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22/04/2022 | CANADA | N°2022CSC15

Canada | Canada, Cour suprême, 22 avril 2022, R. c. J.D., 2022 CSC 15


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. J.D., 2022 CSC 15

 

 
Appel entendu et jugement rendu : 10 novembre 2021
Motifs de jugement : 22 avril 2022
Dossier : 39370


 
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
 
et
 
J.D.
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Ontario
Intervenant
 
 
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
 


Motifs de jugement :
(par. 1 à 50)

La juge CÃ

´té (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal)







 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la paru...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. J.D., 2022 CSC 15

 

 
Appel entendu et jugement rendu : 10 novembre 2021
Motifs de jugement : 22 avril 2022
Dossier : 39370

 
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
 
et
 
J.D.
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Ontario
Intervenant
 
 
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 50)

La juge Côté (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal)

 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Sa Majesté la Reine                                                                                       Appelante
c.
J.D.                                                                                                                        Intimé
et
Procureur général de l’Ontario                                                                  Intervenant
Répertorié : R. c. J.D.
2022 CSC 15
No du greffe : 39370.
Audition et jugement : 10 novembre 2021.
Motifs déposés : 22 avril 2022.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel du québec
                    Droit criminel — Procès — Continuation des procédures devant un autre juge — Preuve — Admissibilité — Cadre juridique régissant l’admissibilité en preuve, lors d’un procès recommencé, de transcriptions de témoignages rendus lors d’un premier procès, pour valoir comme preuve au fond, lorsque celles‑ci sont déposées avec le consentement des parties — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 669.2(3).
                    En 2012, l’accusé est inculpé de 18 chefs d’accusation pour des infractions de nature sexuelle commises entre 1974 et 1993 à l’endroit de victimes mineures, dont sa fille et son fils. En mars 2016, l’audition de la preuve de la poursuite s’amorce devant un premier juge de la Cour du Québec. La fille de l’accusé témoigne, tant en chef qu’en contre‑interrogatoire. Puis, l’accusé éprouve un malaise et le dossier est remis à une date ultérieure. Pendant la suspension du procès, le juge tombe malade. Plus d’un an plus tard, il est remplacé et un nouveau procès est fixé devant un autre juge.
                    En vertu du par. 669.2(3) du Code criminel, lorsqu’un procès recommence devant un nouveau juge siégeant seul et qu’aucune décision ou aucun verdict n’a été rendu, ce dernier doit recommencer le procès comme si aucune preuve sur le fond n’avait été présentée. En l’espèce, d’un commun accord, les avocats des parties versent la transcription du témoignage de la fille de l’accusé au dossier, laquelle est admise par le nouveau juge pour valoir comme preuve au fond. Trois autres plaignants témoignent ensuite pour la poursuite, et le juge déclare l’accusé coupable de 9 des 18 chefs d’accusation. Cependant, la Cour d’appel conclut que le nouveau juge n’aurait pas dû accepter que le témoignage de la fille de l’accusé soit versé au dossier sans s’assurer que le consentement de l’accusé était libre, éclairé et non équivoque et que le versement du témoignage en question ne porterait pas atteinte à l’équité du procès. Elle ordonne donc la tenue d’un nouveau procès relativement aux chefs d’accusation concernant la fille de l’accusé (chefs 1 et 2), mais aussi relativement à ceux visant le fils de l’accusé (chefs 9 à 13) puisqu’un des gestes reprochés à l’accusé est lié à un événement mettant en cause à la fois la fille et le fils de l’accusé.
                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli et les verdicts de culpabilité et les peines concernant les chefs d’accusation 1, 2 et 9 à 13 sont rétablis.
                    Le paragraphe 669.2(3) du Code criminel n’empêche pas que la transcription d’un témoignage rendu lors d’un premier procès soit déposée comme preuve au fond lors du second procès. Il n’y a pas lieu d’imposer une enquête non prévue par la loi, comme l’a fait la Cour d’appel, lorsque les parties consentent au dépôt de la transcription. Une telle enquête dénature le rôle du juge, minimise sa capacité à apprécier la transcription d’un témoignage antérieur et va à l’encontre de la présomption de compétence de l’avocat. La renonciation à un droit de nature procédurale formulée par l’avocat de l’accusé est présumée volontaire, à moins d’une preuve contraire.
                    Le sens ordinaire et grammatical du libellé de l’art. 669.2 est clair et l’intention du législateur est manifeste. Lorsque le procès se déroule devant un juge seul, le nouveau juge doit recommencer le procès comme si aucune preuve sur le fond n’avait été présentée et ne peut imposer aux parties, ou à l’une d’elles, de verser la preuve faite lors du premier procès. Or, puisque la disposition concerne la juridiction et non la preuve, elle ne fait pas obstacle à l’application des règles habituelles en matière d’administration de la preuve. Dès le début du second procès, tant la poursuite que la défense sont libres de procéder à leur guise en ce qui a trait à l’administration de leur preuve; elles peuvent choisir de procéder par le dépôt de la transcription des témoignages antérieurs. Ce choix est une décision stratégique similaire à d’autres décisions de ce type dans lesquelles le juge n’a pas à s’immiscer. Pour que la transcription d’un témoignage rendu lors du premier procès puisse être admise comme preuve au fond dans le cadre du second procès, il suffit que cette transcription soit dûment déposée et que les parties y consentent.
                    L’article 669.2 ne retire toutefois pas au juge son pouvoir discrétionnaire résiduel. En tant que gardien de l’équité du procès, le juge conserve toujours le pouvoir de faire enquête, de son propre chef, même si celle‑ci n’est pas requise par la loi ou la common law. Lorsque certains indices portent à croire que le consentement de l’accusé pourrait être vicié, le tribunal devrait user de sa discrétion résiduelle et investiguer davantage afin de s’assurer que le consentement de l’accusé à la procédure est libre et éclairé. L’article 669.2 ne retire pas au juge le pouvoir de refuser le dépôt d’une transcription s’il est d’avis que son effet préjudiciable minerait l’équité du procès. S’il constate une atteinte à l’équité du procès, il doit intervenir.
                    En l’espèce, le nouveau juge n’a pas, unilatéralement, imposé aux parties de verser les transcriptions du premier procès. La transcription du témoignage de la fille de l’accusé a été dûment déposée au dossier et les parties y ont consenti. Il n’y avait aucun indice qui aurait pu mener le nouveau juge à remettre en question le consentement de l’accusé. Le second procès de l’accusé était donc équitable.
Jurisprudence
                    Arrêts examinés : Gauthier c. R., 2020 QCCA 751; Jetté c. R., 2020 QCCA 750; arrêts mentionnés : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; R. c. Youvarajah, 2013 CSC 41, [2013] 2 R.C.S. 720; R. c. A.A., 2012 ONSC 3270; R. c. Wong, 2018 CSC 25, [2018] 1 R.C.S. 696; Dallaire c. R., 2021 QCCA 785; Park c. La Reine, 1981 CanLII 56 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 64; R. c. White (1997), 1997 CanLII 2426 (ON CA), 32 O.R. (3d) 722; R. c. Verma, 2016 BCCA 220, 336 C.C.C. (3d) 441; Matheson c. La Reine, 1981 CanLII 202 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 214; R. c. G.D.B., 2000 CSC 22, [2000] 1 R.C.S. 520; R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167; R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237; R. c. Leblanc, 2010 QCCA 1891, 78 C.R. (6th) 359; Guenette c. R., 2002 CanLII 7883; R. c. Richards, 2017 ONCA 424, 349 C.C.C. (3d) 284; M.R. c. R., 2018 QCCA 1983, 53 C.R. (7th) 182; Jarrah c. R., 2017 QCCA 1869; R. c. Breton, 2018 ONCA 753, 366 C.C.C. (3d) 281; R. c. Hawkins, 1996 CanLII 154 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 1043.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 606(1.1), partie XX, 669.2 [mod. 1994, c. 44, art. 65].
Doctrine et autres documents cités
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed., Toronto, Butterworths, 1983.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Dutil, Hamilton et Moore), 2020 QCCA 1108, [2020] AZ‑51705644, [2020] J.Q. no 5677 (QL), 2020 CarswellQue 9016 (WL Can.), qui a infirmé en partie une décision du juge Chevalier, 2017 QCCQ 19515, [2017] AZ‑51514590, [2017] J.Q. no 22699 (QL), 2017 CarswellQue 12862 (WL Can.). Pourvoi accueilli.
                    Nicolas Abran et Isabelle Bouchard, pour l’appelante.
                    Martin Binet, pour l’intimé.
                    James V. Palangio et Nicolas de Montigny, pour l’intervenant.
 
Les motifs de jugement de la Cour ont été rendus par
 
                    La juge Côté —
I.               Introduction
[1]                              Le présent pourvoi offre à notre Cour l’occasion d’interpréter pour la première fois le par. 669.2(3) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, lequel énonce les règles applicables en cas de décès ou d’incapacité du juge du procès d’assumer ses fonctions, lorsqu’aucune décision ni aucun verdict n’a encore été rendu. La question des règles d’administration de la preuve, lors du procès recommencé devant un nouveau juge siégeant seul, se trouve au cœur du litige. Les parties demandent à notre Cour de se prononcer sur le cadre juridique régissant l’admissibilité en preuve, lors d’un procès recommencé, de transcriptions de témoignages rendus lors d’un premier procès, pour valoir comme preuve au fond, lorsque celles-ci sont déposées par consentement mutuel.
[2]                              Le paragraphe 669.2(3) précise que le juge devant qui les procédures se poursuivent doit recommencer le procès comme si aucune preuve sur le fond n’avait été présentée, lorsque le procès a lieu devant un juge seul et qu’aucune décision ou aucun verdict n’a été rendu. Toutefois, rien dans l’art. 669.2 n’indique s’il est permis de soumettre la preuve présentée devant le premier juge, afin de valoir comme preuve au fond dans le procès recommencé.
[3]                              S’il existe un consensus sur le fait qu’il est possible qu’une telle preuve soit déposée lors du procès recommencé, les parties ne s’entendent pas sur le test à appliquer lorsque la poursuite et l’accusé consentent au dépôt de la transcription d’un témoignage entendu par le juge devant qui le procès a débuté. Se fondant sur la règle voulant que le témoignage soit traditionnellement rendu de vive voix au procès, la Cour d’appel du Québec propose une enquête en deux temps. D’abord, le tribunal doit vérifier si le consentement de l’accusé — même s’il est représenté par avocat — est libre, éclairé et non équivoque. Ensuite, le tribunal doit s’assurer que le versement de la preuve ne portera pas atteinte à l’équité du procès. L’appelante, Sa Majesté la Reine, se pourvoit devant notre Cour, estimant que la Cour d’appel a commis une erreur en imposant une enquête non prévue par la loi.
[4]                              Avec beaucoup d’égards, je suis d’avis que la Cour d’appel se méprend dans son interprétation et son application de l’art. 669.2. Il n’y a pas lieu d’imposer une enquête non prévue par la loi lorsque les parties consentent au dépôt, dans le cadre d’un procès recommencé, de la transcription d’un témoignage rendu lors d’un premier procès. Une telle enquête dénature le rôle du juge, minimise sa capacité à apprécier la transcription d’un témoignage antérieur et va à l’encontre de la présomption de compétence de l’avocat.
[5]                              Au terme de l’audience devant nous, notre Cour a accueilli l’appel et a rétabli les verdicts de culpabilité et les peines concernant les chefs d’accusation 1, 2 et 9 à 13, avec motifs à suivre. Voici ces motifs.
II.            Contexte
[6]                              L’intimé, J.D., est accusé en 2012 de 18 chefs d’accusation pour des infractions de nature sexuelle commises à l’endroit de victimes mineures entre 1974 et 1993. Deux des plaignants sont ses enfants, C.D. et S.D., alors que les deux autres sont son neveu et sa nièce.
[7]                              Le 29 mars 2016, l’audition de la preuve de la poursuite s’amorce devant le juge Valmont Beaulieu de la Cour du Québec. La fille de l’accusé, C.D., témoigne les 29 et 30 mars, tant en chef qu’en contre-interrogatoire. Le 30 mars 2016, l’intimé éprouve un malaise et le dossier est remis à une date ultérieure. Pendant la suspension du procès, le juge Beaulieu tombe malade.
[8]                              Le dossier sera remis à plusieurs reprises jusqu’à ce que, plus d’un an plus tard, en avril 2017, la Cour du Québec informe les parties que le juge Beaulieu sera remplacé en vertu de l’art. 669.2 du Code criminel. Un nouveau procès est fixé pour commencer le 18 septembre 2017 devant le juge Paul Chevalier.
[9]                              Seule C.D. avait été entendue par le juge du premier procès. Le 16 juin 2017, la juge coordonnatrice du district envoie une lettre aux avocats des parties, laquelle fait état de leur consentement à ce que la transcription du témoignage de C.D. soit remise au nouveau juge. En conséquence, d’un commun accord, les avocats des parties versent la transcription du témoignage de C.D. au dossier. À l’ouverture du second procès, le 18 septembre 2017, l’avocat de la défense réitère son consentement et la transcription du témoignage de C.D. est admise par le juge Chevalier pour valoir comme preuve au fond.
III.         Historique judiciaire
A.           Cour du Québec, 2017 QCCQ 19515 (le juge Chevalier)
[10]                          En plus de la transcription déposée pour valoir témoignage de C.D., trois autres plaignants, dont S.D., le fils de l’intimé, témoignent pour la poursuite et décrivent en détail les agressions qu’ils auraient vécues dans leur enfance. Les agressions relatées par S.D. sont, en partie, corroborées par le témoignage de C.D. dont la transcription a été versée au dossier.
[11]                          Après avoir analysé l’ensemble des faits pour chaque plaignant, le juge Chevalier déclare l’intimé coupable de 9 des 18 chefs d’accusation, prononce un arrêt conditionnel des procédures sur 2 des chefs et l’acquitte de 7 autres chefs, soit 6 concernant C.D et le seul concernant J.J.D., un autre enfant de l’intimé.
B.            Cour d’appel du Québec, 2020 QCCA 1108 (les juges Dutil, Hamilton et Moore)
[12]                          Devant la Cour d’appel, cinq questions en litige concernant les déclarations de culpabilité sont formulées. Une seule de ces questions est pertinente pour les fins du pourvoi devant notre Cour, soit : le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur en permettant que le témoignage de C.D., rendu devant un autre juge, soit versé au dossier?
[13]                          Le juge Hamilton, rédigeant la décision unanime de la cour, souligne que la règle édictée au par. 669.2(3) du Code criminel oblige le nouveau juge à recommencer l’instruction au complet. La Cour d’appel s’appuie sur les arrêts Gauthier c. R., 2020 QCCA 751, et Jetté c. R., 2020 QCCA 750, dans lesquels elle avait ordonné de nouveaux procès dans des contextes similaires à celui en l’espèce. Dans Gauthier et Jetté, la Cour d’appel a reconnu que l’accusé peut consentir au versement de la preuve faite devant le premier juge. Le nouveau juge doit toutefois refuser que le témoignage soit versé au dossier à moins d’être convaincu que le consentement de l’accusé est libre, éclairé et non équivoque. Le nouveau juge doit également être satisfait que le versement de la preuve faite devant le premier juge ne porte pas atteinte à l’équité du procès.
[14]                          La Cour d’appel conclut que « le juge de première instance n’aurait pas dû accepter que le témoignage de [C.D.] soit versé au dossier sans s’assurer que le consentement de l’[accusé] était libre, éclairé et non équivoque et que le versement du témoignage de [C.D.] ne porterait pas atteinte à l’équité du procès » (par. 36 (CanLII)). S’il n’en était pas satisfait, il devait refuser que cette preuve soit versée comme preuve au fond et il aurait dû recommencer l’instruction au complet. Selon la Cour d’appel, même si la preuve faite devant le premier juge se limitait au témoignage de C.D., il s’agissait d’une preuve importante dans un dossier où la crédibilité est capitale.
[15]                          La Cour d’appel ordonne la tenue d’un nouveau procès relativement aux chefs d’accusation concernant C.D. (chefs 1 et 2), mais aussi relativement à ceux visant S.D. (chefs 9 à 13) puisqu’un des gestes reprochés à l’intimé est lié à un événement mettant en cause à la fois C.D. et S.D. Le témoignage de C.D. est un facteur qui pèse dans l’évaluation de la crédibilité de l’intimé et de S.D., car C.D. contredit l’intimé et corrobore le témoignage de S.D. « Il serait donc dangereux de confirmer les condamnations concernant [S.D.] sans que le juge de première instance ait entendu le témoignage de [C.D.] » (par. 41). En conséquence, la requête visant à annuler les peines en lien avec les chefs d’accusation 1 et 2 à l’égard de C.D. et les chefs d’accusation 9 à 13 à l’égard de S.D. est aussi accueillie.
[16]                          En ce qui a trait aux deux autres plaignants, les événements en question n’impliquent pas C.D., et son témoignage n’a aucune pertinence sauf sur des questions secondaires. La Cour d’appel confirme les condamnations quant aux chefs 14 et 17 relatifs à ces deux plaignants. Elle confirme également les peines pour ces chefs.
IV.         Question en litige
[17]                          Le présent pourvoi ne concerne que les chefs d’accusation relatifs à C.D. et S.D. et ne soulève qu’une seule question : la Cour d’appel se méprend-elle dans son interprétation et son application de l’art. 669.2 du Code criminel, en imposant un test non prévu à la loi afin d’évaluer la valeur du consentement donné par l’accusé pour procéder, dans le cadre d’un second procès, au dépôt de la transcription d’un témoignage rendu antérieurement lors d’un premier procès?
V.           Analyse
[18]                          La Cour d’appel reconnaît que le par. 669.2(3) du Code criminel ne constitue pas un obstacle à l’application des règles habituelles en matière d’administration de la preuve : « nonobstant le paragraphe 669.2(3) C.cr., l’accusé peut consentir au versement de la preuve faite devant le premier juge » (par. 33). Malgré tout, elle décide que le juge du second procès doit tenir une enquête en deux temps. En effet, le juge du second procès doit, dans un premier temps, faire enquête sur le caractère libre, éclairé et non équivoque du consentement de l’accusé au dépôt en preuve de notes sténographiques pour valoir témoignage. Dans un second temps, il doit s’assurer que l’admission en preuve d’un témoignage antérieur ne portera pas atteinte à l’équité du procès.
[19]                          L’enquête imposée par la Cour d’appel outrepasse la fonction juridictionnelle de l’art. 669.2. Avec égards, je suis d’avis que la Cour d’appel a fait erreur en exigeant un test non prévu par la loi. La renonciation à un droit de nature procédurale formulée par l’avocat de l’accusé est présumée volontaire, à moins d’une preuve contraire.
A.           L’article 669.2 du Code criminel
[20]                          Afin de trancher la question soulevée par le présent pourvoi, il est nécessaire de procéder à un exercice d’interprétation statutaire. L’article 669.2 est ainsi libellé :
Continuation des procédures
 
669.2 (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, lorsqu’un accusé ou un défendeur subit son procès devant, selon le cas :
 
a) un juge ou un juge de la cour provinciale;
 
b) un juge de paix ou une autre personne qui constitue une cour des poursuites sommaires ou en est membre;
 
c) un tribunal composé d’un juge et d’un jury,
 
et que le juge, le juge de la cour provinciale, le juge de paix ou l’autre personne décède ou pour une autre raison devient incapable d’assumer ses fonctions, les procédures peuvent se poursuivre devant un autre juge, un juge de la cour provinciale, un juge de paix ou une autre personne, selon le cas, qui est compétent pour juger l’accusé ou le défendeur.
 
Lorsqu’une décision a été rendue
 
(2) Lorsqu’un verdict a été rendu par le jury ou qu’une décision a été rendue par le juge, le juge de la cour provinciale, le juge de paix ou l’autre personne devant qui le procès a débuté, le juge, le juge de la cour provinciale, le juge de paix ou l’autre personne devant qui les procédures se poursuivent doit, sans nouveau choix de la part de l’accusé, infliger une peine ou rendre l’ordonnance que la loi autorise dans les circonstances.
 
Lorsqu’aucune décision n’a été rendue
 
(3) Sous réserve des paragraphes (4) et (5), lorsque le procès a débuté et qu’aucune décision ni aucun verdict n’a été rendu, le juge, le juge de la cour provinciale, le juge de paix ou l’autre personne devant qui les procédures se poursuivent doit, sans nouveau choix de la part de l’accusé, recommencer le procès comme si aucune preuve sur le fond n’avait été présentée.
 
Pouvoir du juge
 
(4) Lorsque le procès a débuté devant un tribunal composé d’un juge et d’un jury et qu’aucune décision ni aucun verdict n’a été rendu, le juge devant qui les procédures se poursuivent peut, sans nouveau choix de la part de l’accusé, continuer les procédures ou recommencer le procès comme si aucune preuve sur le fond n’avait été présentée.
 
Administration de la preuve
 
(5) La preuve présentée devant le juge visé à l’alinéa (1)c) est réputée avoir été présentée au juge devant qui se poursuivent les procédures, à moins que les parties ne consentent à la présenter de nouveau, en tout ou en partie.
[21]                          L’interprétation statutaire consiste à lire les termes de la disposition [traduction] « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87, cité dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, et Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26).
[22]                          Le sens ordinaire et grammatical du libellé de l’art. 669.2 est clair. Les paragraphes (3) et (4) ne posent aucune ambiguïté. Devant un juge seul, la règle du par. (3) est rigide : le nouveau juge « doit [. . .] recommencer le procès comme si aucune preuve sur le fond n’avait été présentée ». Devant un juge présidant un jury, la règle du par. (4) est beaucoup plus souple : le nouveau juge « peut [. . .] continuer les procédures ou recommencer le procès comme si aucune preuve sur le fond n’avait été présentée ».
[23]                          L’objet de cet article est la protection de l’équité du procès. Le nouveau juge présidant le procès devant jury peut continuer les procédures ou recommencer le procès, alors que le nouveau juge siégeant seul doit recommencer le procès. Dans le premier cas, le procès peut se poursuivre sans nuire à l’équité du procès puisque le « juge des faits », le jury, n’est pas remplacé. La situation est toutefois différente lors d’un procès devant juge seul. Puisque ce dernier est à la fois juge du droit et juge des faits, le procès ne peut simplement reprendre au même endroit devant un nouveau juge (Gauthier, par. 55). Au contraire, imposer aux parties de continuer le procès constituerait une atteinte à l’équité procédurale.
[24]                          Jusqu’à l’entrée en vigueur d’une modification législative le 15 février 1995, l’ancien art. 669.2 prévoyait l’obligation de recommencer le procès, que le procès ait lieu devant un juge seul ou un juge et un jury. De cette modification législative, il paraît évident que le législateur souhaitait distinguer les deux modes de procès. L’intention du législateur est manifeste: lorsque le procès se déroule devant un juge seul et que le procès doit recommencer devant un nouveau juge, ce dernier ne peut imposer aux parties, ou à l’une d’elles, de verser la preuve faite lors du premier procès. Il doit absolument recommencer le procès.
[25]                          Insérée dans la partie XX du Code criminel, cette disposition se retrouve sous la section « Juridiction ». En conséquence, le par. 669.2(3) ne fait pas obstacle à l’application des règles habituelles en matière d’administration de la preuve; cette disposition concerne la juridiction, et non la preuve.
[26]                          Dès le début du second procès, tant la poursuite que la défense sont libres de procéder à leur guise en ce qui a trait à l’administration de leur preuve. Les parties peuvent suivre la méthode traditionnelle, soit celle voulant que « le droit favorise le témoignage d’une personne qui dépose au procès, du fait que le tribunal peut l’observer » (R. c. Youvarajah, 2013 CSC 41, [2013] 2 R.C.S. 720, par. 19). Elles peuvent aussi choisir — habituellement sans devoir se justifier — de procéder par le dépôt de la transcription des témoignages antérieurs. D’ailleurs, la Cour d’appel le reconnaît lorsqu’elle mentionne que « l’accusé peut consentir au versement de la preuve faite devant le premier juge » (par. 33; voir aussi Gauthier, par. 57; R. c. A.A., 2012 ONSC 3270, par. 77‑78 (CanLII)).
[27]                          Malgré tout, la Cour d’appel impose au nouveau juge la tenue d’une véritable enquête. Avec égards, je suis d’avis qu’elle fait erreur en exigeant un test non prévu par la loi, tel qu’il ressort d’une analyse de l’économie du Code criminel. Ainsi, lorsque le législateur entend imposer la tenue d’une enquête au juge, il le fait explicitement. À titre d’exemple, le par. 606(1.1) du Code criminel prévoit spécifiquement les facteurs qui doivent être vérifiés par le tribunal avant d’accepter un plaidoyer de culpabilité. C’est en raison du caractère définitif du plaidoyer de culpabilité et de ses conséquences capitales — l’accusé renonce à la tenue d’un procès et à la présentation de la preuve que la poursuite détient contre lui — que le juge doit s’assurer que le plaidoyer est libre, sans équivoque et éclairé (R. c. Wong, 2018 CSC 25, [2018] 1 R.C.S. 696, par. 2‑3; Dallaire c. R., 2021 QCCA 785, par. 17 (CanLII)).
[28]                          Rien ne justifie toutefois qu’une telle enquête soit transposée dans un contexte comme celui qui nous occupe. Le choix de déposer en preuve la transcription d’un témoignage recueilli lors d’un procès antérieur n’a pas les mêmes implications. Bien qu’il ne s’agisse pas de la méthode traditionnelle, cette procédure n’a rien d’exceptionnel. Il s’agit d’une décision stratégique similaire à d’autres décisions de ce type, telles que le choix de contre-interroger un témoin, de consentir à certaines admissions ou encore de renoncer à la tenue d’un voir-dire (Park c. La Reine, 1981 CanLII 56 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 64, p. 73-75; R. c. White (1997), 1997 CanLII 2426 (ON CA), 32 O.R. (3d) 722 (C.A.), p. 751). Toutes ces décisions peuvent bien évidemment avoir des répercussions importantes sur l’issue du procès sans pour autant nécessiter l’intervention préventive du tribunal. À titre d’exemple, dans des circonstances analogues, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique exprimait que [traduction] « [d]ans les cas où tant l’avocat de la Couronne que celui de la défense s’accordent pour dire qu’un élément de preuve constituant du ouï‑dire est admissible, le juge n’est pas tenu de se lancer de façon indépendante dans une enquête visant à déterminer si leurs positions sont juridiquement valables » (R. c. Verma, 2016 BCCA 220, 336 C.C.C. (3d) 441, par. 38 (je souligne)).
[29]                          En somme, cet exercice d’interprétation statutaire confirme la simplicité de la disposition. Le paragraphe 669.2(3) n’a comme seule fonction que d’imposer au juge siégeant seul de recommencer le procès. Une fois le procès recommencé, les parties sont maîtres de l’administration de leur preuve. Ainsi, pour que la transcription d’un témoignage rendu lors du premier procès puisse être admise comme preuve au fond dans le cadre du second procès, il suffit que cette transcription soit dûment déposée et que les parties y consentent (Matheson c. La Reine, 1981 CanLII 202 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 214, p. 217-218).
[30]                          En effet, les parties étant maîtres de leur preuve, le juge, en l’absence de circonstances où la loi — ou la common law — prévoit la nécessité d’une enquête, ou d’indices à l’effet contraire, doit présumer que l’expérience professionnelle et le jugement de l’avocat le guident dans la conduite du dossier de manière à préserver l’intérêt fondamental de son client (R. c. G.D.B., 2000 CSC 22, [2000] 1 R.C.S. 520, par. 27 ; White, p. 751).
[31]                          L’administration de la preuve implique nécessairement la prise de décisions stratégiques dans lesquelles le juge n’a pas à s’immiscer. Non seulement le juge n’a pas à le faire, mais il devrait s’abstenir d’intervenir. Notre Cour a récemment rappelé la déférence à laquelle un avocat a droit à l’égard des décisions tactiques qu’il prend dans le meilleur intérêt de son client :
. . . notre système accusatoire fait effectivement preuve d’une grande retenue envers les décisions tactiques des avocats. Autrement dit, bien que les tribunaux puissent sanctionner la conduite des parties au litige, ils doivent généralement s’abstenir de s’immiscer dans la conduite du litige en tant que tel. Dans R. c. S.G.T., 2010 CSC 20, [2010] 1 R.C.S. 688, par. 36‑37, notre Cour explique pourquoi les juges doivent être très prudents avant de s’immiscer dans des décisions tactiques :
 
Dans un système de justice criminelle accusatoire, les juges instruisant les procès doivent, à moins de circonstances exceptionnelles, déférer aux décisions tactiques des avocats [. . .] [L]’avocat sera habituellement mieux placé que le juge du procès pour apprécier l’opportunité d’une décision tactique particulière en fonction de sa stratégie globale. Le juge du procès, lui, doit agir en arbitre impartial du litige dont il est saisi; plus un juge remet en question ou annule les décisions d’un avocat, plus il risque de s’écarter, en apparence ou dans les faits, de son rôle d’arbitre neutre et de devenir l’avocat de l’une des parties . . . [Italique dans l’original omis.]
 
(R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 59)
[32]                          Toutefois, l’art. 669.2 ne retire pas au juge son pouvoir discrétionnaire résiduel (voir, par analogie, R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237, par. 75). En tant que gardien de l’équité du procès, le juge conserve toujours le pouvoir de faire enquête, de son propre chef, même si celle-ci n’est pas requise par la loi ou la common law. Lorsque certains indices portent à croire que le consentement de l’accusé pourrait être vicié, le tribunal devrait user de sa discrétion résiduelle et investiguer davantage afin de s’assurer que le consentement de l’accusé à la procédure est libre et éclairé (Gauthier; Jetté).
[33]                          À cet égard, l’affaire Gauthier comporte un certain intérêt. Dans cette affaire, la défense avait annoncé — alors que la preuve était close et qu’il ne restait qu’à prononcer le verdict — que l’accusé ne pouvait se permettre que le procès recommence au complet, faute de ressources financières. Ce faisant, l’accusé consentait à ce que l’ensemble des transcriptions du premier procès soient déposées comme preuve au fond devant le juge chargé de recommencer le procès et de rendre jugement. La Cour d’appel, ayant devant elle des indices qui laissaient croire que le consentement de l’accusé n’était pas libre et éclairé, a ordonné un nouveau procès. À défaut pour le juge de première instance de s’enquérir davantage du consentement de l’accusé, l’équité du procès avait été minée. Il y a lieu d’en déduire qu’en l’absence de tels indices, une enquête n’aurait probablement pas été nécessaire.
[34]                          Avant de conclure, je précise que l’accusé était représenté par avocat dans la présente affaire. Notre Cour n’est donc pas appelée à déterminer si le devoir du juge du procès envers un accusé se représentant seul diffère. J’ouvre tout de même une parenthèse pour formuler quelques remarques, sans toutefois me prononcer définitivement. Lorsque l’accusé se représente seul, le tribunal a le devoir de s’assurer que ce dernier a droit à un procès équitable, respectueux de ses droits fondamentaux. Le juge est, à ce moment, « investi d’une responsabilité particulière » afin d’assurer l’équité du procès (R. c. Leblanc, 2010 QCCA 1891, 78 C.R. (6th) 359, par. 47). Il a, en ce sens, a une obligation d’assistance envers l’accusé (Guenette c. R., 2002 CanLII 7883 (C.A. Qc), par. 20; R. c. Richards, 2017 ONCA 424, 349 C.C.C. (3d) 284, par. 110). Cette obligation d’assistance est toutefois à « géométrie variable » puisqu’elle diffère selon les circonstances et se limite à ce qui est raisonnable (M.R. c. R., 2018 QCCA 1983, 53 C.R. (7th) 182, par. 25, citant Jarrah c. R., 2017 QCCA 1869, et R. c. Breton, 2018 ONCA 753, 366 C.C.C. (3d) 281, par. 13; voir aussi Richards, par. 110‑111). Sans avoir à conseiller l’accusé, il incombe au tribunal d’être raisonnablement certain que ce dernier connaît la teneur de ses droits procéduraux. Il pourrait être nécessaire, dans de telles circonstances, de s’enquérir davantage du consentement de l’accusé. Je ferme la parenthèse.
[35]                          En somme, le par. 669.2(3) n’empêche pas que la transcription d’un témoignage rendu lors d’un premier procès soit déposée comme preuve au fond lors du second procès, et ce, sans nécessité d’enquête de la part du juge. Néanmoins, l’art. 669.2 ne retire pas au juge le pouvoir de refuser le dépôt d’une transcription s’il est d’avis que son effet préjudiciable minerait l’équité du procès. S’il constate une atteinte à l’équité du procès, il doit intervenir.
[36]                          Voyons ce qu’il en est en l’espèce.
B.            Application
[37]                          Le procès a bel et bien recommencé devant le juge Chevalier. Ce dernier n’a pas, unilatéralement, imposé aux parties de verser les transcriptions du premier procès. Comme je l’ai mentionné, pour accepter en preuve la transcription du témoignage de C.D., il suffisait que cette transcription soit dûment déposée au dossier et que les parties y consentent. En l’espèce, ces deux conditions sont remplies. Le second procès de l’intimé était équitable.
[38]                          En premier lieu, je rappelle que c’est la poursuite, et non la défense, qui a pris la décision de ne pas bonifier sa preuve et de ne pas faire témoigner C.D. à nouveau, malgré les faiblesses de son témoignage. Si la poursuite avait décidé de faire témoigner C.D. à nouveau, l’accusé n’aurait pu s’y opposer, C.D. étant un témoin de la poursuite.
[39]                          En deuxième lieu, rien n’obligeait l’accusé à consentir au dépôt de la transcription du témoignage de C.D. Consentir à ce dépôt était une décision stratégique — stratégie qui, au surplus, semble avoir fonctionné puisque l’accusé a été acquitté de six des huit chefs d’accusation concernant C.D.
[40]                          Si l’accusé avait refusé de consentir au dépôt de la transcription du témoignage de C.D., la poursuite n’aurait eu d’autre choix que de faire témoigner C.D. à nouveau (rien dans la preuve n’indique que la poursuite n’aurait pu appeler C.D. à témoigner à nouveau) ou de renoncer à cette preuve. Le juge Chevalier n’aurait pu, lui non plus, imposer à l’accusé de consentir au dépôt de cette transcription pour valoir comme preuve au fond, d’autant plus qu’aucune exception à la règle interdisant le ouï‑dire n’a été soulevée. Qui plus est, l’accusé aurait pu retirer son consentement, devant le juge Chevalier ou en appel, en invoquant, par exemple, l’assistance ineffective de son avocat.
[41]                          Or, il n’en est rien. Vraisemblablement, l’accusé, conseillé par son avocat, a jugé qu’il était à son avantage de consentir au dépôt de la transcription. D’ailleurs, je note qu’en aucun temps l’accusé n’a laissé planer un quelconque doute quant à son consentement à procéder de cette façon. Il ne s’agissait même pas de l’un de ses moyens d’appel devant la Cour d’appel. Avant d’être invité à faire des représentations à cet égard par la Cour d’appel, l’accusé n’a jamais évoqué que son consentement au dépôt de la transcription du témoignage de C.D. était vicié ou, à tout le moins, qu’il avait changé d’idée.
[42]                          Contrairement à la situation qui prévalait dans l’arrêt Gauthier, il n’y avait aucun indice dans le cas présent qui aurait pu mener le juge Chevalier à remettre en question le consentement de l’accusé. Au moment où ce dernier recevait le consentement des parties, il était satisfait du maintien de l’équité du procès. Le fait que le juge Chevalier ait présumé de la validité du consentement de l’accusé ne constitue pas une iniquité procédurale. Au contraire, cela s’harmonise avec les principes directeurs en matière criminelle.
[43]                          De plus, la Cour d’appel a commis une erreur en concluant que le juge Chevalier aurait dû refuser le dépôt de la transcription du témoignage de C.D., à moins de s’assurer que le consentement de l’intimé était libre, éclairé et non équivoque et que le dépôt ne porterait pas atteinte à l’équité du procès, puisqu’il s’agissait « d’une preuve importante dans un dossier où la crédibilité est capitale » (par. 37). L’administration de la défense implique nécessairement la prise de décisions stratégiques dans lesquelles le juge n’a pas à s’immiscer, surtout lorsque l’accusé est dûment représenté par un avocat. Qu’il soit question de crédibilité n’y change rien en l’espèce.
[44]                          Comme l’expose l’appelante, « [s]uivant l’arrêt de la Cour d’appel, il devient difficile, voire impossible, d’envisager un cas où le juge, devant qui le procès recommence, pourrait accepter le dépôt en preuve de la transcription d’un témoignage d’une victime d’un acte criminel dont la crédibilité est en jeu. Seuls les témoignages accessoires permettraient de respecter les conditions édictées. La Cour d’appel interdit pratiquement à un accusé de consentir au versement d’une telle preuve à la reprise de son procès » (m.a., par. 48).
[45]                          En ce qui a trait aux chefs d’accusation relatifs à S.D., je suis d’avis que la Cour d’appel a également commis une erreur en ordonnant la tenue d’un nouveau procès au seul motif que le témoignage de C.D. était un facteur pertinent dans l’évaluation des gestes posés à l’égard de S.D.
[46]                        Le témoignage de C.D. n’était pas nécessaire pour déclarer l’accusé coupable des chefs impliquant S.D. Dans le cadre de son évaluation de la preuve concernant S.D., le juge Chevalier n’a utilisé la transcription du témoignage de C.D. que de manière limitée. Et cette utilisation limitée n’a pas eu pour effet de vicier toutes les conclusions de fait (indépendantes du témoignage de C.D.) auxquelles le juge Chevalier est arrivé.
[47]                        Il ressort clairement de son jugement que le juge Chevalier était convaincu, indépendamment de la corroboration de C.D. — non nécessaire rappelons‑le — que les agressions alléguées par S.D. ont bel et bien eu lieu. Le juge Chevalier affirme qu’il croit S.D. « pour la cohérence de ses propos avec les versions antérieures qu’il a données, pour l’absence de collusion de quelque sorte avec sa sœur qu’il a même contredite par moments, pour l’objectivité qu’il a manifestée en témoignant, et ce malgré les contradictions apportées par l’accusé et madame G., notamment au sujet des photos » (par. 115 (CanLII)). Plus loin, le juge Chevalier ajoute qu’il « croit le témoignage de [S.D.] et est convaincu hors de tout doute raisonnable de la survenance des autres types d’agressions sexuelles qu’il a subies, [. . .] et dont les descriptions sont très détaillées » (par. 118). Ainsi, la « conclusion concernant la crédibilité de S.D. ne pouvait pas être remise en doute par cette corroboration limitée » (m.a., par. 104).
[48]                          En somme, comme les parties se sont entendues pour procéder avec le dépôt de la transcription du témoignage de C.D., le juge Chevalier n’avait qu’à soupeser le poids à lui accorder. L’absence de C.D. au procès influe sur le poids et non sur l’admissibilité de son témoignage (R. c. Hawkins, 1996 CanLII 154 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 1043, par. 79). La Cour d’appel n’aurait pas dû remettre en cause le consentement valide de l’accusé, lequel découlait de l’exercice d’un jugement professionnel raisonnable. Cette décision stratégique, formulée par son avocat, [traduction] « [relevait] de la grande latitude accordée aux avocats dans la conduite de leur cause » (m. interv., par. 13).
[49]                          En terminant, je précise qu’il n’y a pas lieu de renvoyer l’affaire devant la Cour d’appel. En effet, l’accusé n’a saisi notre Cour que d’une seule question et n’a ni réitéré ni insisté sur les autres moyens qu’il avait soulevés devant la Cour d’appel. Retourner l’affaire ne serait pas une utilisation efficiente des ressources judiciaires.
VI.         Conclusion
[50]                          Je suis d’avis d’accueillir l’appel. Les verdicts de culpabilité et les peines concernant les chefs d’accusation 1, 2 et 9 à 13 sont rétablis.
 
                    Pourvoi accueilli.
                    Procureur de l’appelante : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Gatineau.
                    Procureurs de l’intimé : Noël et Associés, Gatineau.
                    Procureur de l’intervenant : Procureur général de l’Ontario, Toronto.



Analyses

preuve au fond ; accusation ; parties ; chefs ; consentement ; avocats ; libres ; Code criminel ; transcriptions ; enquête ; décisions ; atteinte ; procédures ; intimé ; dépôt ; administration


Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : J.D.

Références :
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 22 avril 2022, R. c. J.D., 2022 CSC 15


Origine de la décision
Date de la décision : 22/04/2022
Date de l'import : 19/12/2022

Fonds documentaire ?: CAIJ


Numérotation
Référence neutre : 2022CSC15 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2022-04-22;2022csc15 ?

Source

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