhérente à l’exercice de la liberté en question. Bien que l’existence de la Loi sur l’aide sociale puisse constituer une intervention gouvernementale suffisante pour déclencher l’application de l’art. 32, aucun des autres facteurs énumérés dans Dunmore n’est présent en l’espèce.

221 Dans cet arrêt, j’ai conclu que la Loi de 1995 sur les relations de travail, L.O. 1995, ch. 1, annexe A, donne effet à la liberté syndicale et que sans cette protection les travailleurs agricoles sont essentiellement incapables d’exercer leur liberté d’association. La loi en question exacerbait la situation déjà précaire des travailleurs agricoles dans le monde des relations de travail. Le plaignant qui reproche à un texte de loi d’avoir une portée trop limitative doit démontrer qu’il est privé du droit lui-même et non seulement de l’avantage que la loi accorde à d’autres groupes. En l’espèce, la Loi sur l’aide sociale vise à remédier à la situation des personnes qui n’ont pas d’emploi ou ne reçoivent aucune autre forme d’assistance, en leur offrant de l’aide financière et des mesures de formation professionnelle pour leur permettre de joindre les rangs de la population active. Comme dans les arrêts Delisle c. Canada (Sous‑procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989, et Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995, l’exclusion des personnes de moins de 30 ans du champ d’application du régime d’avantages complets et inconditionnels ne les rend pas essentiellement incapables d’exercer leur droit à la sécurité de leur personne en l’absence d’intervention gouvernementale. Indépendamment des possibilités susceptibles d’exister sur le marché de l’emploi, les programmes de formation ont été mis sur pied pour aider les intéressés à trouver du travail et pour pourvoir au paiement de prestations additionnelles.

222 L’appelante n’a pas démontré que les personnes de moins de 30 ans éprouvent intrinsèquement de la difficulté à exercer leur droit à la sécurité de leur personne en l’absence d’intervention gouvernementale. Elle n’a pas non plus établi que l’existence de prestations de base plus élevées pour les bénéficiaires de 30 ans et plus réduisait en soi ou de manière substantielle la possibilité pour les moins de 30 ans d’exercer leur droit à la sécurité de leur personne. Le fait que les programmes de rattrapage scolaire établis par les réformes de 1984 n’aient peut‑être pas été les programmes les mieux conçus n’aide pas l’appelante à s’acquitter de la charge de la preuve qui lui incombe. Le point auquel je m’attache en l’espèce est la capacité du groupe de l’appelante de bénéficier du droit lui‑même, et non de profiter davantage du régime établi par la loi. L’appelante n’a pas réussi à établir qu’elle était essentiellement incapable de protéger son droit à la sécurité. Elle n’a pas démontré que, en l’excluant, le texte de loi a réduit sa sécurité à un niveau inférieur à ce qu’elle était déjà, compte tenu de la situation économique.

223 Pour les motifs qui précèdent, j’estime que l’al. 29a) du Règlement ne violait pas l’art. 7 de la Charte canadienne. La menace au droit à la sécurité de l’appelante n’était pas liée à l’administration de la justice et ne résultait pas d’une mesure de l’État; de plus, le caractère non inclusif du règlement n’a pas empêché concrètement l’appelante de protéger sa propre sécurité. Ce résultat ne devrait surprendre personne. Comme je l’ai souligné dans l’arrêt Dunmore, précité, le fait d’exclure totalement un groupe d’un régime légal protégeant un droit donné peut, dans certaines circonstances limitées, porter une atteinte telle à ce droit que c’est alors essentiellement le droit substantiel qui est violé plutôt que le droit à l’égalité garanti par le par. 15(1) de la Charte. Cependant, l’examen de la question du champ d’application trop restreint d’un texte de loi se fait normalement dans le cadre de l’analyse fondée sur le par. 15(1) et, en conséquence, je vais maintenant procéder à l’analyse relative à l’égalité.

(2) L’article 15

224 Le paragraphe 15(1) de la Charte protège le droit de chacun à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment de la discrimination fondée sur l’âge. Comme l’a déclaré notre Cour à maintes reprises, il faut, dans le cadre d’une interprétation téléologique de ce droit, prendre en considération la dignité humaine individuelle de l’ensemble des personnes assujetties à la loi concernée. Comme je l’ai indiqué dans l’analyse fondée sur l’art. 7, bien qu’il soit important de prendre en compte et de bien saisir les valeurs qui sous‑tendent la Charte pour être en mesure d’examiner adéquatement une demande fondée sur celle‑ci, ces principes ne sauraient prendre le pas devant le texte même de la Charte.

225 Parmi les motifs de distinction illicite énumérés au par. 15(1), l’âge est celui qui tend à causer la plus grande confusion sur le plan théorique. Relativement à la concrétisation du droit à l’égalité fondée sur l’âge garanti au par. 15(1), la source de cette confusion découle de l’interprétation que nous donnons à l’égalité réelle. Pour protéger l’égalité réelle, notre Cour a reconnu que des personnes se trouvant dans la même situation doivent être traitées de la même manière et, réciproquement, que celles qui sont dans des situations différentes doivent souvent être traitées différemment. La plupart des motifs énumérés au par. 15(1) sont des caractéristiques qui, dans notre société, sont réputées « non pertinentes » quant aux aptitudes d’une personne. Le problème que présente l’âge tient au fait qu’il est parfois difficile de déterminer ce qui constitue un comportement discriminatoire, puisque — en tant qu’êtres humains prisonniers dans le continuum du temps — nous subissons tous le processus du vieillissement. Si notre santé nous le permet, nous avons tous la possibilité d’être jeunes et fous ainsi que vieux et grincheux. Comme l’affirme le professeur Hogg, op. cit., [traduction] « [u]ne minorité définie selon l’âge est beaucoup moins susceptible d’être victime de l’hostilité, de l’intolérance et des préjugés de la majorité qu’une minorité définie selon la race ou la religion ou toute autre caractéristique que la majorité n’a jamais possédé et ne possédera jamais » (p. 52‑54).

226 Qui plus est, alors qu’on peut souvent affirmer que les distinctions fondées sur la plupart des autres motifs énumérés ou sur des motifs analogues utilisent la caractéristique en question comme un substitut illégitime du mérite, des distinctions fondées sur l’âge sont souvent utilisées à cette fin et considérées comme légitimes. Cette acceptation des distinctions fondées sur l’âge est attribuable au fait que des personnes d’âge différent sont capables d’accomplir des choses différentes. En règle générale, un enfant de dix ans ne fait pas un bon conducteur. On peut dire la même chose de la majorité des personnes centenaires. C’est pour tenir compte de ces différences de développement que plusieurs lois établissent des distinctions fondées sur l’âge.

227 Cependant, bien que l’on reconnaisse apparemment que l’âge est un motif différent des autres motifs énumérés au par. 15(1), le fait est qu’il a été inclus comme motif de discrimination illicite dans la Charte canadienne. Rappelons que dans Law, le juge Iacobucci s’est référé à la remarque énoncée dans l’arrêt Andrews et selon laquelle ce n’est que dans de rares cas qu’un traitement différent fondé sur un ou plusieurs motifs énumérés ou analogues ne sera pas discriminatoire : Law, précité, par. 110. Par ailleurs, certaines lois sur les droits de la personne n’incluent pas l’âge comme motif de discrimination ou limitent son application à la discrimination visant les personnes âgées de 18 à 65 ans : Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210; Charte québécoise, art. 10. Toutefois, l’âge est un motif prévu par la Charte canadienne, sans limite intrinsèque. Dans l’arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, par. 7, le juge McLachlin et moi avons conclu que les motifs énumérés au par. 15(1) « sont des indicateurs législatifs de l’existence de motifs suspects, associés à des processus décisionnels discriminatoires et fondés sur des stéréotypes ». Une loi qui établit une distinction fondée sur un tel motif est suspecte parce qu’elle entraîne souvent de la discrimination et aboutit au déni du droit à l’égalité réelle. C’est ce qui se produit, que la distinction soit fondée sur la race, le sexe ou l’âge. Bien que les discriminations fondées sur l’âge puissent souvent être justifiées, elles sont néanmoins tout aussi suspectes. Quoique l’âge soit un motif auquel personne n’échappe, tous ne le vivent pas de la même façon à toutes les époques. Ainsi, des cohortes nombreuses peuvent se servir de l’âge pour établir des distinctions contre des cohortes plus petites et plus vulnérables. Par suite de l’évolution de la situation économique, historique ou politique, il est possible que des présomptions et stéréotypes relatifs à un certain groupe d’âge ne soient plus valables. En outre, il n’en demeure pas moins que, quoiqu’on vieillisse sans cesse, l’âge est une caractéristique personnelle à l’égard de laquelle il est impossible de faire quoi que ce soit, et ce à quelque moment que ce soit. En conséquence, l’âge est nettement visé par l’aspect de la disposition relative à l’égalité qui demande qu’on ne pénalise pas un individu pour une caractéristique qu’il ne peut changer ou qu’on ne devrait pas le requérir de changer.

228 Le fait que le Règlement en litige dans la présente affaire établisse une distinction fondée sur une caractéristique personnelle expressément mentionnée à l’art. 15 devrait donc soulever de sérieuses préoccupations lorsqu’on se demande si cette distinction est, dans les faits, discriminatoire. Bien qu’une distinction fondée sur un motif énuméré ne crée pas une présomption de discrimination, il s’agit toutefois d’une solide indication que la disposition en question est discriminatoire pour l’application de l’art. 15. Au cours des dernières années, notre Cour a affirmé que l’absence de respect pour la dignité humaine est au cœur de la discrimination : Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, le juge L’Heureux‑Dubé; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, le juge McLachlin; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493. Cependant, il convient de rappeler que le concept de « dignité humaine » a d’abord et avant tout été avancé pour permettre de bien saisir l’essence de la notion de traitement différent fondé sur l’un des motifs prévus par l’art. 15.

229 Récemment, dans l’arrêt Law, précité, notre Cour a exposé le cadre de l’analyse relative à l’art. 15. Dans cette affaire, notre Cour a confirmé que cette analyse comporte trois étapes, qu’on peut décrire au moyen des questions suivantes : Le texte de loi contesté a‑t‑il pour objet ou pour effet d’imposer une différence de traitement entre le demandeur et d’autres personnes? La différence de traitement est‑elle fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés au par. 15(1) ou des motifs analogues? Le texte de loi contesté a‑t‑il un objet ou un effet discriminatoires au sens de la garantie d’égalité? (Law, par. 88). À chaque étape de l’analyse, la charge de la preuve incombe au demandeur, qui doit s’en acquitter suivant la norme de preuve applicable en droit civil. Cette norme ne varie pas, peu importe la gravité de la plainte ou le nombre de personnes susceptibles d’être touchées.

230 En l’espèce, il est évident — fait que l’intimé ne semble d’ailleurs pas contester — que l’al. 29a) du Règlement crée une distinction entre les personnes seules de moins de 30 ans recevant de l’aide sociale et celles de 30 ans et plus. En effet, le plafond des prestations de base pour les moins de 30 ans représente un tiers de celui des prestations accordées aux 30 ans et plus. Bien que les moins de 30 ans puissent participer à certains programmes dans le but de faire hausser leurs prestations, les 30 ans et plus ne sont par ailleurs pas tenus de le faire. Cette situation entraîne une différence de traitement entre les deux groupes. Par conséquent, la question fondamentale qu’il faut examiner en profondeur est celle de savoir si la distinction établie à l’al. 29a) indique que le gouvernement traite les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans d’une façon qui respecte leur dignité en tant que membres de notre société. La preuve concernant l’effet concret de la distinction sera également considérée, bien que j’estime que le régime réglementaire est à première vue discriminatoire.

231 Dans l’arrêt Law, précité, le juge Iacobucci a affirmé qu’il faut examiner la troisième question avec les yeux d’une personne raisonnable se trouvant dans la situation du demandeur, en tenant compte de plusieurs « facteurs contextuels ». Dans Law, notre Cour a dressé une liste non exhaustive de ces facteurs : (1) la préexistence d’un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou d’une vulnérabilité; (2) la correspondance entre la distinction qui est établie et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur ou à d’autres; (3) l’objet ou l’effet améliorateur du texte de loi contesté eu égard à une personne ou à un groupe défavorisés; (4) la nature et l’étendue du droit touché par le texte de loi contesté. Le juge Iacobucci a souligné que la présence ou l’absence de l’un ou l’autre de ces facteurs contextuels n’est pas déterminante.

232 Il est intéressant de noter que, dans l’arrêt Law, on plaidait également qu’une disposition législative pourvoyant au versement de prestations de retraite moins élevées aux personnes plus jeunes créait de la discrimination fondée sur l’âge, en contravention de l’art. 15. Dans cette affaire, la demanderesse soulevait le caractère discriminatoire des dispositions du Régime de pensions du Canada qui prévoyaient, dans le cas du conjoint survivant non invalide et sans enfant à charge, une réduction progressive du plein montant de la pension de 1/120 par mois pour le nombre de mois qui reste à courir, au décès du cotisant, avant que le conjoint survivant n’atteigne l’âge de 45 ans. En conséquence, 35 ans était l’âge minimum requis pour toucher des prestations de survivant dans le cas des personnes n’ayant pas atteint l’âge de la retraite de 65 ans. Le conjoint survivant de plus de 45 ans au décès du cotisant recevait le plein montant de la pension, celui de moins de 35 ans ne recevait aucune prestation avant d’avoir atteint 65 ans et le conjoint survivant âgé de 35 à 45 ans recevait un montant progressif jusqu’à l’âge de 65 ans. Après avoir examiné les facteurs contextuels susmentionnés, le juge Iacobucci a conclu que, bien que cette distinction soit fondée sur le motif énuméré de l’âge, elle n’était pas source de discrimination réelle.

233 Le fait que notre Cour ait jugé constitutionnelle une disposition législative qui limitait le montant des prestations accordées aux personnes n’ayant pas un certain âge ne signifie pas nécessairement que la même conclusion s’impose dans le présent pourvoi. Pour déterminer si, en l’espèce, le texte de loi respectait l’estime de soi et la dignité de l’appelante, il faut l’examiner à la fois au regard de son objet dominant et de ses effets et au regard de la situation particulière de l’intéressée.

234 Comme a jugé notre Cour dans les arrêts Law et Egan, précités, l’analyse relative à l’art. 15 doit être effectuée du point de vue du plaignant. En outre, au par. 59 de l’arrêt Law, la Cour a précisé que le point central de l’analyse est à la fois subjectif et objectif :

. . . subjectif dans la mesure où le droit à l’égalité de traitement est un droit individuel, invoqué par un demandeur particulier ayant des caractéristiques et une situation propres; et objectif dans la mesure où on peut déterminer s’il y a eu atteinte aux droits à l’égalité du demandeur simplement en examinant le contexte global des dispositions en question et le traitement passé et actuel accordé par la société au demandeur et aux autres personnes ou groupes partageant des caractéristiques ou une situation semblables.

Par conséquent, bien que l’appelante ne puisse se contenter de plaider qu’on a porté atteinte à sa dignité, pour justifier une allégation formulée en vertu de l’art. 15 il lui sera suffisant d’établir, au moyen de la méthode subjective‑objective décrite précédemment, le fondement rationnel de sa perception subjective qu’elle est victime de discrimination (Lavoie c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 769, 2002 CSC 23, par. 46). L’assise factuelle à partir de laquelle le tribunal tirera sa conclusion sur ce point est très différente de celle qu’il examinera dans le cadre de la justification au regard de l’article premier. En l’espèce, l’appelante doit démontrer en quoi le texte de loi traitait les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans d’une façon qui amènerait une personne raisonnable se trouvant dans une situation analogue à estimer qu’elle est « moins digne d’être reconnu[e] [. . .] en tant [. . .] que membre de la société canadienne » : Law, précité, par. 88. Il n’est pas nécessaire de procéder à la mise en équilibre d’intérêts en l’espèce. Afin d’établir qu’on a porté atteinte à sa dignité, l’appelante peut invoquer certains des facteurs énumérés dans l’arrêt Law, par exemple la façon dont le texte de loi exacerbe un désavantage ou un stéréotype préexistant dont est victime le groupe dont elle est membre, l’importance ou la nature du droit dont le groupe en question est privé ainsi que le soin avec lequel le législateur a rédigé le texte de loi de façon à tenir compte des besoins et de la situation véritables des membres du groupe.

(i) La préexistence d’un désavantage ou d’un stéréotype

235 Le premier facteur contextuel examiné dans l’arrêt Law était la préexistence d’un désavantage ou d’un préjudice. Dans cet arrêt, le juge Iacobucci a reconnu le fait qu’une jeune veuve est généralement en meilleure position qu’une veuve plus âgée pour préparer sa retraite; les premières ne souffrent d’aucun désavantage préexistant. L’intimé plaide le même argument en l’espèce, soulignant d’une part que, de façon générale, on ne considère pas que les jeunes sont couramment victimes du genre de discrimination dont souffrent certaines minorités distinctes et isolées, et, d’autre part, qu’ils ne sont pas défavorisés. Bien que cette règle empirique puisse en règle générale se révéler valable, c’est précisément en raison de la généralité de ce type de considération que les distinctions fondées sur des motifs énumérés ou analogues sont douteuses. Une analyse contextuelle de la discrimination a pour objet de déterminer s’il y a eu concrètement menace à la dignité du plaignant. En l’espèce, nous ne sommes pas en présence d’une distinction d’application générale fondée sur l’âge, mais plutôt d’une distinction applicable à un groupe particulier de la société, les bénéficiaires d’aide sociale. Il ressort clairement du dossier que, dans les faits, au sein de ce groupe, il n’était pas plus facile pour les jeunes prestataires de trouver du travail que ce ne l’était pour leurs aînés. En 1982, le taux de chômage avait grimpé à 14 p. 100 et il s’élevait à 23 p. 100 chez les jeunes. Exprimée en pourcentage de l’ensemble des bénéficiaires d’aide sociale, la proportion des personnes de moins de 30 ans est passée de 3 p. 100 en 1975 à 12 p. 100 en 1983. Par conséquent, le stéréotype sur lequel était fondée la distinction, savoir que les jeunes bénéficiaires d’aide sociale ne souffraient d’aucun désavantage économique particulier, ne reposait pas sur des faits, mais plutôt sur de vieilles prémisses relatives à l’aptitude des jeunes au travail. La création même des programmes d’aide sociale démontre que le gouvernement était au fait de ce désavantage.

236 L’appelante soutient que les bénéficiaires d’aide sociale ont toujours été défavorisés parce qu’ils sont victimes d’idées préconçues stéréotypées quant aux raisons de leur état de prestataire, et qu’ils sont en conséquence marginalisés dans la société. Dans son argument, l’appelante ne compare pas les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans à ceux de 30 ans et plus, mais plutôt la situation relative des jeunes bénéficiaires d’aide sociale par rapport à l’ensemble des membres de la société. Ce fait soulève la question de l’élément de comparaison approprié.

237 Dans l’affaire Law, personne n’a prétendu que, en tant que catégorie, les veuves avaient traditionnellement été marginalisées. Il a cependant été reconnu que, dans l’analyse visant à déterminer si un groupe souffre d’un désavantage préexistant, il n’est pas nécessaire d’utiliser l’élément de comparaison sur lequel reposait initialement la distinction. La question qu’il faut se poser en l’espèce n’est pas de savoir s’il y a eu différence de traitement — ce fait a déjà été établi — , mais si le groupe particulier touché a traditionnellement été marginalisé ou victime d’un stéréotype injuste. Dans l’arrêt Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, 2000 CSC 37, le juge Iacobucci a précisé que le groupe demandeur (les Autochtones non inscrits) avait été victime de beaucoup de discrimination, mais il a refusé de s’engager dans une « course vers le bas » (par. 69) et de décider quel groupe est le plus défavorisé. À mon avis, il convient d’adopter la même démarche en l’espèce. Il n’existe aucune preuve décisive indiquant que, comparativement à l’ensemble des bénéficiaires d’aide sociale, les jeunes bénéficiaires ont de tout temps été marginalisés en raison de leur âge. Cette constatation ne clôt toutefois pas l’analyse.

238 Lorsqu’il faut déterminer si le traitement différent réservé à un groupe donné est discriminatoire, la considération dominante doit être, comme l’a indiqué notre Cour dans l’arrêt Law, le respect de la dignité humaine. Le fait que les bénéficiaires d’aide sociale sont dans une situation précaire et vulnérable renforce l’argument selon lequel toute distinction les affectant peut faire peser une menace plus grande sur leur dignité humaine. Le fait qu’on n’ait pas plaidé que leur qualité de bénéficiaires d’aide sociale constitue un nouveau motif analogue ne saurait être considéré important à cette étape‑ci de l’analyse, puisqu’il a déjà été jugé, à la deuxième étape du critère énoncé dans Law, que la distinction reposait sur un motif énuméré. À ce stade‑ci, il s’agit de déterminer si, dans le contexte de la présente affaire, la dignité humaine de la plaignante est menacée en raison d’une distinction fondée sur un motif énuméré. Si la vulnérabilité des membres du groupe de l’appelante en tant que bénéficiaires d’aide sociale ne peut être reconnue à cette étape-ci, pouvons‑nous vraiment dire que nous faisons une analyse contextuelle?

(ii) La correspondance entre les motifs sur lesquels l’allégation est fondée et les besoins, les capacités ou la situation véritables du plaignant

239 C’est à la présente étape de l’analyse que ressort avec le plus d’acuité le contraste entre les descriptions divergentes qu’ont données du texte de loi l’appelante et l’intimé. L’appelante prétend que le gouvernement n’a pas tenu compte de la situation réelle des jeunes adultes lorsqu’il a élaboré son texte de loi. À l’appui de cette prétention, elle invoque l’estimation selon laquelle, dans les faits, seulement 11,2 p. 100 des jeunes adultes ont été en mesure de recevoir le plein montant de l’aide prévue.

240 Par contre, d’affirmer l’intimé, en l’espèce — tout comme dans Law — le texte de loi litigieux traitait différemment les jeunes adultes parce que leurs chances de subvenir à leurs besoins dans le futur étaient meilleures que celles de leurs aînés, mais contrairement au texte contesté dans Law, celui qui nous intéresse avait été expressément conçu pour venir en aide aux moins de 30 ans. Au soutien de cet argument, l’intimé a présenté une abondante preuve démontrant que ces programmes avaient été établis pour lutter contre le taux de chômage inquiétant chez les jeunes et visaient en conséquence à leur permettre d’acquérir les compétences nécessaires pour entrer sur le marché du travail et devenir ainsi plus autonomes.

241 Les témoins de l’intimé ont expliqué que l’élaboration du nouveau système avait pour but de venir en aide aux jeunes, eu égard à leur situation particulière. Cependant, le texte même de la majeure partie du régime établi par le Règlement semble à première vue indiquer que les programmes de formation et les incitatifs financiers dont ils étaient assortis ne tenaient pas compte de l’âge des participants. Rien dans les art. 32, 35.0.1 et 35.0.2 du Règlement n’indique que ces programmes avaient été conçus de façon particulière pour les jeunes. Cette constatation est confirmée par le fait que, bien que les programmes aient visé ostensiblement les moins de 30 ans, certaines personnes de 30 ans et plus y ont participé. Dans ses motifs, le juge Robert de la Cour d’appel accorde beaucoup d’importance au fait que les programmes ne comptaient pas suffisamment de places pour accueillir tous les bénéficiaires de moins de 30 ans. En effet, lors de leur création, ces programmes comptaient 30 000 places, alors qu’on dénombrait 85 000 personnes seules de moins de 30 ans recevant de l’aide sociale. Comme je l’ai indiqué plus tôt, un programme était aussi ouvert aux personnes de 30 ans et plus. Je ne considère pas que la preuve relative au nombre de places disponibles constitue un facteur important pour dégager l’objet du texte de loi.

242 À mon avis, l’examen de l’objet du texte de loi effectué à ce stade‑ci de l’analyse fondée sur le par. 15(1) ne doit pas rendre inutile ou remplacer l’analyse qui doit être faite ultérieurement en application de l’article premier. Le fait d’être en présence d’une distinction prévue explicitement par le texte de loi plutôt que d’un régime en apparence neutre n’a aucune pertinence dans l’examen de l’objet du texte de loi. D’ailleurs, notre Cour a adopté une démarche uniforme à l’égard des plaintes de discrimination présentées en vertu soit de la Charte soit des lois provinciales sur les droits de la personne, et elle a confirmé que la méthode par laquelle la discrimination est créée n’est pas pertinente. Comme l’a indiqué le juge McLachlin, dans les motifs unanimes de la Cour dans l’arrêt Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3, par. 47‑48 :

Dans le contexte de la Charte, la distinction entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable peut avoir une certaine importance sur le plan analytique, mais, puisque la principale préoccupation est l’effet de la loi contestée, cette distinction a peu d’importance sur le plan juridique. Comme le juge Iacobucci l’a fait remarquer au par. 80 de l’arrêt Law, précité :

Bien qu’il soit bien établi qu’il est loisible à la personne qui invoque le par. 15(1) de faire la preuve de la discrimination en démontrant que la loi a un objet discriminatoire, la preuve de l’intention législative n’est pas nécessaire pour établir le bien‑fondé d’une allégation fondée sur l’art. 15 : Andrews, précité, à la p. 174. L’exigence faite au demandeur est d’établir que soit l’objet, soit l’effet de la disposition législative viole le par. 15(1), de sorte qu’il puisse satisfaire au fardeau qui lui incombe en faisant la preuve seulement d’un effet discriminatoire. (Souligné dans l’original.)

Lorsqu’il est question du par. 15(1) de la Charte, notre Cour reconnaît donc que l’effet négatif sur la dignité du demandeur ne varie pas sensiblement selon que la discrimination est flagrante ou dissimulée [Souligné dans l’original.]

243 Constitue une tout autre question celle de savoir si le fait qu’un texte de loi a un objet positif peut s’avérer un facteur pertinent dans l’analyse prescrite par l’arrêt Law à l’étape de l’art. 15. Comme l’indique clairement l’extrait de cet arrêt que je viens de citer, le demandeur peut établir l’existence d’une violation du par. 15(1) en s’attachant soit à l’objet du texte de loi soit à son effet. Vu le contexte, il est évident que le juge Iacobucci ne vise que les objets ou effets préjudiciables, puisqu’il est absurde de penser qu’un demandeur puisse prouver qu’un objet ou effet bénéfique ou bénin contrevient au par. 15(1). Il est possible de prétendre que le fait que l’intention du législateur soit positive puisse jouer dans une certaine mesure dans l’appréciation subjective‑objective de l’effet de la distinction sur la dignité humaine du demandeur, mais la « principale préoccupation », pour reprendre l’expression du juge McLachlin, demeure l’effet du texte de loi. Qui plus est, tout argument invoquant l’intention positive du législateur doit tenir compte de la distinction contestée. Comme il a été indiqué plus tôt, la prémisse selon laquelle les bénéfices à long terme de la formation sont plus grands pour les jeunes n’a aucun rapport avec le besoin de toute personne de recevoir une aide financière minimale et avec la réponse probable des jeunes à la disponibilité de programmes de formation assortis de sanctions ou d’incitatifs.

244 De fait, accorder un poids trop grand ici aux prétentions du gouvernement quant à l’objectif qu’il poursuivait lorsqu’il a conçu le régime en litige reviendrait à accepter une justification au regard de l’article premier avant même qu’elle ne soit requise. Des commentateurs ont déjà exprimé certaines inquiétudes relativement à la confusion qui existe entre l’art. 15 et l’article premier : voir, par exemple, C. D. Bredt et A. M. Dodek, « The Increasing Irrelevance of Section 1 of the Charter » (2001), 14 Sup. Ct. L. Rev. (2d) 175, p. 182; Hogg, op. cit., p. 52-27. À mon avis, le fait que certains facteurs soient pris en compte soit dans l’analyse fondée sur l’article premier, soit dans celle fondée sur l’art. 15, est très pertinent. Comme l’a indiqué récemment le Juge en chef dans les motifs de la majorité dans l’arrêt Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), [2002] 3 R.C.S. 519, 2002 CSC 68, par. 10 :

La Charte établit une distinction entre deux questions distinctes : celle de savoir s’il y a eu atteinte à un droit et celle de savoir si la restriction est justifiée. Le plaignant a le fardeau de prouver qu’une atteinte a été portée à un droit (première étape), après quoi il incombe au gouvernement de prouver que la restriction constitue une limite raisonnable au sens de l’article premier (deuxième étape). Il s’agit de deux processus distincts impliquant des fardeaux de preuve différents.

Le fait est que, dans le cadre de l’analyse prescrite dans l’arrêt Oakes, le tribunal n’accepte pas aveuglément ce qui, avance-t-on, serait l’objectif visé par le texte de loi. À l’étape de l’examen fondé sur l’art. 15, il ne convient pas d’accepter sans réserve la description que donne le législateur de l’objet de la loi et de l’invoquer ensuite pour faire contrepoids à des effets par ailleurs discriminatoires.

245 Quoi qu’il en soit, comme je l’ai souligné précédemment, à cette étape‑ci de l’analyse prescrite dans l’arrêt Law, l’intention du législateur revêt beaucoup moins d’importance que les effets concrets de la mesure sur le demandeur. Par conséquent, la question fondamentale en l’espèce ne consiste pas à se demander comment les membres de la majorité de la population auraient considéré le régime par rapport aux membres du groupe de l’appelante. La démarche énoncée dans Law consiste à se demander comment tout membre raisonnablement bien informé de la majorité se sentirait s’il se trouvait dans la situation de l’appelante et subissait les effets du texte de loi contesté. Cette démarche est essentielle : si des personnes que le législateur considère différentes ne le sont visiblement pas de quelque façon que ce soit, la mesure litigieuse ne saurait être acceptable. En d’autres mots, la conclusion de notre Cour selon laquelle l’égalité réelle peut impliquer que des personnes différentes doivent être traitées différemment ne s’applique que lorsqu’il existe une différence réelle.

246 Qui plus est, contrairement à la situation qui existait dans l’arrêt Law, où le texte de loi contesté accordait aux bénéficiaires âgés de 35 à 45 ans des prestations n’augmentant que progressivement, en l’espèce la Loi sur l’aide sociale fixait une ligne de démarcation nette — 30 ans — , qui paraît n’avoir que peu de rapports, voire aucun, avec la situation véritable des adultes de moins de 30 ans. Comme l’a démontré l’appelante — point qu’a d’ailleurs concédé l’intimé — , les dépenses au titre de l’alimentation et du logement des personnes de moins de 30 ans ne diffèrent pas de celles des personnes de 30 ans et plus. De prétendre l’intimé, les personnes de moins de 30 ans étaient plus susceptibles de vivre chez leurs parents que celles de 30 ans et plus. Bien que cela semble avoir été le cas, le gouvernement ne possédait aucune donnée empirique étayant cette affirmation au moment où il a pris le Règlement. On a par ailleurs également démontré que les 25 ans et plus étaient beaucoup moins susceptibles de vivre chez leurs parents que les moins de 25 ans. Par conséquent, il semble que la décision de tracer une ligne de démarcation nette à 30 ans ait peu à voir avec la situation réelle du groupe touché.

247 Le gouvernement ne semble pas avoir tenté d’identifier concrètement les bénéficiaires vivant chez leurs parents, que ce soit au moyen du Règlement ou dans le cadre du processus de tamisage et d’examen des demandes. De fait, aucun effort n’a été déployé pour déterminer les conditions de vie des personnes de moins de 30 ans et l’on a présumé que ces dernières recevaient toutes de l’aide de leur famille, ce qui n’était évidemment pas le cas, comme en témoigne l’expérience personnelle de l’appelante. Il importe de rappeler que, en l’espèce, la situation est fort différente de celle qui existait dans l’affaire Law, où il existait des raisons logiques de présumer que les jeunes veuves avaient des besoins moins nombreux que ceux des veuves plus âgées et qu’elles disposaient de ressources supérieures pour y subvenir. À l’opposé, les jeunes adultes visés en l’espèce ont des besoins semblables à ceux de leurs aînés et leur relative jeunesse n’offre aucun avantage lorsqu’il s’agit de satisfaire ces besoins.

248 Bien que le gouvernement ait présenté des éléments de preuve pour démontrer que ses programmes visaient à répondre à ce qu’il considérait comme les besoins des personnes de moins de 30 ans, il semble fortuitement s’être servi jusqu’à un certain point de la distinction entre les moins de 30 ans et les 30 ans et plus qu’on a traditionnellement faite au Québec dans les lois en matière d’aide sociale. Comme l’a souligné dans son rapport l’économiste du gouvernement, Pierre Fortin, relativement au besoin d’agir à l’égard de la situation difficile dans laquelle se trouvaient les jeunes bénéficiaires d’aide sociale :

L’occasion en fut fournie par l’existence du barème réduit pour les aptes de moins de 30 ans, qu’on pouvait ramener au barème régulier sous condition de participation à l’une ou l’autre des mesures de développement de l’employabilité.

(P. Fortin, « Les mesures d’employabilité à l’aide sociale : origine, signification et portée » (février 1990), p. 3)

La préexistence de la distinction entre les bénéficiaires de moins de 30 ans et ceux de 30 ans et plus était fondée sur d’anciens régimes dans lesquels on avait voulu mettre l’accent sur le « principe de la responsabilité parentale » et qui avaient été créés durant des périodes où le taux de chômage chez les jeunes était beaucoup plus bas. Par conséquent, le lien entre les besoins réels des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans et les dispositions de la Loi sur l’aide sociale et de son règlement d’application n’était pas particulièrement solide. En se fondant sur une distinction qu’on avait faite plusieurs décennies auparavant et qui ne tenait même pas compte de la situation véritable des moins de 30 ans dans les années 80, on semble avoir fait preuve de peu de respect dans le texte de loi pour la valeur de ces personnes en tant qu’êtres humains. Sur le fondement de l’âge, le texte de loi créait pour ces personnes des conditions de vie inférieures à celles qu’il définissait comme étant des conditions minimales. Dans les cas où, comme en l’espèce, des personnes subissent un grave désavantage et où la preuve démontre que les hypothèses ayant guidé le législateur n’étaient pas étayées par les faits, il n’est pas nécessaire de prouver l’existence concrète de stéréotype, préjugé ou autre intention discriminatoire. L’existence d’une intention positive ne préserve pas davantage la validité de la mesure réglementaire litigieuse. Voilà l’enseignement qu’il faut tirer de la jurisprudence de notre Cour sur la discrimination indirecte ou les effets de la discrimination : BCGSEU, précité; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114. Je ne saurais donc souscrire aux vues exprimées par le Juge en chef au par. 38, où elle écrit que, loin d’être stéréotypé ou arbitraire, le programme était conçu pour répondre à la situation et aux besoins particuliers des jeunes adultes nécessitant de l’aide sociale. Voici, à mon avis, une description plus fidèle de la mesure établie par le gouvernement : basé sur l’hypothèse invérifiable selon laquelle les personnes de moins de 30 ans ont des besoins moins grands que leurs aînés et de meilleures chances que ceux‑ci de se trouver un emploi, le programme accordait aux premières une somme inférieure des deux tiers à celle que le gouvernement considérait comme le strict nécessaire, et il fondait cette distinction de traitement sur une caractéristique indépendante de la volonté de ces personnes, à savoir leur âge.

249 Avant d’amorcer l’analyse du prochain facteur contextuel, je tiens à examiner la question du fardeau de la preuve et de la preuve requise pour établir l’existence d’une violation de la Charte canadienne. Madame le Juge en chef est manifestement influencée par ce qu’elle considère être l’absence de preuve, émanant d’autres personnes que Mme Gosselin, au soutien des prétentions reprochant l’existence d’effets préjudiciables. Il me semble qu’elle est également influencée par le fait d’ordre procédural que la demande de Mme Gosselin est un recours collectif. Au Québec, il est clair que la personne qui demande l’autorisation d’intenter un recours collectif doit prouver l’existence d’un groupe de personnes lésées par des faits ayant une origine commune : P.-C. Lafond, Le recours collectif comme voie d’accès à la justice pour les consommateurs (1996), p. 400. Madame Gosselin a obtenu l’autorisation requise et il ne s’agit pas d’une question en litige dans le présent pourvoi. En conséquence, elle a prouvé l’existence d’un tel groupe devant les tribunaux. Bien qu’il ne soit pas nécessaire (et ce même suivant les règles de la common law applicables en la matière) que les questions communes prédominent, ni que les membres du groupe soient dans une situation identique vis-à-vis de la partie adverse (Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, [2001] 2 R.C.S. 534, 2001 CSC 46, par. 39, le juge en chef McLachlin), le législateur québécois a délibérément dérogé à la notion d’intérêt commun, notion requérant que toutes les questions — juridiques et factuelles — soient identiques. L’intention du législateur était d’autoriser les recours collectifs lorsque le problème soulevé par un membre du groupe ressemble à ceux soulevés par les autres membres, sans pour autant être identique. Voir Lafond, op. cit., p. 405‑406; al. 1003a) du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25. La question de l’étendue du désavantage subi par chacun devient pertinente beaucoup plus tard, au moment de la détermination des dommages‑intérêts. À cette étape‑ci, toutefois, constituerait une dérogation à la jurisprudence antérieure de notre Cour le fait de refuser de conclure à l’existence d’une violation de la Charte canadienne au motif que l’appelante n’aurait pas établi qu’un nombre suffisamment grand d’autres personnes ont elles aussi subi un désavantage. Comme l’a souligné le Juge en chef dans l’arrêt Sauvé, précité, par. 55 : « L’atteinte portée sans justification aux droits garantis ne fût‑ce que d’une seule personne fonde celle‑ci à demander réparation en vertu de la Charte. »

(iii) L’objet améliorateur

250 L’intimé affirme que le texte de loi avait un objet améliorateur en ce qu’il visait à améliorer la situation des jeunes chômeurs au moyen de mesures de formation et d’expérience de travail, plutôt que par une assistance exclusivement financière. Il ne s’agit vraiment pas d’un facteur utile pour décider si le traitement différent prévu par le texte de loi était discriminatoire. Dans l’arrêt Law, précité, le juge Iacobucci a conclu qu’un texte de loi pourrait avoir un effet préjudiciable moins grand sur la dignité d’un groupe si ce texte a pour objet ou effet d’aider des personnes ou groupes plus défavorisés dans notre société. Dans cette affaire, le fait que l’objet de la loi en litige était de venir en aide aux veuves âgées avait pour effet d’atténuer l’incidence de cette loi sur la dignité des personnes de moins de 35 ans. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Dans la présente affaire, la législature a établi une distinction entre le groupe dont fait partie l’appelante et les autres bénéficiaires d’aide sociale en se fondant sur ce qu’elle affirme être un effort d’amélioration de la situation du groupe en question. Un groupe qui fait l’objet d’un traitement différent et moins favorable, fondé sur un motif énuméré ou un motif analogue, n’est pas traité avec dignité du seul fait que le gouvernement prétend avoir pris ses dispositions préjudiciables « pour le bien du groupe ». Si la distinction a réellement pour objet et pour effet de venir en aide au groupe en question, le gouvernement devrait être en mesure d’établir une correspondance étroite entre les motifs sur lesquels la distinction est fondée et les besoins véritables du groupe. En l’espèce, on n’a pu démontrer aucune correspondance entre les prestations inférieures et les besoins réels du groupe, même si on a peut-être été en mesure d’établir que les programmes étaient en soi utiles. La seule inférence logique qu’il est possible de tirer de la différence de traitement est que les jeunes bénéficiaires d’aide sociale ne répondent pas aussi favorablement aux occasions de formation que leurs aînés et qu’ils doivent être contraints à y participer au moyen de mesures pénalisantes, alors qu’on peut escompter que les bénéficiaires plus âgés répondront positivement aux incitatifs.

(iv) La nature du droit touché

251 Plus le droit touché par le traitement différent est important, plus il y a de risques que ce traitement menace l’estime de soi et la dignité du groupe visé. Pour décider si c’est le cas, il faut généralement procéder à la fois à une appréciation qualitative du droit touché et à une analyse quantitative visant à déterminer dans quelle mesure ce droit a été refusé au demandeur. Le présent pourvoi porte sur un programme d’aide sociale qui, bien qu’on lui ait reconnu un objectif secondaire — savoir celui d’aider les gens à s’intégrer dans la population active — , avait comme objectif explicite de pourvoir aux besoins fondamentaux des personnes nécessiteuses. Par conséquent, lorsque le gouvernement crée une distinction qui, dans certains cas, a pour effet que des personnes reçoivent seulement le tiers de la somme que le gouvernement lui‑même a jugée constituer le strict minimum dont a besoin une personne pour subvenir à ses besoins, l’effet de cette distinction sur les membres du groupe concerné est sérieux. Comme a conclu le juge Iacobucci dans l’arrêt Law, précité, par. 74, citant les propos suivants du juge L’Heureux‑Dubé dans Egan, précité : « on ne pouvait évaluer pleinement le caractère discriminatoire d’une différence de traitement sans mesurer non seulement l’importance économique, mais aussi l’importance sur le plan de la société et de la constitution, du droit ou des droits auxquels les dispositions en question ont porté atteinte ». En l’espèce, un droit évident et important est en jeu, soit celui des individus de disposer de suffisamment d’argent pour assurer leur subsistance.

252 Dans l’arrêt Law, la Cour a précisé que l’objet et la fonction des dispositions contestées du RPC n’étaient pas de pourvoir aux besoins financiers immédiats des veuves et des veufs, mais plutôt de permettre aux veuves et aux veufs plus âgés de subvenir à long terme à leurs besoins essentiels. Dans le présent pourvoi, quoique l’on reconnaisse que l’un des objectifs du texte de loi soit de lutter contre la dépendance chronique à l’aide sociale, répondre à court terme aux besoins financiers immédiats continue d’être un aspect primordial des objectifs de ce texte de loi. La différence en ce qui concerne la nature et l’importance du droit touché — à savoir la satisfaction immédiate, plutôt qu’à long terme, des besoins essentiels — est l’une des distinctions cruciales entre la présente affaire et l’arrêt Law. L’effet de la distinction en l’espèce est que l’appelante et les personnes dans sa situation étaient susceptibles d’avoir un revenu bien inférieur non seulement au seuil de pauvreté établi par le gouvernement, mais également à la somme considérée par celui‑ci comme le minimum essentiel pour survivre. Une véritable démarche contextuelle tient compte de cette distinction et ne laissera pas le résultat être dicté par les apparentes similitudes entre les deux affaires, à savoir le fait qu’il s’agit dans les deux cas d’une distinction fondée sur l’âge, qui détermine le droit à une prestation gouvernementale.

253 Dans ses observations, l’intimé fait valoir que la situation déplorable dans laquelle se trouvaient de nombreux jeunes au début des années 80 ne résultait pas de l’établissement de niveaux d’assistance moins élevés. À son avis, on donnait plutôt aux jeunes la chance d’acquérir des compétences visant à leur permettre de s’intégrer dans la population active et ainsi de renforcer leur dignité et leur estime de soi :

. . . le travail est universellement reconnu comme une composante essentielle de la dignité humaine . . .

254 Cette affirmation ne renseigne en rien sur le traitement différent réservé à ceux à qui on offrait la possibilité d’obtenir de la formation et de l’expérience. En outre, un point à propos duquel le raisonnement du gouvernement est pour l’essentiel muet est le fait que la conjoncture générale, qui avait donné naissance au besoin d’établir un programme d’aide pour les jeunes, se caractérisait par l’absence d’emplois. La raison pour laquelle ces jeunes ne faisaient pas partie de la population active n’était pas exclusivement le fait qu’ils possédaient des compétences ou des études insuffisantes, mais aussi le fait qu’il n’y avait pas d’emplois disponibles. L’idée n’est pas de mettre en doute la sagesse des programmes du gouvernement, mais de bien faire ressortir que le maintien de la distinction a eu une incidence réelle et sérieuse sur les membres du groupe en question, vu le contexte économique de l’époque. Même si on accepte — ce que je ne fais pas — que l’intention positive du gouvernement a contribué de façon importante à réduire l’incidence de la mesure législative contestée sur la dignité humaine, ou encore qu’il n’existait aucun stéréotype implicite fondé sur l’idée que les jeunes adultes ne participeraient pas aux programmes de formation à moins de risquer de graves privations, il ressort de la preuve, peu importe l’angle sous lequel on l’examine, qu’il était hautement improbable qu’une personne de moins de 30 ans, aussi déterminée fut‑elle, aurait pu à tout moment jusqu’à son trentième anniversaire être inscrite à un programme et recevoir le plein montant des prestations. Les divers programmes n’étaient pas ouverts à tous les bénéficiaires d’aide sociale et il y avait inévitablement des périodes d’attente entre la fin d’un programme et le début d’un autre. Durant ces intervalles, les moins de 30 ans, contrairement à leurs aînés, étaient clairement exposés à souffrir d’extrême pauvreté, et ce d’une manière affectant directement leur dignité humaine et les empêchant d’être considérés comme des membres à part entière de la société.

255 La situation de Mme Gosselin permet d’illustrer l’application de l’al. 29a) et la façon dont il portait atteinte à sa dignité fondamentale. Elle n’est pas tenue de prouver que d’autres bénéficiaires d’aide sociale nommément désignés et âgés de moins de 30 ans ont subi des privations concrètes. Dès l’entrée en vigueur du régime légal en question, Mme Gosselin a participé aux programmes pendant un certain nombre de mois au cours desquels elle recevait le plein montant des prestations, alors que durant les mois où les programmes n’étaient pas offerts elle touchait des prestations réduites. Pendant les périodes où elle a pris part aux programmes, elle a profité de l’expérience que ces programmes lui permettaient d’acquérir ainsi que d’une majoration de ses prestations. Cependant, comme elle avait moins de 30 ans, elle vivait la plupart du temps dans la crainte de voir ses prestations réduites. Parfois, il lui était impossible de s’inscrire immédiatement à un programme. À ces moments, ainsi que dans les cas où un programme prenait fin, elle recommençait à toucher les prestations réduites. Lorsqu’elle a eu l’occasion de participer à un programme, elle en a profité. Cependant, si sa participation à un programme donné ne fonctionnait pas, mentionnons par exemple la fois où elle a découvert qu’elle était allergique aux animaux et a dû cesser de travailler à l’animalerie, elle devait subvenir à ses besoins à l’aide des prestations réduites jusqu’au prochain placement professionnel. La présomption selon laquelle elle pouvait compter sur l’aide de sa mère ne reposait sur aucun fait concret. En réalité, elle était contrainte de subvenir à ses besoins au moyen de ressources inférieures au minimum reconnu, que recevaient par ailleurs les 30 ans et plus.

256 Cette menace à son revenu, qu’un témoin du gouvernement a décrit comme « le bâton » accompagnant « la carotte », a beaucoup stressé l’appelante. Ce stress additionnel, que ne vivaient pas les bénéficiaires de 30 ans et plus, a dominé la vie de l’appelante. Même lorsqu’elle a pu vivre chez sa mère, ce n’était pas l’arrangement idéal. C’était en fait une situation qu’elle cherchait énergiquement à éviter. À certains moments, vivre chez sa mère n’était même pas une possibilité, notamment lorsque des modifications apportées aux règlements de l’immeuble où celle‑ci habitait l’ont empêchée de partager l’appartement de sa mère, qui ne comptait qu’une chambre à coucher. Il ne fait pas de doute qu’une telle situation serait stressante pour n’importe qui, mais, pour l’application de l’art. 15, ce qui a rendu humiliante l’expérience vécue par l’appelante est le fait qu’elle a été placée dans une situation que le gouvernement reconnaît lui‑même comme précaire et invivable, alors qu’il permettait aux bénéficiaires d’aide sociale plus âgés de participer à au moins un de ces mêmes programmes et de profiter de la même majoration de leurs prestations. Ces bénéficiaires ne subissaient pas de réduction massive de leurs prestations s’ils ne participaient pas à un programme d’amélioration de leur situation personnelle. On a établi cette distinction sur le seul fondement de l’âge des personnes visées et non en fonction de leurs besoins, de leurs possibilités ou de leur situation personnelle.

257 Je tiens à rappeler que, comme l’indique clairement la jurisprudence de notre Cour, la quatrième analyse contextuelle porte sur le droit particulier dont le demandeur se voit privé entièrement ou partiellement, et non sur les intérêts sociétaux que sert l’ensemble du programme du législateur ou sur un autre avantage particulier censément fourni au demandeur. À mon avis, les droits et intérêts examinés par le Juge en chef, au par. 65, en application du quatrième volet du critère établi dans Law, relèvent plutôt de l’étape de la justification au regard de l’article premier. Le droit nié à l’appelant en l’espèce n’était pas la « foi en l’utilité de l’instruction », mais plutôt des prestations d’aide sociale correspondant au niveau de subsistance reconnu par le gouvernement lui‑même. La prise en considération de « l’effet positif de la mesure législative » doit se faire à l’étape de l’analyse de la proportionnalité dans le cadre de l’examen fondé sur l’article premier.

258 En conclusion, l’appelante a démontré que, dans certaines circonstances et particulièrement dans sa situation personnelle, il y a eu des occasions où l’effet de la différence établie par le Règlement entre les moins de 30 ans et les 30 ans et plus était tel qu’on pourrait objectivement affirmer que les premiers ont été traités par le gouvernement d’une manière qui ne les respectait pas en tant que citoyens à part entière. Comme ce traitement différent était fondé sur un motif énuméré, à savoir l’âge, il était déjà suspect pour l’application de l’art. 15. Le fait, notamment, qu’une bénéficiaire de moins de 30 ans ne pourrait jamais, quoi qu’elle fasse, recevoir des prestations égales à celles reçues par les bénéficiaires de 30 ans et plus participant à un programme similaire vient confirmer que, considéré du point de vue d’une personne raisonnable, ce traitement avait pour effet de miner l’estime de soi de l’intéressée. En conséquence, j’estime que la distinction établie par l’al. 29a) du Règlement est discriminatoire.

259 Il est possible de prétendre que le gouvernement n’était pas en mesure d’élaborer un programme parfait et que, dans l’application d’un programme comme celui qui nous intéresse, certaines personnes vont immanquablement être laissées de côté. D’ailleurs, le Juge en chef accepte cet argument, soulignant qu’il n’est pas nécessaire que les programmes gouvernementaux de prestations correspondent parfaitement aux besoins et à la situation véritables du groupe demandeur. Toutefois, vu l’importance du droit touché, cet argument ne saurait empêcher de conclure qu’il y a eu atteinte à la dignité de Mme Gosselin. Le grave préjudice subi par l’appelante en raison de la distinction fondée sur l’âge excède considérablement le degré d’inadéquation envisagé par le juge Iacobucci dans l’arrêt Law, par. 105. Il est préférable d’examiner dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier l’argument de l’intimé selon lequel ce traitement était dans l’intérêt de l’appelante, le gouvernement pouvant alors plaider que les effets préjudiciables du texte de loi sur la dignité de l’appelante étaient justifiables compte tenu des réalités pratiques, sociales et économiques qui entrent en jeu dans l’établissement d’un complexe programme d’aide sociale. De fait, cet argument est typique du genre de raisonnement qui est fait dans l’application du critère établi dans Oakes, à l’étape de l’atteinte minimale ou de la proportionnalité, pour décider si la violation dont l’existence a été établie est justifiable ou non : R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713. Il ne s’agit pas d’un raisonnement qu’on associe à l’analyse fondée sur l’art. 15 et, en l’espèce, il alourdit considérablement la tâche d’établir l’existence d’une violation. Comme je l’ai souligné plus tôt, la question de la charge de la preuve est un facteur important. Le Juge en chef semble croire que l’appelante est tenue, pour l’application du par. 15(1), non seulement de prouver qu’elle a subi un préjudice, mais aussi que le programme gouvernemental laisse sans protection un nombre inacceptable d’autres personnes. Compte tenu des ressources dont dispose le gouvernement, il convient davantage d’obliger celui‑ci, lorsqu’il est appelé à s’acquitter du fardeau qui lui incombe dans le cadre de l’article premier, à faire la preuve de l’objet et de l’importance de son programme et à établir que celui-ci ne porte qu’une atteinte minimale aux droits à l’égalité.

(3) L’article premier

260 Vu la conclusion que le texte de loi a porté atteinte aux droits à l’égalité de l’appelante, il incombe en conséquence au gouvernement d’établir qu’il s’agit d’une limite raisonnable et justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique : voir Oakes, précité, p. 136‑137. Pour justifier une telle limite, le gouvernement doit démontrer que la disposition vise un objectif suffisamment important pour justifier la restriction d’un droit garanti par la Charte d’une manière (1) qui a un lien rationnel avec cet objectif, (2) qui ne porte pas atteinte à ce droit plus qu’il est raisonnablement nécessaire de le faire pour réaliser l’objectif et (3) qui n’a pas d’effets préjudiciables disproportionnés sur les personnes visées : voir Oakes, précité, p. 138-139.

261 Ces critères sont appliqués de façon plus ou moins stricte, selon le contexte de l’appel : voir Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877. Dans le présent pourvoi, le texte de loi contesté tente de remédier à la situation financière des chômeurs chroniques en leur offrant des prestations et des programmes de formation visant à les aider à subvenir à leurs besoins et à s’intégrer dans la population active. L’élaboration des programmes de formation fut de toute évidence une tâche complexe, qui a nécessité la conciliation des divers intérêts en jeu, des dépenses considérables sur les fonds publics ainsi que la prise en considération de nombreuses variables. La politique sociale est loin d’être une science exacte; il faut faire montre d’une certaine déférence dans le contrôle de mesures législatives de ce type. Cela ne veut toutefois pas dire que le gouvernement a carte blanche pour restreindre les droits dans le domaine des politiques sociales.

262 Dans l’arrêt Thomson Newspapers, précité, j’ai jugé qu’une des raisons susceptibles de justifier de faire montre de déférence dans l’application d’une approche contextuelle à l’égard de l’article premier serait le fait que le texte de loi contesté est censé protéger un groupe vulnérable. Dans un tel cas, l’importance de faire preuve de déférence à l’égard de la décision prise par le gouvernement pour concilier les divers intérêts en jeu ressort avec acuité. Cependant, en l’espèce, le groupe que le gouvernement prétend en fait protéger est précisément le groupe dont les droits ont été lésés. Cette constatation devrait militer contre la manifestation d’une trop grande déférence. Si le gouvernement désire aider des gens en portant atteinte à leurs droits constitutionnels, les tribunaux ne devraient pas, compte tenu de la singularité d’une telle démarche, faire montre d’une trop grande déférence lorsqu’ils apprécient l’objectif de la disposition contestée ou se demandent si les moyens utilisés portent le moins possible atteinte au droit en question.

(i) Un objectif urgent et réel

263 Dans ses motifs, le juge Robert de la Cour d’appel a estimé que, aux fins d’application du critère formulé dans Oakes, c’est l’objectif de la distinction qui doit être analysé. Dans son analyse, il a constaté que la distinction visait deux objectifs : (1) éviter l’effet d’attraction du régime d’aide sociale sur les jeunes adultes; (2) favoriser l’intégration de ceux‑ci dans la population active en encourageant leur participation aux programmes d’emploi. L’appelante plaide que l’objectif de la distinction devrait être analysé au regard de l’ensemble des mesures législatives pertinentes, plus particulièrement l’objectif explicite prévu à l’art. 6 de la Loi, à savoir fournir une aide complémentaire aux personnes dont les moyens de subsistance sont inférieurs à un niveau donné. De plus, elle affirme que, conformément à l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295 de notre Cour, on ne saurait conclure que l’objectif de la loi a « changé ». L’intimé souscrit à l’analyse du juge Robert basée sur l’existence de deux objectifs.

264 À mon avis, l’analyse préconisée par le juge Robert est bien fondée. Bien que l’analyse relative à l’article premier ne doive pas être effectuée sans contexte, une fois qu’il a été jugé qu’une disposition législative particulière viole un droit garanti par la Charte, cette analyse doit s’attacher à l’objectif de la disposition en question. Dans des arrêts comme Vriend, précité, où notre Cour a centré son analyse sur l’ensemble du texte de loi, étant donné qu’on reprochait à celui-ci d’avoir une portée trop limitée, il n’y avait en conséquence aucune disposition particulière devant être examinée. En l’espèce, l’al. 29a) est clairement la disposition contestée. L’analyse relative à l’article premier doit donc porter sur la distinction créée par cette disposition. Si le tribunal accorde une importance trop grande à l’objectif visé par l’ensemble du texte de loi, il se demandera quelle est la meilleure façon de formuler la loi au complet, tâche qui relève du législateur.

265 Bien que l’argument de « l’objet changeant » retenu par le juge Robert semble suggérer l’application d’une nouvelle approche à l’égard de l’analyse relative à l’article premier, j’estime qu’il convenait d’accueillir cet argument en l’espèce. Notre Cour a généralement jugé qu’on ne saurait conclure que les objectifs d’un texte de loi ont changé au fil du temps. En l’espèce, toutefois, c’est une mesure législative qui a signalé le changement d’orientation : Big M Drug Mart, précité. À mon avis, les modifications qui ont été apportées à la Loi en 1984 pour établir les programmes de formation et majorer l’aide accordée aux personnes y participant ont constitué un signal du législateur indiquant que l’objectif de la distinction établie à l’al. 29a) avait changé jusqu’à un certain point.

266 Vu ma conclusion que l’objectif de la distinction avait changé et consistait à encourager l’intégration des jeunes dans la population active, et vu la situation grave dans laquelle se trouvait cette tranche de la population à l’époque en question, j’estime que les objectifs de l’al. 29a) étaient urgents et réels.

(ii) Le lien rationnel

267 L’appelante attaque sur deux plans le lien rationnel entre le double objectif du gouvernement et le moyen utilisé pour les réaliser. Premièrement, elle soutient que la décision de choisir l’âge de 30 ans comme critère de distinction a été prise arbitrairement et que ce choix n’avait aucun rapport avec les moyens par lesquels le gouvernement concrétiserait son objectif. À son avis, le gouvernement avait retenu ce critère de distinction parce qu’il existait déjà et parce que, pour reprendre les termes mêmes utilisés par le témoin du gouvernement, « l’occasion en fut fournie ». Elle plaide également que le niveau d’assistance accordé aux personnes de moins de 30 ans ne participant pas aux programmes avait un caractère arbitraire. Selon elle, si le versement de prestations réduites visait à inciter la participation aux programmes, ceux‑ci auraient dû compter suffisamment de places pour accueillir toutes les personnes de moins de 30 ans, mais ce n’était pas le cas.

268 L’intimé souscrit à la conclusion du juge Robert de la Cour d’appel selon laquelle, bien qu’on n’ait peut‑être pas démontré l’existence d’un lien particulièrement solide entre le moyen et l’objectif, il existait un lien logique entre le traitement différent réservé aux moins de 30 ans et l’objectif qui consistait à favoriser leur intégration dans la population active. L’intimé a cependant exprimé son désaccord avec une partie de l’analyse du juge Robert, réitérant que la distinction établie à l’al. 29a) devait être analysée au regard du reste du texte de loi et de la conjoncture de l’époque.

269 Sur ce point, je suis également d’accord avec les conclusions du juge Robert. Il existe un lien logique entre les dispositions du texte de loi et l’objectif d’intégration des personnes de moins de 30 ans dans la population active. Il est logique et raisonnable de supposer que ces personnes ne sont pas rendues au même stade de la vie que les 30 ans et plus, qu’il est plus important, voire plus utile, de les inciter à s’intégrer dans la population active et, enfin, qu’une réduction des prestations de base pourrait permettre de réaliser cet objectif.

(iii) L’atteinte minimale

270 C’est à l’étape de l’atteinte minimale que le juge Robert a conclu que le texte de loi ne pouvait être justifié au regard de l’article premier. Ici encore, je souscris pour l’essentiel à sa conclusion.

271 Premièrement, je fais miens les commentaires formulés par le juge Robert relativement à la preuve qui incombe au gouvernement à cette étape de l’analyse. Il est exact que, dans l’analyse d’un texte législatif à caractère social, notre Cour doit éviter de mettre en doute, à posteriori, la politique gouvernementale. Le gouvernement n’était pas obligé de choisir le moyen le moins radical dont il disposait. Néanmoins, il lui faut avoir choisi celui qui portait aussi peu atteinte au droit concerné qu’il était raisonnablement possible de le faire. Compte tenu des objectifs du gouvernement et de la preuve qu’il a présentée, l’intimé prétend que les méthodes employées étaient raisonnables et satisfont en conséquence au critère de l’atteinte minimale. Je ne crois pas que ce soit le cas.

272 Selon l’intimé, en permettant aux moins de 30 ans de participer à certains programmes afin qu’ils puissent hausser le montant de leurs prestations au niveau de celles des 30 ans et plus, le gouvernement a démontré qu’il avait soigneusement examiné et respecté les besoins et les préoccupations des jeunes bénéficiaires d’aide sociale. L’intimé rejette les solutions de rechange proposées par l’appelante — par exemple l’élimination de l’al. 29a) ou la création d’un programme conditionnel pour tous — soit parce qu’elles vont tout à fait à l’encontre de l’objectif visé soit parce qu’elles sont impossibles à mettre en œuvre. Cependant, l’examen de la preuve ne démontre pas que de telles mesures n’auraient pas été appropriées. Pour ce qui est de la majoration des prestations accordées aux moins de 30 ans, le gouvernement insiste sur le fait qu’une telle mesure l’aurait empêché d’atteindre son objectif d’intégration des jeunes dans la population active. Cet argument repose vraisemblablement sur l’hypothèse que l’incitation à joindre les rangs de la population active ou à participer à des programmes n’est pas aussi grande si le plein montant des prestations est versé sans condition. Toutefois, le dossier n’établit pas le bien-fondé de cet argument. Rien n’indique en quoi le comportement des bénéficiaires de moins de 30 ans aurait été différent de celui des bénéficiaires plus âgés, ni en quoi les premiers auraient joint la population active en plus grand nombre que leurs aînés. Les témoins de l’intimé ont à maintes reprises invoqué « l’effet d’attraction » qui résulterait de l’accroissement des prestations versées aux moins de 30 ans, mais ils n’ont présenté en preuve aucune étude ou expérience antérieure pour étayer cette hypothèse. En plus d’appuyer l’argument que les dispositions contestées reflètent une perception discriminatoire et stéréotypée des jeunes — qui sont considérés irresponsables — , le taux de participation parmi les 30 ans et plus démontre que le fait d’assortir la non‑participation aux programmes d’une réduction de prestations n’était pas la seule solution à la disposition du gouvernement.

273 Je considère également assez peu convaincant l’argument selon lequel il n’aurait pas été possible d’instaurer plus tôt les réformes qui, en 1989, ont rendu les programmes conditionnels pour tous. Lors de l’édiction de la Charte en 1982, on avait fixé un délai de trois ans pour l’entrée en vigueur de l’art. 15, en raison de l’effet considérable qu’il était susceptible d’avoir sur les mesures législatives des gouvernements et de la difficulté d’apporter à celles‑ci les modifications appropriées. Par l’adoption de la Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982, le gouvernement du Québec s’est donné deux années additionnelles pour respecter les exigences de la disposition relative à l’égalité. Par conséquent, à partir de 1982, le gouvernement du Québec a disposé d’une période de cinq ans pour examiner les répercussions que cette disposition aurait sur sa Loi sur l’aide sociale. Bien que le gouvernement ait démontré qu’il a fallu de 18 à 24 mois pour mettre en place les modifications requises, il n’a pas établi pourquoi le processus n’avait pu être amorcé plus tôt.

274 Par conséquent, il me semble que les solutions de rechange susmentionnées ne peuvent être qualifiées de déraisonnables; elles auraient certes été également moins attentatoires. Cependant, compte tenu de la difficulté que pose l’élaboration de programmes d’aide sociale, je reconnais qu’il n’appartient pas à la Cour de préconiser l’adoption par le législateur d’orientations politiques entièrement nouvelles. Au moment de l’adoption des mesures législatives contestées, en 1984, il semble clair que le gouvernement croyait que le maintien de cette distinction entre les 30 ans et plus et les moins de 30 ans était nécessaire pour réaliser son objectif qui était de faciliter l’intégration des jeunes dans la population active. Néanmoins, vu l’existence de solutions de rechange qui auraient été moins attentatoires au droit concerné, il incombe au gouvernement de démontrer que l’approche qu’il a retenue ne créait qu’une atteinte minimale.

275 Après examen de la mise en œuvre du texte de loi en question, je conclus, à l’instar du juge Robert de la Cour d’appel, que la mesure prise par le gouvernement n’avait pas été conçue avec assez de soin pour respecter le critère de l’atteinte minimale. Comme l’a affirmé le juge Robert, à la p. 1084, le gouvernement n’a pas démontré :

1) qu’on a[vait] fixé des conditions d’admissibilité suffisamment souples pour avoir accès aux programmes, [et] 2) qu’on a[vait] agi de façon raisonnable dans la détermination des conditions permettant une augmentation de l’aide, ce qui n’était possible qu’en participant aux mesures.

276 Lorsqu’on se demande si le texte de loi portait le moins possible atteinte au droit concerné, le premier fait qui se dégage est que seulement 11 p. 100 des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans étaient dans les faits inscrits aux programmes qui leur permettaient de recevoir le montant de base accordé aux bénéficiaires de 30 ans et plus. En soi, ce fait ne permet pas de conclure que le texte de loi ne créait pas une atteinte minimale, mais il nous indique cependant qu’il est tout à fait possible que les programmes n’aient pas été conçus d’une façon qui permettait de porter aussi peu atteinte aux droits de l’appelante qu’il était raisonnablement possible de le faire. Dans le cours de l’examen du dossier, j’ai relevé quatre aspects des programmes et de la structure du texte de loi qui indiquent que ce texte ainsi que les programmes ont été conçus d’une façon qui ne portait pas le moins possible atteinte aux droits de l’appelante.

277 Premièrement, ceux qui participaient au programme Rattrapage scolaire, un important volet du régime, ne touchaient pas le plein montant des prestations, mais recevaient 100 $ de moins que la prestation de base. Par conséquent, lors de la création des programmes, le gouvernement avait prévu qu’un grand nombre de personnes — même parmi celles participant aux programmes — continueraient de recevoir, en contrepartie de leurs efforts, une somme moindre que celle versée aux personnes de 30 ans et plus ne participant pas aux programmes. Comme je l’ai mentionné plus tôt, les personnes les moins instruites, les analphabètes, avaient au départ été complètement exclues du programme susmentionné. Le gouvernement plaide que la question du montant d’aide accordé doit être examinée en corrélation avec celle de son programme de prêts et bourses aux étudiants. Toutefois, comme les participants au programme Rattrapage scolaire étudiaient au niveau secondaire, le témoin du gouvernement a admis que les seules sommes accordées à ces personnes sous forme de prêts étudiants visaient à payer le coût de frais scolaires précis, tel l’achat de livres et de fournitures scolaires. En conséquence, le programme de prêts étudiants ne permettait pas de hausser les prestations des participants au programme Rattrapage scolaire au niveau de celles reçues par les 30 ans et plus. En réalité, étant donné que presque 50 p. 100 des participants de moins de 30 ans étaient inscrits à ce programme, ceci signifie qu’un pourcentage très élevé des participants ne recevaient pas le plein montant des prestations versées aux personnes de 30 ans et plus.

278 Il est possible d’affirmer qu’on ne saurait calculer sur une base purement pécuniaire la valeur de l’instruction et de l’expérience découlant de la participation à de tels programmes. Je reconnais que le pouvoir de l’instruction peut se révéler un acquis très précieux pour qui le possède. Cependant, le poids de cet argument est diminué par le fait que, en l’espèce, le prix à payer pour cette instruction est la réduction de prestations censées garantir un certain niveau de subsistance minimal. Bien que la valeur à long terme de l’instruction et de l’expérience soit certes importante, elle doit être mise en balance avec le besoin de subsistance à court terme auquel l’aide sociale est censée répondre. Qui plus est, on ne demandait pas pareil sacrifice aux personnes de 30 ans et plus qui participaient aux programmes.

279 Deuxièmement, les programmes n’étaient pas conçus d’une manière propre à garantir une place à toute personne désireuse d’y participer. Par exemple, les étudiants incapables de trouver un emploi après leurs études devaient attendre neuf mois avant de pouvoir participer au programme Rattrapage scolaire et 12 mois dans le cas du programme Stages en milieu de travail. Restait le programme Travaux communautaires qui, vu son caractère très ponctuel, n’était peut‑être pas utile à tous et accordait la priorité aux personnes recevant de l’aide sociale depuis plus de 12 mois. L’existence même de cette priorité indique que les programmes n’étaient pas accessibles à tous les candidats en tout temps. De plus, les personnes ayant terminé leurs études collégiales (CÉGEP) n’avaient tout bonnement pas accès aux programmes Rattrapage scolaire et Stages en milieu de travail. Par ailleurs, même si ces personnes avaient eu accès au programme Travaux communautaires, la durée de la participation n’était que d’une année, au terme de laquelle le jeune bénéficiaire d’aide sociale n’avait plus, en raison de l’existence de cette limite, aucun programme auquel il pouvait participer. Si l’on prend l’exemple de Mme Gosselin, les perspectives d’emploi de cette dernière dans le secteur privé, tout comme celles de bien d’autres personnes dans sa situation, ne paraissent malheureusement pas avoir été très prometteuses. Une personne dans la situation de Mme Gosselin qui aurait participé pendant un an à un programme de Travaux communautaires (et, pendant une autre année, à un stage en milieu de travail si un tel stage avait été disponible) n’aurait pas été en mesure de recevoir les mêmes prestations qu’une personne de 30 ans et plus. Par conséquent, dans les faits, les programmes de stages et de rattrapage scolaire accordaient aux bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans qui pouvaient y avoir accès une période de deux ans pour se trouver un emploi avant que leurs prestations ne soient de nouveau ramenées à 170 $ par mois — avec possibilité d’une prorogation assortie d’un taux de prestation modérément réduit pour les personnes n’ayant pas encore reçu leur diplôme d’études secondaires.

280 Un autre vice de fond de ces programmes découlait du fait que les personnes analphabètes ou possédant très peu d’instruction ne pouvaient participer au programme Rattrapage scolaire. En plus d’être inadmissibles à ce programme, ces personnes éprouvaient également de la difficulté à accéder au programme Stages en milieu de travail, ce qui ne leur laissait donc que le programme Travaux communautaires qui, comme je l’ai mentionné plus tôt, ne durait qu’une année. Bien qu’on ait apparemment remédié à ce vice en 1989 en créant un programme spécial d’alphabétisation, il s’agit néanmoins d’un autre exemple de situation où même des personnes souhaitant participer à un programme étaient parfois dans l’impossibilité de le faire.

281 Troisièmement, outre les problèmes qui affectaient la conception des programmes, la mise en œuvre de ceux‑ci créait des obstacles supplémentaires que les jeunes bénéficiaires devaient également surmonter. Par exemple, lorsqu’une personne de moins de 30 ans devenait bénéficiaire d’aide sociale, elle devait prendre rendez‑vous avec un travailleur social. Il y avait alors une « entrevue d’évaluation », parfois plusieurs, en vue de déterminer quel genre de programme conviendrait le mieux au bénéficiaire. Ce processus durait parfois plusieurs semaines. Ensuite, une fois déterminé le programme approprié, il y avait souvent une autre période d’attente, puisqu’il fallait trouver une place libre dans le programme en question. Les personnes qui, en juin, manifestaient le désir de participer au programme Rattrapage scolaire devaient attendre à la rentrée scolaire, en septembre, pour être en mesure de le faire. Dans le cas du programme Stages en milieu de travail, il fallait attendre de trouver un employeur approprié. De plus, c’est ce dernier qui décidait, en dernière analyse, d’engager ou non l’intéressé. Cette situation causait des délais additionnels. Une fois le stage terminé, tout ce processus recommençait. Par conséquent, les jeunes bénéficiaires d’aide sociale désireux de tirer parti pleinement des programmes devaient vraisemblablement toucher les prestations réduites pendant un mois ou deux.

282 Compte tenu de la situation précaire dans laquelle se trouvent les bénéficiaires d’aide sociale, même une courte interruption des prestations additionnelles était certainement suffisante pour causer d’importantes difficultés aux jeunes bénéficiaires, difficultés que n’avaient pas à subir les 30 ans et plus. Madame Gosselin a elle‑même connu d’importants intervalles entre les programmes, situation qui a parfois entraîné des périodes de dépression. Un témoin du gouvernement a décrit la situation de nombreux jeunes bénéficiaires d’aide sociale en ces termes : « ils sont à la limite de la capacité » — marchant sur la corde raide entre l’aptitude et l’inaptitude au travail. Le risque de retourner aux prestations réduites était donc une possibilité très réelle et susceptible d’avoir des effets démesurés sur la capacité d’une jeune personne à affronter la vie.

283 Un quatrième et dernier motif pour lequel l’approche adoptée par le gouvernement ne portait pas atteinte aussi peu qu’il était raisonnablement possible de le faire aux droits de l’appelante est le fait suivant : même s’il y avait 85 000 personnes seules de moins de 30 ans recevant de l’aide sociale, le gouvernement n’avait créé initialement que 30 000 places dans ses programmes. De l’avis de l’intimé, auquel a souscrit le juge Baudouin de la Cour d’appel, le gouvernement n’était pas obligé d’ouvrir des places pour l’ensemble des bénéficiaires, sachant que tous ne participeraient pas à ces programmes. À mon avis, cette affirmation est exacte. Le gouvernement n’avait pas à établir qu’il disposait de 85 000 places disponibles en salle de classe et ailleurs. Cependant, le fait même que le gouvernement s’attendait à un taux de participation aussi faible incite à se demander dans quelle mesure la distinction prévue à l’al. 29a) visait vraiment à améliorer la situation des personnes de moins de 30 ans, et non pas simplement à réaliser des économies. Le gouvernement a souligné qu’il n’était pas nécessaire d’ouvrir un nombre considérable de places, puisqu’on estimait que 50 p. 100 des jeunes vivaient chez leurs parents. Comme je l’ai indiqué plus tôt, ce fait n’a pas été établi et, s’il était exact, on aurait laissé 50 p. 100 des bénéficiaires dans un état de privation injustifié. En outre, il n’est pas du tout évident que des jeunes vivant au foyer ne voudraient pas participer à ces programmes si ceux‑ci leur rapportaient une somme additionnelle de 296 $ par mois. De plus, si l’al. 29a) visait à encourager l’intégration des jeunes dans la population active, on comprend difficilement pourquoi le gouvernement n’aurait pas voulu que les bénéficiaires d’aide sociale vivant chez leurs parents participent aux programmes, ou encore pourquoi il ne s’attendait pas à ce qu’ils le fassent.

284 Le gouvernement soutient qu’il disposait à tout moment de places supplémentaires si on en avait besoin. Cependant, la preuve m’amène à me demander comment un programme comme celui des Stages en milieu de travail, qui était tributaire des entreprises privées pour les emplois, aurait pu fournir un poste à tout jeune bénéficiaire d’aide sociale qui en aurait voulu un. Il me semble quelque peu fallacieux de laisser entendre qu’il existait un nombre illimité de places dans le programme, alors que la description de celui‑ci précise clairement que certains groupes étaient expressément ciblés et que d’autres devaient avoir la préférence. Comment peut‑on accorder des préférences si l’accès au programme est illimité? Il semble également paradoxal qu’un gouvernement qui avance que, pour des raisons budgétaires, il n’aurait pas été en mesure d’éliminer le régime des prestations réduites applicable aux personnes de moins de 30 ans, aurait par ailleurs été en mesure de financer un programme auquel participait un pourcentage élevé de ces personnes, dont les prestations auraient en conséquence été haussées au niveau normal. S’il est jugé qu’un texte de loi porte atteinte au droit d’un groupe et que le gouvernement prétend que cette atteinte est minimale en raison de l’application d’un autre programme, le fait que le taux de participation du groupe touché se chiffrait à seulement 20 p. 100 tend à indiquer que l’atteinte au droit concerné n’était pas raisonnable.

285 En conséquence, même en manifestant beaucoup de déférence envers la décision du législateur, j’estime que l’intimé n’a pas su démontrer que la disposition litigieuse constituait un moyen de réaliser l’objectif législatif d’une manière qui portait aussi peu atteinte au droit à l’égalité de l’appelante qu’il était raisonnablement possible de le faire. Il existait des solutions de rechange raisonnables à celle choisie par la législature en vue de réaliser son objectif. L’approche retenue par le gouvernement consistait à fournir à un groupe vulnérable une prestation de base égale au tiers de celle qu’il considérait lui‑même être le niveau de subsistance requis par d’autres personnes. De plus, il a été jugé que les programmes eux‑mêmes comportaient plusieurs lacunes importantes. Il ne s’agissait pas d’une atteinte minimale au droit concerné. L’intimé ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait, à savoir justifier la limite imposée aux droits de l’appelante.

286 Même si l’on accepte l’approche générale retenue par la législature en vue de réaliser ses objectifs — c’est‑à‑dire la distinction établie entre les personnes de moins de 30 ans et celles de 30 ans et plus — , il y a plusieurs moyens qui auraient permis de respecter bien davantage l’égalité réelle des jeunes et d’y porter une atteinte moins grande. Premièrement, comme l’a proposé le juge Robert de la Cour d’appel, on aurait pu accorder le plein montant des prestations à toutes les personnes ayant exprimé le désir de participer à un programme, plutôt que d’exiger d’elles qu’elles participent en tout temps à des programmes auxquels il était impossible de participer de façon constante en raison de leur conception et leur mise en œuvre. Par ailleurs, comme le gouvernement croyait que la majorité des jeunes bénéficiaires d’aide sociale vivaient chez leurs parents et n’avaient en conséquence pas besoin du plein montant des prestations, une autre solution aurait été de lier les prestations au fait que le bénéficiaire — indépendamment de son âge — habite ou non vraiment chez ses parents. C’était d’ailleurs ce qu’on faisait déjà pour d’autres bénéficiaires, puisqu’une personne de 30 ans et plus vivant chez ses parents voyait ses prestations réduites de 85 $. Une telle mesure aurait eu pour effet de reconnaître que bon nombre de jeunes gens n’avaient pas besoin du plein montant d’aide sociale, et permis en outre de fixer la somme accordée en fonction de la situation véritable du bénéficiaire plutôt que sur l’ersatz que constitue l’âge.

287 Ayant conclu que le texte de loi ne portait pas atteinte le moins possible au droit à l’égalité de l’appelante, j’estime qu’il ne constituait pas une limite raisonnable dont la justification pouvait se démontrer. Il n’est par conséquent pas essentiel d’examiner le dernier volet du critère de l’arrêt Oakes. Cependant, vu l’effet préjudiciable qu’a eu le texte de loi sur le droit de l’appelante, il est, je crois, utile d’examiner également ce volet.

(iv) La proportionnalité

288 À cette étape‑ci du critère formulé dans l’arrêt Oakes, le tribunal doit se demander si les effets préjudiciables qu’a une disposition législative sur le titulaire des droits l’emportent sur les effets bénéfiques de cette même disposition sur la réalisation de l’objectif formulé par le gouvernement. Sur ce point, je souscris également à l’opinion du juge Robert. Il ressort clairement de la preuve que la somme mensuelle de 170 $ n’est pas suffisante pour permettre à une personne de subvenir à ses besoins. Bien que le gouvernement affirme que les moins de 30 ans avaient droit à des prestations majorées s’ils participaient aux programmes, ceux‑ci présentaient des lacunes évidentes qui empêchaient certaines personnes, à certaines périodes, de toucher les prestations additionnelles. Qui plus est, les étudiants ayant participé au programme Rattrapage scolaire n’ont jamais bénéficié de la parité. En fait, bien que cet élément ne soit pas déterminant, précisons que seulement 11 p. 100 des personnes seules de moins de 30 ans qui touchaient de l’aide sociale ont réellement reçu ce que le gouvernement avait établi comme étant la somme de base nécessaire pour permettre à une personne de subvenir à ses besoins. Cette situation constituait un effet préjudiciable grave sur l’égalité et l’estime de soi de l’appelante et des personnes de son groupe. En ce qui concerne l’aspect de l’équation fondé sur les effets bénéfiques, le gouvernement n’était pas tenu de démontrer que les programmes avaient eu un quelconque effet bénéfique concret appréciable sur le bien‑être des jeunes. Il lui incombait néanmoins d’établir qu’il était raisonnable de penser que la réduction des prestations faciliterait l’intégration des jeunes prestataires dans la population active. Cette preuve n’a pas été faite.

289 L’intimé plaide que le gouvernement ne peut être tenu responsable des « semi‑échecs » des mesures législatives. Il insiste sur le fait que le gouvernement se souciait réellement de la situation des jeunes et qu’il a tenté d’élaborer un programme qui leur profiterait. Bien que l’étape du critère établi dans l’arrêt Oakes, qui concerne les effets du texte de loi, ne doive pas être, pour les tribunaux, l’occasion de punir les gouvernements pour des mesures législatives infructueuses, lorsque les effets préjudiciables éventuels du texte législatif sont aussi évidents, je ne crois pas que ce soit trop demander au gouvernement de préparer ses mesures législatives avec plus de soin. À la lumière des données économiques déposées en preuve par le gouvernement, il était entièrement prévisible que, après avoir complété les programmes, les jeunes continueraient de ne profiter que de possibilités d’intégration restreintes dans la population active. On n’a aucunement justifié la décision de continuer à ne leur verser que les prestations réduites à ce moment, malgré le problème des périodes d’attente examiné plus tôt.

290 En conclusion, j’estime que la validité de l’al. 29a) du Règlement ne peut être confirmée, en vertu de l’article premier, en tant que limite raisonnable et justifiée. Eu égard au contexte législatif et social des mesures législatives litigieuses — qui avaient pour objet de tendre un filet de sécurité sociale à l’intention des personnes n’ayant pas les moyens de subvenir à leurs besoins — toute restriction attentatoire aux droits devait être rédigée avec soin. En l’espèce, les programmes présentaient trop de risques que les jeunes glissent entre les mailles de ce filet. Cette constatation est dans une certaine mesure étayée par le faible taux de participation des bénéficiaires de moins de 30 ans et par le fait que l’hypothèse selon laquelle ces bénéficiaires vivaient chez leurs parents et avaient des besoins moins grands ne reposait sur aucun fondement. Bien que l’intimé affirme qu’il n’a été présenté aucun élément de preuve tendant à établir que, de tous les bénéficiaires de moins de 30 ans qui n’avaient pas participé aux programmes (en l’occurrence 73 p. 100 de ceux‑ci), la plupart sinon la totalité de ces personnes se sont abstenues de le faire essentiellement pour des raisons d’ordre personnel, je tiens à souligner qu’à l’étape de l’analyse relative à l’article premier, il incombe au gouvernement de démontrer qu’il portait aussi peu atteinte au droit concerné qu’il lui était raisonnablement possible de le faire.

(4) La réparation

291 De prétendre l’appelante, s’il est jugé que l’al. 29a) a porté atteinte aux droits que lui garantit la Charte, cette disposition devrait être déclarée invalide en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 et les personnes de son groupe et elle‑même devraient être indemnisées de leurs pertes en vertu du par. 24(1) de la Charte. S’engager dans une complexe analyse afin d’élaborer le jugement déclaratoire qui conviendrait en l’espèce frôlerait l’absurde, étant donné que la disposition litigieuse a été abrogée il y a plus d’une dizaine d’années. Par exemple, déterminer la période pendant laquelle la déclaration d’invalidité devrait être suspendue pour permettre au gouvernement de modifier le texte en question serait une opération purement théorique. Néanmoins, comme l’appelante demande une réparation pécuniaire en vertu du par. 24(1), il convient sans doute d’exposer brièvement les facteurs devant être pris en compte dans l’élaboration de la déclaration d’invalidité en l’espèce.

292 Le tribunal appelé à déterminer la réparation convenable lorsqu’un texte de loi porte atteinte à un droit garanti par la Charte doit prendre soin, dans l’exercice de son rôle de protecteur des droits, de ne pas empiéter sur celui du législateur; Schachter, précité. Un jugement invalidant seulement l’al. 29a) aurait eu pour effet que tous les bénéficiaires d’aide sociale auraient reçu inconditionnellement le plein montant des prestations. L’intimé a fait valoir que le gouvernement n’aurait jamais adopté une telle mesure et, facteur plus important encore, qu’il aurait été financièrement incapable de s’acquitter d’un tel engagement d’origine législative. C’est pour cette raison que le juge Robert de la Cour d’appel a conclu que l’art. 23 du Règlement, qui fixe le montant des prestations, devait lui aussi être invalidé pour éviter que le tribunal ne dénature l’intention du législateur. Le problème que présente cette démarche est qu’elle pourrait, dans les faits, entraîner une transgression encore plus grave de l’intention du législateur, en ce qu’elle pourrait mettre fin au versement de toute prestation à qui que ce soit en vertu de la Loi sur l’aide sociale. À tout le moins, le versement inconditionnel de prestations aux moins de 30 ans contribuerait à la réalisation de l’objectif de la Loi sur l’aide sociale, qui est de venir en aide aux personnes dans le besoin. Déclarer l’art. 23 invalide reviendrait à contrecarrer complètement l’objectif visé par cette loi.

293 Dans l’arrêt Schachter, précité, le juge en chef Lamer a conclu qu’il convient de suspendre l’effet de la déclaration d’invalidité d’une mesure législative pour cause d’inconstitutionnalité lorsque l’application immédiate de la réparation (1) pose un danger pour le public, (2) menace la primauté du droit ou (3) prive de bénéfices des personnes admissibles. En l’espèce, l’annulation de l’al. 29a) ne poserait pas un danger pour le public et ne priverait pas de bénéfices des personnes admissibles, puisqu’elle élargirait au contraire la catégorie des bénéficiaires. Cependant, compte tenu de l’incidence considérable des mesures législatives litigieuses sur la société québécoise et le large éventail de solutions de rechange qui pourraient être adoptées pour harmoniser une complexe loi sociale de ce genre avec les normes constitutionnelles, je suis d’avis qu’il aurait convenu de suspendre l’effet de la déclaration d’invalidité en l’espèce. Vu les sommes importantes que les législatures consacrent aux programmes d’aide sociale du genre de celui qui nous intéresse et la complexité des programmes en litige, les tribunaux ne devraient pas s’ingérer de façon trop importante dans les affaires du législateur dans ce domaine. Comme je l’ai mentionné précédemment, étant donné que la disposition contestée n’est plus en vigueur, cette question est devenue théorique. Cependant, si la disposition existait encore, j’aurais ordonné la suspension de la déclaration d’invalidité pendant 18 mois, période qui, comme l’a démontré le gouvernement, serait nécessaire pour mettre en œuvre des modifications à la législation pertinente.

294 L’appelante demande également à notre Cour de rendre, en vertu du par. 24(1) de la Charte, une ordonnance accordant aux membres du groupe dont elle fait partie une indemnité égale à l’écart entre le plein montant des prestations et celui des prestations réduites qu’ils ont touchées. Sans une telle ordonnance, plaide‑t‑elle, on n’aura pas donné effet véritable à ses droits.

295 Sur ce point, je souscris pour l’essentiel à la conclusion du juge Robert de la Cour d’appel, qui a refusé d’accorder une réparation pécuniaire en vertu du par. 24(1). Comme a déclaré le juge en chef Lamer dans l’arrêt Schachter, si une disposition est invalidée en application de l’art. 52, il n’y a généralement pas ouverture à réparation rétroactive en vertu du par. 24(1). Selon l’appelante, les faits inhabituels de la présente affaire pourraient constituer une de ces situations extraordinaires où une réparation fondée sur le par. 24(1) pourrait s’ajouter à une déclaration d’invalidité prononcée en vertu de l’art. 52. Les faits de l’espèce ne justifient pas un tel résultat.

296 Premièrement, à l’instar du juge Robert, j’estime qu’en raison de l’existence d’un recours collectif en l’espèce, il est plus difficile d’accorder une réparation en vertu du par. 24(1). Il serait impossible à notre Cour d’établir le montant exact dû à chaque membre du groupe. Qui a participé aux programmes? Qui ne l’a pas fait? Pendant combien de mois les intéressés n’ont pas participé à un programme? Quel est le montant des prestations manquantes pour les diverses périodes pertinentes? Voilà autant de questions auxquelles il est impossible de répondre.

297 Deuxièmement, il faut tenir compte des dépenses importantes que ferait le gouvernement s’il devait verser des dommages‑intérêts. Comme a conclu le juge en chef Lamer dans l’arrêt Schachter, bien que la prise en compte de considérations budgétaires puisse ne pas être pertinente dans l’analyse de la question de fond touchant la Charte, elle l’est dans la détermination de la réparation. Obliger le gouvernement à verser pratiquement un demi-milliard de dollars, en l’occurrence la somme qui est demandée, aurait une incidence appréciable sur sa situation financière et peut‑être même sur l’économie générale de la province de Québec.

298 Troisièmement, comme je l’ai démontré dans mes motifs, la création d’un programme d’aide sociale respectueux des droits à l’égalité des jeunes ne requérait pas nécessairement que les prestations versées aux moins de 30 ans soient majorées au niveau de celles versées aux 30 ans et plus. Le gouvernement aurait pu choisir d’améliorer les avantages accordés aux moins de 30 ans par les programmes ou, comme il l’a fait en 1989, d’imposer des conditions à tous les bénéficiaires.

299 Par conséquent, je rejette la demande de dommages-intérêts présentée par l’appelante en vertu du par. 24(1) de la Charte.

C. La Charte des droits et libertés de la personne du Québec

L’article 45 de la Charte québécoise

300 L’appelante affirme également que l’al. 29a) porte atteinte aux droits que lui garantit l’art. 45 de la Charte québécoise, qui est rédigé ainsi :

45. Toute personne dans le besoin a droit, pour elle et sa famille, à des mesures d’assistance financière et à des mesures sociales, prévues par la loi, susceptibles de lui assurer un niveau de vie décent.

L’intimé plaide que les termes « prévues par la loi » et « susceptibles » ont pour effet de limiter l’étendue de ce que doit faire le gouvernement pour garantir un niveau de vie décent. Elle prétend que, suivant cette disposition, le gouvernement n’a qu’à fournir de manière efficiente l’aide qu’il définit dans ses mesures législatives. Dans ses motifs, le juge Robert de la Cour d’appel a analysé en profondeur des documents internationaux en matière de droits de la personne pour dégager le contexte permettant d’interpréter la disposition en question et les termes susmentionnés en particulier. Il a conclu que, à la lumière des autres droits sociaux énumérés dans la Charte québécoise et dans le texte des chartes sociales internationales, les termes « prévues par la loi » et « susceptibles » ne sauraient être interprétés restrictivement. L’appelante avance elle aussi que ces termes ne limitent pas le droit concerné, mais imposent plutôt à l’État l’obligation positive d’établir des mesures d’aide sociale par voie législative.

301 Lorsqu’on le compare aux autres droits sociaux énumérés dans la Charte québécoise, tout particulièrement ceux qui sont limités par les mots « dans la mesure prévue par la loi » (je souligne) (par exemple l’art. 44), je souscris à l’argument de l’appelante selon laquelle l’expression « prévues par la loi » ne devrait pas être interprétée trop restrictivement. À mon avis, le terme « susceptibles » définit la nature des avantages envisagés, qui pourraient être des programmes sociaux tels ceux établis en vertu du texte de loi contesté en l’espèce. Par conséquent, j’estime que, à la lumière de son texte même, l’art. 45 crée une certaine forme de droit positif à un niveau de vie minimal.

302 Il n’est toutefois pas nécessaire de s’attarder à la question de savoir si, en l’espèce, le texte de loi litigieux assurait une aide sociale respectant la norme prescrite par l’art. 45. La raison en est que la disposition en question doit être interprétée en fonction des dispositions réparatrices de la Charte québécoise. Voici, à cet égard, le texte de l’art. 52 de la Charte québécoise :

52. Aucune disposition d’une loi, même postérieure à la Charte, ne peut déroger aux articles 1 à 38, sauf dans la mesure prévue par ces articles, à moins que cette loi n’énonce expressément que cette disposition s’applique malgré la Charte.

À mon avis, il est très clair que les tribunaux n’ont pas le pouvoir de déclarer invalide tout ou partie d’un texte de loi pour cause d’incompatibilité avec l’art. 45. L’article 52 n’est tout simplement pas applicable.

303 L’appelante prétend également qu’elle a droit à des dommages‑intérêts en vertu de l’art. 49 de la Charte québécoise, qui est rédigé ainsi :

49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

Dans l’arrêt Béliveau St‑Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345, notre Cour a interprété l’art. 49. Le juge Gonthier a tiré les conclusions suivantes, aux par. 119-121 :

À mon avis, l’art. 49, al. 1 et l’art. 1053 C.c.B.C. relèvent d’un même principe juridique de responsabilité attachée au comportement fautif . . .

Ainsi, il est manifeste que la violation d’un droit protégé par la Charte équivaut à une faute civile. La Charte formalise en effet des normes de conduite, qui s’imposent à l’ensemble des citoyens. La reconnaissance législative de ces normes de conduite a dispensé la jurisprudence, dans une certaine mesure, d’en préciser le contenu. Cependant, cette reconnaissance ne permet pas de distinguer, en principe, les normes de conduite en question de celle qui découle de l’art. 1053 C.c.B.C., et que les tribunaux appliquent aux circonstances de chaque espèce. La violation d’un des droits garantis constitue donc un comportement fautif, qui, comme l’a déjà reconnu la Cour d’appel, contrevient au devoir général de bonne conduite . . .

La nature des dommages‑intérêts que permet d’obtenir l’art. 49, al. 1 renforce le rapprochement avec la responsabilité civile. Il est entendu que les dommages moraux et matériels qu’accorde un tribunal suite à une violation de la Charte sont de nature strictement compensatoire. Le libellé du texte législatif ne laisse subsister aucun doute à ce sujet, puisqu’il confère à la victime d’une atteinte illicite à un droit protégé le droit d’obtenir « la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte ».

Dans l’arrêt Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, le juge L’Heureux‑Dubé, exprimant la décision unanime de la Cour, a apporté les précisions suivantes, au par. 116 :

Pour conclure à l’existence d’une atteinte illicite, il doit être démontré qu’un droit protégé par la Charte a été violé et que cette violation résulte d’un comportement fautif. Un comportement sera qualifié de fautif si, ce faisant, son auteur transgresse une norme de conduite jugée raisonnable dans les circonstances selon le droit commun . . .

304 Par conséquent, la personne qui, en vertu de l’art. 49, présente contre l’État une demande reprochant à celui‑ci d’être l’auteur d’un texte de loi contrevenant à un droit garanti par la Charte québécoise doit démontrer que le législateur a manqué à une norme de diligence donnée dans la rédaction du texte de loi en question. Il me semble improbable que l’État puisse, par application de l’art. 49, être tenu responsable simplement parce qu’il aurait rédigé un texte de loi lacunaire. Le juge Gonthier a souscrit à ce point de vue dans l’arrêt Guimond, précité, par. 13, où il a cité et approuvé les propos suivants du juge Delisle de la Cour d’appel :

Sur le plan du droit civil, il ne fait aucun doute que l’État ne commet pas une faute en adoptant une loi qui sera par la suite déclarée invalide, pas plus que le fonctionnaire qui voit à son application.

En conséquence, pour ce qui est de la question de l’art. 45, bien que cette disposition paraisse créer un certain droit à un régime d’aide sociale prévu par la loi et assurant un niveau de vie minimal, j’estime que le respect de ce droit ne peut pas, en l’espèce, être obtenu en justice; ni l’art. 52 ni l’art. 49 de la Charte québécoise ne s’appliquent.

305 L’appelante soutient qu’il n’est pas logique qu’une disposition ne produise pas d’effets. Ma réponse à cet argument comporte deux volets. Premièrement, aucune réparation fondée sur l’art. 49 ne saurait être justifiée en l’espèce, puisqu’on n’a pas conclu à l’existence d’un comportement fautif. Cela ne signifie pas qu’un particulier ou un représentant de l’État qui aurait agi de manière fautive ne pourrait pas, dans une autre situation, être reconnu coupable d’avoir porté atteinte aux droits garantis à une personne par l’art. 45. Dans un tel cas, il serait loisible au tribunal d’accorder des dommages‑intérêts. Deuxièmement, même si l’art. 45 ne permet pas d’obtenir de réparation pécuniaire de l’État dans la présente affaire, cette disposition n’est pas sans valeur. De fait, il n’est pas inhabituel pour les législateurs d’énoncer, dans les chartes relatives aux droits de la personne, des droits dont on ne peut demander aux tribunaux d’assurer le respect. Les tribunaux ne sont pas les seules institutions chargées de veiller au respect des documents constitutionnels. Les législateurs ont eux aussi l’obligation de les faire respecter. Malgré le fait que, en l’espèce, la Cour ne puisse, en vertu de l’art. 45, contraindre l’État à modifier la loi, la Charte québécoise conserve néanmoins sa valeur morale et politique.

VIII. Conclusion

306 Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi. Je déclarerais inconstitutionnel l’al. 29a) du Règlement. Voici les réponses données aux questions constitutionnelles :

1. Le paragraphe 29a) du Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1, adopté en vertu de la Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A‑16, violait‑il le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés pour le motif qu’il établissait une distinction discriminatoire fondée sur l’âge relativement aux personnes seules, aptes au travail, âgées de 18 à 30 ans?

Oui.

2. Dans l’affirmative, cette violation est‑elle justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique, en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Non.

3. Le paragraphe 29a) du Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1, adopté en vertu de la Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A‑16, violait‑il l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés pour le motif qu’il portait atteinte au droit à la sécurité des personnes qu’il visait, et ce d’une façon incompatible avec les principes de justice fondamentale?

Non.

4. Dans l’affirmative, cette violation est‑elle justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique, en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

Version française des motifs rendus par

307 Le juge Arbour (dissidente) — Comme les faits et l’historique des procédures judiciaires sont exposés en détail dans les opinions de mes collègues, je n’ai pas besoin de les répéter. Essentiellement, l’appelante, en son nom et au nom d’un groupe de demandeurs, plaide l’inconstitutionnalité, pour cause de violation des art. 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, d’une disposition du règlement d’application de la Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A‑16, qui était en vigueur de 1984 à 1989 et accordait aux jeunes adultes de moins de 30 ans des prestations inférieures à celles versées aux bénéficiaires âgés de 30 ans et plus.

308 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en ce qui concerne l’argument de l’appelante fondé sur l’art. 7 de la Charte. Ce faisant, j’arrive à la conclusion que le droit d’un individu « à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne » que lui garantit l’art. 7 comporte une dimension positive. Peu de gens mettraient en doute l’obligation morale positive qu’a un État providence moderne comme le Canada de protéger la vie, la liberté et la sécurité de ses citoyens. Cependant, la question de savoir si cette obligation morale positive se traduit par une obligation légale ne recueille pas un aussi large consensus. Certains soutiennent que, en raison d’obstacles sur le plan de l’interprétation, il est impossible de conclure que l’art. 7 impose à l’État l’obligation positive d’offrir une protection aussi fondamentale.

309 À mon avis, ces obstacles sont moins réels et importants qu’on pourrait le supposer. Pas plus que ne l’exige le texte même de la Charte, la Cour n’a jamais statué qu’il lui fallait rejeter toute action — comme celle qui nous occupe — demandant à l’État d’intervenir concrètement pour assurer aux citoyens la protection tangible la plus élémentaire en ce qui touche à la vie et à la sécurité. Au contraire, la Cour a constamment choisi de ne pas écarter la possibilité de conclure à l’existence, à l’art. 7, de certains droits positifs à des moyens élémentaires de subsistance. À mon sens, loin de faire obstacle à une telle conclusion, le texte et la structure de la Charte — tout particulièrement l’art. 7 de celle‑ci — commandent en fait une telle conclusion. Avant de démontrer ces propositions, j’estime qu’il sera nécessaire de démanteler les barrières qui, affirme‑t‑on, entourent l’art. 7 et empêchent la Cour d’arriver en l’espèce à un résultat que je considère juste et incontournable.

I. Questions préliminaires

310 On affirme souvent que l’art. 7 de la Charte ne saurait avoir pour effet d’assujettir les gouvernements à des obligations légales positives. Avant d’amorcer les analyses textuelle, téléologique et contextuelle requises en matière d’interprétation constitutionnelle, il est donc nécessaire d’examiner les obstacles qui, objecte‑t‑on généralement, empêcheraient a priori de solliciter, en vertu de l’art. 7, l’intervention concrète de l’État.

A. Les droits économiques

311 On s’est demandé, devant les juridictions inférieures, si la protection de l’art. 7 s’étendait à la catégorie des droits dits « économiques ». Cet examen a été inspiré par certaines remarques formulées par le juge en chef Dickson dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, où ce dernier avait comparé le texte de l’art. 7 aux dispositions similaires de la Constitution américaine et dit ceci, à la p. 1003 :

[L’]exclusion intentionnelle de la propriété de l’art. 7 et son remplacement par la « sécurité de sa personne » [. . .] permet d’en déduire globalement que les droits économiques, généralement désignés par le terme « propriété », ne relèvent pas de la garantie de l’art. 7.

Ces remarques ne sont pas pertinentes dans le présent pourvoi. À première vue, cet énoncé n’entend exclure du champ d’application de l’art. 7 que les droits économiques généralement visés par le terme « propriété ». En l’espèce, l’appelante ne revendique rien qui pourrait raisonnablement être interprété comme un droit de propriété. De fait, l’objet de l’action de l’appelante — savoir un niveau d’aide sociale suffisant pour subvenir à ses besoins essentiels — est un droit du genre de ceux que le juge en chef Dickson, dans l’arrêt Irwin Toy, précité, p. 1003‑1004, a explicitement exclus de la portée de l’énoncé général, cité plus haut, qu’il fait dans le même arrêt :

Cela ne signifie pas cependant qu’aucun droit comportant un élément économique ne peut être visé par l’expression « sécurité de sa personne ». Les tribunaux d’instance inférieure ont conclu que la rubrique des « droits économiques » couvre un vaste éventail d’intérêts qui comprennent tant certains droits reconnus dans diverses conventions internationales — tels la sécurité sociale, l’égalité du salaire pour un travail égal, le droit à une alimentation, un habillement et un logement adéquats — que les droits traditionnels relatifs aux biens et aux contrats. Ce serait agir avec précipitation, à notre avis, que d’exclure tous ces droits alors que nous en sommes au début de l’interprétation de la Charte. À ce moment‑ci, nous ne voulons pas nous prononcer sur la question de savoir si ces droits économiques, fondamentaux à la vie de la personne et à sa survie, doivent être traités comme s’ils étaient de la même nature que les droits économiques des sociétés commerciales.

Cette attitude de retenue judiciaire marquée par la prudence était compréhensible, étant donné que, contrairement à ce qui est le cas dans le présent pourvoi, cette question n’était pas directement pertinente dans l’arrêt Irwin Toy. En revanche, la présente affaire illustre clairement pourquoi « [l]es droits économiques, fondamentaux à la vie de la personne et à sa survie » ne devraient pas, dans les faits, être traités comme s’ils étaient de même nature que les droits économiques des sociétés commerciales. En d’autres mots, les droits litigieux en l’espèce sont si intimement liés à des considérations touchant fondamentalement à la santé d’une personne (et, de ce fait, à la « sécurité de sa personne ») — et même, à la limite, à la survie de cette personne (et partant à sa « vie ») — qu’ils peuvent facilement s’intégrer dans le droit « à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne » prévu à l’art. 7, sans qu’il soit nécessaire de constitutionnaliser les droits ou intérêts de « propriété ».

312 D’ailleurs, le lien entre les droits en litige et ceux visés à l’art. 7 est suffisamment étroit que le fait de les appeler « droits économiques » constitue une grossière erreur de qualification. Le seul attribut qu’ils partagent avec les droits de « propriété » économiques qui sont exclus ipso facto de l’art. 7 est le fait qu’ils comportent une certaine valeur économique. Toutefois, si ce seul critère suffit pour qualifier un droit de « droit économique », alors rares sont les droits qui ne feraient pas partie de ceux‑ci. Il est de l’essence même des droits qu’ils se concrétisent par certains avantages, souvent économiquement quantifiables. Pour décider si un droit est visé par l’art. 7, la considération vraiment pertinente n’est pas de savoir si ce droit peut être défini par sa valeur économique, mais plutôt, comme le suggère le juge en chef Dickson, s’il peut « être visé par l’expression “sécurité de sa personne” » ou par un autre droit énuméré dans cette disposition. C’est principalement parce qu’ils ne sont pas visés par cette expression ou par un autre droit énuméré, que les droits de « propriété » économiques des sociétés commerciales sont exclus du champ d’application de l’art. 7, et non parce qu’ils comportent en soi un aspect économique. À l’inverse, c’est parce qu’il se rattache clairement à la « vie » et à la « sécurité de [la] personne » que le droit à un niveau minimal d’aide sociale se distingue des droits économiques des sociétés commerciales et que son inclusion dans les droits visés par l’art. 7 peut être envisagée.

313 À mon avis, ces explications réfutent décisivement tout argument fondé sur l’existence d’une supposée exclusion des droits économiques de l’art. 7 de la Charte. Il existe toutefois un argument connexe, avancé notamment par le professeur Hogg, voulant que le type de droit que revendique l’appelante en l’espèce ne saurait être visé par l’art. 7 (P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 2, p. 44‑12.1) :

[traduction] Le problème [. . .] est qu’il investit l’art. 7 d’une mission économique incompatible avec son emplacement dans la section de la Charte portant sur les garanties juridiques — cadre qu’a invoqué la Cour suprême du Canada pour délimiter la portée de l’art. 7.

Si je comprends bien cet argument, le type de droit revendiqué en l’espèce serait écarté, non pas tant parce qu’il comporte une dimension économique (quoiqu’il s’agisse manifestement d’une des raisons pour lesquelles on s’oppose à son inclusion), que parce qu’il ne présente pas les caractéristiques d’une « garantie juridique ». Ce dernier point constitue selon moi l’élément central de l’objection, puisque l’argument perdrait toute sa force devant une garantie juridique historiquement reconnue mais comportant néanmoins une dimension économique : par exemple le droit à un procès avec jury dans certaines affaires criminelles, droit qui entraîne inévitablement des coûts additionnels du point de vue de l’administration de la justice. Je vais maintenant examiner l’argument relatif aux garanties juridiques.

B. Garanties juridiques

314 Suivant cet argument, l’art. 7 déploie une panoplie de garanties juridiques et, si on applique une sorte de règle ejusdem generis, les art. 8 à 14 ont pour effet de déterminer la portée de cet article et de la restreindre. Cette interprétation restrictive de l’art. 7 n’était pas un aspect du raisonnement appliqué par la Cour, dans l’arrêt Irwin Toy, pour exclure les droits de propriété économiques des sociétés commerciales du champ d’application de l’art. 7. L’interprétation en question semble plutôt tirer son origine des motifs concordants exposés par le juge Lamer (plus tard Juge en chef) dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 (le « Renvoi sur la prostitution »), où ce dernier a fait les observations suivantes, aux p. 1171‑1174 :

[L]es garanties relatives à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne font partie d’une série de dispositions [. . .] qui visent principalement les affaires pénales. [. . .] Il est révélateur que les droits garantis par l’art. 7 ainsi que ceux garantis par les art. 8 à 14 se retrouvent sous la rubrique « Garanties juridiques » dans la version française et « Legal Rights » dans la version anglaise. L’expression « garanties juridiques » indique qu’il s’agit d’une catégorie de droits distincts, différents des droits garantis par d’autres articles de la Charte . . .

. . .

L’article 7, et plus spécifiquement les art. 8 à 14, protègent les individus contre l’État lorsqu’il recourt au pouvoir judiciaire pour restreindre la liberté physique d’une personne, par l’imposition d’une peine ou par la détention, lorsqu’il restreint la sécurité de la personne ou lorsqu’il restreint d’autres libertés en employant un mode de sanction et de peine qui relève traditionnellement du domaine judiciaire.

315 Dans des arrêts plus récents, la Cour a atténué l’interprétation restrictive de l’art. 7 qui avait pour effet de limiter la portée de celui‑ci aux « garanties juridiques » du type visé aux art. 8 à 14. Par exemple, dans l’arrêt Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44, par. 46, la Cour a statué que « [l’]article 7 peut déborder le cadre du droit criminel, au moins dans le cas d’un “acte gouvernemental intéressant directement le système judiciaire et l’administration de la justice” » (je souligne). La reconnaissance, dans cet arrêt, du fait que la protection de l’art. 7 débordait le contexte criminel ou pénal n’avait en soi rien de nouveau. Ce qui vaut d’être souligné relativement à ces remarques du juge Bastarache est que, en utilisant l’expression « au moins », il semble évoquer la possibilité que l’art. 7 puisse même déborder le cadre du système judiciaire et son administration. Subséquemment, dans l’arrêt Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519, 2000 CSC 48, la Cour a confirmé indirectement que l’utilisation de cette expression devait être interprétée largement plutôt que restrictivement. Dans cette affaire, la Cour a jugé que l’appréhension d’un enfant — effectuée par un agent de l’État en vertu d’un pouvoir prévu par un texte de loi, mais en l’absence d’une ordonnance judiciaire — avait pour effet de priver les parents de l’enfant en question de la sécurité de leur personne. Bien que, en définitive, la Cour ait conclu que la privation avait été imposée en conformité avec les principes de justice fondamentale, l’élément important dans le cadre du présent pourvoi est que la Cour a estimé qu’un acte de l’État qui n’avait qu’un faible lien avec une procédure judiciaire ou quasi‑judiciaire avait fait entrer en jeu le droit de l’intéressée à la sécurité de sa personne. En soi, l’appréhension était une mesure entièrement dissociée du système judiciaire et de son administration et concernait simplement la mise en œuvre d’une disposition législative par un fonctionnaire.

316 Compte tenu de ces faits récents, j’estime qu’il est certes permis de se demander si le fait que l’art. 7 figure dans la section « Garanties juridiques » de la Charte a pour effet de circonscrire le champ d’application de cet article. En outre, l’utilisation d’un intertitre de la Charte comme moyen de restreindre le genre de droits protégés par une disposition créatrice de droits paraît incompatible avec l’interprétation libérale et téléologique que la Cour a maintes fois désignée comme étant la démarche appropriée pour interpréter les droits garantis par la Charte : Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613; Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3; R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493. De fait, le recours aux intertitres correspond davantage au genre d’interprétation « formaliste » que l’on associe aux jugements concernant la Déclaration canadienne des droits, L.R.C. 1985, app. III, et que le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a précisément opposé à l’interprétation téléologique dans l’arrêt Big M Drug Mart, précité, p. 344 :

Le sens d’un droit ou d’une liberté garantis par la Charte doit être vérifié au moyen d’une analyse de l’objet d’une telle garantie; en d’autres termes, ils doivent s’interpréter en fonction des intérêts qu’ils visent à protéger.

. . . Comme on le souligne dans l’arrêt Southam, l’interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. [Je souligne; soulignement dans l’original supprimé.]

Bien que, à une certaine époque, la jurisprudence de la Cour relative à l’art. 7 ait pu s’appuyer sur une interprétation formaliste fondée sur l’intertitre « Garanties juridiques » pour délimiter l’étendue de la protection conférée par l’art. 7, il ressort des arrêts plus récents sur la question que cette technique d’interprétation a été remplacée par l’application d’une démarche téléologique et contextuelle en matière de reconnaissance des droits protégés par la Constitution.

317 Enfin, il ne faut pas sous‑estimer l’importance du contexte historique des commentaires du juge Lamer dans le Renvoi sur la prostitution, précité. À l’époque, presque toutes les décisions relatives à l’art. 7 portaient sur la contestation d’un acte accompli par l’État dans le cadre de procédures criminelles. Il a pu alors sembler qu’il s’agissait de l’éventail de droits que l’art. 7 était censé protéger. Compte tenu de l’évolution de la jurisprudence, cette conclusion ne s’impose toutefois plus. Au fur et à mesure de l’évolution de la jurisprudence relative à l’art. 7, les plaideurs ont invoqué de nouveaux droits très distincts de ceux qui sont en cause lorsque le système judiciaire et l’administration de la justice sont concernés, et les tribunaux ont jugé que ces droits étaient protégés par l’art. 7. Continuer aujourd’hui à insister sur l’effet restrictif qu’aurait le fait que l’art. 7 se trouve dans la section des « Garanties juridiques » de la Charte équivaudrait à figer l’interprétation constitutionnelle, et ce d’une manière incompatible avec la conception — qui fait depuis toujours partie du paysage constitutionnel canadien — selon laquelle la Constitution est un « arbre vivant ». Comme l’a reconnu la Cour dans l’arrêt Renvoi : Circonscriptions électorales provinciales (Sask.), [1991] 2 R.C.S. 158, p. 180 :

La doctrine qui compare la Constitution à un arbre nous oblige à écarter les interprétations étroites et formalistes [. . .] Elle indique aussi que le passé joue un rôle critique mais non‑exclusif dans la détermination du contenu des droits et libertés conférés par la Charte. L’arbre est enraciné dans les institutions passées et présentes, mais il doit pouvoir croître pour faire face à l’avenir.

318 Certains avanceront néanmoins qu’il y a lieu de distinguer le présent pourvoi d’affaires telles que l’arrêt K.L.W., précité, puisqu’il est difficile en l’espèce de mettre le doigt sur une mesure étatique concrète qui, pourrait‑on affirmer, contrevient à l’un des droits énumérés à l’art. 7. Indépendamment de la valeur de cet argument, il importe de le séparer de celui fondé sur les « Garanties juridiques » qui vient d’être examiné. La pertinence, dans le cadre de cet examen, d’affaires tels les arrêts Blencoe et K.L.W., est qu’elles ouvrent la porte à la reconnaissance du type de droit en litige dans le présent pourvoi en assouplissant toute prétendue exigence voulant que le droit invoqué en vertu de l’art. 7 doive posséder les caractéristiques d’une « garantie juridique » de nature similaire à celles que met en jeu l’administration de la justice criminelle. Quant à savoir si ces arrêts — ou d’autres — feraient également obstacle à la présente action en exigeant, comme condition sine qua non d’application de la protection garantie par l’art. 7, l’existence d’une mesure étatique concrète (ou positive), il s’agit d’une question différente, que je vais maintenant examiner.

C. Droits négatifs par opposition à droits positifs et existence obligatoire d’une mesure étatique

319 On prétend que l’art. 7 n’accorde que des droits « négatifs » — à savoir des garanties de non‑intrusion — et qu’il ne saurait donc entrer en jeu en l’absence de mesure étatique positive. Fréquemment exprimée, cette opinion est toutefois rarement examinée. Certes, il est vrai que dans pratiquement tous les arrêts antérieurs concernant l’art. 7, on trouvait un acte gouvernemental précis qui pouvait être considéré comme une atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne et permettait de fonder une action en justice reprochant la violation de l’art. 7. Peut‑être ne pourra‑t‑on pas relever la présence d’une telle mesure étatique précise dans le présent pourvoi, quoique cela dépendra largement de la définition qu’on donnera des différentes notions pertinentes, particulièrement l’expression « mesure étatique ». Cependant, il faut d’abord se demander si la présentation d’une demande fondée sur l’art. 7 requiert effectivement comme préalable l’existence d’une mesure étatique concrète portant atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne, ou si l’art. 7 peut avoir pour effet d’imposer à l’État l’obligation d’agir lorsqu’il ne l’a pas fait. (J’utilise les termes « concrète », « précise » ou « positive » au sens d’une mesure identifiable par opposition à la simple inaction.) Il ne fait aucun doute que si l’art. 7 ne vise que des droits négatifs — qu’on peut décrire de façon plus juste comme étant des garanties de « non‑intrusion » — il faudra alors démontrer, pour qu’entre en jeu la protection prévue par cet article, que l’État a, par quelque mesure précise, attenté de façon active à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne de l’intéressé. Cependant, si les droits consacrés à l’art. 7 comportent plutôt une dimension positive, de sorte qu’ils ne sont pas simplement des garanties de non‑intrusion, mais également ce qu’on pourrait appeler des garanties d’« intervention », ils sont alors susceptibles de violation du seul fait de l’inaction de l’État ou du défaut de celui‑ci de pourvoir activement à la mise en place des conditions nécessaires à leur respect. Nous ne devons pas contourner l’analyse de cette question en supposant, d’entrée de jeu, que l’art. 7 exige l’existence d’une mesure étatique positive. Nous éluderions ainsi la question même à laquelle nous devons répondre.

320 Il est souvent difficile de dire si la théorie des droits négatifs sur laquelle repose cette opinion se veut d’application générale et serait donc applicable à l’ensemble de la Charte, ou si elle s’applique strictement à l’art. 7. En tant que théorie applicable à l’ensemble de la Charte, tout argument affirmant que la Constitution ne reconnaît que des droits négatifs serait manifestement erronée. Le droit de vote (art. 3), le droit d’être jugé dans un délai raisonnable (al. 11b)), le droit d’être présumé innocent (al. 11d)), le droit de bénéficier d’un procès avec jury dans certains cas (al. 11f)), le droit à un interprète dans des procédures pénales (art. 14) et les droits à l’instruction dans la langue de la minorité (art. 23) pour ne nommer que ceux‑là, imposent tous à l’État des obligations positives d’intervention et il convient donc de les considérer comme des droits positifs (du moins en partie). En concluant que l’État a, dans certains cas, l’obligation positive de faire en sorte que ses lois du travail soient dûment inclusives, la Cour a également jugé que la liberté d’association consacrée à l’al. 2d) comportait une dimension positive (Dunmore c. Ontario (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 1016, 2001 CSC 94). Enfin, la Cour a confirmé, notamment dans les arrêts Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, et Vriend, précité, que, « [d]ans certains contextes, il conviendra de dire que l’art. 15 confère des droits positifs » (Schachter, précité, p. 721). Cette liste se veut illustrative plutôt qu’exhaustive.

321 Qui plus est, le texte de l’art. 7 ne limite d’aucune façon son application aux seuls cas où on est en présence d’une mesure attentatoire concrète de la part de l’État. On prétend parfois que le concept de « deprivation » évoqué dans le texte anglais de l’art. 7 emporte implicitement cette exigence. Cet argument est très peu plausible. Suivant la définition du verbe « deprive » que donne le Shorter Oxford English Dictionary (3e éd. 1973), vol. 1, p. 524, ce mot s’entend non seulement du fait de retirer, dépouiller, dessaisir ou déposséder d’une façon active, mais aussi le simple fait [traduction] « d’exclure [de] [ou] de refuser [à] ». En d’autres termes, le concept de « deprivation » est suffisamment large pour englober les privations dont l’effet est d’ériger des obstacles à la réalisation d’un objectif.

322 L’expression « principes de justice fondamentale » n’exige pas non plus, par implication nécessaire, l’existence d’une mesure étatique concrète, particulièrement si l’on rejette l’interprétation restrictive de l’art. 7 selon laquelle cette disposition se limite à une panoplie de « Garanties juridiques ». Si l’article 7 ne constituait qu’un ensemble composite des autres « garanties juridiques », sans plus, on pourrait croire qu’il n’entre en jeu que dans les cas où l’État met en branle l’appareil judiciaire. Cependant, j’ai déjà expliqué pourquoi, à mon avis, nous devons rejeter l’hypothèse voulant que l’art. 7 ne protège une personne que contre le genre d’atteintes dont elle pourrait être victime dans ses rapports avec le système judiciaire et son administration. Cette conclusion enlève tout le fondement à l’idée que l’expression « principes de justice fondamentale » exige implicitement l’existence d’une mesure étatique concrète. Cette conclusion dépouille également l’art. 7 de tout élément de texte susceptible d’exiger l’existence d’une telle mesure.

323 En fait, la position de l’art. 7 dans la structure de la Charte milite en faveur de la conclusion selon laquelle cet article peut avoir pour effet d’imposer à l’État l’obligation d’agir, d’intervenir. Même si l’art. 7 ne peut se réduire à la « panoplie » des « garanties juridiques » prévues aux art. 8 à 14, les champs d’application de ces dispositions se superposent souvent. La Cour a déjà souligné le lien qui existe entre ces articles et l’art. 7. Dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, p. 502‑503, le juge Lamer a indiqué que les art. 8 à 14 sont des « exemples » de principes de justice fondamentale visés à l’art. 7 (voir aussi le Renvoi sur la prostitution, précité, p. 1171‑1172). En conséquence, si certains des « principes de justice fondamentale » prévus aux art. 8 à 14 consacrent des droits positifs, on devrait s’attendre à ce que les droits visés à l’art. 7 comportent également une dimension positive. C’est nul doute ce qui a incité le juge en chef Lamer à faire l’observation suivante dans l’arrêt Schachter, précité, p. 721 : « le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne constitue en un sens un droit négatif, mais l’exigence voulant que le gouvernement respecte “les principes de justice fondamentale” peut permettre de qualifier l’art. 7 de droit positif dans certaines circonstances ».

324 Enfin, la jurisprudence étaye l’opinion que l’art. 7 comporte une dimension positive. Dans l’arrêt Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 107, la Cour a explicitement jugé que l’art. 7 créait un droit positif aux services d’un avocat rémunéré par l’État dans le cadre d’audiences relatives à la garde d’enfants. Le juge en chef Lamer l’a énoncé de façon très catégorique : « [l]’absence de mention d’un droit positif à des services d’avocats rémunérés par l’État à l’art. 10 [. . .] n’écarte pas la possibilité d’interpréter l’art. 7 comme imposant aux gouvernements l’obligation constitutionnelle positive de fournir des services d’avocats dans les cas où cela est nécessaire à l’équité de l’audience. »

325 Il faut résister à la tentation d’atténuer l’importance évidente de cet arrêt en essayant d’assimiler la menace à la sécurité de la personne dont il était question dans l’arrêt G. (J.) à la mesure prise par l’État. Il est vrai que, dans cette affaire, c’est le gouvernement qui avait intenté les procédures en cause. Cependant, le juge en chef Lamer a fait remarquer que la violation potentielle de l’art. 7 ne découlait pas des actes de l’État, à savoir l’engagement des procédures. Au contraire, « [l]a contravention potentielle à l’art. 7 [. . .] aurait été attribuable à l’omission du gouvernement du Nouveau‑Brunswick de fournir à l’appelante l’assistance d’un avocat rémunéré par l’État en vertu du programme d’aide juridique, après avoir entamé des procédures sous le régime de la partie IV de la Loi sur les services à la famille » (G. (J.), précité, par. 91 (je souligne)). L’importance attachée à l’omission de l’État plutôt qu’à ses actes est compatible avec le fait que le juge en chef Lamer a qualifié d’obligation positive l’obligation du gouvernement de fournir l’assistance d’un avocat. De par leur nature même, ces obligations sont susceptibles d’être violées par simple inaction de leur débiteur ou par le défaut de celui‑ci d’accomplir les actes auxquels il est tenu.

326 Dans l’arrêt Blencoe, précité, la Cour s’est demandé si le délai — imputable à l’État — mis à donner suite à une plainte en matière de droits de la personne violait l’intégrité psychologique et, de ce fait, la sécurité personnelle de l’individu faisant l’objet de la plainte en lui faisant subir une stigmatisation prolongée et injustifiée. Au paragraphe 57, le juge Bastarache a déclaré que, pour que l’atteinte par l’État à l’intégrité psychologique d’une personne fasse entrer en jeu l’art. 7, « le préjudice psychologique doit être causé par l’État, c’est‑à‑dire qu’il doit résulter d’un acte de l’État » (soulignement supprimé). Ce passage peut sembler étayer l’idée qu’une mesure étatique concrète est nécessaire pour déclencher l’application de l’art. 7. Il existe toutefois de bonnes raisons permettant de conclure que ce n’est pas le cas. Par exemple, les demandes fondées sur l’art. 7 qui mettent en jeu l’intégrité psychologique des intéressés soulèvent des questions de causalité qui pourraient justifier qu’on exige la présence d’une mesure étatique dans de telles affaires, sans subordonner l’application de l’art. 7 à cette exigence dans tous les cas. En outre, bien que, à la lumière des faits propres à cette affaire, la Cour ait jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’art. 7, elle a également reconnu qu’un délai imputable à l’État pouvait parfois entraîner une telle violation, même si « [c]e n’est que dans des cas exceptionnels » (Blencoe, précité, par. 83). Autrement dit, il a été jugé dans l’arrêt Blencoe qu’un délai imputable à l’État — en l’occurrence l’inertie (ou l’inaction) dans le traitement d’une plainte — n’était pas en soi incompatible avec l’existence d’une condition requérant, pour l’application de l’art. 7, que le préjudice reproché résulte de « mesures étatiques ». Par conséquent, la Cour n’a pas conclu, dans Blencoe, que la protection de l’art. 7 se limite aux atteintes à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui sont imputables à une mesure étatique concrète. Bien au contraire, il ressort implicitement de cet arrêt que la simple inaction de l’État pourra parfois faire jouer cette protection.

327 Il ne semble pas non plus qu’on puisse trouver d’appui en faveur de la conclusion inverse dans d’autres arrêts de la Cour. Bien au contraire, en reconnaissant implicitement que, à tout le moins dans certaines situations, l’inaction de l’État suffisait à justifier une demande fondée sur l’art. 7, les arrêts Blencoe et G. (J.) sont tout à fait compatibles avec les autres arrêts pertinents de la Cour, si peu nombreux soient‑ils. Ainsi, dans l’arrêt Dunmore, précité, par. 22, la Cour a statué que « l’exclusion d’un régime de protection peut, dans certains contextes, équivaloir à une entrave manifeste à l’exercice réel d’une liberté garantie ». L’arrêt Dunmore confirme que l’inaction de l’État — le simple fait pour l’État de ne pas légiférer à l’égard des droits protégés d’un groupe donné de la société, tout en le faisant à l’égard des droits d’autres groupes — peut parfois constituer une « entrave manifeste » à l’exercice par une personne des droits qui lui sont garantis par la Charte. En conséquence, dans certains contextes, l’État a l’obligation positive d’agir et d’étendre la protection de la loi à ceux auxquels il ne l’a pas accordée initialement.

328 Évidemment, il est fort possible que, pour que naissent de telles obligations positives, l’État doive d’abord accomplir quelque chose qui entraînera pour lui l’obligation d’agir. Mais même si c’est le cas, il importe de reconnaître qu’on n’exigera pas que la mesure étatique soit de nature à constituer une cause déterminante de la violation d’un droit, mais simplement qu’il s’agisse d’une mesure qui « crée » ou fasse naître une obligation d’agir de la part de l’État. Selon le contexte, on pourrait même s’attendre à ce que, pour l’application de l’art. 7, des mesures étatiques de types tout à fait différents fassent naître une obligation positive. En contexte judiciaire, il va de soi que l’introduction de procédures judiciaires par l’État constitue une mesure étatique. En contexte législatif toutefois, dans la foulée d’arrêts comme Vriend et Dunmore, il convient peut‑être de rechercher cette mesure dans la décision de l’État de légiférer d’une manière non‑inclusive, portant ainsi atteinte de façon importante à la jouissance par une personne d’un droit garanti par la Charte. En d’autres mots, la décision de l’État de légiférer sur une question peut, dans certaines situations, constituer une mesure étatique faisant naître, pour l’application de l’art. 7, une obligation positive.

329 La conclusion selon laquelle l’art. 7 peut avoir pour effet d’imposer à l’État des obligations positives nous amène directement à l’objection qui est souvent formulée dans les actions du genre de celles dont nous sommes saisis et qui veut que les tribunaux ne puissent contraindre le respect des droits positifs d’une personne aux moyens de subsistance élémentaires. Cette objection suppose que les tribunaux sont incapables de s’acquitter de cette tâche sans s’écarter des fonctions judiciaires qui leur incombent et s’aventurer dans le domaine complexe de la politique sociale, qu’il est préférable de laisser au législateur. Je vais maintenant examiner cet argument.

D. La justiciabilité

330 J’ai conclu, dans les sections précédentes des présents motifs, qu’une lecture appropriée de la Charte permettait d’éliminer les obstacles aux actions sollicitant l’intervention de l’État qui ont été examinés. Par contre, l’argument que j’aborde maintenant peut, dans certaines circonstances, être opposé avec succès à certains demandeurs. Toutefois, pour les raisons exposées ci‑après, ce n’est pas le cas en l’espèce. La difficulté évidente à laquelle se heurte l’appelante dans la présente affaire est l’argument selon lequel les actions demandant à l’État d’intervenir concrètement afin de pourvoir à certains besoins ne sont pas justiciables au motif que, pour statuer sur ces actions, les tribunaux devraient dicter à l’État comment répartir des ressources limitées, rôle pour lequel ils ne sont pas institutionnellement compétents. Voici comment le professeur Hogg, op. cit., s’exprime à ce sujet (à la p. 44‑12.1) :

[traduction] [Ce rôle] élargirait considérablement la portée du contrôle judiciaire, puisque l’on assujettirait tous les aspects de l’État providence moderne au pouvoir de contrôle des tribunaux. [. . .] Comme l’aurait souligné Oliver Wendell Holmes, il s’agit là des questions sur lesquelles reposent l’issue des élections . . .

331 Bien que le droit invoqué en l’espèce risque peu d’amener les tribunaux à se pencher sur « tous les aspects de l’État providence moderne », l’argument de la justiciabilité soulève une préoccupation valable. La répartition des ressources fait habituellement intervenir de délicates questions de politique générale. Les législateurs sont mieux placés que les tribunaux pour résoudre ces questions, puisque les électeurs leur ont expressément confié le mandat de le faire et qu’ils ont l’avantage de pouvoir en débattre longuement et de procéder à de longues consultations à cet égard.

332 Toutefois, il ne s’ensuit pas que les tribunaux sont préclus de connaître d’une action comme celle dont nous sommes saisis. Bien qu’il puisse être vrai que les tribunaux ne sont pas équipés pour trancher des questions de politique générale touchant à la répartition des ressources — c’est‑à‑dire la question de savoir combien l’État devrait dépenser et comment il devrait le faire — ce facteur ne permet pas de conclure que la justiciabilité constitue une condition préalable faisant échec à l’examen au fond du présent litige. Comme on l’a indiqué plus tôt, le présent pourvoi soulève une question tout à fait différente, celle de savoir si l’État a l’obligation positive d’intervenir pour fournir des moyens élémentaires de subsistance aux personnes incapables de subvenir à leurs besoins. Contrairement au genre de questions de politique générale que soulève le problème de la justiciabilité, nous sommes en présence de la question de savoir quels types de droits les particuliers peuvent invoquer contre l’État. Dans leur rôle d’interprètes de la Charte et de protecteurs des libertés fondamentales contre les atteintes de nature législative ou administrative susceptibles de leur être portées par l’État, les tribunaux sont requis de statuer sur les revendications en justice de tels droits. Il est possible, en principe, de répondre à la question de savoir si la Charte reconnaît un droit donné — en l’occurrence le droit pour une personne de recevoir un niveau d’aide suffisant pour lui permettre de subvenir à ses besoins essentiels — sans se demander combien l’État devrait débourser pour garantir ce droit. Seule cette dernière question est, à proprement parler, non justiciable.

333 Certes, il arrive souvent en pratique que le simple fait de savoir si le droit en question existe ou non ne soit d’aucune utilité au demandeur. En effet, à moins de connaître également les mesures ou les dépenses qui sont requises pour garantir le respect du droit en question, il sera normalement difficile de déterminer si celui‑ci a été violé. Cette difficulté ne se pose pas en l’espèce. Une fois établie l’existence du droit de l’individu à un niveau d’aide suffisant pour lui permettre de subvenir à ses besoins essentiels, les faits de la présente affaire démontrent clairement qu’il y a eu atteinte à ce droit. La Cour n’a pas à répondre à la question de savoir quel serait le niveau « minimum » d’aide sociale, puisque le législateur, qui est l’autorité compétente en la matière, a déjà fait cette détermination.

334 En effet, le régime d’aide sociale contesté en l’espèce comporte des dispositions fixant la prestation de base. L’article 23 du Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A-16, r. 1, précise que la somme à laquelle a droit un bénéficiaire est établie en fonction de ses « besoins ordinaires » (« ordinary needs »). Le minimum que reçoit un adulte seul de 30 ans et plus s’élève à 466 $ : voilà la somme que le législateur lui‑même a jugée suffisante pour répondre aux « besoins ordinaires » d’un adulte seul. Dans la présente affaire, on reproche au gouvernement de ne pas avoir fourni le niveau d’aide qui, au regard des normes qu’il avait lui‑même fixées, était nécessaire pour satisfaire aux besoins ordinaires des adultes âgés de 18 à 29 ans. Les seules questions qu’il reste à trancher consistent à déterminer si ce fait a été établi et, dans l’affirmative, si les demandeurs avaient droit à ce qu’on pourvoit à leurs besoins ordinaires.

335 Par conséquent, toute question touchant à la justiciabilité des actions sollicitant l’intervention de l’État a peu d’incidence en l’espèce. Quoi qu’il en soit, ces discussions occultent dans une certaine mesure la véritable question. À ce stade‑ci, nous nous intéressons moins à ce que l’État doit faire — à supposer qu’il doive faire quelque chose — pour être assujetti à une obligation positive qu’à la question préliminaire de savoir si l’art. 7 peut même servir de fondement à de telles obligations. J’ai déjà fait état de plusieurs raisons tendant à indiquer qu’il le peut. J’aimerais maintenant les compléter en procédant à une analyse interprétative de l’art. 7. Comme on pourra le constater, toute démarche acceptable en matière d’interprétation de la Charte — qu’elle soit textuelle, contextuelle ou téléologique — fait vite ressortir qu’il est non seulement possible, mais également nécessaire, de conclure que les droits visés à l’art. 7 comportent une dimension positive.

II. Analyse de l’art. 7 de la Charte

A. L’interprétation textuelle : le libellé de l’art. 7

336 Mon collègue le juge Bastarache souligne à juste titre que, « [e]n l’absence de quelque lien que ce soit avec le texte même de la Charte, la légitimité de tout le processus juridictionnel relatif à la Charte est remise en question » (par. 214). À la lumière de cette observation, je reproduis ci‑après intégralement le texte anglais de l’art. 7 :

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice. [Je souligne.]

J’attire l’attention du lecteur sur la conjonction « and » dans l’art. 7 pour deux raisons : premièrement, elle fait partie intégrante de la structure grammaticale de la disposition; deuxièmement, elle a jusqu’à maintenant peu retenu l’attention des tribunaux.

337 Ce fait est étonnant. On aurait aisément pu séparer les deux parties de la phrase par un signe de ponctuation et en faire deux phrases plus ou moins indépendantes. De fait, c’est ainsi que se présente la version française, dont voici le texte :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Les raisons pour lesquelles j’insiste sur cet aspect grammatical sont simples. Dans la jurisprudence relative à cette disposition, on a généralement fait abstraction de la conjonction « and » figurant dans la version anglaise de l’art. 7 et, partant, de toute la première partie de la disposition. Voilà pourquoi on considère habituellement que l’art. 7 garantit uniquement le droit qu’il ne soit porté atteinte à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Il s’agit à première vue d’une interprétation discutable du texte de l’art. 7, car elle considère que la protection accordée par le deuxième membre de phrase et celle accordée par la disposition dans son ensemble ne font qu’une. De toute évidence, nous aurions vraisemblablement été moins enclins à faire cette équation si, dans la version anglaise, les deux membres de phrases avaient été séparés par un signe de ponctuation plutôt que par une conjonction. De plus, il s’avère que notre omission de tenir dûment compte de la structure de la disposition pourrait entraîner d’importantes conséquences du point de vue de l’étendue de la garantie offerte par l’art. 7. Le juge Lamer a implicitement reconnu cette possibilité dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, p. 500 :

Il ne fait pas de doute que l’art. 7 garantit le droit de ne pas se voir porter atteinte à sa vie, à sa liberté et à la sécurité de sa personne lorsque cela est fait contrairement aux principes de justice fondamentale. L’issue de la présente affaire dépend du sens à donner à la partie de l’article où on dit : « il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ». D’après les faits de la présente affaire, il n’est pas nécessaire de déterminer si l’article accorde une plus grande protection, notamment si, en l’absence d’une violation des principes de justice fondamentale, il peut quand même y avoir, compte tenu de la formulation de l’article, une atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, que garantit l’art. 7. [Je souligne.]

Il ressort de cet extrait que, depuis ses toutes premières décisions sur l’interprétation de l’art. 7, la Cour a considéré que la question de savoir si la première partie de l’art. 7 accorde une protection plus large que celle prévue par la seule deuxième partie de cette disposition est loin d’être théorique.

338 Comme le souligne le professeur Hogg, op. cit., il est possible de soutenir [traduction] « que l’art. 7 confère deux droits » (p. 44‑3) : le droit, énoncé dans la première partie de la disposition, « à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne », point à la ligne (plus ou moins), ainsi que le droit, énoncé dans la deuxième partie de la disposition, à ce qu’il ne soit porté atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité d’une personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Madame le juge Wilson s’est expressément penchée sur cette interprétation dans l’arrêt Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, p. 488. Bien que, dans cette affaire, elle ait exprimé des réserves quant à la possibilité d’une telle interprétation, madame le juge Wilson n’a pas tranché la question en définitive. En fait, dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, p. 523, pourvoi entendu plus tard au cours de la même année que l’affaire susmentionnée, madame le juge Wilson a peut‑être surmonté les réserves qu’elle avait exprimées plus tôt dans l’année et implicitement accepté l’interprétation prônant l’existence d’un double droit lorsqu’elle a affirmé que, même en cas de respect des principes de justice fondamentale, une atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne devra être justifiée au regard de l’article premier. Son affirmation sur ce point est compatible avec l’idée que la première partie de l’art. 7 offre une protection additionnelle, en sus de celle prévue à la deuxième partie, et qu’en conséquence le simple respect des principes de justice fondamentale n’est pas garant en soi de l’absence d’atteinte aux droits d’un individu à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne.

339 L’interprétation prônant l’existence d’un double droit garanti par l’art. 7 est restée dans une obscurité relative depuis que les juges Lamer et Wilson en ont fait état dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité. Cette situation était dans une certaine mesure prévisible. Comme je l’ai indiqué plus tôt, la Cour est plus souvent qu’autrement appelée à interpréter l’art. 7 en contexte criminel ou quasi‑criminel. Dans ces cas, il y a peu de raisons de s’interroger sur l’existence potentielle d’un droit distinct dans la première partie de l’art. 7. En effet, étant donné que, dans ces affaires pénales, nous nous intéressons à la validité constitutionnelle d’une mesure étatique positive ayant pour effet de priver concrètement une personne de sa liberté, il n’est pas étonnant que l’analyse fondée sur l’art. 7 ne s’attache qu’à la deuxième partie de la disposition, qui vise précisément ces types de privations. Le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, illustre bien ce point. Cependant, contrairement à ce qu’a fait le juge Lamer dans cet arrêt, nous n’avons pas toujours pris soin, dans de telles affaires, de bien circonscrire la portée de notre analyse fondée sur l’art. 7, et c’est ce qui a fait naître l’impression que l’art. 7 se résume au droit prévu à la deuxième partie de la disposition.

340 Comme je l’ai indiqué précédemment, il ne s’agit pas d’une interprétation plausible du texte de l’art. 7. Ce n’est qu’en faisant abstraction de la structure de l’art. 7 — c’est‑à‑dire en le réaménageant par la suppression de la conjonction « and » dans la version anglaise de la disposition et, partant, de la première partie de la disposition — qu’il est possible de conclure que cet article protège exclusivement « the right not to be deprived of life, liberty or security of the person except in accordance with the principles of fundamental justice » (« le droit de n’être privé de la vie, de la liberté et de la sécurité de sa personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale »). Il est permis de se demander jusqu’où, précisément, s’étend la protection de l’art. 7, mais il semble qu’on ne puisse raisonnablement nier que, d’un point de vue purement textuel, la première partie de la disposition offre une protection additionnelle.

341 Dans le présent pourvoi, nous sommes appelés, peut‑être pour la première fois, à nous demander en quoi pourrait consister cette protection additionnelle. Sans vouloir limiter les possibilités si tôt dans l’interprétation de la première partie de la disposition, signalons qu’il existe au moins deux possibilités. Les juges Lamer et Wilson ont évoqué la première dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité. Essentiellement, suivant cette interprétation, la première partie établirait un droit entièrement distinct et autonome, auquel il peut avoir été porté atteinte même en l’absence de violation des principes de justice fondamentale, sous réserve qu’en pareils cas il faut justifier cette atteinte au regard de l’article premier. À la base, cette interprétation repose sur le fait que la première partie de l’art. 7 ne renferme aucune mention des principes de justice fondamentale. Il s’ensuivrait qu’il peut y avoir atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne consacré dans la première partie, même lorsque l’État agit en conformité avec les principes de justice fondamentale. De plus, étant donné que, dans les premiers arrêts sur la Charte, l’analyse de la justification au regard de l’article premier ne jouait qu’un rôle très limité dans les affaires reprochant des violations de l’art. 7 — principalement parce qu’on estimait qu’une atteinte à un droit résultant d’une violation des principes de justice fondamentale ne pouvait presque jamais se justifier — , cette interprétation reconnaît à l’article premier un rôle plus grand dans le contexte d’au moins certaines violations de l’art. 7.

342 Une autre interprétation possible de la protection additionnelle conférée par la première partie de l’art. 7 consiste à s’attacher moins à l’absence de mention des principes de justice fondamentale et plutôt à l’absence du terme « deprivation » en anglais. Il est en effet plausible que, du fait de l’absence de ce terme, la première partie de la disposition élargisse le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne au‑delà de la protection contre les mesures étatiques habituellement associées à ce terme. Essentiellement, cette interprétation suggère que, en raison de l’absence du terme « deprivation » dans la première partie de la disposition, il s’ensuivrait que c’est tout au plus à l’égard du droit garanti dans la deuxième partie, à supposer que ce soit même le cas (voir le par. 321), qu’il faut établir l’existence d’une mesure étatique positive pour fonder une plainte de violation de ce droit; le droit garanti dans la première partie de la disposition serait susceptible de violation par simple inaction de l’État.

343 Je n’ai pas à décider en l’espèce si l’une ou l’autre de ces interprétations doit être retenue. D’ailleurs, elles ne paraissent pas s’exclure mutuellement. Pour l’examen du présent pourvoi, il suffit de mentionner les deux points suivants : premièrement, chacune de ces interprétations est préférable à la façon dont l’art. 7 a été interprété jusqu’à maintenant, non seulement d’un point de vue textuel, mais aussi, comme je vais le démontrer, du point de vue de l’analyse contextuelle et téléologique; deuxièmement, ces deux interprétations permettent — de fait exigent — la reconnaissance du type de droit que revendique l’appelante en l’espèce.

B. L’analyse téléologique

344 Comme je l’ai évoqué plus tôt (au par. 316), la démarche qu’il convient d’adopter pour définir les droits et libertés garantis par la Charte est l’analyse téléologique. Dans l’arrêt Big M Drug Mart, précité, le juge Dickson a dit ceci, à la p. 344 :

Le sens d’un droit ou d’une liberté garantis par la Charte doit être vérifié au moyen d’une analyse de l’objet d’une telle garantie; en d’autres termes, ils doivent s’interpréter en fonction des intérêts qu’ils visent à protéger.

. . . Comme on le souligne dans l’arrêt Southam, l’interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. [Soulignement supprimé.]

Considérer que l’art. 7 se résume au droit prévu à la deuxième partie de la disposition — la clause relative à l’« atteinte » — va sérieusement à l’encontre de toute interprétation téléologique du droit à la vie garanti par cet article. De fait, si l’on retenait cette interprétation, on priverait ainsi le droit à la vie de tout objet utile, le rendant essentiellement vide de sens.

345 C’est ce que laisse implicitement entendre le professeur Hogg, op. cit., lorsqu’il affirme que, [traduction] « [e]n ce qui concerne la “vie”, la disposition a un rôle très limité » (p. 44‑6). Ce n’est toutefois vrai que si on interprète la garantie de l’art. 7 au sens où on l’entend habituellement, puisque, dans un tel cas, la protection conférée par cette disposition ne viserait que les « atteintes » à la vie qui ne seraient pas conformes aux principes de justice fondamentale. De plus, comme on a jusqu’à maintenant considéré, dans l’interprétation des « principes de justice fondamentale », que ceux‑ci mettaient en jeu les préceptes fondamentaux du « système juridique », qui a été défini restrictivement et ne s’entend que des tribunaux judiciaires et des tribunaux administratifs qui exercent des fonctions à caractère judiciaire, il semblerait, suivant cette interprétation, que le droit à la vie se limite à la protection contre la peine de mort, seul moyen évident par lequel le « système juridique », ainsi défini, pourrait porter atteinte au droit à la vie d’une personne. Cependant, comme le souligne le professeur Hogg, l’art. 12 de la Charte — qui protège une personne contre les peines cruelles et inusitées — pourrait tout aussi bien permettre de réaliser cet objectif. Par conséquent, selon cette interprétation, la garantie relative au droit à la vie prévue par l’art. 7 serait dans les faits sans objet et le droit lui‑même vidé de tout contenu utile.

346 On ne devrait pas accepter d’emblée que le droit à la vie prévu à l’art. 7 soit virtuellement vide de sens. Tout d’abord, une telle conclusion est contraire aux principes d’interprétation les plus élémentaires, car elle laisse entendre que la disposition de la Charte sur ce droit fondamental est rédigée en termes essentiellement creux. Facteur plus important encore, cette interprétation risque de miner la cohérence et l’objet de la Charte dans son ensemble. Après tout, le droit à la vie constitue une condition préalable — sine qua non — à la possibilité même de jouir de tous les autres droits garantis par la Charte. Cela ne revient pas à hiérarchiser les droits garantis par la Charte. Il ne fait aucun doute qu’un véritable droit à la vie est réciproquement tributaire de ces autres droits, qui garantissent à la vie humaine, dignité, valeur et sens. Néanmoins, le caractère central du droit à la vie dans la Charte est évident. D’ailleurs, il serait anormal que la Charte garantisse un ensemble de droits et libertés jugés nécessaires à l’épanouissement de l’être humain au sein de la société sans exprimer quoi que ce soit d’important sur le droit indispensable à la jouissance de tous les autres.

347 Par conséquent, j’estime que toute interprétation de la Charte qui aurait pour effet de limiter à ce point le rôle du droit à la vie risque de miner la cohérence de l’ensemble de la Charte. Loin d’être le parent pauvre des autres droits de la Charte — c’est‑à‑dire un droit qui ne mérite une protection qu’à titre de droit négatif, alors que d’autres droits prévus par la Charte sont reconnus comme des droits positifs à part entière — le droit à la vie est, dans un sens très réel, la source de ces droits, tant et si bien que refuser d’accorder toute importance concrète au droit à la vie garanti par la Charte aurait pour effet d’amoindrir l’importance de chacune des autres garanties de la Charte.

348 L’interprétation téléologique de l’ensemble de l’art. 7 requiert que l’on donne un sens à tous les droits qui y sont consacrés. Toutefois, en n’attribuant aucun rôle concret au droit à la vie, l’interprétation habituellement donnée à l’art. 7 menace non seulement la cohérence de la Charte dans son ensemble, mais également son objet. Pour éviter ce résultat, il nous faut reconnaître qu’il peut arriver que l’État porte atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne autrement qu’en violant le droit prévu à la deuxième partie de l’art. 7. Qu’on exprime cette opinion en disant (a) que l’art. 7 ne vise pas de simples « atteintes » actives à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne (par opposition à de simples négations de ces droits) ou (b) qu’il peut y avoir violation de l’art. 7 même en l’absence d’un manquement aux « principes de justice fondamentale », cette interprétation revient essentiellement à considérer que l’art. 7 protège davantage que de simples droits négatifs. Dans le cas contraire, le rôle du droit à la vie garanti par l’art. 7 se résumerait à la protection contre la peine de mort — faisant ainsi potentiellement double emploi avec l’art. 12 — , avec toutes les difficultés conceptuelles intolérables qui découlent d’une telle interprétation.

C. L’analyse contextuelle

349 Indépendamment du lien précis qu’ils ont avec le droit à la vie prévu à l’art. 7, la structure et l’objet de la Charte établissent également un contexte pertinent aux fins d’interprétation, de façon plus générale, des droits garantis par la Charte. Cette idée ressort implicitement des remarques suivantes, formulées par la Cour en matière d’interprétation constitutionnelle dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 50 :

Notre Constitution a une architecture interne, ce que notre Cour à la majorité, dans SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2, à la p. 57, a appelé une « structure constitutionnelle fondamentale ». Chaque élément individuel de la Constitution est lié aux autres et doit être interprété en fonction de l’ensemble de sa structure.

Ce qui vaut pour l’ensemble de la Constitution vaut également pour ses éléments constitutifs, y compris la Charte. Chaque élément individuel de la Charte est lié aux autres et doit être interprété en fonction de l’ensemble de sa structure. Le passage suivant de l’arrêt Big M Drug Mart, précité, p. 344, appuie cette méthode d’interprétation : « l’objet du droit ou de la liberté [. . .] doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle‑même ».

350 Il est clair que les droits positifs ne sont pas incompatibles avec l’objet de la Charte. De fait, celle-ci impose à l’État l’obligation d’agir concrètement en vue d’assurer la protection d’un nombre appréciable de droits, notamment, comme je l’ai indiqué plus tôt (au par. 320), le droit de vote (art. 3), le droit à l’assistance d’un interprète dans des procédures pénales (art. 14) et le droit des minorités francophone ou anglophone au Canada de faire instruire leurs enfants dans leur langue (art. 23). Les droits positifs ne constituent pas l’exception dans l’application ordinaire de la Charte, mais ils font partie intégrante de la structure de celle-ci. Il est possible d’affirmer que l’objet de la Charte — celle‑ci étant considérée dans son ensemble — a une dimension positive, en ce sens que au moins certains de ses éléments constitutifs possèdent un tel caractère.

351 L’article premier jette lui aussi de la lumière sur cette question. Le grand défi conceptuel que doivent relever les tribunaux dans l’application de cette disposition consiste à définir, à l’égard des droits et libertés individuels, des restrictions qui permettent de respecter dûment ces droits et libertés, sans les subordonner indûment aux intérêts de la majorité. Les questions concernant les restrictions dont sont assortis les droits individuels peuvent tout aussi bien être qualifiées de questions touchant à la détermination de l’étendue de ces droits. On peut donc espérer en apprendre beaucoup sur la définition des droits en général, tout particulièrement dans le présent pourvoi, en examinant attentivement la façon dont la Cour a tranché ces questions dans le cadre de l’application de l’article premier. Si on le considère comme il doit l’être, le processus de justification prévu par l’article premier démontre que les dispositions créatrices de droits de la Charte comportent invariablement une dimension positive.

352 Dès le départ, la Cour a élaboré une démarche générale à l’égard de la justification prévue par l’article premier, démarche axée sur le genre de considérations qui conviennent dans cette analyse. Cette démarche a été exprimée en termes on ne peut plus clairs par le juge en chef Dickson dans l’arrêt de principe R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 135 :

Il importe de souligner dès l’abord que l’article premier remplit deux fonctions : premièrement, il enchâsse dans la Constitution les droits et libertés énoncés dans les dispositions qui le suivent; et, deuxièmement, il établit explicitement les seuls critères justificatifs (à part ceux de l’art. 33 de la Loi constitutionnelle de 1982) auxquels doivent satisfaire les restrictions apportées à ces droits et libertés.

Il nous arrive parfois d’oublier le rôle principal de l’article premier — c’est‑à‑dire garantir constitutionnellement les droits énoncés dans la Charte — , absorbés comme nous le sommes par le rôle restrictif de cette disposition.

353 Cet oubli de notre part s’explique peut‑être aussi par le fait que les deux rôles que joue l’article premier semblent, de prime abord, incompatibles. Après tout, comment peut-on prétendre garantir les droits énoncés dans la Charte et, du même souffle, les assortir de restrictions? La réponse réside en partie dans les autres dispositions « limitatives » (art. 33 et 38 de la Loi constitutionnelle de 1982) : il ne faut pas confondre les restrictions justifiées aux droits prévus par la Charte avec les exceptions, négations et autres formes de restriction qui auraient pour effet de déroger à ces droits ou de les abroger (Procureur général du Québec c. Quebec Association of Protestant School Boards, [1984] 2 R.C.S. 66, p. 86). Le juge en chef Dickson complète la réponse dans le passage suivant de l’arrêt Oakes, précité, p. 136 :

Un second élément contextuel d’interprétation de l’article premier est fourni par l’expression « société libre et démocratique ». L’inclusion de ces mots à titre de norme finale de justification de la restriction des droits et libertés rappelle aux tribunaux l’objet même de l’enchâssement de la Charte dans la Constitution : la société canadienne doit être libre et démocratique. Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique [. . .]. Les valeurs et les principes sous‑jacents d’une société libre et démocratique sont à l’origine des droits et libertés garantis par la Charte et constituent la norme fondamentale en fonction de laquelle on doit établir qu’une restriction d’un droit ou d’une liberté constitue, malgré son effet, une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer. [Je souligne.]

Ainsi, on évite que les deux rôles joués par l’article premier ne soient pour ainsi dire contradictoires, car les valeurs qui sous‑tendent les droits et libertés garantis par la Charte et qui en sont à la source sont précisément celles qui doivent être invoquées pour démontrer que la restriction dont on assortit ces droits et libertés est justifiée. Cette [traduction] « identité de valeurs » à la base du double rôle de l’article premier garantit le respect et la protection dus aux droits protégés par la Charte, même lorsque ceux‑ci sont assujettis à des restrictions justifiées (voir L. E. Weinrib, « The Supreme Court of Canada and Section One of the Charter » (1988), 10 Sup. Ct. L. Rev. 469, p. 483). En fait, on pourrait peut‑être même aller jusqu’à dire que les restrictions justifiées au regard de l’article premier sont celles — et uniquement celles — qui non seulement respectent les droits garantis par la Charte mais ont également pour effet de les renforcer d’une certaine façon — ou, pour reprendre les termes de l’article premier, les « garanti[ssent] » — en consolidant les valeurs qu’ils visent à soutenir.

354 En disant cela, on reconnaît en partie qu’il peut s’avérer nécessaire de restreindre des droits, ne serait‑ce que pour concilier des droits opposés ou permettre à de tels droits de s’exprimer le plus complètement possible. Par exemple, la liberté de religion ne peut être garantie à chacun qu’en la protégeant contre l’ordre établi et en permettant ainsi la réunion des conditions positives nécessaires pour que tous puissent exprimer leurs opinions religieuses : Big M Drug Mart, précité; Plantation Indoor Plants Ltd. c. Procureur général de l’Alberta, [1985] 1 R.C.S. 366. La liberté de presse ne saurait avoir préséance sur le droit à un procès équitable (voir Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480), lequel ne peut l’emporter sur le droit à la vie privée (voir R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668). Dans tous les cas, les tribunaux recherchent le compromis propre à permettre le respect le plus intégral possible de chacun des droits en conflit. Voir également R. c. McClure, [2001] 1 R.C.S. 445, 2001 CSC 14; Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455.

355 En ce sens, les droits et libertés prévus par la Charte sont protégés par l’article premier, non seulement parce qu’on y énonce qu’ils sont garantis, mais aussi parce qu’il arrive que, pour protéger concrètement certains droits, il faille en restreindre d’autres. Cette façon de voir le processus de justification prévu par l’article premier, démarche qui considère les valeurs sous‑tendant la Charte comme le seul fondement justifiant de restreindre les droits concernés, confirme que les droits consacrés par la Charte comportent une dimension positive. Les droits constitutionnels ne servent pas simplement de bouclier contre les atteintes à la liberté commises par l’État, mais ils ont également pour effet d’imposer à l’État l’obligation positive d’arbitrer les revendications conflictuelles découlant des droits et libertés de chacun.

356 En d’autres termes, le mécanisme de justification instauré par l’article premier de la Charte traduit l’existence d’un droit positif à la protection de la Charte qui est invoqué lorsqu’on reproche à l’État de porter atteinte aux droits de certains. Si de tels droits positifs existent sous cette forme à l’article premier, ils doivent à plus forte raison exister dans les dispositions mêmes de la Charte reconnaissant l’existence des droits invoqués. Par exemple, si le droit d’un individu à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne peut, par application de l’article premier, être restreint en raison de la nécessité de protéger la vie, la liberté ou la sécurité d’autrui, ce ne peut être que parce que ce droit n’est pas simplement un droit négatif mais aussi un droit positif, qui commande à l’État non seulement de s’abstenir de porter atteinte à la vie, à la liberté et à la sécurité d’une personne, mais également de garantir activement ce droit en présence de revendications conflictuelles.

357 Ceci complète mon analyse interprétative de l’art. 7. Les résultats sont clairs : toute interprétation valable de la Charte, qu’il s’agisse d’une analyse téléologique, textuelle ou encore contextuelle, mène à la conclusion que le droit de chacun à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti par l’art. 7 comporte une dimension positive.

358 Il reste à démontrer que le droit revendiqué en l’espèce fait partie de ceux que l’État a l’obligation positive d’accorder en vertu de l’art. 7. D’une certaine manière, il semble évident que ce soit le cas. Comme je l’ai mentionné plus tôt, il existe un lien si étroit entre un niveau minimal d’aide sociale et des questions touchant à la santé fondamentale d’une personne (ou sa sécurité), voire à sa subsistance (ou droit à la vie), qu’il semble inévitable qu’un droit positif à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne pourvoit à la fourniture de ce niveau d’assistance. D’ailleurs, en l’espèce, l’État avait choisi de légiférer sur les droits relatifs à l’aide sociale. Par conséquent, pour décider si les principes généraux susmentionnés s’appliquent à la présente affaire, il nous suffit d’analyser celle‑ci sous l’éclairage de la jurisprudence sur la non‑inclusion, dont l’arrêt Dunmore, précité, constitue le principal exemple.

III. L’application des principes à l’espèce

359 Comme le signale mon collègue le juge Bastarache, « [p]lus récemment, dans l’arrêt Dunmore, précité, notre Cour s’est demandée si l’absence d’intervention gouvernementale peut porter atteinte à une liberté fondamentale » (par. 220). Dans cette affaire, la Cour a reconnu qu’une loi dont la portée est trop limitative pourrait, dans certains contextes, constituer « une entrave manifeste à l’exercice réel d’une liberté garantie » (Dunmore, précité, par. 22). Au paragraphe 23 de cet arrêt, nous avons confirmé les commentaires que le juge L’Heureux‑Dubé avait formulés précédemment dans l’arrêt Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995, p. 1039, à savoir qu’« il pourrait se présenter une situation dans laquelle il ne suffirait pas d’adopter une attitude de réserve pour donner un sens à une liberté fondamentale, auquel cas une mesure gouvernementale positive s’imposerait peut‑être ».

360 Ces énoncés produisent au moins deux effets. De toute évidence, ils appuient la proposition selon laquelle il peut être porté atteinte aux libertés fondamentales garanties par la Charte même en l’absence d’intervention directe de l’État. Le simple fait pour l’État de s’abstenir de porter activement atteinte aux libertés protégées n’est pas dans tous les cas suffisant pour garantir le respect de la Charte; l’inaction de l’État peut parfois constituer effectivement une telle atteinte.

361 Par ailleurs, ces énoncés confirment également que, dans certains contextes, les libertés fondamentales énumérées dans la Charte imposent à l’État l’obligation positive de veiller à ce que ses lois soient suffisamment inclusives. En effet, comme je l’ai souligné plus tôt, les droits positifs se distinguent des droits négatifs précisément en ceci qu’ils sont susceptibles de violation par simple inaction, par exemple par omission de l’État d’inclure dans un régime de protection légale toutes les personnes qui devraient être visées. En conséquence, comme il a été jugé dans l’arrêt Dunmore que l’État ne peut soustraire une loi à un examen fondé sur la Charte en prétendant que le caractère non inclusif de cette loi ne constitue pas une atteinte active à une liberté fondamentale, cette décision a confirmé que la Charte garantit des droits positifs.

362 Évidemment, de tels droits positifs à l’inclusion dans un régime légal avaient déjà été reconnus par la Cour dans l’arrêt Vriend, précité, dans le contexte du par. 15(1). Dans cette affaire, la Cour a unanimement souligné que rien dans le texte de l’art. 32 de la Charte n’indiquait « qu’une action positive empiétant sur les droits soit nécessaire » (souligné dans l’original). Cette disposition est plutôt « rédigé[e] d’une manière assez générale pour viser les obligations positives du législateur, de telle sorte que la Charte s’appliquera même lorsque le législateur refuse d’exercer son pouvoir » (Vriend, par. 60, citant D. Poithier « The Sounds of Silence : Charter Application when the Legislature Declines to Speak » (1996), 7 Forum constitutionnel 113, p. 115). Dans le cadre du présent pourvoi, l’intérêt premier de l’arrêt Dunmore est qu’il a élargi le champ d’application du droit positif à l’inclusion dans un régime légal aux demandes fondées sur la Charte qui débordent le contexte de l’égalité.

363 À mon avis, compte tenu de ce qui précède, il serait inexact de suggérer que les plaintes de non‑inclusion relèvent naturellement de l’art. 15. J’estime qu’il est préférable de les examiner en s’attachant d’abord à évaluer la menace que représente une mesure législative non inclusive. Lorsque la menace vise une liberté ou un droit fondamental expressément énuméré et garanti par la Charte, il convient d’examiner cette plainte de non‑inclusion au regard de la disposition reconnaissant le droit ou la liberté en question. Il faut reconnaître qu’il se présentera des cas où la non‑inclusion est fondée sur un motif de distinction illicite et menace la dignité humaine, et où il conviendra en conséquence d’examiner la demande en vertu du par. 15(1), même si elle ne soulève pas d’autres droits énumérés dans la Charte. Sous cet angle, le par. 15(1) constitue peut‑être la disposition au regard de laquelle il convient d’examiner certaines plaintes de non‑inclusion comme telles.

364 Cependant, il ne faut pas conclure de ce qui précède que l’examen des demandes reprochant le caractère non‑inclusif d’une mesure législative cadrerait mal avec la protection prévue par d’autres droits garantis par la Charte et expressément énumérés dans celle‑ci. Comme le mentionne mon collègue, le fait d’exclure totalement un groupe du champ d’application d’un régime légal protégeant un droit donné peut, dans certaines circonstances, porter une atteinte telle à ce droit que c’est alors essentiellement le droit substantiel qui est violé plutôt que le droit à l’égalité garanti par le par. 15(1).

365 Dans l’arrêt Dunmore, on a énoncé les critères de validité des plaintes de non-inclusion présentées en vertu de la Charte, en dehors du contexte de l’art. 15. Je suis d’avis que ces critères, qui sont énoncés ci-après, sont respectés en l’espèce.

1. L’argument doit reposer sur une liberté ou un droit fondamental garanti par la Charte, plutôt que sur l’accès à un régime légal précis (Dunmore, par. 24).

2. Pour que le tribunal puisse conclure à une obligation positive prévue par la Charte, il doit exister une preuve appropriée, démontrant que l’exclusion du régime légal crée une entrave substantielle à l’exercice du droit protégé (Dunmore, par. 25).

3. Il faut déterminer si l’État peut vraiment être tenu responsable de toute incapacité d’exercer la liberté ou le droit fondamental en question (Dunmore, par. 26).

Ces critères permettent de s’assurer que sont réunies les conditions de validité nécessaires d’une demande fondée sur la Charte, et ce dans pratiquement tous les cas. Tout d’abord, la demande doit être fondée sur un droit approprié garanti par la Charte, à savoir un droit substantiel prévu par une autre disposition que l’art. 15, plutôt que sur la simple exclusion d’un régime légal, exclusion qui tout au plus ferait intervenir la garantie d’égalité. Outre cela, toutefois, pour que la demande fondée sur la Charte soit accueillie, l’intéressé doit établir à la fois qu’on a porté atteinte au droit qu’il invoque et que l’État est responsable de cette atteinte. Les deuxième et troisième critères visent à s’assurer du respect de ces deux exigences. Dans les cas où le demandeur plaide la violation d’un droit négatif, il est souvent relativement simple de prouver le respect de ces exigences, puisqu’il suffit alors au demandeur d’être en mesure d’indiquer la mesure gouvernementale concrète qui contrevient à la liberté ou au droit invoqué. Nous sommes par contre ici en présence d’une situation assez différente. Puisque, dans le cadre d’une plainte de non‑inclusion, on demande essentiellement au tribunal de conclure que le gouvernement avait l’obligation positive de garantir activement le respect d’un droit reconnu par la Charte, il serait d’une part extrêmement difficile (voire impossible) pour le demandeur de faire état de quelque mesure étatique concrète portant atteinte aux droits que lui garantit la Charte et, d’autre part, déraisonnable de s’attendre à ce qu’il le fasse. L’action du demandeur reprochera plutôt essentiellement l’absence de mesure étatique efficace. Nous devons être conscients de cette distinction dans notre analyse fondée sur ces critères. À la lumière de ces remarques, je vais maintenant examiner ces critères à tour de rôle.

A. L’argument repose‑t‑il sur un droit approprié garanti par la Charte?

366 Dans l’arrêt Dunmore, précité, par. 24, la Cour a distingué le pourvoi dont elle était saisie d’affaires de non‑inclusion en apparence semblables, comme les arrêts Haig, précité, et Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627 (« AFAC »), en affirmant que les demandes fondées sur la Charte présentées dans ces arrêts n’étaient rien d’autre que des demandes d’accès à un régime légal particulier :

[D]ans Haig, la majorité de la Cour conclut qu’un « gouvernement n’a aucune obligation constitutionnelle d’offrir (un référendum) à qui que ce soit, et encore moins à tous » et qu’un « référendum en tant que tribune pour favoriser l’expression relève (. . .) de la politique législative et non du droit constitutionnel » (p. 1041 (souligné dans l’original)). De même, dans AFAC, la majorité de la Cour conclut : « (o)n ne saurait prétendre que l’AFAC a, en vertu de la Constitution, le droit de recevoir des deniers publics pour promouvoir sa participation aux conférences constitutionnelles » (p. 654). J’estime que les appelants en l’espèce ne revendiquent pas un droit constitutionnel à l’inclusion générale dans [un régime légal], mais simplement la liberté constitutionnelle de former une association syndicale. Cette liberté existe indépendamment de tout texte législatif . . .

Le présent pourvoi peut lui aussi être distingué des arrêts Haig et AFAC, mais il correspond en tous points à l’arrêt Dunmore sur cette question.

367 Bien qu’il soit exact que, en l’espèce, les demandeurs contestent le caractère non‑inclusif du règlement d’application de la Loi sur l’aide sociale en vertu de l’art. 15 au motif que le fait d’être exclu du régime légal pour un motif de distinction illicite en soi constitue un affront à la dignité humaine, l’argument qu’ils présentent en application de l’art. 7 repose sur un fondement tout à fait distinct. En effet, ils ne prétendent pas, dans cet argument, que leur exclusion du régime légal est en soi illicite, mais qu’elle contrevient à leur droit autonome à la sécurité de leur personne (et peut‑être aussi à leur droit à la vie). Tout comme dans l’arrêt Dunmore, il s’agit d’un droit qui existe indépendamment de tout texte législatif.

368 On peut illustrer ainsi la distinction qui existe entre la demande fondée sur l’art. 7 et celle fondée sur l’art. 15 : si le demandeur était en mesure de subvenir à ses besoins essentiels par d’autres moyens que ceux prévus par la Loi sur l’aide sociale — par exemple, grâce à un programme gouvernemental distinct offrant des subventions au logement, des bons d’alimentation et autres mesures du genre, en contrepartie de l’exécution de travaux communautaires — sa demande fondée sur l’art. 7 perdrait toute justification, mais celle basée sur l’art. 15 pourrait demeurer valable dans la mesure où il lui serait toujours loisible de plaider que le fait d’avoir été contraint de recourir à ces solutions de rechange a, d’une certaine manière, porté atteinte à sa dignité humaine. À l’opposé, le problème en l’espèce est que l’exclusion des demandeurs du régime légal les prive effectivement de toute possibilité concrète de pourvoir à leurs besoins essentiels. Par conséquent, ici, ce qui est en jeu n’est pas l’exclusion du régime légal concerné mais, essentiellement, les droits fondamentaux des demandeurs à la sécurité de leur personne et à la vie même.

B. La preuve permet‑elle d’établir que l’exclusion des demandeurs du champ d’application de la Loi sur l’aide sociale a substantiellement entravé l’exercice par ceux‑ci de leur droit fondamental à la sécurité de leur personne?

369 Pour être en mesure d’examiner adéquatement la question qui se soulève à cette étape‑ci, nous devons d’abord indiquer clairement ce qui constitue une preuve suffisante. Dans l’arrêt Dunmore, précité, par. 25, le juge Bastarache a exprimé ainsi l’exigence applicable à cet égard :

La charge de preuve consiste [. . .] à démontrer que l’exclusion du régime légal permet une entrave substantielle à l’exercice de l’activité protégée par l’al. 2b). Cette charge ressort implicitement de la remarque du juge en chef Dickson dans le Renvoi relatif à l’Alberta [. . .] selon laquelle des obligations positives peuvent être nécessaires lorsque « l’absence d’intervention gouvernementale est effectivement susceptible de porter atteinte sensiblement à la jouissance de libertés fondamentales » (p. 361). [Soulignements supprimés.]

Par souci de clarté, le juge Bastarache a ajouté ceci : « [c]es observations ne disent pas que l’exercice d’une liberté fondamentale doit être impossible, mais que le demandeur doit rechercher davantage qu’une voie particulière pour l’exercice de ses libertés fondamentales » (par. 25 (je souligne)).

370 Compte tenu de ce qui précède, il faut éviter d’accorder trop d’importance à la possibilité (souvent lointaine) que les demandeurs auraient pu satisfaire à leurs besoins essentiels au moyen de ressources privées, soit en exploitant les possibilités du marché du travail soit en recourant à l’aide d’autres intervenants privés comme des membres de leur famille ou des œuvres de bienfaisance. Ils ne sont absolument pas tenus de prouver qu’ils ont épuisé tous les autres moyens de subsistance avant de faire appel à l’aide sociale. Au contraire, il leur suffit d’établir que l’absence d’intervention de l’État « [a] port[é] atteinte sensiblement » à la jouissance des droits que leur garantit l’art. 7. La meilleure façon de formuler cette exigence consiste à s’inspirer des termes utilisés par le juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt Haig, précité, et de dire que les demandeurs doivent démontrer que l’intervention du gouvernement était nécessaire pour donner effet aux droits que leur garantit l’art. 7.

371 En l’espèce, la preuve établit amplement que le fait, dans le texte de loi, d’avoir exclu les jeunes adultes du plein bénéfice des avantages du régime d’aide sociale a porté substantiellement atteinte aux droits que leur garantit l’art. 7, tout particulièrement le droit à la sécurité de leur personne. Les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans touchaient 170 $ par mois. Les divers programmes de rattrapage mis en place en 1984 ne fonctionnaient tout simplement pas : un pourcentage renversant (88,8 p. 100) des jeunes adultes qui y étaient admissibles n’arrivaient pas à toucher le niveau de prestations payables aux bénéficiaires de 30 ans et plus. Dans ces conditions, la sécurité physique et psychologique des jeunes adultes a été sérieusement compromise au cours de la période en question. Cette constatation a été illustrée de façon convaincante par le témoignage de l’appelante et celui de ses quatre témoins : un travailleur communautaire, une psychologue, une diététiste et une médecin spécialisée en santé communautaire. Compte tenu de l’ampleur considérable du dossier produit par l’appelante, il n’est pas possible de dresser un tableau exhaustif des conditions épouvantables dans lesquelles vivaient de nombreux jeunes bénéficiaires d’aide sociale. Je vais néanmoins faire état de certains éléments de preuve illustrant en quoi l’exclusion des jeunes adultes du plein bénéfice du régime d’aide sociale constituait une atteinte substantielle à leur droit fondamental à la sécurité de leur personne et les contraignait à recourir à d’autres moyens dégradants et souvent dangereux pour assurer leur subsistance.

372 Avec une somme de 170 $ par mois, il est impossible de se payer un loyer. De fait, en 1987, le loyer mensuel d’un studio dans la région métropolitaine de Montréal oscillait approximativement de 237 $ à 412 $, selon l’endroit où il était situé. Celui des appartements comptant deux chambres à coucher variait de 368 $ à 463 $. Par conséquent, alors que certains bénéficiaires d’aide sociale ont été en mesure d’habiter chez leurs parents, bon nombre d’entre eux sont devenus des sans‑abri. Au cours de la période en cause, on estime que plus de 5 000 jeunes adultes vivaient dans les rues de la région métropolitaine de Montréal. Monsieur Arthur Sandborn, travailleur communautaire, a témoigné que les jeunes prestataires mettaient souvent leur argent en commun et partageaient un petit appartement. Toutefois, après avoir payé le loyer, il ne leur restait que très peu d’argent pour se procurer les autres choses essentielles, notamment l’eau chaude, l’électricité et la nourriture. De plus, le fait qu’ils n’avaient pas le téléphone exacerbait leur marginalisation et compliquait grandement la recherche d’un emploi, tout comme le fait qu’ils n’avaient pas les moyens de se vêtir convenablement et de se déplacer.

(1) Atteinte à la sécurité physique de la personne

373 L’exclusion des bénéficiaires de moins de 30 ans du groupe admissible au plein montant des prestations d’aide sociale a porté gravement atteinte à leur intégrité physique et à la sécurité de leur personne. Premièrement, qu’il suffise de mentionner les risques pour la santé qui découlent directement de la situation d’indigence que crée une prestation mensuelle de 170 $. De toute évidence, l’incapacité de se payer des vêtements convenables, l’électricité, l’eau chaude ou, dans les pires cas, un toit, accroît énormément la vulnérabilité d’une personne aux maladies comme le rhume ou la grippe. Selon le Dr Christine Colin, les personnes qui vivent dans la pauvreté sont six fois plus susceptibles de contracter des maladies comme les bronchites, l’asthme et l’emphysème que celles qui vivent dans des conditions convenables. Le Dr Colin a également témoigné que non seulement les personnes pauvres éprouvent‑elles plus de problèmes de santé, mais elles sont aussi plus sévèrement affectées par leur maladie que celles vivant dans des conditions plus favorables.

374 Deuxièmement, la malnutrition et la sous‑alimentation des jeunes bénéficiaires d’aide sociale se traduisent également par une pléthore de problèmes de santé. En 1987, on évaluait le coût d’une bonne alimentation pour une personne seule à 152 $ par mois, soit 89 p. 100 de la prestation mensuelle de 170 $. Jocelyne Leduc‑Gauvin, diététiste, a déposé en détail sur les effets d’une alimentation insuffisante et carentielle. Les jeunes adultes victimes de malnutrition souffrent de léthargie et de divers problèmes chroniques tels que l’obésité, l’anxiété, l’hypertension, les infections, les ulcères, la fatigue et la sensibilité accrue à la douleur. Les femmes dénutries sont plus vulnérables aux troubles gynécologiques et elles ont un taux élevé de fausses couches et des grossesses anormales. Les enfants de ces femmes ont tendance à être plus petits et souffrent souvent de problèmes congénitaux comme une mauvaise vue et des troubles d’apprentissage. À l’instar de nombreux prestataires de moins de 30 ans, l’appelante souffrait des conséquences de la malnutrition. Comme l’a souligné Mme Leduc‑Gauvin, il est tristement ironique que les personnes qui étaient appelées à se débrouiller avec une maigre prestation mensuelle de 170 $ — les jeunes adultes âgés de 18 à 29 ans — avaient en fait besoin d’un apport quotidien calorique et nutritif plus élevé que leurs aînées.

375 Afin de se nourrir, de nombreux jeunes prestataires ont fait appel aux banques d’alimentation, soupes populaires et autres organisations de bienfaisance du genre. Cependant, comme il n’était pas possible de recourir systématiquement à ces ressources, d’autres moyens devaient être envisagés. Certains se sont tournés vers le vol, d’autres vers la prostitution. De jeunes affamés fouillaient les bennes à rebuts et les poubelles à la recherche de restes comestibles, s’exposant ainsi à des risques d’intoxication alimentaire et de contamination. Monsieur Sandborn a signalé le cas de deux jeunes adultes qui versaient à un restaurateur la somme de 10 $ par mois pour avoir le droit de s’asseoir dans la cuisine du restaurant et de manger ce que les clients avaient laissé dans leurs assiettes.

(2) Atteinte à la sécurité psychologique de la personne

376 Les conséquences psychologiques et sociales de l’exclusion des jeunes adultes du plein bénéfice du régime d’aide sociale étaient également dévastatrices. Les privations et la marginalisation rattachées à la pauvreté engagent la personne dans un engrenage d’isolement, de dépression, d’humiliation, de faible estime de soi, d’anxiété, de stress et de pharmacodépendance. Selon une enquête effectuée en 1987 par Santé Québec, un jeune adulte nécessiteux sur cinq a tenté de se suicider ou pensé à le faire. La situation était encore plus alarmante chez les jeunes sans‑abri de Montréal, dont 50 p. 100 auraient, a‑t‑on rapporté, tenté de s’enlever la vie.

377 À mon avis, la preuve démontre de façon irrésistible que l’exclusion des jeunes adultes du plein bénéfice du régime d’aide sociale a porté substantiellement atteinte à leur droit fondamental à la sécurité de leur personne et peut‑être même, dans certains cas extrêmes, à leur droit à la vie. Le droit de ne pas être victime d’atteintes par l’État à leur intégrité physique ou psychologique est une bien mince consolation pour les personnes qui, comme les demandeurs en l’espèce, doivent quotidiennement lutter pour subvenir à leurs besoins physiques et psychologiques les plus élémentaires. Pour eux, un tel droit purement négatif à la sécurité de la personne est essentiellement sans effet : dans leur monde, les menaces à la sécurité de leur personne ne viennent pas principalement d’autrui, mais bien des circonstances extrêmement difficiles dans lesquelles ils vivent. Dans ces cas, il est raisonnablement possible de conclure qu’une intervention concrète de l’État est nécessaire pour donner sens et effet aux droits garantis par l’art. 7.

C. L’État peut‑il être tenu responsable de l’incapacité des demandeurs à exercer les droits que leur garantit l’art. 7?

378 D’un certain point de vue, ce troisième critère applicable pour établir le bien‑fondé d’une plainte de non‑inclusion semble, dans une large mesure, faire double emploi avec le deuxième critère que je viens d’examiner. En fait, dès que le demandeur a établi, conformément à ce deuxième critère, qu’il ne peut exercer ses droits fondamentaux de façon effective sans une intervention du gouvernement, il est difficile d’imaginer ce qu’il faut de plus pour démontrer la responsabilité de l’État.

379 L’absence d’une mesure concrète et directe de l’État peut sembler créer certains problèmes en ce qui concerne la causalité. Il est évident que, dans le présent contexte, la responsabilité de l’État ne peut être considérée selon les paramètres ordinaires de responsabilité causale applicables lorsqu’il existe une mesure étatique concrète qui contribue causalement à l’atteinte ou même, dans certaines situations, constitue cette atteinte. À l’opposé, les droits positifs peuvent être violés par simple inaction de l’État. Cela peut vouloir dire qu’il ne faut pas rechercher le même type de lien de causalité rattachant l’État à l’incapacité des demandeurs d’exercer leurs libertés fondamentales. Un tel lien ne pourrait être établi qu’en trouvant une mesure étatique concrète ayant donné naissance au préjudice subi par les demandeurs. Bien qu’il soit approprié de s’attacher à déterminer l’existence ou non d’une mesure étatique lorsqu’on s’interroge sur la violation d’un droit négatif, une telle démarche a pour effet d’introduire une exigence incompatible avec la notion même de droits positifs.

380 Cette situation a notamment comme conséquence immédiate en l’espèce que, pour satisfaire au troisième critère, les demandeurs n’ont pas à prouver que l’État peut être tenu causalement responsable de l’environnement socio‑économique dans lequel les droits que leur garantit l’art. 7 ont été menacés, ni d’ailleurs que l’inaction de l’État a aggravé leur sort. Dans la présente affaire, comme dans toute demande reprochant la violation d’un droit positif, il s’agit d’abord et avant tout de déterminer si l’État a l’obligation d’agir pour soulager la situation pénible des demandeurs et non pas s’il était à l’origine, sur le plan causal, de cette situation.

381 Tout cela indique que, dans le contexte d’une plainte de non‑inclusion, la responsabilité de l’État dépend simplement de l’existence d’une obligation étatique positive de remédier à une situation dont il pourrait ou non être causalement responsable. Selon ce point de vue, le troisième critère fait en sorte que non seulement l’intervention de l’État est nécessaire pour garantir l’exercice effectif des libertés et droits fondamentaux du demandeur, mais également qu’elle a un caractère obligatoire. Ce point de vue s’accorde avec la plupart des observations formulées dans l’arrêt Dunmore et explique comment la responsabilité de l’État peut être établie non seulement lorsqu’une mesure non inclusive « orchestre » ou « encourage » la violation de libertés fondamentales, mais également lorsqu’une telle mesure « tolère » la violation (Dunmore, par. 26). En considérant que la responsabilité de l’État peut découler de la violation d’une obligation positive d’agir, il devient pour la première fois possible de reconnaître comment une mesure législative non inclusive peut contrevenir à un droit fondamental en faisant abstraction de menaces pesant de façon indépendante sur ce droit, en d’autres termes en les tolérant.

382 L’existence d’une obligation étatique a également constitué le principal fondement de la conclusion de la Cour, dans l’arrêt Dunmore, selon laquelle l’État pouvait dans cette affaire être tenu responsable de la violation des droits garantis aux demandeurs par l’al. 2d). La Cour s’est en conséquence demandé s’il existait un « minimum d’action gouvernementale » (par. 28) ayant pour effet d’assujettir le gouvernement à la Charte par application de l’art. 32. En définitive, dans l’arrêt Dunmore, l’exigence relative au minimum d’action gouvernementale était respectée du seul fait que le gouvernement avait choisi de légiférer en matière d’association. De l’avis de la Cour, cette décision avait créé pour l’État une obligation susceptible de contrôle au regard de la Charte et avait écarté toute possibilité que l’État plaide l’absence de responsabilité à l’égard de la violation des droits d’association (au par. 29) :

Une fois que l’État a décidé de réglementer une relation d’ordre privé, comme celle entre employeur et employé, [. . .] il est trop formaliste d’assigner cette relation à un « domaine privé » qui échappe au contrôle fondé sur la Charte. Selon le doyen P. W. Hogg, [traduction] « l’effet de la restriction de l’action gouvernementale est qu’il existe un domaine privé à l’intérieur duquel les personnes ne sont pas obligées de souscrire aux valeurs de “l’État” et à l’intérieur duquel les normes constitutionnelles n’interviennent pas. Les limites de ce domaine sont établies non pas par une définition a priori de ce qui est “privé”, mais par l’absence d’intervention gouvernementale, législative ou autre » (voir Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), p. 34‑27).

Il ne fait aucun doute que ces remarques s’appliquent au présent pourvoi et produisent le même effet.

383 La Loi sur l’aide sociale vise très clairement à répondre aux besoins essentiels des citoyens nécessiteux en matière de sécurité personnelle et de subsistance. C’est presque un lieu commun de dire que l’État providence moderne a vu le jour par suite de l’incapacité évidente du régime de la libre entreprise de pourvoir aux besoins essentiels de chacun. Si la chose était nécessaire, la Cour pourrait prendre connaissance d’office de ce fait dans l’appréciation de l’importance de la Loi sur l’aide sociale en ce qui concerne les droits garantis aux demandeurs par l’art. 7. Il se trouve que ce besoin est atténué par le fait que l’art. 6 de la Loi énonce expressément l’objectif de celle‑ci : fournir une aide complémentaire aux personnes dont les moyens de subsistance sont inférieurs à un niveau donné.

384 Le bien‑fondé de la proposition selon laquelle la Loi sur l’aide sociale vise à garantir les droits que l’art. 7 de la Charte est censé protéger est également étayé par diverses déclarations du gouvernement du Québec, qui sont consignées dans un énoncé de politique ayant abouti à la réforme du régime d’aide sociale en 1989, réforme qui a aboli la différence de traitement entre les jeunes bénéficiaires d’aide sociale et leurs aînés. Ce document, intitulé Pour une politique de sécurité du revenu, a été publié en 1987 par le gouvernement du Québec, sous la plume de M. Pierre Paradis (ministre de la Main‑d’œuvre et de la Sécurité du Revenu à l’époque). Dans ce document, le gouvernement du Québec dit sans équivoque que « l’État se reconnaît le devoir et l’obligation de pourvoir aux besoins essentiels des personnes inaptes au travail ». Il poursuit en affirmant qu’« [i]l faut [. . .] s’attaquer résolument aux failles » des programmes d’aide sociale « qui [. . .] demeurent autant d’entraves à l’autonomie et à l’émancipation du bénéficiaire ». Dans la même page, le gouvernement dit expressément que la différence de traitement entre les jeunes bénéficiaires et leurs aînés fait partie des déficiences du régime, la qualifiant de « problème ».

385 Ces déclarations indiquent à tout le moins que la Loi sur l’aide sociale constituait une incursion dans la réglementation de droits qui relèvent habituellement de l’art. 7 de la Charte. Une intervention législative destinée à pourvoir aux besoins essentiels des citoyens nécessiteux en matière de sécurité personnelle et de subsistance est suffisante pour satisfaire à toute condition d’application de l’art. 32 de la Charte qui requerrait l’existence d’un « minimum d’action gouvernementale ». En édictant la Loi sur l’aide sociale, le gouvernement du Québec a fait naître pour l’État l’obligation de s’assurer que toute différence de traitement ou non‑inclusion concernant la prestation de ces services essentiels n’est pas incompatible avec les droits fondamentaux garantis par la Charte, tout particulièrement l’art. 7. Il ne s’est pas acquitté de cette obligation. La preuve démontre que la non‑inclusion, dans la Loi sur l’aide sociale, des bénéficiaires d’aide sociale âgés de 18 à 29 ans a porté sensiblement atteinte à leur capacité d’exercer leur droit à la sécurité de leur personne (et peut‑être même leur droit à la vie). Dans les circonstances, il me faut conclure que cette absence concrète d’intervention gouvernementale a constitué une violation des droits garantis par l’art. 7 à ces bénéficiaires.

IV. Les principes de justice fondamentale

386 Dans la plupart des cas, il serait maintenant nécessaire de se demander si cette atteinte à première vue aux droits garantis par l’art. 7 à l’appelante a été portée « en conformité avec les principes de justice fondamentale ». Cet examen ne semble pas requis en l’espèce, et ce pour deux raisons. Premièrement, mon analyse révèle que la protection des droits positifs découle naturellement de la première partie de l’art. 7, qui reconnaît à chacun un droit autonome à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, sans faire mention des principes de justice fondamentale. En outre, comme l’a souligné le juge Lamer dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., p. 503, « les principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique. Ils relèvent non pas du domaine de l’ordre public en général, mais du pouvoir inhérent de l’appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire ». Cependant, les droits positifs — susceptibles de violation par simple inaction de l’État — ne font pas entrer en jeu le système judiciaire en habilitant des agents de l’État à restreindre activement les droits de certains individus à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne. La violation de droits positifs découle du processus législatif, lui‑même évidemment très distinct « du pouvoir inhérent de l’appareil judiciaire » et du « système judiciaire » selon la conception traditionnelle de ces notions. De fait, les diverses considérations invoquées pour justifier la décision d’édicter une loi protectrice d’un certain type plutôt que d’un autre « relèvent [. . .] du domaine de l’ordre public », domaine que la Cour a expressément distingué des principes de justice fondamentale. Ces principes ont en conséquence peu de pertinence dans les présentes circonstances, qui sont l’apanage du législateur et non du système judiciaire.

387 Compte tenu de ce qui précède, la validité de toute limite susceptible de restreindre le droit garanti par l’art. 7 qui est revendiqué dans la présente affaire — voire dans toutes celles où un droit positif est invoqué — doit être appréciée au regard non pas des principes de justice fondamentale, mais plutôt de la question de savoir s’il s’agit d’une limite qui est raisonnable et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. En conséquence, nous allons procéder à l’examen fondé sur l’article premier.

V. L’article premier de la Charte

388 Il ressort clairement de ce qui précède qu’une lourde tâche attend les demandeurs qui tentent d’établir, au regard de l’art. 7 de la Charte, la violation d’un droit positif. Indépendamment de la question de la justiciabilité — qui, bien qu’elle ne se pose pas en l’espèce, peut à l’occasion constituer un obstacle important à la conclusion qu’il existe une telle violation — , les demandeurs ont la tâche peu enviable d’apporter des éléments de preuve suffisamment solides pour permettre au tribunal de conclure que les droits que leur garantit l’art. 7 sont essentiellement ineffectifs sans intervention active de l’État.

389 La difficulté à laquelle se heurte les demandeurs à cet égard s’explique en partie par le fait que le gouvernement doit s’acquitter d’une tâche aussi lourde dès qu’une violation de l’art. 7 a été établie et qu’il y a déplacement de la charge de la preuve obligeant l’État à montrer qu’il s’agit d’une violation dont la justification peut se démontrer en tant que limite raisonnable prescrite par une règle de droit. Les commentaires suivants du juge en chef Lamer dans l’arrêt G. (J.), précité, par. 99, indiquent pourquoi il doit en être ainsi :

Il n’est pas facile de sauver une atteinte à l’art. 7 par application de l’article premier [. . .] Deux raisons expliquent ceci. D’abord, les intérêts protégés par l’art. 7 — la vie, la liberté et la sécurité de la personne — revêtent une grande importance et généralement, des exigences sociales concurrentes ne pourront prendre le pas sur eux. Ensuite, le non‑respect des principes de justice fondamentale [. . .] sera rarement reconnu comme une limite raisonnable dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Il va de soi que seule la première de ces deux raisons s’applique en l’espèce. Comme il n’est pas nécessaire de décider si la violation d’un droit positif garanti par l’art. 7 est conforme aux principes de justice fondamentale, la deuxième raison n’entre pas en jeu. Dans cette mesure la violation d’un tel droit pourrait être un peu plus facile à justifier au regard de l’article premier. Néanmoins, les droits consacrés à l’art. 7 — qu’il s’agisse de droits positifs ou de droits négatifs — sont à ce point importants que, « généralement, des exigences sociales concurrentes ne pourront prendre le pas sur eux ».

390 De plus, comme on l’a vu précédemment, des contraintes plus générales s’appliquent à la justification requise par l’article premier, de sorte que, suivant cette disposition, la limitation de droits garantis par la Charte ne sera justifiée que si elle sert les valeurs qui sous‑tendent ces droits. Ces contraintes accentuent la difficulté à laquelle se heurte le gouvernement lorsqu’il doit justifier la violation contestée.

391 En l’occurrence, la différence de traitement — ou non‑inclusion — prévue par la loi est censée : (1) prévenir l’effet d’attraction du régime d’aide sociale sur les jeunes adultes; (2) favoriser l’intégration de ces derniers dans la population active en encourageant leur participation aux programmes d’emploi. Dans la mesure où l’un ou l’autre de ces « deux objectifs » serait inspiré par des considérations financières, il ne serait pas (sauf en cas de dépenses faramineuses) urgent et réel. Cependant, il est possible de formuler ces objectifs de façon à les adapter à l’analyse justificative faite en vertu de l’article premier, en mettant plutôt l’accent sur le fait qu’ils tendent à favoriser à long terme la liberté et la dignité inhérente des jeunes. Ainsi formulés, ces objectifs pourraient en effet satisfaire à la condition requérant l’existence d’un « objectif urgent et réel » que prévoit le critère élaboré dans l’arrêt Oakes.

392 À mon avis, le problème est que l’application des étapes subséquentes de l’analyse prévue par l’arrêt Oakes soulève des doutes quant à l’opportunité de formuler les objectifs de cette manière. Par exemple, il est difficile d’accepter que la négation des moyens élémentaires de subsistance puisse avoir un lien rationnel avec les valeurs qu’on tend à favoriser, à savoir la liberté et la dignité inhérente des jeunes adultes à long terme. De fait, la valeur à long terme de la formation permanente et de l’intégration dans la population active est compromise lorsque ceux à qui « l’aide » s’adresse sont incapables de pourvoir à leurs besoins essentiels à court terme. Pour les personnes incapables de subvenir à leurs besoins immédiats, le futur ne représente tout au plus qu’une distante possibilité, autant dans leur esprit que dans leur réalité. Par exemple, nous avons vu plus tôt comment l’incapacité de se payer le téléphone, des vêtements convenables et des déplacements rendait difficile, sinon impossible, la recherche d’un emploi. Facteur plus grave encore, le fait d’être privé d’une alimentation et d’un logement convenables affectent autant la capacité d’apprendre que celle de travailler. Par conséquent, il ne semble pas y avoir de lien vraiment rationnel entre les objectifs, tels qu’ils ont été proposés, et les moyens adoptés pour les réaliser.

393 En outre, à l’instar du juge Bastarache, j’estime que l’atteinte causée par ces moyens n’était pas minimale, et ce pour plusieurs raisons : (1) ce ne sont pas tous les programmes qui permettaient aux participants de hausser leurs prestations au niveau de la prestation de base; (2) il y avait des périodes d’attente entre les programmes offerts aux participants intéressés; (3) certains des prestataires les plus nécessiteux — les analphabètes et les personnes gravement sous‑scolarisées — ne pouvaient participer à certains programmes; (4) ces programmes ne comptaient que 30 000 places, alors qu’on dénombrait à l’époque pertinente 85 000 personnes seules de moins de 30 ans recevant de l’aide sociale. Comme le souligne mon collègue, ce dernier facteur en particulier « incite à se demander dans quelle mesure la distinction prévue à l’al. 29a) visait vraiment à améliorer la situation des personnes de moins de 30 ans, et non pas simplement à réaliser des économies » (par. 283). Par conséquent, à l’étape de l’atteinte minimale de l’analyse prévue par le critère énoncé dans l’arrêt Oakes, il existe des raisons supplémentaires de se demander s’il est justifié d’affirmer que la distinction litigieuse établie par le texte de loi tendait à favoriser la liberté et la dignité à long terme des demandeurs.

394 À mon avis, cela suffit pour établir que, en l’espèce, le gouvernement ne s’est pas acquitté de la tâche, par ailleurs toujours lourde, de justifier une violation à première vue de l’art. 7 au regard de l’article premier. En passant, je tiens à signaler que, pour des raisons que j’ai en grande partie exposées dans mon analyse de la question du lien rationnel, il arrivera d’ailleurs rarement que le gouvernement pourra plaider avec succès que les effets préjudiciables du fait de refuser aux bénéficiaires d’aide sociale leurs besoins les plus élémentaires sont proportionnés aux effets bénéfiques à long terme d’une telle mesure. Nous ne sommes pas en présence d’un de ces rares cas. Notamment pour cette raison, je conclus que la violation du droit des demandeurs à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne n’est pas justifiée au sens de l’article premier.

VI. Le paragraphe 15(1) de la Charte

395 Ayant conclu à la violation de l’art. 7 de la Charte, je n’ai pas à me demander si les dispositions attaquées contreviennent également au par. 15(1). Je suis toutefois généralement en accord avec l’analyse et les conclusions de mon collègue le juge Bastarache sur la question. Tout comme lui, j’estime que la disposition contestée du règlement d’application de la Loi sur l’aide sociale viole l’art. 15 de la Charte et que cette violation n’est pas justifiée au regard de l’article premier, et ce essentiellement pour les raisons exposées précédemment à l’égard de la violation de l’art. 7.

VII. L’article 45 de la Charte québécoise

396 À l’instar de mon collègue le juge Bastarache, j’estime que l’art. 45 de la Charte des droits et libertés du Québec, L.R.Q., ch. C-12, établit un droit positif à un niveau de vie minimal, mais que le respect de ce droit ne peut être imposé en vertu des art. 52 ou 49 dans les circonstances du présent pourvoi. De fait, comme l’art. 45 se trouve hors du champ d’application par ailleurs expressément défini de l’art. 52, il n’est en conséquence d’aucune utilité à l’appelante. Qui plus est, puisqu’il n’est aucunement question de conduite fautive ou de négligence de la part du législateur, l’art. 49 ne peut pas lui non plus être invoqué. Quoique le respect du droit prévu à l’art. 45 ne puisse être imposé en l’espèce, ce droit constitue néanmoins un bon point de référence politique et moral dans la société québécoise, ainsi qu’un rappel des exigences les plus fondamentales du contrat social entre la province et ses citoyens. En ce sens, on ne saurait sous‑estimer sa valeur symbolique et politique.

VIII. Dommages‑intérêts

397 Enfin, je souscris pour l’essentiel à l’analyse de mon collègue le juge Bastarache sur la question de la réparation. Si la disposition réglementaire contestée était encore en vigueur, je l’aurais déclarée inconstitutionnelle en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, au motif qu’elle porte atteinte au droit fondamental de chacun à la sécurité de sa personne garanti par l’art. 7 de la Charte. J’aurais également ordonné la suspension de cette déclaration d’invalidité pendant un délai suffisant pour permettre au gouvernement de modifier le texte de loi. Cependant, vu l’abrogation du régime d’aide sociale contesté, la question est maintenant devenue théorique.

398 L’appelante demande également une indemnité pécuniaire pour elle‑même et pour les membres du groupe dont elle fait partie. Pour les motifs exposés par le juge Bastarache, j’estime moi aussi que le présent pourvoi se prête mal à l’application concomitante de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 et de l’art. 24 de la Charte. Toutefois, je tiens à souligner que les répercussions financières d’une hypothétique condamnation de la province de Québec à des dommages‑intérêts seraient probablement moins importantes que le présume mon collègue. En effet, les divers programmes correctifs qui n’ont pas su répondre aux besoins de l’appelante en l’espèce étaient soustraits à l’application de la Charte jusqu’en avril 1989, étant protégés par une disposition d’exemption dans la loi autorisant leur création (L.Q. 1984, ch. 5, art. 4). Cela signifie que l’évaluation du rôle des programmes dans la violation de la Charte ne pourrait porter que sur une période de quatre mois, c’est‑à‑dire le temps écoulé entre l’expiration de la disposition d’exemption et l’abrogation de la mesure législative contestée.

399 Bien que ce fait ait une incidence sur l’étendue de la violation, il n’a selon moi aucun effet sur l’utilité de l’ensemble des éléments de preuve présentés en l’espèce relativement à l’existence du droit invoqué et à la nature de la violation. Le fait que la Loi modifiant la Loi sur l’aide sociale, L.Q. 1984, ch. 5, et les programmes établis sous son régime aient été soustraits à l’application de la Charte jusqu’en avril 1989 concerne l’ampleur ou l’étendue de la violation, mais ne change par ailleurs rien au fait qu’il s’est produit une violation.

IX. Conclusion

400 Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de répondre ainsi aux questions constitutionnelles qui ont été formulées :

1. Le paragraphe 29a) du Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1, adopté en vertu de la Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A‑16, violait‑il le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés pour le motif qu’il établissait une distinction discriminatoire fondée sur l’âge relativement aux personnes seules, aptes au travail, âgées de 18 à 30 ans?

Oui.

2. Dans l’affirmative, cette violation est‑elle justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique, en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Non.

3. Le paragraphe 29a) du Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1, adopté en vertu de la Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A‑16, violait‑il l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés pour le motif qu’il portait atteinte au droit à la sécurité des personnes qu’il visait, et ce d’une façon incompatible avec les principes de justice fondamentale?

Oui, la disposition en question violait l’art. 7 en refusant aux personnes qu’elle visait le droit à la sécurité de leur personne.

4. Dans l’affirmative, cette violation est‑elle justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique, en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Non.

Les motifs suivants ont été rendus par

Le juge LeBel (dissident) —

I. Introduction

401 J’ai lu avec intérêt l’opinion de mon collègue le juge Bastarache. Je souscris de façon générale à ses motifs sur l’application de l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte canadienne ») et je suis d’accord avec le dispositif qu’il propose. Par ailleurs, bien que je reconnaisse que l’appelante n’a pu établir une violation de l’art. 7 de la Charte canadienne, avec égards, je ne peux cependant me rallier à l’interprétation et à l’application qu’il en suggère. Enfin, à l’occasion de la discussion de l’art. 45 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., ch. C-12 (« Charte québécoise »), je crois utile d’ajouter quelques commentaires sur le particularisme de certains aspects de la Charte québécoise et d’examiner la nature des droits économiques qu’elle protège.

II. L’article 15 de la Charte canadienne

402 Il n’est pas contesté dans la présente affaire que l’al. 29a) du Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A-16, r. 1, établit une distinction formelle entre l’appelante (et les membres de son groupe) et les autres bénéficiaires d’aide sociale sur la base d’une caractéristique personnelle, soit l’âge. Le pourvoi porte essentiellement sur le troisième volet de l’analyse fondée sur l’art. 15 de la Charte canadienne qui consiste à rechercher si la distinction en cause est discriminatoire. Pour les raisons exposées par mon collègue le juge Bastarache et les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’al. 29a), pris isolément ou considéré à la lumière de l’ensemble des programmes d’employabilité, est discriminatoire à l’endroit des bénéficiaires de moins de 30 ans.

403 Une différence de traitement devient discriminatoire lorsqu’elle porte atteinte à la dignité et à la liberté humaine de l’individu. Il en est ainsi lorsque la différence de traitement traduit une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou que, par ailleurs, elle perpétue ou favorise l’opinion que l’individu concerné est moins capable, ou moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne.

404 Tout d’abord, il convient de souligner qu’en l’espèce, la distinction se fonde sur un motif expressément énuméré au par. 15(1) de la Charte canadienne. Dans de telles circonstances, il est beaucoup plus facile de conclure que la distinction porte atteinte à la dignité essentielle de l’individu, comme l’affirme d’ailleurs le juge Iacobucci dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497. Toutefois, comparativement aux autres motifs énumérés ou analogues, l’âge est particulier en ce sens qu’une distinction fondée sur l’âge peut dans certains cas correspondre aux besoins et aux capacités des individus. Dans l’affaire Law, par exemple, la Cour suprême a validé une distinction fondée sur l’âge prévue au Régime de pensions du Canada (RPC) au motif qu’elle n’était pas discriminatoire. Le RPC fixait un âge minimum de 35 ans pour toucher des prestations de conjoint survivant. La Cour estimait que la distinction fondée sur l’âge était justifiée par la capacité réelle (et non stéréotypée) des individus de moins de 35 ans de mieux subvenir à leurs besoins à long terme.

405 En l’espèce, contrairement à la distinction en cause dans l’affaire Law, la distinction fondée sur l’âge ne correspond ni aux besoins ni aux capacités des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans. Les besoins ordinaires des jeunes ne se différencient pas de ceux de leurs aînés au point de justifier un écart si prononcé entre leurs prestations. De même, la capacité des jeunes à se trouver ou à conserver un emploi en période de ralentissement économique n’est pas supérieure à celle de leurs aînés. Au contraire, les jeunes sont les premiers à subir les contrecoups d’une crise économique sur le marché de l’emploi. En raison de leur peu d’expérience ou d’ancienneté, ils se retrouvent en tête des listes de licenciements et de mises à pied (voir le rapport d’expertise de Louis Ascah, La discrimination contre les moins de trente ans à l’aide sociale du Québec : un regard économique (1988)). Aussi, dans la mesure où la distinction établie par le régime d’aide sociale était justifiée par la capacité des jeunes à mieux survivre une période de crise économique, je suis d’avis, à l’instar du juge Bastarache, que cette distinction perpétuait une vision stéréotypée de la situation des jeunes sur le marché du travail.

406 Ma collègue, le juge en chef McLachlin, affirme que le gouvernement québécois n’entretenait pas d’illusions quant à l’aptitude des jeunes à conserver un emploi en période de crise économique. Selon elle, le gouvernement québécois savait pertinemment qu’ils étaient les premiers à subir les chocs provoqués par les difficultés de l’économie. C’est d’ailleurs pour cette raison que le gouvernement a mis sur pied les programmes d’employabilité. Destinés à combler le manque de formation ou d’expérience, ces programmes visaient à aider les jeunes à se réinsérer dans le marché du travail tout en contrant les effets pervers d’une inactivité prolongée sur le développement professionnel.

407 Je suis prêt à concéder que le gouvernement québécois connaissait la vulnérabilité particulière des jeunes en période de ralentissement économique. Je reconnais d’emblée, par ailleurs, que le gouvernement croyait sincèrement aider les jeunes en conditionnant le versement d’une pleine prestation à la participation à un programme d’employabilité. Néanmoins, la distinction établie par le régime d’aide sociale ne correspondait pas aux besoins des jeunes assistés sociaux de moins de 30 ans. En cherchant à contrer l’effet d’attraction de l’aide sociale pour le « bien » même des jeunes qui en dépendaient, la distinction perpétuait une vision stéréotypée selon laquelle la plupart des jeunes assistés sociaux choisissent de vivre de façon permanente aux crochets de la société sans désir aucun de quitter cette situation fort confortable. Or, cette conception du jeune assisté social comme « individu-parasite » est sans fondement. Elle est démentie par plusieurs experts. Ainsi, dans une étude préparée en 1986 pour la Commission consultative sur le travail du gouvernement du Québec (Les jeunes et le marché du travail (1986)), le professeur Gilles Guérin écrivait entre autres (à la p. 65) :

Dans une proportion estimée à 91% (des aptes au travail uniquement), [l]es jeunes perçoivent leur situation à l’aide sociale comme temporaire et ils désirent farouchement travailler, avoir un « vrai » emploi, toucher un « vrai » salaire et acquérir leur autonomie socio-économique. D’après une enquête IQOP, les jeunes valorisent tellement le fait d’être travailleur actif, qu’à leurs yeux il est préférable d’occuper un emploi, même sans intérêt, plutôt que d’être en chômage. Le mythe du jeune assisté social apte au travail qui se complaît à l’aide sociale est donc complètement faux; le travail est ce qui est le plus valorisé par leur entourage, leurs amis, leur famille, leurs voisins et par eux-mêmes. [Je souligne.]

408 De même, dans leur ouvrage, Le plein emploi : pourquoi? (1983), les auteures L. Poulin Simon et D. Bellemare constatent qu’à revenu égal, une majorité de Québécois préfèrent le travail au chômage. Sans être aussi catégoriques, elles formulent sensiblement les mêmes conclusions sur ces statistiques (à la p. 66) :

Ces résultats renforcent les doutes qu’on peut entretenir à l’égard du postulat économique strictement utilitariste qui prédit qu’à revenu égal, les travailleurs préféreront généralement l’inactivité au travail. Ce postulat découle, à notre avis, d’une vision médiévale de la réalité économique où le travail était une activité avilissante et sans valeur intrinsèque; les serfs travaillaient tandis que les seigneurs se complaisaient dans des activités de loisir. Dans une économie industrielle avancée, la réalité du travail apparaît tout à fait différente.

409 Loin de se cramponner à l’aide sociale par paresse, les jeunes assistés sociaux des années 80 sont demeurés tributaires de l’aide sociale faute d’emplois disponibles. Les économistes qui ont étudié le marché du travail à cette époque reconnaissent unanimement la raréfaction progressive, mais généralisée, des emplois dans l’économie depuis 1966 (et surtout depuis 1974) comme facteur premier de l’aggravation foudroyante du taux de chômage des jeunes. Ainsi, dans son rapport d’expertise « Le chômage des jeunes au Québec : aggravation et concentration (1966-1982) » (1984), 39 Relations Industrielles 419, l’économiste Pierre Fortin attribue les trois quarts de l’augmentation de 6 à 23 p. 100 du taux de chômage moyen de l’ensemble des jeunes depuis 1966 à la détérioration générale de l’économie, alliée à la vulnérabilité beaucoup plus forte des jeunes à tout relâchement des perspectives globales de l’emploi. Selon lui, cette vive sensibilité du taux de chômage des jeunes aux conditions générales de l’économie confirme que la très grande majorité des jeunes veulent travailler et sont capables de travail productif lorsque des emplois sont disponibles. En conséquence, la véritable solution au taux de chômage des jeunes serait une politique de plein emploi pour tous les travailleurs et non un simple mécanisme d’incitation au travail, dans le cadre de programmes d’aide sociale.

410 Évidemment, il serait trop facile après coup de porter des jugements sévères sur les mesures prises par un gouvernement. Je n’entends certes pas contester la pertinence d’incitations au travail dont la nature peut faire légitimement l’objet d’un débat politique. Toutefois, même si le gouvernement québécois pouvait valablement chercher à inciter les jeunes au travail, la solution retenue discriminait sans motif valable entre les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans et ceux de 30 ans et plus, tout en perpétuant le préjugé que les premiers tendent à se complaire dans un état de dépendance envers l’État, bien qu’ils se tirent mieux d’affaire que leurs aînés en période de ralentissement économique. Avec égards pour l’opinion du juge en chef McLachlin, je ne crois pas que le seul moyen pour le gouvernement québécois d’assurer la participation aux programmes était de rendre conditionnel le versement d’une pleine prestation à la participation à un programme d’employabilité. Rien dans la preuve ne démontre que les personnes qui ont participé aux programmes n’y auraient pas participé sans incitatif financier. Rien davantage ne permet de le présumer. À mon avis, le gouvernement québécois aurait tout aussi bien pu atteindre son objectif de développer l’employabilité sans condamner à une prestation dérisoire les bénéficiaires de moins de 30 ans.

411 Par ailleurs, au-delà des stéréotypes qui le sous-tendent, le régime d’aide sociale comporte trop de déficiences qui constituent à elles seules une violation de l’art. 15 de la Charte canadienne. Mon collègue le juge Bastarache fait allusion, notamment, aux restrictions qui affectaient la participation aux programmes d’employabilité. Il est inutile de répéter ses commentaires. Je désire cependant ajouter que les programmes étaient d’une durée maximale de 12 mois. Au terme de ces 12 mois, les bénéficiaires ne se qualifiaient pas pour une pleine prestation. Ils devaient participer à nouveau (et même plusieurs fois) à un programme d’employabilité pour échapper à la réduction de leurs prestations. Enfin, s’il ne trouvait pas d’emploi, le jeune assisté social, qui aurait pourtant participé à tous les programmes offerts, recevait à nouveau le « petit barème ». À mon avis, dès lors que le bénéficiaire avait participé à un programme et qu’il avait déployé tous les efforts pour se trouver un emploi, le régime aurait dû le rendre admissible au paiement d’une prestation équivalente à celle versée aux bénéficiaires de 30 ans et plus.

412 Outre ces incohérences du système, la preuve démontre que des contraintes administratives ont ralenti la mise en œuvre des programmes. En conséquence, plusieurs bénéficiaires ont dû attendre plusieurs mois avant de pouvoir prendre part à un programme d’employabilité. Madame Louise Bourassa, directrice des programmes de main-d’œuvre et de sécurité du revenu, a d’ailleurs reconnu dans son témoignage que le ministère avait reçu des plaintes que certains prestataires se trouvaient sur des listes d’attente. Or, il appert que, entre l’inscription à un programme et le début de ce dernier, les prestations demeuraient réduites.

413 Toutes ces défectuosités du régime, couplées aux idées préconçues le sous-tendant, doivent mener à la conclusion que l’al. 29a) du Règlement sur l’aide sociale contrevenait au droit à l’égalité des bénéficiaires âgés de moins de 30 ans. Pour les motifs exposés par le juge Bastarache, l’al. 29a) n’est pas sauvegardé par l’article premier de la Charte canadienne.

III. L’article 7 de la Charte canadienne

414 Vu la conclusion précédente, je crois inutile d’étudier si l’al. 29a) du Règlement sur l’aide sociale contrevenait à l’art. 7 de la Charte canadienne. Bien que je partage la conclusion du juge Bastarache que l’appelante n’a pas réussi à établir une violation de l’art. 7, je souligne toutefois que je suis d’accord avec cette partie des motifs du juge en chef McLachlin, selon laquelle il ne convient pas, à ce moment-ci, de fermer la porte à une éventuelle possibilité que l’art. 7 puisse être invoqué dans des circonstances n’ayant aucun lien avec le système de justice. L’évolution de l’art. 7 n’est pas terminée. Avec respect, je crains qu’une interprétation comme celle que suggère le juge Bastarache ne circonscrive indûment l’aire d’application de cette disposition, contrairement à l’orientation de la jurisprudence certes prudente, mais ouverte, de notre Cour sur cette question. L’application de l’art. 7 étant écartée, il reste à revoir les arguments avancés par l’appelante au sujet de l’interprétation et de la mise en œuvre de l’art. 45 de la Charte québécoise.

IV. L’article 45 de la Charte québécoise

415 L’appelante soutient que l’art. 45 de la Charte québécoise consacre le droit à un niveau de vie décent à titre de droit substantif. Elle invoque l’opinion dissidente du juge Robert en Cour d’appel ([1999] R.J.Q. 1033) qui reconnaît une portée juridique autonome à l’art. 45, sur la base d’une différence entre son libellé et celui des autres dispositions que la Charte québécoise inclut sous la rubrique des droits sociaux et économiques. L’intimé, quant à lui, soutient que l’art. 45 n’est guère plus qu’un simple énoncé de politique dont la mise en vigueur se vérifie dans la législation pertinente. Reprenant les termes du juge Baudouin en Cour d’appel, il allègue que l’art. 45 n’autorise pas les tribunaux à contrôler la suffisance des mesures sociales que le législateur choisit d’adopter dans sa discrétion politique. Pour les raisons qui suivent, je suis d’avis que l’art. 45, sans pour autant être dépourvu de tout contenu obligationnel, n’a pas pour effet d’obliger le législateur québécois à assurer un niveau de vie décent aux personnes dans le besoin. Cette interprétation est confirmée tant par le libellé de l’art. 45 que par son histoire législative, sa place dans la Charte québécoise et son interaction avec les autres dispositions de la Charte québécoise.

A. Le texte et la place de l’art. 45 dans la Charte québécoise

416 Comme le fait remarquer à juste titre le juge Robert, dans le droit de la province de Québec, la Charte québécoise joue le rôle de loi fondamentale, dont la spécificité se manifeste à plusieurs niveaux. Elle se distingue d’abord des autres lois provinciales sur les droits de la personne, son contenu dépassant largement le simple cadre des prohibitions de la discrimination. Outre l’importance toute particulière qu’elle accorde au droit à l’égalité, la Charte québécoise protège un grand nombre d’autres droits dont les libertés et droits fondamentaux ainsi que des droits judiciaires, politiques, sociaux et économiques. De plus, alors que la Charte canadienne contient une clause de justification applicable en cas d’atteinte aux droits protégés, les droits et libertés garantis par la Charte québécoise le sont sans restriction autre que celles qui leur sont inhérentes (à l’exception, cependant, des droits et libertés fondamentales du chapitre premier qui peuvent faire l’objet d’une justification sous l’art. 9.1). Au plan des recours, la Charte québécoise se distingue de la Charte canadienne en offrant divers modes de réparation aux justiciables lésés dans le cadre de rapports privés. Enfin, autre distinction digne de mention, la Charte québécoise est pratiquement la seule loi fondamentale au Canada, voire en Amérique du Nord, à protéger expressément des droits sociaux et économiques.

417 Selon l’auteur Pierre Bosset, l’inclusion des droits économiques et sociaux dans un document qui affirme solennellement l’existence de libertés et droits fondamentaux ne peut rester sans conséquence. Selon lui, cette reconnaissance « force à envisager la question de la protection des droits économiques et sociaux dans une perspective qualitativement différente, propre à un texte quasi constitutionnel, et non comme une simple branche du droit administratif » (P. Bosset, « Les droits économiques et sociaux : parents pauvres de la Charte québécoise? » (1996), 75 R. du B. can. 583, p. 585). Toutefois, bien que l’insertion des droits sociaux et économiques dans la Charte québécoise leur confère une nouvelle dimension, elle ne leur a pas attribué pour autant un caractère juridiquement contraignant. Le juge Robert partage cette opinion. Cependant, il fait une exception dans le cas de l’art. 45 de la Charte québécoise. Il lui reconnaît un caractère contraignant, en s’appuyant sur une différence entre le libellé de l’art. 45 et celui des autres dispositions du même chapitre. À mon avis, une telle exception ne résiste pas à un examen attentif de ce chapitre dont voici les dispositions :

CHAPITRE IV

DROITS ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX

39. Tout enfant a droit à la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner.

40. Toute personne a droit, dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi, à l’instruction publique gratuite.

41. Les parents ou les personnes qui en tiennent lieu ont le droit d’exiger que, dans les établissements d’enseignement publics, leurs enfants reçoivent un enseignement religieux ou moral conforme à leurs convictions, dans le cadre des programmes prévus par la loi.

42. Les parents ou les personnes qui en tiennent lieu ont le droit de choisir pour leurs enfants des établissements d’enseignement privés, pourvu que ces établissements se conforment aux normes prescrites ou approuvées en vertu de la loi.

43. Les personnes appartenant à des minorités ethniques ont le droit de maintenir et de faire progresser leur propre vie culturelle avec les autres membres de leur groupe.

44. Toute personne a droit à l’information, dans la mesure prévue par la loi.

45. Toute personne dans le besoin a droit, pour elle et sa famille, à des mesures d’assistance financière et à des mesures sociales, prévues par la loi, susceptibles de lui assurer un niveau de vie décent.

46. Toute personne qui travaille a droit, conformément à la loi, à des conditions de travail justes et raisonnables et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique.

47. Les époux ont, dans le mariage, les mêmes droits, obligations et responsabilités.

Ils assurent ensemble la direction morale et matérielle de la famille et l’éducation de leurs enfants communs.

48. Toute personne âgée ou toute personne handicapée a droit d’être protégée contre toute forme d’exploitation.

Telle personne a aussi droit à la protection et à la sécurité que doivent lui apporter sa famille ou les personnes qui en tiennent lieu. [Je souligne.]

418 Le chapitre IV se distingue par la présence de limitations à la fois internes et externes aux droits qui y sont reconnus. D’une part, six des dix articles de ce chapitre contiennent une réserve (formulée en termes différents d’une disposition à l’autre) indiquant que la mise en œuvre des droits qu’ils protègent dépend de l’adoption de mesures législatives. Ainsi, pour citer quelques exemples, le droit à l’instruction publique gratuite est garanti « dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi », le droit des parents à ce que leurs enfants reçoivent un enseignement religieux conforme à leurs convictions est garanti « dans le cadre des programmes prévus par la loi » et le droit à l’information est garanti « dans la mesure prévue par la loi ». D’autre part, les droits regroupés dans ce chapitre ne sont pas inclus parmi les droits et libertés que l’art. 52 de la Charte québécoise déclare avoir préséance sur les autres lois. Il s’ensuit qu’une atteinte à l’un ou l’autre de ces droits ne peut pas donner lieu à une déclaration d’inopérabilité en vertu de l’art. 52. Il demeure néanmoins possible d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte en vertu de l’art. 49.

419 Selon le juge Robert, les différences textuelles entre les articles du chapitre IV n’ont pas seulement une valeur esthétique. Il est d’avis que l’expression « prévues par la loi » que l’on retrouve à l’art. 45 pour qualifier les mesures d’assistance financière et sociales que le législateur doit adopter pour assurer un niveau de vie décent n’a pas la même signification que les autres expressions employées dans les autres articles du chapitre IV. Alors que ces dernières indiquent selon lui que les droits ne sont reconnus que dans la mesure prévue par la loi, l’expression « prévues par la loi » renvoie plutôt à la modalité selon laquelle le législateur s’est engagé à prendre des mesures destinées à assurer un niveau de vie décent. Cette interprétation s’accorde d’après lui avec le par. 11(1) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 993 R.T.N.U. 3, avec lequel l’art. 45 a une parenté indéniable :

Article 11. 1. Les États parties au présent Pacte reconnaissent le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants, ainsi qu’à une amélioration constante de ses conditions d’existence. Les États parties prendront des mesures appropriées pour assurer la réalisation de ce droit et ils reconnaissent à cet effet l’importance essentielle d’une coopération internationale librement consentie.

420 La parenté évidente entre l’art. 45 et le par. 11(1) du Pacte ne signifie pas nécessairement que le législateur québécois a voulu consacrer le droit à un niveau de vie décent dans la Charte québécoise. En fait, le texte même de l’art. 45 semble nier cette possibilité. En effet, cette disposition ne garantit pas le droit à un niveau de vie décent, comme le fait le par. 11(1), mais bien le droit à des mesures sociales. Cette distinction appuie à mon avis la proposition que l’art. 45 protège un droit d’accès à des mesures sociales à toute personne dans le besoin. Le fait que toute personne dans le besoin n’ait pas droit à des mesures lui assurant un niveau de vie décent mais plutôt à des mesures susceptibles de lui assurer ce niveau de vie est aussi révélateur. Il semble suggérer que le législateur n’a pas voulu conférer aux tribunaux le pouvoir de contrôler la suffisance des mesures adoptées ni de s’ériger en législateurs à cet égard.

421 D’autre part, l’expression « prévues par la loi » doit être considérée à la lumière des autres dispositions du chapitre IV qui ont un impact direct sur les ressources financières de l’État. Ces dernières contiennent toutes une réserve (formulée en des termes différents d’une disposition à l’autre). Cette réserve confirme que les droits ne sont protégés que dans la mesure prévue par la loi. Il serait fort étonnant que le législateur québécois se soit engagé inconditionnellement à assurer un niveau de vie décent à toute personne dans le besoin alors qu’il a limité aux prescriptions de la loi la réalisation de tous les autres droits exigeant de lui un investissement financier direct : M.-J. Longtin et D. Jacoby, « La Charte vue sous l’angle du législateur », dans La nouvelle Charte sur les droits et les libertés de la personne (1977), 4, p. 24.

422 Enfin, l’interprétation retenue par le juge Robert ne semble pas trouver de soutien dans les opinions exprimées au cours des débats parlementaires qui ont précédé l’adoption de la Charte québécoise. Situant les droits sociaux et économiques dans le cadre plus large d’une charte destinée à faire une synthèse de certaines valeurs démocratiques acquises au Québec, au Canada et en Occident, le ministre de la Justice du Québec décrivait en ces termes la raison d’être de ces dispositions (Journal des débats, vol. 15, no 79, 12 novembre 1974, p. 2744) :

Ces droits ont une portée importante. Certains diront peut-être que, dans des cas, il s’agit d’expressions de bonne volonté, mais je pense que le fait qu’ils soient reconnus dans un projet de loi comme celui-là va leur assurer un caractère important dans ce contexte des valeurs démocratiques dont je parlais tout à l’heure, c’est-à-dire qu’un certain nombre de ces droits socio-économiques résument d’une certaine façon certaines choses, certains principes, certaines valeurs auxquels nous sommes attachés au Québec. Malgré que, pour certains d’entre eux, ils sont soumis à l’effet d’autres lois gouvernementales, ce que je suis loin de nier, ils représentent quand même des acquisitions de notre patrimoine démocratique. C’est la raison pour laquelle nous les avons inscrits à cette charte.

423 Il semble donc évident que le législateur québécois n’a pas voulu reconnaître une portée juridique autonome aux droits sociaux et économiques garantis par la Charte québécoise. Par ailleurs, rien dans les débats ne suggère que l’on ait voulu créer une exception en ce qui concerne l’art. 45.

B. La jurisprudence portant sur l’art. 45

424 Les tribunaux québécois ont généralement adopté la position que l’art. 45 de même que tous les droits se trouvant au chapitre IV de la Charte québécoise étaient des droits-créances dont la mise en œuvre dépendait de l’adoption de mesures législatives. Ainsi, dans l’affaire Lévesque c. Québec (Procureur général), [1988] R.J.Q. 223, la Cour d’appel a statué à la p. 226 que :

Quant à la charte, en 1975, à l’intérieur du chapitre IV, Droits économiques et sociaux, elle a consacré le droit des citoyens aux mesures sociales mais, comme cette disposition n’a aucune préséance sur les autres lois du Québec, le droit à l’assistance financière doit être déterminé suivant les textes législatifs et réglementaires pertinents, en l’espèce la loi.

425 De même, dans l’affaire Lecours c. Québec (Ministère de la Main d’œuvre et de la Sécurité du revenu), J.E. 90-638, la Cour supérieure a décidé que l’art. 45 de la Charte québécoise n’accordait pas un droit universel à l’aide sociale; ce droit doit être prévu par la loi.

426 Un arrêt de la Cour d’appel du Québec fait cependant exception. Prononcé dans l’affaire Johnson c. Commission des affaires sociales, [1984] C.A. 61, ce jugement s’est fondé sur l’art. 45 de la Charte québécoise pour rendre inopposable à un gréviste dans le besoin une disposition législative déclarant inadmissible à l’aide sociale une personne se trouvant sans emploi en raison d’un conflit de travail. En effet, Johnson et son épouse s’étaient retrouvés sans revenu au lendemain d’un vote de grève. N’étant pas membre en règle du syndicat, Johnson n’avait pu toucher les prestations de grève. Il avait alors tenté d’obtenir des prestations d’assurance-chômage mais sans succès. En dernier recours, il avait déposé une demande d’aide sociale qui lui avait été refusée au motif que l’art. 8 de la Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A-16, excluait du bénéfice de la loi les personnes ayant perdu leur emploi en raison d’un conflit de travail. Il a alors entrepris de contester la validité de l’art. 8 au motif qu’il contrevenait aux art. 10 et 45 de la Charte québécoise.

427 Au nom de la Cour d’appel, le juge Bisson a statué que l’art. 8 de la Loi n’était pas fondé sur un motif de discrimination énuméré à l’art. 10 de la Charte québécoise puisque le fait d’être sans emploi en raison d’un conflit de travail n’était pas visé par le concept de condition sociale. Cette conclusion ne mettant pas fin à son analyse, il a poursuivi en déclarant que l’art. 8 était sans effet et inopposable aux appelants au motif qu’il contrevenait à plusieurs principes énoncés dans la Charte québécoise et dans la Loi sur l’aide sociale (à la p. 70) :

Ayant conclu que l’article 8 était une une législation valide, je suis forcé, par ailleurs, d’admettre que, comme la chose arrive dans certaines législations, un texte parfaitement légal peut, par accident, produire des effets que le législateur n’avait pas prévus.

Tel est le cas de l’article 8 par rapport aux appelants. Cette disposition législative, destinée à éviter que l’aide sociale finance les grèves, fait en sorte qu’en raison de la situation particulière des appelants il faut appliquer l’article 45 de la charte.

428 Il est difficile de considérer l’affaire Johnson comme une reconnaissance explicite de la force contraignante de l’art. 45. D’abord, il est évident que la Cour d’appel a été influencée par les circonstances exceptionnelles de l’espèce : le travailleur, en période de probation, n’avait pu prendre part au vote de grève et n’avait pas droit aux prestations du syndicat. Elle se trouvait devant un texte de loi parfaitement valide mais qui produisait des effets non prévus par le législateur. Comme le souligne l’auteur Pierre Bosset, loc. cit., cette affaire présente plutôt un cas atypique, où le fondement du jugement demeure fort incertain (à la p. 593) :

Limitée au cas particulier du requérant, la déclaration d’inopposabilité n’est peut-être pas loin de ressembler, ici, à un jugement d’équité. On est libre, cependant, d’y voir aussi une application implicite de la règle d’interprétation énoncée par l’art. 53 de la Charte, selon laquelle lorsqu’un doute surgit dans l’interprétation d’une disposition de la loi, il doit être tranché dans le sens indiqué par la Charte.

429 Ainsi, en dehors de circonstances exceptionnelles, il ne semble pas que l’art. 45 puisse jouir d’une juridicité autonome. Le juge Robert a estimé qu’une telle interprétation devait être rejetée au motif qu’elle réduisait l’art. 45 à une simple obligation qui « théoriquement (. . .) pourrait demeurer symbolique et purement facultative » (p. 1100). Son opinion, toutefois, n’apprécie pas correctement la nature du contenu obligationnel de l’art. 45. En effet, le droit d’accès sans discrimination à des mesures d’assistance financière et sociale ne serait pas garanti par la Charte québécoise en l’absence de l’art. 45. La raison tient au fait que l’art. 10 de la Charte québécoise ne crée pas de droit autonome à l’égalité. Dans une première décision sur ce sujet, Commission des droits de la personne du Québec c. Commission scolaire de St-Jean-sur-Richelieu, [1991] R.J.Q. 3003, conf. par [1994] R.J.Q. 1227 (C.A.), le Tribunal des droits de la personne a expliqué ainsi l’interaction complexe existant entre le droit à l’égalité et les droits économiques et sociaux, en l’occurrence le droit à l’instruction publique gratuite (à la p. 3037) :

[S]i la charte permet que l’exercice du droit à l’instruction publique gratuite soit affecté de différentes restrictions législatives, voire qu’il souffre certaines exceptions (telles que l’imposition de frais de scolarité aux niveaux collégial et universitaire, par exemple), elle interdit cependant les limitations qui, dans l’aménagement de ce droit, produisent un effet discriminatoire au regard de l’un des motifs énumérés à l’article 10.

430 Cette symbiose entre l’art. 10 et les autres droits et libertés découle directement de la formulation de l’art. 10 qui ne crée pas un droit autonome à l’égalité mais une modalité de particularisation des divers droits et libertés reconnus (Desroches c. Commission des droits de la personne du Québec, [1997] R.J.Q. 1540 (C.A.), p. 1547). En effet, l’art. 10 proclame le droit à l’égalité mais uniquement dans la reconnaissance et l’exercice des droits et libertés garantis. Aussi, une personne ne peut fonder un recours sur le droit à l’égalité prévu à l’art. 10 en tant que droit indépendant. Elle peut toutefois jumeler l’art. 10 avec un autre droit ou une autre liberté garanti par la Charte québécoise afin d’obtenir réparation pour une distinction discriminatoire dans la détermination des modalités de ce droit ou de cette liberté (P. Carignan, « L’égalité dans le droit : une méthode d’approche appliquée à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne » dans De la Charte québécoise des droits et libertés : origine, nature et défis (1989), 101, p. 136-137).

431 Il est vrai cependant que même l’existence de ce droit d’accès est assujetti à l’adoption de mesures législatives. Toutefois, certaines opinions suggèrent qu’une obligation minimale de légiférer pourrait être déduite de l’insertion des droits économiques et sociaux dans la Charte québécoise. Cette idée est défendue par l’auteur Pierre Bosset, loc. cit., p. 602, qui y voit une alternative au refus des tribunaux québécois de reconnaître la force contraignante des droits du chapitre IV de la Charte québécoise :

À moins de considérer que le législateur parlait pour ne rien dire en consacrant les droits économiques et sociaux dans la Charte, il faut prendre au sérieux l’hypothèse d’un contenu obligationnel minimum, d’un « noyau dur » de droits opposables à l’État en dépit du fait que les dispositions concernées ne jouissent pas, à proprement parler, de la prépondérance par rapport à la législation. Plus respectueuse de l’esprit de la Charte et de la conception que l’on se fait habituellement des droits et des obligations que la thèse d’une obligation « purement facultative », l’idée d’un noyau dur implique, minimalement, la mise en place d’un cadre juridique favorable à la réalisation des droits économiques et sociaux. Ainsi, un défaut de légiférer — notamment lorsque la formulation du droit renvoie explicitement à la loi — serait incompatible avec les obligations qui découlent de la Charte. Légiférer uniquement pour la forme, par un acte législatif vide de substance, ne serait pas moins problématique.

432 Cette interprétation n’autoriserait cependant pas les tribunaux à contrôler la suffisance des mesures adoptées. Elle leur conférerait néanmoins une tâche peut-être incompatible avec leur fonction, c’est-à-dire celle de déterminer les types de mesures qui sont susceptibles de mettre les droits en œuvre.

433 En conclusion, la rédaction et la situation de l’art. 45 dans la Charte québécoise confirment qu’il ne confère pas de droit autonome à un niveau de vie décent à toute personne dans le besoin. Cette interprétation est la plus conforme à l’intention du législateur québécois. Bien que souhaitable, leur consécration dans une charte des droits n’est cependant pas indispensable à la reconnaissance des droits économiques et sociaux dans le droit positif. Le droit social s’est d’ailleurs développé au Québec bien avant l’adoption de la Charte québécoise.

V. Conclusion

434 Pour ces motifs, le pourvoi doit être accueilli, conformément au dispositif suggéré par mon collègue, le juge Bastarache.

Pourvoi rejeté, les juges L’Heureux‑Dubé, Bastarache, Arbour et LeBel sont dissidents.

Procureurs de l’appelante : Ouellet, Nadon, Barabé, Cyr, de Merchant, Bernstein, Cousineau, Heap & Palardy, Montréal.

Procureur de l’intimé : Le ministère de la Justice, Sainte‑Foy.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Le ministère du Procureur général, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Le procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Le ministère du Procureur général, Victoria.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Justice, Edmonton.

Procureur de l’intervenant Droits et Démocratie (aussi appelé le Centre international des droits de la personne et du développement démocratique) : David Matas, Winnipeg.

Procureur de l’intervenante la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Montréal.

Procureurs de l’intervenante l’Association nationale de la femme et du droit (ANFD) : Gwen Brodsky, Vancouver; Rachel Cox, Saint‑Lazare (Québec).

Procureur de l’intervenant le Comité de la Charte et des questions de pauvreté (CCQP) : Nova Scotia Legal Aid, Halifax.

Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des commissions et conseil des droits de la personne (ACCCDP) : McCarthy Tétrault, Montréal.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté. l’alinéa 29a) du règlement était constitutionnel

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Égalité - Aide sociale - Règlement prescrivant une réduction du montant des prestations d’aide sociale versées aux personnes de moins de 30 ans qui ne participaient pas à des programmes de formation ou de stages en milieu de travail - Le règlement portait‑il atteinte au droit à l’égalité? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 15 - Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1, art. 29a).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Justice fondamentale - Sécurité de la personne - Aide sociale - Règlement prescrivant une réduction du montant des prestations d’aide sociale versées aux personnes de moins de 30 ans qui ne participaient pas à des programmes de formation ou de stages en milieu de travail - Le règlement portait‑il atteinte au droit à la sécurité de la personne? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 - Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1, art. 29a).

Libertés publiques - Droits économiques et sociaux - Aide financière - Règlement prescrivant une réduction du montant des prestations d’aide sociale versées aux personnes de moins de 30 ans qui ne participaient pas à des programmes de formation ou de stages en milieu de travail - Le règlement portait‑il atteinte au droit à des mesures d’assistance financière? - Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, art. 45 - Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1, art. 29a).

En 1984, le gouvernement du Québec a créé un nouveau régime d’aide sociale. L’alinéa 29a) du Règlement sur l’aide sociale pris en application de la Loi sur l’aide sociale de 1984 fixait le montant des prestations de base payables aux personnes de moins de 30 ans au tiers environ de celui des prestations de base versées aux 30 ans et plus. En participant à l’un des trois programmes de formation et de stages en milieu de travail prévus par le nouveau régime, les bénéficiaires de moins de 30 ans étaient en mesure de hausser leurs prestations à une somme égale ou inférieure de 100 $, selon le cas, aux prestations de base versées aux 30 ans et plus. En 1989, ce régime a été remplacé par une mesure législative qui n’appliquait plus la distinction fondée sur l’âge.

L’appelante, une bénéficiaire d’aide sociale, a intenté un recours collectif dans lequel elle conteste le régime d’aide sociale de 1984, au nom de tous les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans qui ont été assujettis au traitement différent de 1985 à 1989. L’appelante plaide que le régime d’aide sociale en vigueur en 1984 contrevenait à l’art. 7 et au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et à l’art. 45 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Elle demande un jugement déclarant invalide l’al. 29a) du règlement pour la période de 1987 (lorsque a pris fin la protection offerte par la disposition d’exemption) à 1989, et ordonnant au gouvernement du Québec de rembourser à tous les bénéficiaires d’aide sociale visés une somme égale à la différence entre les prestations qu’ils ont reçues et celles qu’ils auraient touchées s’ils avaient eu 30 ans ou plus, soit une somme totale d’environ 389 millions de dollars, plus les intérêts. La Cour supérieure a rejeté le recours collectif et la Cour d’appel a confirmé cette décision.

Arrêt (les juges L’Heureux‑Dubé, Bastarache, Arbour et LeBel sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté. L’alinéa 29a) du règlement était constitutionnel.

(1) Le juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major et Binnie : L’alinéa 29a) du règlement ne violait pas l’art. 15 de la Charte canadienne.

Les juges L’Heureux‑Dubé, Bastarache, Arbour et LeBel (dissidents) : L’alinéa 29a) du règlement violait l’art. 15 de la Charte canadienne et la violation n’était pas justifiable au sens de l’article premier de la Charte.

(2) Le juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et LeBel : L’alinéa 29a) du règlement ne violait pas l’art. 7 de la Charte canadienne.

Les juges L’Heureux‑Dubé et Arbour (dissidentes) : L’alinéa 29a) du règlement violait l’art. 7 de la Charte canadienne et la violation n’était pas justifiable au sens de l’article premier de la Charte.

(3) Le juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Binnie et LeBel : L’alinéa 29a) du règlement ne violait pas l’art. 45 de la Charte québécoise.

Les juges Bastarache et Arbour : Il n’est pas nécessaire de décider si l’al. 29a) du règlement violait l’art. 45 de la Charte québécoise, étant donné que le respect du droit prévu par cet article ne peut être imposé dans les circonstances du présent pourvoi.

Le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente) : L’alinéa 29a) du règlement violait l’art. 45 de la Charte québécoise.

Le juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major et Binnie : Le régime d’aide sociale établissant une différence de traitement ne contrevenait pas à l’art. 15 de la Charte. L’appelante ne s’est pas acquittée de la preuve qui lui incombait à la troisième étape du test de l’arrêt Law, car elle n’a pas démontré que le gouvernement l’a traitée comme une personne de moindre valeur que les bénéficiaires d’aide sociale plus âgés, simplement parce qu’il a assujetti le versement de prestations accrues à sa participation à des programmes conçus expressément pour l’intégrer dans la population active et promouvoir son autonomie à long terme.

À partir de l’examen des quatre facteurs contextuels énoncés dans Law, il est impossible de conclure à la discrimination et à l’existence d’une atteinte à la dignité humaine. Premièrement, il ne s’agit pas d’un cas où le groupe de la demanderesse a souffert d’un désavantage préexistant et de stigmates en raison de l’âge. Les distinctions fondées sur l’âge sont courantes et nécessaires pour maintenir l’ordre dans notre société et elles n’évoquent pas automatiquement le contexte d’un désavantage préexistant qui donne à croire à l’existence d’une discrimination et d’une marginalisation. Contrairement aux personnes d’âge avancé, qui peuvent être présumées dépourvues de certaines aptitudes qu’elles possèdent en réalité, les jeunes adultes n’ont pas été sous‑estimés de la même manière par le passé.

Deuxièmement, le dossier en l’espèce n’établit pas l’absence de lien entre le régime et la situation réelle des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans. La preuve démontre que, loin d’être stéréotypé ou arbitraire, l’objet de la distinction contestée correspondait aux besoins et à la situation véritables des moins de 30 ans. La profonde récession du début des années 80, le resserrement des conditions d’admissibilité aux prestations fédérales d’assurance‑chômage et la forte augmentation du nombre de jeunes intégrant le marché du travail ont provoqué un accroissement sans précédent du nombre de personnes aptes au travail qui ont néanmoins joint les rangs des prestataires d’aide sociale. La situation des jeunes adultes était particulièrement difficile. À court terme, l’objectif que visait le gouvernement en instaurant le régime contesté était de faire participer les bénéficiaires de moins de 30 ans à des programmes de travail et de formation qui compléteraient l’allocation de base inférieure qu’ils recevaient, tout en leur faisant acquérir des compétences utiles pour trouver des emplois permanents. À plus long terme, le gouvernement visait à offrir aux jeunes bénéficiaires précisément les cours de rattrapage et les compétences qui leur manquaient et dont ils avaient besoin pour réussir à s’intégrer dans la population active et à devenir autonomes. Le régime ne constituait pas une négation de la dignité des jeunes adultes, mais la reconnaissance de leur potentiel. Dans la perspective d’une personne raisonnable placée dans la situation de la demanderesse, la décision du législateur de structurer ses programmes d’aide sociale de façon à inciter les jeunes adultes à participer à des programmes spécialement conçus pour leur permettre d’acquérir formation et expérience prenait appui sur la logique et le sens commun. La prétention qu’il n’existait pas suffisamment de places disponibles dans les programmes pour répondre aux besoins de tous les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans qui voulaient y participer a été rejetée par le juge du procès parce qu’il estimait la preuve à cet égard insuffisante. Il n’appartient pas à la Cour de réexaminer la conclusion du juge de première instance en l’absence d’une erreur établie. De même, le simple fait que le gouvernement n’ait pas prouvé l’exactitude des hypothèses sur lesquelles il s’est fondé ne permet pas d’inférer qu’il y a disparité entre, d’une part, l’objet et l’effet du régime et, d’autre part, la situation des personnes touchées. Le législateur peut s’appuyer sur des hypothèses générales documentées qui correspondent, bien qu’imparfaitement, à la situation véritable du groupe touché, à la condition que ces hypothèses ne soient pas fondées sur des stéréotypes arbitraires et dégradants. Ces considérations sont prises en compte pour déterminer si une personne raisonnable placée dans la situation de la demanderesse aurait perçu la mesure législative comme attentatoire à sa dignité.

Troisièmement, le facteur contextuel de « l’objectif d’amélioration » est neutre en l’espèce, car le régime n’a pas été conçu pour améliorer la situation d’un autre groupe. De façon générale, sur le plan contextuel, une personne raisonnable placée dans la situation de l’appelante tiendrait compte du fait que le Règlement visait à améliorer la situation des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans pour déterminer si le régime traitait les moins de 30 ans comme moins dignes de respect et de considération que les 30 ans et plus.

Enfin, les conclusions du juge de première instance et les éléments de preuve n’appuient pas la prétention que l’incidence globale du régime sur les personnes touchées a porté atteinte à leur dignité humaine et à leur droit d’être reconnues comme membres à part entière de la société, même si elles font partie de la catégorie touchée par la distinction. Malgré la possibilité de conséquences négatives à court terme sur la situation économique de certains bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans comparativement à leurs aînés, le régime visait à améliorer la situation des personnes appartenant à ce groupe et à renforcer leur dignité et leur capacité de subvenir à leurs besoins à long terme. Ces éléments tendent à révéler l’existence non pas d’une discrimination, mais d’une préoccupation pour la situation des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans.

Le dossier factuel n’est pas suffisant pour étayer la prétention de l’appelante que l’État a porté atteinte à son droit à la sécurité de sa personne en lui versant un montant de base inférieur de prestations d’aide sociale, de façon non conforme aux principes de justice fondamentale. Selon le courant jurisprudentiel dominant concernant l’art. 7, cette disposition a pour objet d’empêcher les atteintes à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui résultent d’une interaction de l’individu avec le système judiciaire et l’administration de la justice. Tout un éventail de situations peuvent faire entrer en jeu l’administration de la justice et celle‑ci ne s’entend pas exclusivement des procédures criminelles. Il faut laisser le sens de la notion d’administration de la justice et la portée de l’art. 7 évoluer graduellement, au fur et à mesure que surgiront des questions jusqu’ici imprévues. Il est donc prématuré de conclure que l’art. 7 s’applique exclusivement dans un contexte juridictionnel. En l’espèce, la question est de savoir si la Cour doit appliquer l’art. 7 malgré le fait que l’administration de la justice n’est manifestement pas en jeu. Jusqu’à maintenant, rien dans la jurisprudence ne tend à indiquer que l’art. 7 impose une obligation positive à l’État. On a plutôt considéré que l’art. 7 restreint la capacité de l’État de porter atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Il n’y a pas d’atteinte de cette nature en l’espèce et les circonstances ne justifient pas une application nouvelle de l’art. 7, selon laquelle il imposerait à l’État l’obligation positive de garantir un niveau de vie adéquat.

Il n’a pas été porté atteinte au droit à des mesures d’assistance financière et à des mesures sociales, prévues par la loi, susceptibles d’assurer un niveau de vie décent, lequel est garanti par l’art. 45 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Bien que l’art. 45 oblige le gouvernement à établir des mesures d’aide sociale, il soustrait au pouvoir de contrôle des tribunaux la question de savoir si ces mesures sont adéquates. Le libellé de l’art. 45 exige seulement que le gouvernement puisse établir l’existence de mesures susceptibles d’assurer un niveau de vie décent, sans l’obliger à défendre la sagesse de ces mesures.

Le juge Bastarache (dissident) : L’alinéa 29a) du règlement ne violait pas l’art. 7 de la Charte. La menace au droit à la sécurité de l’appelante n’était pas liée à l’administration de la justice et ne résultait pas d’une mesure de l’État; de plus, le caractère non inclusif du texte de loi n’a pas empêché concrètement l’appelante de protéger sa propre sécurité. Le droit à la sécurité de la personne n’est protégé par l’art. 7 que dans la mesure où c’est l’État qui, d’une façon non conforme aux principes de justice fondamentale, prive l’individu du droit à la sécurité de sa personne. Le lien solide qui existe entre l’art. 7 et le rôle de l’appareil judiciaire amène à conclure que, pour que puisse s’appliquer l’art. 7, il est nécessaire qu’il existe un certain rapport entre cette disposition et le système judiciaire ou son administration. En l’espèce, il n’existe pas de lien entre le préjudice causé à la sécurité de la personne de l’appelante et le système judiciaire ou son administration. Quoique le lien requis avec l’appareil judiciaire ne signifie pas que l’art. 7 se limite nécessairement aux affaires pénales, il signifie à tout le moins que, pour qu’une personne se trouve privée d’un droit que lui garantit l’art. 7, il faut établir l’existence d’une mesure de l’État — analogue à une instance judiciaire ou administrative — emportant des conséquences juridiques pour cette personne. La menace à la sécurité de l’appelante découlait des aléas d’une économie chancelante, et non de la décision du législateur de ne pas lui accorder une aide financière plus élevée ou de l’obliger à participer à plusieurs programmes pour recevoir une aide accrue. Bien qu’une mesure législative n’ayant pas un caractère suffisamment inclusif puisse, dans des circonstances exceptionnelles, entraver substantiellement l’exercice d’une liberté constitutionnelle, l’exclusion des personnes de moins de 30 ans du champ d’application du régime d’avantages complets et inconditionnels ne les rendait pas essentiellement incapables d’exercer leur droit à la sécurité de leur personne en l’absence d’intervention gouvernementale. L’appelante n’a pas démontré que les jeunes de moins de 30 ans éprouvent intrinsèquement de la difficulté à exercer leur droit à la sécurité de leur personne en l’absence d’intervention gouvernementale. Elle n’a pas non plus établi que l’existence de prestations de base plus élevées pour les prestataires de 30 ans et plus réduisait la possibilité pour les moins de 30 ans d’exercer leur droit à la sécurité de leur personne. Il n’a pas été démontré que, en excluant les jeunes, le texte de loi avait réduit leur sécurité à un niveau inférieur à ce qu’elle était déjà, compte tenu de la situation économique.

L’alinéa 29a) du règlement violait l’art. 15 de la Charte. Bien que les distinctions fondées sur l’âge soient souvent justifiées par le fait que des personnes d’âge différent sont capables d’accomplir des choses différentes, l’âge fait partie des motifs de discrimination illicite. Quoiqu’on vieillisse sans cesse, l’âge est une caractéristique personnelle à l’égard de laquelle il est impossible de faire quoi que ce soit, et ce à quelque moment que ce soit. L’âge est nettement visé par l’aspect de la disposition relative à l’égalité qui demande qu’on ne pénalise pas un individu pour une caractéristique qu’il ne peut changer ou qu’on ne devrait pas le requérir de changer. Les motifs de discrimination énumérés à l’art. 15 sont des indicateurs législatifs de l’existence de motifs suspects, associés à des processus décisionnels discriminatoires et fondés sur des stéréotypes. Une loi qui établit une distinction fondée sur de tels motifs — notamment l’âge — est suspecte parce qu’elle entraîne souvent de la discrimination et aboutit au déni du droit à l’égalité réelle.

Si on applique le critère de l’arrêt Law, la question fondamentale qu’il faut examiner en l’espèce est celle de savoir si la distinction établie à l’al. 29a) indique que le gouvernement a traité les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans d’une façon qui respectait leur dignité en tant que membres de notre société. Il faut examiner cette question avec les yeux d’une personne raisonnable se trouvant dans la situation du demandeur, en tenant compte de quatre facteurs contextuels non exhaustifs. Bien que l’appelante ne puisse se contenter de plaider qu’on a porté atteinte à sa dignité, pour justifier une allégation formulée en vertu de l’art. 15 il lui suffira d’établir le fondement rationnel de sa perception subjective qu’elle a été victime de discrimination.

Premièrement, en ce qui concerne le facteur du désavantage préexistant, nous ne sommes pas ici en présence d’une distinction d’application générale fondée sur l’âge, mais plutôt d’une distinction applicable à un groupe particulier de la société, les bénéficiaires d’aide sociale. Il ressort clairement du dossier que, dans les faits, au sein de ce groupe, il n’était pas plus facile pour les jeunes prestataires de trouver du travail que ce ne l’était pour leurs aînés. La distinction était fondée sur le stéréotype selon lequel les jeunes prestataires ne souffrent d’aucun désavantage économique particulier. Elle reposait non pas sur des faits, mais plutôt sur de vieilles prémisses relatives à l’aptitude des jeunes au travail. Bien qu’il n’existe aucune preuve décisive indiquant que, comparativement à l’ensemble des bénéficiaires d’aide sociale, les jeunes prestataires ont de tout temps été marginalisés en raison de leur âge, une analyse contextuelle nous oblige à reconnaître que la situation précaire et vulnérable dans laquelle se trouvent les bénéficiaires d’aide sociale renforce l’argument selon lequel toute distinction les affectant peut faire peser une menace plus grande sur leur dignité humaine.

Deuxièmement, il n’y avait aucune correspondance entre le régime d’aide sociale différent et les besoins, les aptitudes et la situation véritables des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans. Basé sur l’hypothèse invérifiable selon laquelle les personnes de moins de 30 ans ont des besoins moins grands que leurs aînés et de meilleures chances que ceux‑ci de se trouver un emploi, le programme accordait aux premières une somme inférieure des deux tiers à celle que le gouvernement considérait comme le strict nécessaire, et il fondait cette différence de traitement sur une caractéristique indépendante de la volonté de ces personnes. L’égalité réelle ne permet un traitement différent que s’il existe une différence réelle. La ligne de démarcation nette fixée à 30 ans paraît n’avoir que peu de rapports, voire aucun, avec la situation véritable des adultes de moins de 30 ans. Les dépenses au titre de l’alimentation et du logement des personnes de moins de 30 ans ne diffèrent pas de celles des personnes de 30 ans et plus. La présomption du gouvernement que les personnes de moins de 30 ans recevaient toutes de l’aide de leur famille n’était pas fondée. En se fondant sur une distinction qu’on avait faite plusieurs décennies auparavant et qui ne tenait même pas compte de la situation véritable des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans, on semble avoir fait preuve de peu de respect dans le texte de loi pour la valeur de ces personnes en tant qu’êtres humains. Sur le seul fondement de l’âge, le texte de loi créait pour ces personnes des conditions de vie inférieures aux conditions minimales. Dans les cas où des personnes subissent un grave désavantage dû à une distinction et où la preuve démontre que les hypothèses ayant guidé le législateur n’étaient pas étayées par les faits, il n’est pas nécessaire de prouver l’existence concrète de stéréotype, préjugé ou autre intention discriminatoire. L’existence d’une intention positive ne préserve pas davantage la validité de la mesure réglementaire litigieuse. À cette étape‑ci de l’analyse prescrite dans l’arrêt Law, l’intention du législateur revêt beaucoup moins d’importance que les effets concrets du régime sur l’appelante. L’examen de l’objet du texte de loi effectué en vertu de l’art. 15 ne doit pas rendre inutile ou remplacer l’analyse qui doit être faite ultérieurement en application de l’article premier de la Charte.

Troisièmement, le facteur de l’objet améliorateur n’est pas utile pour décider si le traitement différent était discriminatoire en l’espèce. Le législateur a établi une distinction entre le groupe dont fait partie l’appelante et les autres bénéficiaires d’aide sociale en se fondant sur ce qu’elle affirme être un effort d’amélioration de la situation du groupe en question. Un groupe qui fait l’objet d’un traitement différent et moins favorable, fondé sur un motif énuméré ou un motif analogue, n’est pas traité avec dignité du seul fait que le gouvernement prétend avoir pris ses dispositions préjudiciables pour le bien du groupe.

Enfin, le traitement différent a un effet marqué sur un droit extrêmement important. L’effet de la distinction en l’espèce est que l’appelante et les autres personnes dans sa situation ont vu leur revenu fixé au tiers seulement de la somme que le gouvernement jugeait constituer le strict minimum dont a besoin une personne pour subvenir à ses besoins. L’argument du gouvernement, selon lequel il donnait aux jeunes la chance d’acquérir des compétences visant à leur permettre de s’intégrer dans la population active et ainsi de renforcer leur dignité et leur estime de soi ne tient pas compte du fait que la raison pour laquelle ces jeunes ne faisaient pas partie de la population active n’était pas exclusivement le fait qu’ils possédaient des compétences ou des études insuffisantes, mais aussi le fait qu’il n’y avait pas d’emplois disponibles. L’appelante a démontré que, dans certaines circonstances et particulièrement dans sa situation personnelle, il y a eu des occasions où l’effet du traitement différent était tel qu’on pourrait objectivement affirmer que les prestataires de moins de 30 ans ont été traités par le gouvernement d’une manière qui ne les respectait pas en tant que citoyens à part entière. Il ressort de la preuve, peu importe l’angle sous lequel on l’examine, qu’il était hautement improbable qu’une personne de moins de 30 ans aurait pu à tout moment être inscrite à un programme et recevoir le plein montant des prestations. Lorsqu’elles ne participaient pas à un programme, les personnes comme l’appelante étaient contraintes de subvenir à leurs besoins au moyen de ressources très inférieures au minimum vital reconnu, que recevaient par ailleurs les 30 ans et plus. Même lorsqu’elle participait à un programme, l’appelante vivait dans la crainte de voir ses prestations réduites. Les prestataires de 30 ans et plus ne subissaient pas ces conséquences du régime. Pour l’application de l’art. 15, ce qui a rendu humiliante l’expérience vécue par l’appelante est le fait qu’elle a été placée dans une situation que le gouvernement reconnaît lui‑même comme précaire et invivable. Cette différence de traitement a été établie en fonction seulement de l’âge des personnes visées et non en fonction de leurs besoins, de leurs possibilités ou de leur situation personnelle, et elle ne respectait pas la dignité fondamentale des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans.

Le gouvernement ne s’est pas acquitté de l’obligation qui lui incombait d’établir que la violation de l’art. 15 était une limite raisonnable et justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique. Bien qu’il faille faire montre d’une certaine retenue dans le contrôle de telles mesures législatives en matière de politique sociale, il reste que le gouvernement n’a pas carte blanche pour restreindre des droits. La distinction établie par l’al. 29a) du règlement visait deux objectifs urgents et réels : (1) éviter l’effet d’attraction du régime d’aide sociale sur les jeunes adultes; (2) favoriser l’intégration de ceux‑ci dans la population active en encourageant leur participation aux programmes d’emploi. Il existe un lien rationnel entre le traitement différent réservé aux moins de 30 ans et l’objectif consistant à favoriser leur intégration dans la population active. Il est logique et raisonnable de supposer que ces personnes ne sont pas rendues au même stade de la vie que les 30 ans et plus, qu’il est plus important, voire plus utile, de les inciter à s’intégrer dans la population active et, enfin, qu’une réduction des prestations de base pourrait permettre de réaliser cet objectif. Toutefois, même en manifestant beaucoup de retenue envers la décision du gouvernement, l’intimé n’a pas su démontrer que la disposition litigieuse constituait un moyen de réaliser l’objectif législatif d’une manière qui portait aussi peu atteinte au droit à l’égalité de l’appelante qu’il était raisonnablement possible de le faire. Il existait des solutions de rechange raisonnables à celle choisie par le législateur en vue de réaliser son objectif. D’abord, les prestations accordées aux moins de 30 ans auraient pu être majorées. Aucun élément de preuve n’étaye la prétention du gouvernement selon laquelle une telle mesure l’aurait empêché d’atteindre l’objectif d’intégration des jeunes dans la population active. De plus, il aurait été possible d’instaurer plus tôt les réformes qui, en 1989, ont rendu les programmes conditionnels pour tous. Les programmes eux‑mêmes comportaient également plusieurs lacunes importantes et seulement 11 p. 100 des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans étaient dans les faits inscrits aux programmes qui leur permettaient de recevoir le montant de base accordé aux prestataires de 30 ans et plus. Les personnes qui participaient à un important volet du régime ne touchaient pas le plein montant des prestations, mais recevaient 100 $ de moins que la prestation de base. De même, les critères d’admissibilité, les périodes d’attente et les préférences applicables au titre de la participation indiquent que les programmes n’étaient pas conçus d’une manière propre à garantir une place à toute personne désireuse d’y participer. Outre les problèmes qui affectaient la conception des programmes, la mise en œuvre de ceux‑ci créait des obstacles supplémentaires, que les jeunes prestataires devaient également surmonter. En raison des délais résultant des rencontres avec des travailleurs sociaux, des entrevues d’évaluation et de la recherche de places libres dans le programme approprié, les jeunes bénéficiaires d’aide sociale touchaient vraisemblablement les prestations réduites pendant un certain temps. Enfin, même s’il y avait 85 000 personnes seules de moins de 30 ans recevant de l’aide sociale, le gouvernement n’avait créé initialement que 30 000 places dans ses programmes. Même si le gouvernement n’avait pas à établir qu’il disposait de 85 000 places disponibles en salle de classe et ailleurs, le fait même qu’il s’attendait à un taux de participation aussi faible incite à se demander dans quelle mesure la distinction prévue à l’al. 29a) du règlement visait vraiment à améliorer la situation des personnes de moins de 30 ans, et non pas simplement à réaliser des économies.

La différence de traitement a eu, sur l’égalité et l’estime de soi de l’appelante et des personnes de son groupe, des effets préjudiciables graves qui l’emportaient sur les effets bénéfiques qu’avait le régime sur la réalisation de l’objectif énoncé par le gouvernement. Le gouvernement n’a pas démontré que la réduction des prestations faciliterait l’intégration des jeunes prestataires dans la population active, ou qu’il était raisonnable de penser qu’elle le ferait. Lorsque les effets préjudiciables éventuels du texte législatif sont aussi évidents, ce n’est pas trop demander au gouvernement de préparer ses mesures législatives avec plus de soin.

La réparation qui convient en l’espèce consiste à déclarer l’al. 29a) du règlement inopérant en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Si cette mesure législative avait été encore en vigueur, il aurait été opportun de suspendre l’effet de la déclaration d’invalidité pendant 18 mois afin de permettre au législateur d’apporter des modifications à cette mesure. Il y a lieu de rejeter la demande de dommages‑intérêts présentée par l’appelante en vertu du par. 24(1) de la Charte. Si une disposition est invalidée en application de l’art. 52, il n’y a généralement pas ouverture à réparation rétroactive en vertu du par. 24(1). De plus, les faits de l’espèce ne justifient pas un tel résultat. Premièrement, vu l’existence d’un recours collectif en l’espèce, il est plus difficile d’accorder une réparation en vertu du par. 24(1). Il serait impossible à notre Cour d’établir le montant exact dû à chaque membre du groupe. Deuxièmement, il faut tenir compte des dépenses importantes que ferait le gouvernement s’il devait verser des dommages‑intérêts. Bien que la prise en compte de considérations budgétaires puisse ne pas être pertinente dans l’analyse de la question de fond touchant la Charte, elle l’est dans la détermination de la réparation. Obliger le gouvernement à verser pratiquement un demi-milliard de dollars aurait une incidence appréciable sur sa situation financière et peut‑être même sur l’économie générale de la province.

Même si, à la lumière de son texte même, l’art. 45 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec crée une certaine forme de droit positif à un niveau de vie minimal, le respect de ce droit ne peut pas être obtenu en justice en l’espèce. La disposition énonçant la suprématie de la Charte québécoise, en l’occurrence l’art. 52 de celle‑ci, indique nettement que les tribunaux n’ont pas le pouvoir de déclarer invalide tout ou partie d’un texte de loi pour cause d’incompatibilité avec l’art. 45. En outre, l’appelante n’a pas droit à des dommages‑intérêts en vertu de l’art. 49 de la Charte québécoise. La personne qui, en vertu de l’art. 49, présente contre l’État une demande reprochant à celui‑ci d’être l’auteur d’un texte de loi contrevenant à un droit garanti par la Charte québécoise doit démontrer que le législateur a manqué à une norme de diligence donnée dans la rédaction du texte de loi en question. Il est improbable que l’État puisse, par application de l’art. 49, être tenu responsable simplement parce qu’il aurait rédigé un texte de loi lacunaire.

Le juge LeBel (dissident) : L’alinéa 29a) du règlement, pris isolément ou considéré à la lumière des programmes d’employabilité, était discriminatoire à l’endroit des jeunes adultes. La distinction fondée sur l’âge ne correspondait ni aux besoins ni aux capacités des bénéficiaires de l’aide sociale de moins de 30 ans. Les besoins ordinaires des jeunes ne se différencient pas de ceux de leurs aînés au point de justifier un écart si prononcé entre leurs prestations. Dans la mesure où la distinction établie par le régime d’aide sociale était justifiée par la capacité des jeunes à mieux survivre une période de crise économique, cette distinction perpétuait une vision stéréotypée de la situation des jeunes sur le marché du travail. En cherchant à contrer un effet d’attraction à l’aide sociale pour le « bien » même des jeunes qui en dépendaient, la distinction perpétuait une autre vision stéréotypée selon laquelle la majeure partie des jeunes assistés sociaux choisissent de vivre de façon permanente aux crochets de la société. Loin de se cramponner à l’aide sociale par paresse, les jeunes assistés sociaux des années 80 sont demeurés tributaires de l’aide sociale faute d’emplois disponibles. Même si le gouvernement pouvait valablement inciter les jeunes au travail, la solution retenue discriminait sans motif valable entre les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans et ceux de 30 ans et plus. Les défectuosités du régime, conjuguées aux idées préconçues le sous‑tendant, mènent à la conclusion que l’al. 29a) du règlement portait atteinte au droit à l’égalité garanti par l’art. 15 de la Charte. Pour les motifs exposés par le juge Bastarache, l’al. 29a) du règlement n’est pas sauvegardé par l’article premier de la Charte.

Bien que l’appelante n’ait pas réussi à établir en l’espèce une violation de l’art. 7 de la Charte, pour les motifs exposés par la majorité, il ne convient pas à ce moment‑ci de fermer la porte à une éventuelle possibilité que l’art. 7 puisse être invoqué dans des circonstances n’ayant aucun lien avec le système de justice.

L’article 45 de la Charte québécoise ne garantit pas un droit autonome à un niveau de vie décent. Cet article protège seulement un droit d’accès à des mesures sociales à toute personne dans le besoin. Bien que l’insertion des droits sociaux et économiques dans la Charte québécoise leur confère une nouvelle dimension, elle ne leur a pas attribué un caractère juridiquement contraignant. La majorité des dispositions dans le chapitre des « Droits économiques et sociaux » contiennent une réserve indiquant que la mise en œuvre des droits qu’elles protègent dépend de l’adoption de mesures législatives. Dans le cas de l’art. 45, le fait que toute personne dans le besoin n’ait pas droit à des mesures lui assurant un niveau de vie décent, mais plutôt à des mesures susceptibles de lui assurer ce niveau de vie, suggère que le législateur n’a pas voulu conférer aux tribunaux le pouvoir de réviser la suffisance des mesures adoptées ni de s’ériger en législateurs à cet égard. L’expression « prévues par la loi », interprétée à la lumière des autres dispositions du chapitre des droits économiques et sociaux, confirme que le droit prévu à l’art. 45 n’est protégé que dans la mesure prescrite par la loi. L’article 45 n’est toutefois pas dépourvu de tout contenu obligationnel. Puisque l’art. 10 de la Charte québécoise ne crée pas un droit autonome à l’égalité, le droit d’accès sans discrimination à des mesures d’assistance financière et à des mesures sociales ne serait pas garanti par la Charte québécoise en l’absence de l’art. 45.

Le juge Arbour (dissidente) : L’alinéa 29a) du règlement contrevenait à l’art. 7 de la Charte en privant ceux auxquels il s’appliquait du droit à la sécurité de leur personne. L’article 7 impose à l’État l’obligation positive d’assurer à ses citoyens la protection élémentaire en ce qui touche la vie, la liberté et la sécurité de leur personne.

Les objections généralement avancées pour s’opposer à la présentation, en vertu de l’art. 7, de demandes sollicitant l’intervention concrète de l’État ne sont pas convaincantes. Le fait qu’un droit puisse comporter une certaine valeur économique n’est pas une raison suffisante pour l’exclure du champ d’application de l’art. 7. Les droits économiques qui sont essentiels à la vie des individus et à leur survie ne sont pas de même nature que les droits économiques des sociétés commerciales. Le droit à un niveau minimal d’aide sociale est intimement lié à des considérations touchant fondamentalement à la santé d’une personne et même, à la limite, à sa survie. Ce droit peut facilement s’intégrer dans le droit « à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne » prévu à l’art. 7, sans qu’il soit nécessaire de constitutionnaliser les droits ou intérêts de « propriété ». Le type de droit revendiqué en l’espèce ne saurait non plus être écarté parce qu’il ne présente pas les caractéristiques d’une « garantie juridique ». Le recours à l’intertitre « Garanties juridiques » comme moyen de circonscrire le champ d’application de l’art. 7 a été remplacé par l’application d’une démarche téléologique et contextuelle en matière d’interprétation des droits protégés par la Constitution. Au fil des ans, les plaideurs ont invoqué de nouveaux droits très distincts de ceux qui sont en cause lorsque le système judiciaire et l’administration de la justice sont concernés, et les tribunaux ont jugé que ces droits étaient protégés par l’art. 7. Continuer à insister sur l’effet restrictif qu’aurait le fait que l’art. 7 se trouve dans la section des « Garanties juridiques » de la Charte équivaudrait à figer l’interprétation constitutionnelle d’une manière incompatible avec la conception selon laquelle la Constitution est un « arbre vivant ». En outre, l’existence d’une mesure étatique concrète portant atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne n’est pas requise pour fonder la présentation d’une demande en vertu de l’art. 7. Dans certaines circonstances, l’art. 7 peut imposer à l’État l’obligation d’agir lorsqu’il ne l’a pas fait. Le concept de « deprivation » évoqué dans le texte anglais de l’art. 7 et l’expression « principes de justice fondamentale » (et son équivalent anglais) dans le texte de cet article ne requièrent pas implicitement l’existence d’une mesure attentatoire concrète de la part de l’État. Le concept de « deprivation » est suffisamment large pour englober les privations dont l’effet est d’ériger des obstacles à la réalisation d’un objectif. La position de l’art. 7 dans la structure de la Charte milite en faveur de la conclusion selon laquelle cet article peut avoir pour effet d’imposer à l’État l’obligation d’agir. Comme les exemples de « principes de justice fondamentale » prévus aux art. 8 à 14 de la Charte consacrent des droits positifs, il est permis de penser que les droits visés à l’art. 7 comportent également une dimension positive. Il ressort implicitement de certains arrêts récents que la simple inaction de l’État est suffisante dans certaines circonstances pour faire jouer la protection de l’art. 7. Enfin, les doutes qui existent quant à la justiciabilité des demandes sollicitant l’intervention de l’État ne constituent pas un obstacle en l’espèce. Bien qu’il puisse être vrai que les tribunaux ne sont pas équipés pour trancher des questions de politique générale touchant à la répartition des ressources, ce facteur ne permet pas de conclure que la justiciabilité constitue une condition préalable faisant échec à l’examen au fond du présent litige. Le présent pourvoi soulève une question tout à fait différente, soit celle de savoir si l’État a l’obligation positive d’intervenir pour fournir des moyens élémentaires de subsistance aux personnes incapables de subvenir à leurs besoins. Dans leur rôle d’interprètes de la Charte et de protecteurs des libertés fondamentales garanties par celle‑ci, les tribunaux sont requis de statuer sur les revendications en justice de tels droits. Il est possible, en l’espèce, de connaître des revendications de cette nature sans se demander combien l’État devrait débourser pour garantir le droit revendiqué, question qui pourrait ne pas être justiciable.

L’interprétation de l’art. 7, qu’il s’agisse d’une analyse téléologique, textuelle ou contextuelle, mène à la conclusion que le droit de chacun à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti par cette disposition comporte une dimension positive. La structure grammaticale de l’art. 7 semble indiquer que celui‑ci confère deux droits : le droit, énoncé dans la première partie de la disposition, « à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne », ainsi que le droit, énoncé dans la deuxième partie de la disposition, à ce qu’il ne soit porté atteinte à la vie, à la liberté ou la sécurité d’une personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. D’un point de vue purement textuel, il semble qu’on ne puisse raisonnablement nier que la première partie de l’art. 7 accorde une protection plus large que celle prévue par la deuxième partie de cette disposition. Au moins deux interprétations raisonnables sont avancées en ce qui concerne la nature de cette protection additionnelle : suivant une de ces interprétations, la première partie établirait un droit entièrement distinct et autonome, auquel il peut être porté atteinte même en l’absence de violation des principes de justice fondamentale, sous réserve qu’en pareils cas il faut justifier cette atteinte au regard de l’article premier; selon l’autre interprétation, qui s’attache à l’absence du terme « deprivation » en anglais dans la première partie de la disposition, c’est tout au plus à l’égard du droit garanti dans la deuxième partie, à supposer que ce soit même le cas, qu’il faut établir l’existence d’une mesure étatique positive pour fonder une plainte reprochant la violation de ce droit. Chacune de ces interprétations exige la reconnaissance du type de droit que revendique l’appelante en l’espèce et il n’est pas nécessaire de décider laquelle de ces interprétations doit être retenue.

L’interprétation téléologique de l’ensemble de l’art. 7 requiert que l’on donne un sens à tous les droits qui y sont consacrés. Le fait de limiter l’art. 7 uniquement à sa deuxième partie a pour effet de n’attribuer aucun rôle concret au droit à la vie. Une telle interprétation menace non seulement la cohérence de la Charte dans son ensemble, mais également son objet. Pour éviter ce résultat, il faut reconnaître qu’il pourrait arriver que l’État porte atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne autrement qu’en violant le droit prévu à la deuxième partie de l’art. 7. Il faut considérer que l’art. 7 protège davantage que de simples droits négatifs, autrement le rôle du droit à la vie garanti par cette disposition se résumerait à la protection contre la peine de mort — faisant ainsi potentiellement double emploi avec l’art. 12 de la Charte — , avec toutes les difficultés conceptuelles intolérables qui découlent d’une telle interprétation.

Relativement à l’analyse contextuelle, les droits positifs font partie intégrante de la structure de la Charte. La Charte impose à l’État l’obligation d’agir concrètement en vue d’assurer la protection d’un nombre appréciable de droits. En outre, le processus de justification prévu par l’article premier, démarche qui considère les valeurs sous‑tendant la Charte comme le seul fondement justifiant de restreindre les droits concernés, confirme que les droits consacrés par la Charte comportent une dimension positive. Les droits constitutionnels ne servent pas simplement de bouclier contre les atteintes à la liberté commises par l’État, mais ils ont également pour effet d’imposer à celui‑ci l’obligation positive d’arbitrer les revendications conflictuelles découlant des droits et libertés de chacun. Si le droit d’un individu à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne peut, par application de l’article premier, être restreint en raison de la nécessité de protéger la vie, la liberté ou la sécurité d’autrui, ce ne peut être que parce que ce droit n’est pas simplement un droit négatif mais aussi un droit positif, qui commande à l’État non seulement de s’abstenir de porter atteinte à la vie, à la liberté et à la sécurité d’une personne, mais également de garantir activement ce droit en présence de revendications conflictuelles.

Le droit revendiqué en l’espèce fait partie de ceux que l’État a l’obligation positive d’accorder en vertu de l’art. 7. En dehors du contexte de l’art. 15, une mesure législative n’ayant pas un caractère suffisamment inclusif entraîne une violation de la Charte lorsque les conditions suivantes sont réunies : (1) l’argument doit reposer sur une liberté ou un droit fondamental garanti par la Charte, plutôt que sur l’accès à un régime légal précis; (2) il doit exister une preuve appropriée, démontrant que l’exclusion du régime légal crée une entrave substantielle à l’exercice du droit protégé; (3) il faut déterminer si l’État peut vraiment être tenu responsable de l’incapacité d’exercer la liberté ou le droit fondamental en question. Dans le présent pourvoi, l’exclusion des demandeurs du régime légal les prive effectivement de toute possibilité concrète de pourvoir à leurs besoins essentiels. Ce qui est en jeu n’est pas l’exclusion du régime légal concerné, mais les droits fondamentaux des demandeurs à la sécurité de leur personne et à la vie même, qui existent indépendamment de tout texte législatif. La preuve établit que la sécurité physique et psychologique des jeunes adultes a été sérieusement compromise au cours de la période pertinente et que le fait, dans le texte de loi, d’avoir exclu les jeunes adultes du plein bénéfice des avantages du régime d’aide sociale a porté substantiellement atteinte à leur droit fondamental à la sécurité de leur personne et peut‑être même à leur droit à la vie. Le droit de ne pas être victimes d’atteintes par l’État à leur intégrité physique ou psychologique est une bien mince consolation pour les personnes qui doivent quotidiennement lutter pour subvenir à leurs besoins physiques et psychologiques les plus élémentaires. Dans ces cas, il est raisonnablement possible de conclure qu’une intervention concrète de l’État est nécessaire pour donner sens et effet aux droits garantis par l’art. 7. L’État peut à juste titre être tenu responsable de l’incapacité des demandeurs à exercer les droits que leur garantit l’art. 7. Dans la présente affaire, il s’agit tout simplement de décider si l’État a l’obligation d’agir pour soulager la situation pénible des demandeurs. Ces derniers n’ont pas à prouver que l’État peut être tenu causalement responsable de l’environnement socio‑économique dans lequel les droits que leur garantit l’art. 7 ont été menacés, ni que l’inaction de l’État a aggravé leur sort. La législation pertinente vise à fournir une aide complémentaire aux personnes dont les moyens de subsistance sont inférieurs à un niveau donné — droit que l’art. 7 est censé protéger. Une intervention législative destinée à pourvoir aux besoins essentiels des citoyens nécessiteux en matière de sécurité personnelle et de subsistance est suffisante pour satisfaire à toute condition d’application de l’art. 32 de la Charte qui requerrait l’existence d’un « minimum d’action gouvernementale ». En édictant la Loi sur l’aide sociale, le gouvernement du Québec a fait naître pour l’État l’obligation de s’assurer que toute différence de traitement ou non‑inclusion concernant la prestation de ces services essentiels n’est pas incompatible avec les droits fondamentaux garantis par la Charte, tout particulièrement l’art. 7. Il ne s’est pas acquitté de cette obligation. Comme la protection des droits positifs découle de la première partie de l’art. 7, qui reconnaît à chacun un droit autonome à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et comme, en l’espèce, la violation découle d’une inaction et ne fait pas entrer en jeu le système judiciaire, il n’est pas nécessaire de se demander si cette atteinte aux droits garantis par l’art. 7 à l’appelante a été portée en conformité avec les principes de justice fondamentale.

La violation du droit des demandeurs à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne n’est pas justifiée au sens de l’article premier. Bien que l’objectif consistant à prévenir l’effet d’attraction du régime d’aide sociale sur les jeunes adultes et à favoriser leur intégration dans la population active puisse satisfaire à la condition requérant l’existence d’un « objectif urgent et réel » que prévoit le critère élaboré dans l’arrêt Oakes, il est difficile d’accepter que la négation des moyens élémentaires de subsistance puisse avoir un lien rationnel avec les valeurs qu’on tend à favoriser, à savoir la liberté et la dignité inhérente des jeunes adultes à long terme. En outre, il y a accord avec la conclusion du juge Bastarache selon laquelle l’atteinte causée par ces moyens n’était pas, pour plusieurs raisons, minimale.

L’alinéa 29a) du règlement violait le par. 15(1) de la Charte. Pour ce qui est de l’art. 15, il y a accord général avec l’analyse et les conclusions du juge Bastarache. La violation de l’art. 15 n’était pas justifiée au regard de l’article premier, essentiellement pour les raisons exposées à l’égard de la violation de l’art. 7.

Il y a également accord avec l’opinion du juge Bastarache selon laquelle l’art. 45 de la Charte québécoise établit un droit positif à un niveau de vie minimal, mais que le respect de ce droit ne peut être imposé en vertu des art. 52 ou 49 dans les circonstances du présent pourvoi.

Enfin, il y a accord avec les conclusions du juge Bastarache quant à la réparation qui convient en l’espèce.

Le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente) : L’opinion des juges Bastarache et LeBel, selon laquelle l’al. 29a) du règlement violait l’art. 15 de la Charte, est acceptée. Exclure a priori de la protection de l’art. 15 des groupes qui appartiennent clairement à une catégorie énumérée ne sert pas les fins de la garantie d’égalité. Le motif énuméré de l’âge est un indicateur permanent de l’existence d’une distinction suspecte. Toute tentative d’exclure les jeunes de la protection de l’art. 15 déplace le point de mire de l’analyse de l’art. 15, laquelle doit porter sur les effets de la discrimination et non sur le classement des motifs dans une catégorie. De surcroît, il n’y a pas lieu de prendre en considération le point de vue du législateur dans l’analyse fondée sur l’art. 15. Une intention de discriminer n’est pas nécessaire pour conclure à la discrimination. Inversement, le fait qu’un législateur ait l’intention d’aider le groupe ou la personne sur lesquels la distinction alléguée a un effet préjudiciable n’empêche pas de conclure à la discrimination.

L’alinéa 29a) établit clairement une distinction fondée sur un motif énuméré. La seule question qui se pose est de savoir si, dans son objet ou son effet, il porte atteinte à la dignité humaine. La dignité humaine est violée s’il y a atteinte aux intérêts individuels, dont l’intégrité physique et psychologique. Ces atteintes minent le respect et l’estime de soi et transmettent à l’individu l’idée qu’il n’est pas un membre à part entière de la société canadienne. Une distinction peut être discriminatoire même si elle ne repose pas sur des stéréotypes. En l’espèce, les facteurs contextuels énumérés dans l’arrêt Law étayent une conclusion de discrimination. En particulier, la grave atteinte à un droit fondamental dont a été victime l’appelante, en raison d’une distinction législative fondée sur un motif énuméré ou analogue, était suffisante pour qu’un tribunal puisse statuer que la distinction était discriminatoire. L’appelante était exposée au risque d’une grande pauvreté du fait qu’elle avait moins de 30 ans. Elle a parfois vécu en‑deçà du niveau de subsistance minimal fixé par le gouvernement même. Il y a eu atteinte à son intégrité psychologique et physique. Une personne raisonnable, placée dans la position de l’appelante et informée de toutes les circonstances, aurait estimé que son droit à la dignité était violé pour le seul motif qu’elle avait moins de 30 ans, alors qu’elle n’était pas en mesure de faire quoi que ce soit pour modifier cet attribut, et qu’elle était exclue d’une pleine participation à la société canadienne. En ce qui concerne les autres facteurs contextuels, un régime législatif qui menace sérieusement l’intégrité physique et psychologique de certaines personnes, simplement parce qu’elles possèdent une caractéristique personnelle qui ne peut être changée, ne tient pas adéquatement compte, à première vue, des besoins, des capacités et de la situation de la personne ou du groupe en cause. Un objectif d’amélioration, comme facteur contextuel, doit être à l’avantage d’un groupe moins favorisé que celui visé par la distinction. Il n’est pas question d’un tel groupe en l’espèce. Enfin, étant donné que le taux de chômage était beaucoup plus élevé chez les jeunes adultes que pour l’ensemble de la population active, et qu’un nombre record de jeunes entrait sur le marché du travail à une époque où les programmes fédéraux d’aide sociale étaient chancelants, il est difficile de conclure que les jeunes adultes n’étaient pas victimes d’un désavantage préexistant. Il n’est pas nécessaire que le désavantage frappe tous les membres d’un groupe pour qu’il y ait discrimination, à condition qu’il soit possible de démontrer, comme c’est le cas dans la présente affaire, que seuls des membres de ce groupe sont victimes du désavantage. La violation de l’art. 15 n’était pas justifiée. Sur ce point, il y a accord avec l’analyse que le juge Bastarache effectue au regard de l’article premier.

Pour les motifs exposés par le juge Arbour, l’al. 29a) du règlement contrevient à l’art. 7 de la Charte. Bien qu’il revienne en général aux gouvernements de faire les choix qui concernent la mise en œuvre des politiques, d’autres acteurs peuvent aider à déterminer si des programmes sociaux sont nécessaires. Un demandeur doit être en mesure d’établir, au moyen d’une preuve suffisante, ce qui serait un niveau minimal d’aide. Pour les motifs exposés par le juge dissident de la Cour d’appel et essentiellement pour les mêmes raisons que le juge Arbour, la violation de l’art. 7 n’était pas justifiée.

Pour les motifs exposés par le juge dissident de la Cour d’appel, l’al. 29a) du règlement viole l’art. 45 de la Charte québécoise.


Parties
Demandeurs : Gosselin
Défendeurs : Québec (Procureur général)

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge en chef McLachlin
Arrêt appliqué : Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497
arrêts mentionnés : Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203
Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, 2000 CSC 37
Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3
Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241
Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624
Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493
Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, 2000 CSC 28
Cleburne c. Cleburne Living Centre, Inc., 473 U.S. 432 (1985)
Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986
Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813
Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513
Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46
Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123
B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315
Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44
Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg (région du Nord-Ouest) c. G. (D.F.), [1997] 3 R.C.S. 925
R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30
Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927
Edwards c. Attorney‑General for Canada, [1930] A.C. 124
Renvoi : Circonscriptions électorales provinciales (Sask.), [1991] 2 R.C.S. 158.
Citée par le juge Bastarache (dissident)
Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497
Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679
Guimond c. Québec (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 347
Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570
Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5
Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22
Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929
Dunmore c. Ontario (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 1016, 2001 CSC 94
R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30
Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46
Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123
Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44
Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519, 2000 CSC 48
Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486
Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1
Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313
Delisle c. Canada (Sous‑procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989
Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995
Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203
Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513
Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418
Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493
Lavoie c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 769, 2002 CSC 23
Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, 2000 CSC 37
Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3
Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), [2002] 3 R.C.S. 519, 2002 CSC 68
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624
Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114
Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, [2001] 2 R.C.S. 534, 2001 CSC 46
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713
Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
Béliveau St‑Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345
Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211.
Citée par le juge LeBel (dissident)
Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497
Lévesque c. Québec (Procureur général), [1988] R.J.Q. 223
Lecours c. Québec (Ministère de la Main-d’œuvre et de la Sécurité du revenu), J.E. 90‑638
Johnson c. Commission des affaires sociales, [1984] C.A. 61
Commission des droits de la personne du Québec c. Commission scolaire de St‑Jean‑sur‑Richelieu, [1991] R.J.Q 3003, conf. par [1994] R.J.Q. 1227
Desroches c. Commission des droits de la personne du Québec, [1997] R.J.Q. 1540.
Citée par le juge Arbour (dissidente)
Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927
Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123
Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44
Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519, 2000 CSC 48
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613
Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486
Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425
Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3
R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451
Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493
Renvoi : Circonscriptions électorales provinciales (Sask.), [1991] 2 R.C.S. 158
Dunmore c. Ontario (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 1016, 2001 CSC 94
Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679
Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46
Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441
Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Procureur général du Québec c. Quebec Association of Protestant School Boards, [1984] 2 R.C.S. 66
Plantation Indoor Plants Ltd. c. Procureur général de l’Alberta, [1985] 1 R.C.S. 366
Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835
Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480
R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411
R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668
R. c. McClure, [2001] 1 R.C.S. 445, 2001 CSC 14
Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455
Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995
Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627.
Citée par le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente)
Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497
Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418
McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229
Harrison c. Université de la Colombie‑Britannique, [1990] 3 R.C.S. 451
Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483
Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22
Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513
Dunmore c. Ontario (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 1016, 2001 CSC 94
Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536
Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114
Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219
Lavoie c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 769, 2002 CSC 23
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3
Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624
Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, 2000 CSC 37
Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, 2000 CSC 28
Winko c. Colombie‑Britannique (Forensic Psychiatric Institute), [1999] 2 R.C.S. 625
Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342
Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839
Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), [2002] 3 R.C.S. 519, 2002 CSC 68
R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309
R. c. Tran, [1994] 2 R.C.S. 951
Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2d), 3, 7, 8 à 14, 11b), d), f), 12, 15, 23, 24(1), 32, 33(1), (3).
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, art. 9.1, 10, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 52, 53.
Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25, art. 1002, 1003a).
Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, ch. H.19, art. 5(1), 10(1) « âge ».
Déclaration canadienne des droits, L.R.C. 1985, app. III.
Déclaration universelle des droits de l’homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., p. 71 (1948), art. 22, 25(1).
Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210.
Loi concernant la Loi constitutionelle de 1982, L.R.Q., ch. L‑4.2, art. 1.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 23, 29, 99.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 38, 52.
Loi modifiant la Loi sur l’aide sociale, L.Q. 1984, ch. 5, art. 1, 2, 4, 5.
Loi sur l’aide sociale, L.R.Q., ch. A‑16, art. 5, 6, 11 [mod. 1984, ch. 5, art. 1], 11.1 [aj. idem, art. 2], 11.2 [idem], 31, 45, 49.
Loi sur la sécurité du revenu, L.Q. 1988, ch. 51, art. 92.
Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 993 R.T.N.U. 3, art. 11(1).
Règlement sur l’aide sociale, R.R.Q. 1981, ch. A‑16, r. 1, art. 23 [mod. (1981) 113 G.O. II 5525, art. 1
mod. (1986) 118 G.O. II 710, art. 1
mod. (1986) 118 G.O. II 1193, art. 1], 29 [mod. (1981) 113 G.O. II 5525, art. 3
mod. (1984) 116 G.O. II 2399, art. 3], 32, 35.0.1 [aj. (1984) 116 G.O. II 1687, art. 2], 35.0.2 [idem
mod. (1985) 117 G.O. II 5318, art. 1], 35.0.5 [aj. (1984) 116 G.O. II 1687, art. 2], 35.0.6 [idem], 35.0.7 [aj. (1984) 116 G.O. II 2400, art. 6].
Doctrine citée
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Bosset, Pierre. « Les droits économiques et sociaux : parents pauvres de la Charte québécoise? » (1996), 75 R. du B. can. 583.
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Carignan, Pierre. « L’égalité dans le droit : une méthode d’approche appliquée à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne ». Dans De la Charte québécoise des droits et libertés : origine, nature et défis. Montréal : Thémis, 1989, 101.
Fortin, Pierre. « Le chomâge des jeunes au Québec : aggravation et concentration (1966‑1982) » (1984), 39 Relations industrielles 419.
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Weinrib, Lorraine Eisenstat. « The Supreme Court of Canada and Section One of the Charter » (1988), 10 Sup. Ct. L. Rev. 469.

Proposition de citation de la décision: Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84 (19 décembre 2002)


Origine de la décision
Date de la décision : 19/12/2002
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2002 CSC 84 ?
Numéro d'affaire : 27418
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2002-12-19;2002.csc.84 ?
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