COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Orbanski; R. c. Elias, [2005] 2 R.C.S. 3, 2005 CSC 37
Date : 20050616
Dossier : 29793, 29920
Entre :
Christopher Orbanski
Appelant
c.
Sa Majesté la Reine
Intimée
‑ et ‑
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,
procureur général de la Colombie‑Britannique, procureur général
de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta et
Criminal Lawyers’ Association (Ontario)
Intervenants
et entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
c.
David Jeff Elias
Intimé
‑ et ‑
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,
procureur général du Québec, procureur général de la
Colombie‑Britannique, procureur général de la Saskatchewan,
procureur général de l’Alberta et Criminal Lawyers’
Association (Ontario)
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement :
(par. 1 à 62)
Motifs concordants dans Orbanski
et motifs dissidents dans Elias :
(par. 63 à 105):
La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Major, Bastarache, Binnie, Deschamps et Abella)
Le juge LeBel (avec l’accord du juge Fish)
______________________________
R. c. Orbanski; R. c. Elias, [2005] 2 R.C.S. 3, 2005 CSC 37
Christopher Orbanski Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,
procureur général de la Colombie‑Britannique, procureur général
de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta et
Criminal Lawyers’ Association (Ontario) Intervenants
et entre
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
David Jeff Elias Intimé
et
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,
procureur général du Québec, procureur général de la
Colombie‑Britannique, procureur général de la Saskatchewan,
procureur général de l’Alberta et Criminal Lawyers’
Association (Ontario) Intervenants
Répertorié : R. c. Orbanski; R. c. Elias
Référence neutre : 2005 CSC 37.
Nos du greffe : 29793, 29920.
2004 : 12 octobre; 2005 : 16 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel du manitoba
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Manitoba (les juges Philp, Kroft et Freedman) dans R. c. Orbanski, [2003] 9 W.W.R. 591, 173 Man. R. (2d) 132, 293 W.A.C. 132, 173 C.C.C. (3d) 203, 11 C.R. (6th) 268, 105 C.R.R. (2d) 61, 37 M.V.R. (4th) 69, [2003] M.J. No. 99 (QL), 2003 MBCA 43, annulant l’acquittement de l’accusé prononcé par le juge Guy, [2001] 9 W.W.R. 178, 85 C.R.R. (2d) 254, 13 M.V.R. (4th) 73, [2001] M.J. No. 171 (QL), et ordonnant la tenue d’un nouveau procès. Pourvoi rejeté.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Manitoba (les juges Philp, Kroft et Freedman) dans R. c. Elias (2003), 226 D.L.R. (4th) 630, [2004] 6 W.W.R. 601, 177 Man. R. (2d) 13, 304 W.A.C. 13, 174 C.C.C. (3d) 512, 40 M.V.R. (4th) 1, 107 C.R.R. (2d) 189, [2003] M.J. No. 192 (QL), 2003 MBCA 72, qui a confirmé une décision du juge Schwartz, [2002] 7 W.W.R. 316, 164 Man. R. (2d) 249, 24 M.V.R. (4th) 225, [2002] M.J. No. 184 (QL), 2002 MBQB 139, annulant l’acquittement de l’accusé prononcé par le juge Kopstein, [2002] 1 W.W.R. 85, 87 C.R.R. (2d) 106, 13 M.V.R. (4th) 232, [2001] M.J. No. 106 (QL), et ordonnant la tenue d’un nouveau procès. Pourvoi accueilli, les juges LeBel et Fish sont dissidents.
Sheldon E. Pinx, c.r., et Sarah A. Inness, pour l’appelant dans Orbanski.
Eugene B. Szach et Cynthia Devine, pour l’intimée dans Orbanski/appelante dans Elias.
Jason P. Miller, pour l’intimé dans Elias.
Robert W. Hubbard et Valerie Hartney, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Philip Perlmutter et Joan Barrett, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Jacques Blais et Gilles Laporte, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Roger F. Cutler, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Thomson Irvine et Alan Jacobson, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
Jim Bowron, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Gary T. Trotter et Don Stuart, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Major, Bastarache, Binnie, Deschamps, Abella et Charron rendu par
La juge Charron —
I. Introduction
1 Ces pourvois soulèvent une fois de plus des questions découlant de la tension entre les droits individuels des automobilistes et la préoccupation plus large qu’a la société de freiner le carnage attribuable aux auteurs d’infractions de conduite en état d’ébriété. Il s’agit de savoir si des agents de police étaient habilités à interroger les conducteurs relativement à leur consommation préalable d’alcool et, dans l’un des pourvois, à exiger du conducteur qu’il se soumette à des tests de sobriété sur place sans d’abord l’informer de son droit à l’assistance d’un avocat garanti à l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Bien que notre Cour ait confirmé la constitutionnalité de l’interception de véhicules au hasard en common law et de l’administration de tests routiers au moyen d’un appareil de détection en vertu du par. 254(2) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, qui constituent des restrictions raisonnables au droit à l’assistance d’un avocat, la constitutionnalité d’autres mesures de détection prises pour déterminer la sobriété des conducteurs demeure encore incertaine.
2 Dans les deux affaires faisant l’objet du présent pourvoi, le ministère public a admis que le conducteur a été détenu du moment où le policier lui a ordonné de s’arrêter. Dès lors, le droit du conducteur d’avoir recours à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit, prévu à l’al. 10b) de la Charte, est entré en jeu. La question fondamentale est de savoir si les mesures prises par les policiers, qui ont interrogé MM. Elias et Orbanski relativement à leur consommation préalable d’alcool et qui, sans se conformer d’abord à l’al. 10b), ont ordonné à M. Orbanski de se soumettre à des tests de sobriété physique, constituent à l’égard du droit de chacun à l’assistance d’un avocat une restriction justifiée au sens de l’article premier de la Charte.
3 Je suis d’avis que ces mesures de détection, prises dans les deux cas pour vérifier la sobriété du conducteur, étaient autorisées par la loi et incompatibles avec l’exercice du droit à l’assistance d’un avocat par l’automobiliste détenu au bord de la route. Les restrictions de ce droit garanti par l’al. 10b) dans ces cas étaient raisonnables et leur justification pouvait se démontrer au sens de l’article premier de la Charte. Plus précisément, ces restrictions découlaient implicitement des dispositions du Code de la route du Manitoba, L.M. 1985‑86, ch. 3, C.P.L.M. ch. H60, et des conditions d’application de ces dispositions. L’affirmation de la validité de ces mesures de détection prises dans le but précis de vérifier la sobriété des conducteurs en bordure de la route assure un juste équilibre entre l’intérêt considérable du public à lutter contre le fléau social qu’est l’alcool au volant et la nécessité de protéger les droits que la Charte garantit à chacun.
4 Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi formé par M. Orbanski et d’accueillir le pourvoi formé par le ministère public dans le cas de M. Elias. Dans les deux cas, je suis d’avis de confirmer l’ordonnance d’un nouveau procès.
II. Le pourvoi dans l’affaire Orbanski
A. Les faits
5 Tôt le matin du 30 août 1998, à 3 h 21, des agents de la GRC ont remarqué un véhicule brûler un signal d’arrêt, entreprendre un grand virage à gauche et zigzaguer sur la route. Les agents ont activé leurs feux clignotants et intercepté le véhicule. L’un d’eux s’est approché du véhicule et s’est présenté à l’appelant Orbanski, seul dans sa voiture. L’agent a senti une odeur d’alcool provenant de l’haleine du conducteur et a constaté que ses yeux étaient vitreux. Lorsque l’agent lui a demandé s’il avait bu, M. Orbanski a répondu qu’il avait consommé une bière cette nuit‑là. Même si M. Orbanski n’a pas soulevé la question de l’interrogatoire par les policiers, ce point est abordé dans ce pourvoi parce qu’il a été soulevé dans le cas de M. Elias. L’agent a alors demandé à M. Orbanski de descendre de sa voiture pour subir des tests de sobriété.
6 On a dit à M. Orbanski qu’il n’était pas tenu de subir les tests et qu’il pouvait communiquer avec un avocat avant de s’y soumettre. L’agent a également mis à sa disposition un téléphone cellulaire. Il n’a pas toutefois informé l’appelant de la possibilité de recourir sans frais à l’assistance juridique. On reconnaît donc en l’espèce que l’aspect informationnel de l’al. 10b) de la Charte prescrit par l’arrêt R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190, n’a pas été respecté au bord de la route.
7 M. Orbanski a refusé de communiquer avec un avocat et a accepté de subir les tests de sobriété. Ceux‑ci consistaient à réciter l’alphabet, à marcher en ligne droite en touchant du talon la pointe du pied en comptant jusqu’à dix, et à suivre des yeux le tracé du doigt de l’agent. M. Orbanski a échoué les tests et a été arrêté pour conduite avec facultés affaiblies.
8 M. Orbanski a été conduit au poste de la GRC où il a été pleinement informé de son droit à l’assistance d’un avocat prévu à l’al. 10b) et où il a dû fournir des échantillons de son haleine pour analyse. Les taux d’alcoolémie, qui dépassaient les limites permises, ont été obtenus après que l’appelant eût parlé à un avocat. Il a été accusé de conduite avec facultés affaiblies en vertu de l’al. 253a) et de conduite avec une alcoolémie dépassant « .08 » en vertu de l’al. 253b) du Code criminel.
B. Les procédures judiciaires
9 M. Orbanski a été acquitté au procès devant la cour des poursuites sommaires ([2001] 9 W.W.R. 178). Le ministère public a interjeté appel auprès de la cour d’appel des poursuites sommaires et, avant que l’appel ne soit entendu, a obtenu l’autorisation d’en appeler devant la Cour d’appel du Manitoba. S’exprimant au nom de la cour, le juge Philp a accueilli l’appel du ministère public et a ordonné un nouveau procès ([2003] 9 W.W.R. 591, 2003 MBCA 43).
10 Les débats tant au procès qu’en appel ont porté surtout sur les événements survenus au bord de la route entre le moment où la police a intercepté le véhicule de M. Orbanski et l’arrestation de ce dernier quelques minutes plus tard. On ne prétend pas que la conduite subséquente de l’agent a donné lieu à un manquement à la Charte. Le juge du procès a conclu en fait que sans la preuve que constituent les tests de sobriété, le ministère public ne pouvait démontrer que l’agent avait les motifs raisonnables requis pour procéder à l’arrestation de M. Orbanski et lui ordonner aux termes de l’al. 254(3)a) du Code criminel de fournir un échantillon d’haleine pour analyse. L’appel étant restreint à une question de droit, le ministère public était lié par cette conclusion devant la Cour d’appel du Manitoba et devant notre Cour.
11 Fondés sur l’appréciation de la preuve par le juge du procès, les résultats des tests de sobriété sont devenus un élément essentiel de la preuve du ministère public puisqu’ils justifiaient l’arrestation pour conduite avec facultés affaiblies. Le juge du procès a examiné attentivement la preuve relative à l’administration de ces tests pour conclure qu’ils s’étaient avérés à la fois nécessaires à l’exécution des fonctions policières et raisonnables eu égard à toutes les circonstances. Il a en outre conclu que la demande de tests de sobriété était autorisée en common law, bien qu’aucune règle de common law ni la loi du Manitoba ne contraignaient M. Orbanski à obtempérer. Cependant, le juge du procès n’a pas estimé que l’obligation imposée au policier en common law entraînait nécessairement, à moins qu’il y ait urgence, une restriction du droit à l’assistance d’un avocat.
12 Enfin, le juge du procès a examiné l’art. 24 de la Charte et a conclu que les résultats des tests de sobriété et des alcootests devaient être exclus puisque leur admission en preuve déconsidérerait l’administration de la justice. Il a donc rejeté les accusations portées contre M. Orbanski.
13 En appel, le juge Philp a fait sienne la conclusion du juge du procès selon laquelle aucune règle de common law ni la loi ne permettaient à un policier de demander à un détenu de se soumettre à des tests de sobriété sans l’informer de ses droits prévus à l’al. 10b). À son avis, en l’absence d’une obligation correspondante du conducteur d’obtempérer à la demande du policier de subir des tests de sobriété, on ne saurait affirmer que le droit à l’assistance d’un avocat est restreint par une « règle de droit » au sens de l’article premier de la Charte.
14 Toutefois, le juge Philp n’a pas accepté la décision du juge du procès relative à l’analyse fondée sur le par. 24(2). Il a statué que les tests de sobriété ne constituaient pas une preuve obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même puisque M. Orbanski n’avait été ni forcé, ni contraint, de se soumettre aux tests. Au contraire, la preuve non contredite montrait qu’il les avait subis de son plein gré. Le juge Philp a statué que la violation de la Charte n’était pas grave et que la considération dont jouit l’administration de la justice serait mieux servie en l’espèce par l’admission de la preuve. Il a donc accueilli l’appel du ministère public, annulé le verdict d’acquittement et ordonné la tenue d’un nouveau procès.
III. Le pourvoi dans l’affaire Elias
A. Les faits
15 Le 11 décembre 1998, à 1 h 44, deux policiers ont vu M. Elias quitter un hôtel de Winnipeg et partir au volant d’une camionnette. Peu de temps après, ils ont intercepté son véhicule au hasard. L’un d’eux s’est approché de M. Elias et, décelant une odeur d’alcool, lui a demandé s’il avait bu. M. Elias aurait répondu par l’affirmative. Le policier a alors conduit M. Elias à la voiture de patrouille où on lui a lu la demande relative à l’administration d’un test au moyen d’un appareil de détection approuvé. Le test a été administré, avec pour résultat la mention « échec ». En conséquence, M. Elias a été arrêté pour conduite avec facultés affaiblies et on l’a informé de son droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat. Après avoir consulté son avocat, M. Elias a fourni des échantillons d’haleine pour analyse. Chaque test a indiqué que le taux d’alcoolémie dépassait les limites permises. M. Elias a été accusé de conduite avec facultés affaiblies et de conduite avec une alcoolémie dépassant « .08 ».
B. Les procédures judiciaires
16 Le juge du procès a estimé que les droits de M. Elias prévus à l’al. 10b) de la Charte avaient été violés lorsqu’on lui a demandé au bord de la route s’il avait bu. Les résultats du test administré au moyen d’un appareil de détection approuvé ont été exclus en raison de cette violation. La demande d’alcootest ne reposait donc sur aucun fondement. M. Elias a été acquitté relativement aux deux chefs d’accusation ([2002] 1 W.W.R. 85).
17 Le juge d’appel des poursuites sommaires a annulé le verdict d’acquittement relatif à l’accusation de conduite avec une alcoolémie dépassant « .08 » et a ordonné la tenue d’un nouveau procès ([2002] 7 W.W.R. 316, 2002 MBQB 139). Il était d’avis que le policier n’avait pas violé les droits du conducteur en lui demandant s’il avait bu. Subsidiairement, pareille violation aurait été sauvegardée par l’article premier de la Charte.
18 À la majorité, la Cour d’appel du Manitoba (les juges Philp et Freedman) a conclu comme le juge du procès que le fait d’interroger le conducteur relativement à sa consommation préalable d’alcool allait à l’encontre des droits qui lui sont garantis par l’al. 10b) et que cette violation n’était pas justifiée au sens de l’article premier ([2004] 6 W.W.R. 601, 2003 MBCA 72). Selon les juges majoritaires, ni le par. 76.1(1) du Code de la route qui autorise l’arrêt du véhicule, ni les principes de common law, ne restreignent le droit d’un conducteur détenu de communiquer avec un avocat avant qu’on lui pose ainsi des questions.
19 Toutefois, la majorité de la Cour d’appel a par la suite admis en preuve tant le test administré au moyen d’un appareil de détection approuvé que l’alcootest qui en découle. À son avis, les policiers avaient raisonnablement soupçonné la présence d’alcool dans le corps de M. Elias, indépendamment de la question concernant la consommation préalable d’alcool. Ainsi, c’est l’exclusion de la preuve, et non son admission, qui déconsidérerait l’administration de la justice.
20 Bien que souscrivant au résultat, le juge Kroft a exprimé sa dissidence quant à l’analyse fondée sur l’article premier. Il a conclu que le par. 76.1(1) restreignait implicitement le droit à l’assistance d’un avocat. À son avis, l’interrogatoire de M. Elias par les policiers avant de l’informer de ses droits prévus à l’al. 10b) constituait une limite raisonnable et justifiable prescrite par une règle de droit au sens de l’article premier de la Charte.
21 En définitive, la Cour d’appel du Manitoba a rejeté l’appel de M. Elias et confirmé l’ordonnance d’un nouveau procès. M. Elias n’a pas initialement cherché à se pourvoir contre cette décision. Bien qu’il ait obtenu gain de cause en bout de ligne, le ministère public a demandé et obtenu l’autorisation de se pourvoir devant notre Cour quant à la question de savoir si l’atteinte au droit reconnu à l’al. 10b) était sauvegardée par l’article premier. Peu avant l’audition, M. Elias a demandé l’autorisation d’interjeter un pourvoi incident contre la décision de la Cour d’appel d’admettre la preuve sous le régime du par. 24(2). Compte tenu de ma décision en ce qui concerne le pourvoi du ministère public, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de trancher la question relative au par. 24(2) et en conséquence, je suis d’avis de rejeter la demande d’autorisation du pourvoi incident.
IV. Les questions en litige
22 Considérés ensemble, les pourvois soulèvent les questions suivantes :
1. Dans la mesure où ils autorisent un agent de la paix à faire subir des tests de sobriété au conducteur d’un véhicule automobile, le par. 76.1(1) et les art. 263.2 et 265 du Code de la route, L.M. 1985‑86, ch. 3 (H60), modifié, portent‑ils atteinte à l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés?
2. Dans la mesure où il autorise un agent de la paix à interroger le conducteur d’un véhicule automobile relativement à sa consommation préalable d’alcool, le par. 76.1(1) du Code de la route, L.M. 1985‑86, ch. 3 (H60), modifié, porte‑t-il atteinte à l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés?
3. En cas de réponse affirmative à la question 1 ou la question 2, l’atteinte est‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit, dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
4. Dans la mesure où les pouvoirs que la common law confère à l’agent de police autorisent ce dernier à faire subir des tests de sobriété au conducteur d’un véhicule automobile, ces pouvoirs portent‑ils atteinte à l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés?
5. Dans la mesure où les pouvoirs que la common law confère à l’agent de police l’autorisent à interroger le conducteur d’un véhicule automobile relativement à sa consommation préalable d’alcool, ces pouvoirs portent‑ils atteinte à l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés?
6. En cas de réponse affirmative à la question 4 ou la question 5, l’atteinte est‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit, dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de répondre dans l’affirmative aux questions 1, 2 et 3. Il n’est pas nécessaire de répondre aux autres questions.
V. Analyse
A. Le contexte factuel
23 Comme dans la plupart des affaires relatives à la Charte, le contexte factuel de ces deux pourvois revêt une importance cruciale pour répondre aux questions dont notre Cour est saisie. Les facteurs suivants régissent la question de savoir si, alors qu’ils se trouvaient au bord de la route, MM. Elias et Orbanski auraient dû être pleinement informés de leur droit à l’assistance d’un avocat et avoir l’occasion d’y recourir avant qu’on les interroge relativement à leur consommation préalable d’alcool ou qu’on leur demande de se soumettre aux tests de sobriété.
24 Premièrement, c’est l’utilisation d’un véhicule sur la route qui nous intéresse en l’espèce. Notre Cour a reconnu que si le fait de se déplacer dans un véhicule met en cause un droit à la « liberté » au sens large du terme, ce droit ne peut pas être assimilé à la liberté de circulation que nous connaissons et qui constitue l’une des valeurs fondamentales de notre société démocratique. Il s’agit plutôt d’une activité assujettie à une réglementation et à un contrôle en vue de la protection de la vie des personnes et de la propriété : voir Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2, p. 35. La nécessité de réglementer et de contrôler l’utilisation des véhicules sur les routes s’impose d’autant plus que beaucoup de personnes se livrent à cette activité qui comporte des dangers inhérents.
25 Deuxièmement, la réglementation et le contrôle efficaces de cette activité posent un défi unique lorsqu’il s’agit de protéger les automobilistes contre la menace que représente l’alcool au volant. Ce défi tient au fait que la conduite en état d’ébriété n’est pas en soi illégale. Seule la conduite avec un taux d’alcoolémie dans le corps dépassant les limites permises — ou la conduite avec facultés affaiblies — est criminalisée. Il n’est pas toujours facile de tracer la ligne de démarcation entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, et le travail de détection qui s’impose ne peut être assuré que par des policiers « sur le terrain ». Il s’ensuit que ces agents doivent être outillés pour faire ce travail de détection, et ce en portant le moins possible atteinte aux droits que la Charte garantit aux automobilistes.
26 Troisièmement, le défi que présente ce domaine de l’application de la loi est accentué par le fait que l’activité en question a un caractère continu et que le conducteur en état d’ébriété qui a dépassé les limites permises représente une menace constante sur les routes. L’objectif consiste à soumettre les conducteurs à un contrôle au barrage routier, et non pas sur les lieux de l’accident. Ainsi, des mesures de détection routière efficaces s’avèrent nécessaires pour assurer la sécurité des automobilistes eux‑mêmes, de leurs passagers et des autres usagers de la route. La mise en œuvre de mesures de détection efficaces devrait également incommoder le moins possible les usagers légitimes de la route.
27 Quatrièmement, il importe de reconnaître que l’interrelation entre la législation fédérale et la législation provinciale permet de répondre à la nécessité de réglementer et de contrôler. Le cadre législatif provincial comprend la délivrance des permis de conduire, la sécurité des véhicules et les règles du code de la route. Au palier fédéral, l’intérêt premier consiste en la dissuasion et la punition des infractions criminelles impliquant des véhicules automobiles. Le contrôle de l’alcool au volant ne se limite pas exclusivement au dépôt d’accusations criminelles à la suite de la perpétration d’une infraction criminelle. Des techniques de détection routières envisagées par des lois provinciales fournissent un mécanisme permettant de lutter contre le danger toujours présent que pose le conducteur en état d’ébriété même si, en définitive, son état d’ébriété ne sera pas toujours considéré avoir atteint la limite qui en fait un acte criminel. Comme exemple de ces dispositions du Code de la route du Manitoba qui s’appliquent aux contrôles routiers, le par. 263.1(1) permet à l’agent de la paix de suspendre le permis d’un conducteur s’il a des motifs de croire que l’alcoolémie de ce dernier dépasse 80 milligrammes d’alcool par 100 millilitres de sang, ou si le conducteur refuse d’obtempérer à un ordre de fournir un échantillon d’haleine ou de sang qui lui a été donné en vertu de l’art. 254 du Code criminel. Ainsi, les questions soulevées dans le présent pourvoi se posent dans le cadre des procès criminels, mais leur résolution doit néanmoins prendre en compte les régimes législatifs tant fédéral que provincial. Notre Cour doit établir un équilibre délicat entre les droits des automobilistes garantis par la Charte et les considérations de politique générale qui préoccupent le Parlement et les législateurs des provinces.
28 Autre facteur contextuel important, les deux affaires dont nous sommes saisis concernent l’interaction entre policiers et automobilistes à l’occasion d’une procédure de détection routière et ce, dès l’interception du véhicule par la police jusqu’au moment où l’automobiliste est autorisé à poursuivre son chemin ou est arrêté pour une infraction criminelle reliée à l’alcool au volant. Dans ces deux affaires, le conducteur a finalement été arrêté et accusé de conduite avec facultés affaiblies et de conduite avec une alcoolémie dépassant « .08 ». Aucune question ne se pose toutefois quant au respect de la Charte lors de l’arrestation et par la suite, à l’occasion de la demande de prélèvement d’échantillons d’haleine. MM. Orbanski et Elias ont tous deux été promptement et pleinement informés de leur droit à l’assistance d’un avocat dès leur arrestation, et tous deux ont eu l’occasion d’exercer leur droit avant de fournir des échantillons d’haleine pour analyse. Il s’agit de savoir s’il fallait leur permettre d’exercer ce droit avant la prise de certaines mesures de détection — dans le cas de M. Orbanski, avant qu’on lui demande de se soumettre à des tests de sobriété et, dans le cas de M. Elias, avant qu’on lui demande s’il avait bu.
B. Le droit à l’assistance d’un avocat
29 L’article 10 de la Charte prévoit ce qui suit :
10. Chacun a le droit, en cas d’arrestation ou de détention :
a) d’être informé dans les plus brefs délais des motifs de son arrestation ou de sa détention;
b) d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit;
c) de faire contrôler, par habeas corpus, la légalité de sa détention et d’obtenir, le cas échéant, sa libération.
30 Bien que seul le droit à l’assistance d’un avocat prévu à l’al. 10b) nous intéresse en l’espèce, il est utile d’examiner tout le texte de l’art. 10. Le droit à l’assistance d’un avocat entre en jeu dès la « détention » du conducteur au sens de l’art. 10. Tout délai occasionné par la communication entre une personne et un policier ou autre agent de l’État ne sera pas assimilable à une détention au sens de la Charte : voir par exemple R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495, p. 521, et Dehghani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053, p. 1074, où notre Cour a statué qu’« il serait absurde de laisser croire qu’un interrogatoire de routine effectué par un douanier constitue une détention aux fins de l’al. 10b) ».
31 Le ministère public a admis que MM. Orbanski et Elias ont été détenus au sens de l’al. 10b) de la Charte lorsque leur véhicule a été intercepté par la police. À mon avis, cette admission était bien fondée. Dans les deux cas, on trouvait le degré de contrainte ou de coercition requis pour qu’il y ait détention au sens que notre Cour a donné à ce terme dans R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, p. 641‑642, et qu’elle a réitéré dans R. c. Thomsen, [1988] 1 R.C.S. 640. Cette admission est aussi conforme au sens du terme « détention » que l’on trouve à l’art. 9 et qui est défini dans R. c. Hufsky, [1988] 1 R.C.S. 621, et dans R. c. Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257. Compte tenu de l’al. 10a) de la Charte, on peut comprendre plus facilement pourquoi l’interception et l’immobilisation d’un véhicule par un policier équivaut à une détention pour l’application de l’art. 10. Je suppose que chaque automobiliste s’attendrait parfaitement à être « informé dans les plus brefs délais des motifs » pour lesquels on l’interpelle.
32 Par conséquent, personne ne conteste que le droit à l’assistance d’un avocat prévu à l’al. 10b) s’appliquait dans ces deux affaires. Il est également admis dans les deux pourvois que ni M. Orbanski, ni M. Elias n’ont pu se prévaloir de ce droit lorsqu’ils ont été détenus au bord de la route, du moment où ils ont été interceptés par les policiers jusqu’au moment de leur arrestation.
33 Le droit à l’assistance d’un avocat garanti à l’al. 10b) n’est cependant pas absolu. Il peut être restreint, aux termes de l’article premier de la Charte, « par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». L’analyse fondée sur l’article premier de la Charte comporte deux volets distincts : la restriction proposée doit être prescrite par une règle de droit et, si c’est le cas, elle doit être raisonnable et sa justification doit pouvoir se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Bien qu’il faille traiter des deux éléments du critère relatif à la justification de l’article premier, la question cruciale soulevée devant les tribunaux de juridiction inférieure et devant cette Cour consiste à savoir si le droit à l’assistance d’un avocat était restreint par une « règle de droit ».
C. Une restriction prescrite par une règle de droit
34 La Cour d’appel dans le cas de M. Orbanski et la majorité dans le cas de M. Elias ont conclu que le pouvoir des policiers, le cas échéant, d’interroger un conducteur relativement à sa consommation préalable d’alcool ou de lui ordonner de se soumettre à des tests de sobriété ne pouvait être « prescrit par une règle de droit » puisque le conducteur n’était pas assujetti à une obligation légale correspondante de répondre aux questions ou d’obtempérer. En toute déférence, je suis d’avis qu’il s’agit là du point crucial sur lequel les tribunaux de juridiction inférieure ont commis une erreur.
35 La Cour d’appel du Manitoba a conclu à juste titre qu’un conducteur n’est pas tenu par la common law ni par une loi manitobaine de se soumettre à des tests de sobriété ou de répondre aux questions des policiers à ce sujet, mais la présence ou l’absence de conséquences pénales pour défaut d’obtempérer aux demandes des policiers ne nous aide pas à déterminer si une règle de droit prescrit une restriction au droit à l’assistance d’un avocat. Comme je l’expliquerai, dans ces deux affaires, une restriction prescrite découlait, par implication nécessaire, du mécanisme établi par les dispositions législatives fédérales et provinciales applicables.
36 Il est bien établi en droit qu’une restriction prescrite peut découler des conditions d’application d’une loi. Dans l’arrêt Therens, le juge Le Dain a décrit en ces termes le sens des mots « prescrite par une règle de droit » (p. 645) :
L’article 1 exige que cette restriction soit prescrite par une règle de droit, qu’elle soit raisonnable et que sa justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. L’exigence que la restriction soit prescrite par une règle de droit vise surtout à faire la distinction entre une restriction imposée par la loi et une restriction arbitraire. Une restriction est prescrite par une règle de droit au sens de l’art. 1 si elle est prévue expressément par une loi ou un règlement, ou si elle découle nécessairement des termes d’une loi ou d’un règlement, ou de ses conditions d’application. La restriction peut aussi résulter de l’application d’une règle de common law. [Je souligne.]
37 Le Manitoba a modifié récemment son Code de la route de façon à prévoir expressément une restriction du droit à l’assistance d’un avocat. La disposition est formulée comme suit :
76.1(6) Avant de prendre les mesures que le paragraphe (4) ou (5) autorise, l’agent de la paix n’est pas tenu d’informer le conducteur ou les passagers qu’ils ont le droit de consulter un avocat ni de leur donner la possibilité de le faire. [Le paragraphe (4) permet à l’agent de la paix de demander à un conducteur de lui fournir des renseignements ainsi que les documents relatifs à la conduite du véhicule. Il permet également à l’agent d’administrer un test de sobriété sur place et d’interroger le conducteur sur sa consommation d’alcool. Le paragraphe (5) permet à l’agent de recueillir des renseignements pertinents des passagers d’un véhicule.]
Ces modifications n’avaient cependant pas encore été adoptées au moment où MM. Orbanski et Elias ont été interceptés. Ainsi, la loi en cause dans le présent pourvoi ne prévoyait aucune restriction expresse au droit à l’assistance d’un avocat. Il faut se demander si une restriction de ce genre découlait implicitement des conditions d’application de la loi alors en vigueur.
38 On trouve dans l’arrêt Thomsen un exemple d’une restriction au droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) de la Charte qui découle implicitement des conditions d’application d’une loi. Dans cette affaire, le juge Le Dain a affirmé au nom de la Cour que le par. 234.1(1) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34 (maintenant le par. 254(2)), lorsqu’on l’interprète dans le contexte de la limite de deux heures dans laquelle l’alcootest doit être pratiqué, sous‑entend que les droits garantis par l’al. 10b) au conducteur détenu au bord de la route doivent être restreints (Thomsen, p. 652‑653). Cette restriction a été jugée constitutionnelle.
39 Est‑ce qu’il y a une telle restriction dans les affaires en l’espèce? Contrairement à la situation exposée dans l’arrêt Thomsen, les mesures de détection pratiquées en l’espèce n’étaient pas autorisées expressément par la loi. Il devient donc nécessaire de déterminer d’abord si, dans le régime législatif alors en vigueur, les mesures prises par les policiers étaient quand même légitimes et ensuite, si une restriction au droit à l’assistance d’un avocat découle implicitement des conditions d’application de ce régime législatif.
a) L’étendue du pouvoir des policiers de vérifier la sobriété des conducteurs
40 Nul ne conteste que les policiers avaient le droit d’ordonner à MM. Orbanski et Elias de s’arrêter. Dans un cas comme dans l’autre, le conducteur a été interpellé sur le fondement du pouvoir général d’arrêter des véhicules prévu au par. 76.1(1) (alors l’art. 76.1) du Code de la route du Manitoba :
76.1(1) L’agent de la paix qui agit dans l’exercice légitime de ses fonctions peut ordonner au conducteur d’un véhicule automobile de s’arrêter. Le conducteur du véhicule automobile à qui un agent de la paix aisément identifiable signale ou demande de s’arrêter est tenu de le faire immédiatement et de ne repartir qu’avec la permission de l’agent de la paix.
(Modifié par L.M. 1989‑1990, ch. 4. art. 3.)
Les policiers agissaient incontestablement dans l’exercice légitime de leurs fonctions lorsqu’ils ont interpellé M. Orbanski en constatant sa conduite mal assurée. Il ne fait aucun doute non plus qu’ils agissaient de façon légitime lorsqu’ils ont interpellé — quoique par hasard — M. Elias. La légalité et la constitutionnalité des arrêts de véhicules au hasard conformément aux pouvoirs généraux conférés par la loi ont été confirmées dans l’arrêt Ladouceur, dans lequel une disposition générale du Code de la route de l’Ontario, L.R.O. 1980, ch. 198, presque identique au par. 76.1(1) de la Loi du Manitoba, a été examinée au plan de sa conformité avec la Charte.
41 Il est également bien établi en droit que les policiers sont autorisés à vérifier la sobriété des conducteurs. Dans l’arrêt Dedman, la Cour a conclu que ce pouvoir existe en common law. Plus pertinemment encore, ce pouvoir peut aussi être prévu par la loi, comme l’a affirmé notre Cour dans l’arrêt Ladouceur en statuant que la vérification de la sobriété des conducteurs était l’un des objectifs sous‑jacents aux pouvoirs généraux en matière d’arrêt de véhicules. Le même genre de pouvoir général prévu par la loi est en cause dans ces pourvois. Comme la Cour l’a dit dans l’arrêt Ladouceur, en vertu de ce pouvoir que leur accorde la loi, les policiers peuvent interpeller des personnes uniquement pour des motifs fondés sur la loi — dans cette affaire (comme en l’espèce), pour des motifs liés à la conduite d’une automobile comme la vérification du permis de conduire, des assurances, de la sobriété du conducteur ainsi que de l’état mécanique du véhicule (p. 1287).
42 La Cour d’appel du Manitoba a établi une distinction entre le pouvoir général d’arrêter des véhicules prévu à l’art. 76.1 de la loi du Manitoba et une disposition législative plus précise comme celle que l’on trouve au par. 48(1) du Code de la route de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. H.8, qui autorise expressément les policiers à vérifier s’il existe des motifs de formuler une demande fondée sur l’art. 254 du Code criminel. L’article 254 du Code criminel permet au policier d’ordonner, pour des motifs qui le justifient, le prélèvement d’échantillons valables à des fins d’analyse au moyen d’un appareil de détection approuvé ou d’un alcootest. Des mesures de détection telles que le fait d’interroger les conducteurs relativement à leur consommation préalable d’alcool et de leur ordonner de se soumettre aux tests de sobriété ont été considérées permises en vertu du par. 48(1) du Code de la route de l’Ontario : voir R. c. Saunders (1988), 41 C.C.C. (3d) 532 (C.A. Ont.), et R. c. Smith (1996), 105 C.C.C. (3d) 58 (C.A. Ont.).
43 À mon avis, l’absence d’une disposition précise autorisant les policiers à vérifier la sobriété des conducteurs n’altère en rien les pouvoirs qui sont nécessairement implicites en vertu de la disposition législative générale en matière d’arrêt de véhicules. De plus, il va de soi que les policiers au Manitoba sont autorisés à exercer les pouvoirs prévus à l’art. 254 du Code criminel en vertu de ce même Code. Il ressort en outre d’autres dispositions du Code de la route du Manitoba renvoyant expressément à l’art. 254 du Code criminel qu’un des objectifs qui sous‑tendent le pouvoir général d’arrêter des véhicules prévu au par. 76.1(1) est de contrôler la conduite avec facultés affaiblies :
265(1) Si, sur ordre d’un agent de la paix prévu à l’article 254 du Code criminel (Canada) à l’égard de la conduite ou de la garde et du contrôle d’un véhicule automobile ou d’un véhicule à caractère non routier, une personne donne un échantillon d’haleine qui, après analyse au moyen d’un appareil de détection approuvé au sens de cet article, indique « Avertissement » ou tout autre terme, lettre ou désignation que l’appareil affiche lorsqu’il est étalonné conformément au paragraphe (9), l’agent de la paix demande à la personne de lui remettre son permis de conduire.
265(2) Si, sur ordre d’un agent de la paix prévu à l’article 254 du Code criminel (Canada) à l’égard de la conduite ou de la garde et du contrôle d’un véhicule automobile ou d’un véhicule à caractère non routier, une personne donne un échantillon d’haleine qui, après analyse au moyen d’un instrument approuvé et jugé convenable pour l’application de l’article 258 du Code criminel (Canada), indique que le taux d’alcoolémie de la personne est de 50 milligrammes au moins par 100 millilitres de sang, l’agent de la paix demande à la personne de lui remettre son permis de conduire.
44 Ainsi, on ne saurait contester que la police avait le pouvoir général, et même le devoir, de vérifier la sobriété de MM. Orbanski et Elias et qu’en toute logique, certaines mesures pouvaient légitimement être prises en ce sens. On conteste toutefois dans ces affaires le fait que ces mesures englobaient le droit d’interroger le conducteur relativement à sa consommation préalable d’alcool et de lui ordonner de se soumettre aux tests de sobriété.
45 La détection des conducteurs en état d’ébriété exige nécessairement un certain degré d’interaction entre les policiers et les automobilistes au bord de la route. Il est à la fois impossible de prédire tous les aspects de ces rapports et peu pratique de prévoir de manière exhaustive dans la loi la procédure à suivre en pareille situation. Sur ce point, je ne puis accepter l’analyse que fait mon collègue le juge LeBel. Si je comprends bien ses motifs, à moins qu’une loi ne prescrive des mesures d’enquête précises, un policier a le devoir de permettre aux automobilistes d’exercer leur droit à l’assistance d’un avocat avant de prendre toute mesure en vue d’évaluer leur sobriété. À titre d’exemple, dans le cas de M. Elias, mon collègue estime que les policiers ne peuvent interroger un automobiliste au sujet de sa consommation d’alcool avant qu’il communique avec un avocat que si la loi le permet. Il faut supposer que le même raisonnement s’appliquerait à l’égard de toute question d’ordre général visant à évaluer la sobriété du conducteur. Selon cette façon de faire, le policier serait bien avisé de permettre aux automobilistes d’exercer leur droit à l’assistance d’un avocat dès qu’ils abaissent la vitre de la portière. À mon avis, cela entraînerait des périodes de détention plus longues et souvent inutiles. Si des dispositions législatives telles les modifications apportées récemment au Manitoba peuvent offrir plus de précision et de certitude quant à la portée des mesures d’enquête permises, j’estime que bon nombre des pouvoirs qu’énoncent ces modifications sont déjà implicitement prévues dans la loi du Manitoba. La reconnaissance de ces pouvoirs n’est pas taillée d’une seule pièce dans les principes de common law en fonction de l’occasion — ces pouvoirs s’inscrivent dans un régime législatif qui permet depuis longtemps aux policiers d’intercepter les conducteurs et de vérifier leur sobriété. La portée de la conduite justifiable des policiers ne sera pas toujours définie par des termes explicitement prévus dans la loi, mais plutôt selon l’objet du pouvoir policier en question et en fonction des circonstances particulières de son exercice. Ainsi, il faudra inévitablement invoquer les principes de la common law pour déterminer la portée des mesures policières permises aux termes de toute loi. Dans ce contexte, il devient particulièrement important de ne pas oublier que pour être efficace, un régime d’application de la loi doit permettre assez de souplesse. À l’instar de tout autre pouvoir, le pouvoir policier en matière de vérification de la sobriété n’est pas absolu; il est circonscrit, pour reprendre les termes employés par la majorité de notre Cour dans l’arrêt Dedman, par ce qui est « nécessaire à l’accomplissement du devoir particulier de la police et [. . .] doit être raisonnable, compte tenu de la nature de la liberté entravée et de l’importance de l’objet public poursuivi par cette atteinte » (p. 35).
46 Le juge d’appel Doherty a cerné de façon utile la portée du pouvoir policier de vérifier la sobriété des conducteurs au bord de la route lorsqu’il a déclaré dans l’arrêt Smith qu’une [traduction] « mesure ne saurait être raisonnable [. . .] si elle ne peut être prise sur les lieux de la détention, promptement, sans compromettre la sécurité du détenu et en lui causant le moins d’inconvénient possible » (p. 73).
47 La question de savoir si la prise d’une mesure de détection en particulier relève de la conduite policière permise appelle nécessairement un examen au cas par cas. Dans les cas plus évidents de conduite en état d’ébriété, le seul fait d’observer le conducteur peut être une mesure de détection assez efficace. On peut cependant penser à de nombreux exemples où l’observation du conducteur par l’ouverture de la vitre de la portière ne sera pas suffisante pour permettre au policier de distinguer les conducteurs qui ont dans le sang une quantité d’alcool permise de ceux dont l’alcoolémie a atteint un niveau inacceptable.
48 Avant d’aborder les faits de l’espèce, je tiens à traiter d’un autre argument soulevé dans le présent pourvoi. On a fait valoir que le fait de poser des questions relatives à la consommation d’alcool déborde le cadre des mesures de détection policières raisonnables parce que cela fait intervenir un élément additionnel d’auto‑incrimination. Pour cette raison, M. Elias a soulevé une autre question, celle de savoir s’il y a eu atteinte aux droits qui lui sont garantis par l’art. 7 de la Charte. Le même argument a été présenté au juge d’appel Doherty qui l’a rejeté dans l’arrêt Smith. Je fais mienne son analyse de cette question. Comme il l’a fait remarquer à juste titre, les différentes méthodes servant à constater l’état d’ébriété au bord de la route ne supposent pas des degrés différents d’auto‑incrimination car presque tous les renseignements pertinents à cette question à l’occasion d’un arrêt réglementaire ordonné par la police proviendront de l’accusé. Les tests de sobriété physique, les questions posées au bord de la route au sujet de la consommation d’alcool et celles permettant d’évaluer la cohérence des propos du conducteur visent toutes à obtenir des éléments de preuve émanant du conducteur en vue d’apprécier le degré d’ébriété de celui‑ci (Smith, p. 74). Le policier qui informe le détenu de ses droits garantis par l’al. 10b) se trouve essentiellement à respecter le droit de ne pas s’incriminer protégé par l’art. 7 (Smith, p. 80; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, p. 177). En fait, en affirmant qu’en l’espèce, les agissements du policier au bord de la route ont porté atteinte aux droits qui lui sont garantis par l’art. 7, M. Elias réaffirme ses droits garantis par l’al. 10b). Il n’y aurait rien d’autre à gagner d’une analyse des droits garantis aux conducteurs par l’art. 7.
49 Pour revenir à l’analyse du cas précis qui fait l’objet du présent pourvoi, dans l’affaire Orbanski, l’agent de police a demandé à M. Orbanski s’il avait bu, ce à quoi M. Orbanski a répondu qu’il avait consommé une bière à deux heures. De même, dans l’affaire Elias, le conducteur s’est fait demander s’il avait bu, ce à quoi il a répondu par l’affirmative. Dans les deux cas, la réponse fournie par le conducteur faisait partie des renseignements à la base des soupçons raisonnables qu’a eus l’agent de police et qui lui ont permis d’exiger sur place un échantillon d’haleine dans le cas de M. Elias, et à la base des motifs raisonnables et probables permettant d’exiger du conducteur qu’il se soumette à un alcootest dans le cas de M. Orbanski. Les questions étaient pertinentes, ne causaient qu’une atteinte minimale et n’allaient pas au‑delà de ce qui était nécessaire à l’accomplissement par l’agent de son devoir de surveillance de la circulation sur les routes en vue de protéger la vie des personnes et les biens. À mon avis, les policiers étaient dans les deux cas autorisés à poser ces questions.
50 Le policier pouvait également demander à M. Orbanski de se soumettre sur place à un test de sobriété physique. Comme je l’ai indiqué, l’examen se fait toujours au cas par cas. En l’espèce, l’ordre intimé à M. Orbanski entrait dans le cadre des mesures raisonnables et nécessaires. Après avoir remarqué la conduite irrégulière de M. Orbanski et senti une odeur d’alcool provenant du véhicule, l’agent a demandé à l’accusé de descendre de son véhicule pour subir quelques tests de sobriété. Celui‑ci devait réciter l’alphabet, marcher en touchant du talon la pointe du pied et suivre des yeux le doigt de l’agent. Le juge du procès a tout particulièrement conclu que ces tests étaient raisonnables et nécessaires :
[traduction] À mon sens, l’atteinte à la liberté en l’espèce était nécessaire à l’exercice des fonctions policières décrites précédemment. L’agent de police a soupçonné l’appelant d’avoir conduit alors que ses facultés étaient affaiblies par l’alcool. Il ne croyait toutefois pas détenir des motifs raisonnables et probables de demander à l’appelant de se soumettre à un alcootest. Il a demandé les tests de sobriété pour vérifier si ses soupçons étaient bien fondés — s’il pouvait avoir des motifs raisonnables et probables de lui faire subir un alcootest. La preuve n’indique pas qu’il avait à sa disposition un alcootest. Les tests de sobriété étaient donc nécessaires. [p. 189]
L’agent a pu rapidement savoir s’il existait des motifs d’exiger un alcootest en vertu du par. 254(3) du Code criminel.
51 Je conclus donc dans les deux cas que les mesures relevaient du pouvoir raisonnable des policiers que leur confèrent par déduction nécessaire les conditions d’application des lois provinciale et fédérale. Cependant, tel qu’indiqué précédemment, les conditions d’application d’une loi ne constitueront une restriction prescrite par une règle de droit que dans la mesure où le respect de ces conditions est incompatible avec le droit du conducteur à l’assistance d’un avocat. Cela m’amène à la partie suivante de l’analyse.
b) La restriction implicite du droit à l’assistance d’un avocat
52 Il importe de se rappeler que le respect de l’al. 10b) exige non seulement que les détenus soient informés de leur droit et des moyens de l’exercer, mais qu’on leur offre également une occasion raisonnable d’exercer le droit à l’assistance d’un avocat. Il s’agit de savoir si, dans les cas qui nous occupent, ce droit comportait une restriction implicite. Dans l’arrêt Thomsen, notre Cour a conclu que l’exercice du droit à l’assistance d’un avocat était incompatible avec les conditions d’application qui sous‑tendent la sommation faite en vertu du par. 234.1(1) du Code criminel (maintenant le par. 254(2)) pour le prélèvement d’un échantillon pour analyse au moyen d’un appareil de détection. Pour déterminer qu’il existait une restriction implicite au droit à l’assistance d’un avocat prescrite au par. 234.1(1), la Cour a adopté le raisonnement du juge Finlayson dans R. c. Seo (1986), 25 C.C.C. (3d) 385 (C.A. Ont.), pour conclure en ces termes, à la p. 653 :
À mon avis, le fait qu’il ne doit pas y avoir d’occasion de communiquer avec un avocat avant d’obtempérer à la sommation faite en vertu du par. 234.1(1) découle des termes de ce paragraphe lorsqu’ils sont examinés en fonction de l’ensemble des dispositions du Code criminel relatives à l’alcootest. L’alcootest que prévoit le par. 234.1(1) doit être pratiqué sur le bord de la route, au moment et à l’endroit où l’automobiliste est arrêté, et aussi rapidement que possible compte tenu du délai de deux heures imparti pour l’éthylométrie qu’on peut juger nécessaire de pratiquer conformément au par. 235(1) du Code.
À mon avis, il découle logiquement de l’arrêt Thomsen qu’une restriction du droit à l’assistance d’un avocat est également prescrite pendant que l’on pratique les tests de détection routiers utilisés dans les affaires en cause. Si une restriction du droit à l’assistance d’un avocat est prescrite pendant que le conducteur obtempère à la sommation faite en vertu du par. 254(2) pour le prélèvement d’un échantillon à des fins d’analyse au moyen d’un appareil de détection, alors la restriction doit nécessairement être prescrite pendant que l’on prend les mesures de détection qui précèdent la sommation et qui sont prises justement dans le but de déterminer si un soupçon raisonnable justifie la sommation. De même, la restriction doit nécessairement être prescrite pendant que l’on prend la mesure de détection qui est l’équivalent fonctionnel de l’appareil de détection, soit un moyen technique pris dans le but même de déterminer s’il existe des motifs raisonnables justifiant une sommation faite en vertu du par. 254(3) pour le prélèvement d’un échantillon d’haleine ou de sang.
53 Je conclus donc que dans les deux cas, les droits des conducteurs garantis par l’al. 10b) étaient « restreints [. . .] par une règle de droit ». Il reste à savoir si cette restriction est raisonnable et si sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
D. La justification de la restriction du droit à l’assistance d’un avocat
54 Quatre critères permettent de juger si une restriction à un droit garanti par la Charte est raisonnable et justifiée : (1) l’objectif poursuivi par la loi doit être suffisamment important; (2) il doit y avoir un lien rationnel entre la restriction et l’objectif; (3) l’atteinte au droit ne doit pas aller au‑delà de ce qui est nécessaire à la réalisation de l’objectif; (4) il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables et les effets salutaires des mesures restreignant un droit ou une liberté protégé par la Charte (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835).
55 Il va de soi que réduire le carnage attribuable à l’alcool au volant demeure pour le gouvernement un objectif impérieux et valable.
56 Comme je l’ai indiqué précédemment, en raison de la nature de l’activité qu’ils exercent, les policiers doivent être habilités à employer des méthodes efficaces de détection pour évaluer le degré d’ébriété des conducteurs afin d’assurer la sécurité de tous les usagers de la route. Ainsi, le recours à des mesures de détection raisonnables à l’intérieur des paramètres que nous avons décrits, et l’atteinte implicite au droit à l’assistance d’un avocat, sont rationnellement liés à l’objectif poursuivi par l’État.
57 Également, l’atteinte au droit à l’assistance d’un avocat ne va pas au‑delà de ce qui est nécessaire à la réalisation de l’objectif. Comme je l’ai indiqué, la portée des mesures policières permises est soigneusement limitée à ce qui est raisonnablement nécessaire pour atteindre l’objectif consistant à détecter les conducteurs en état d’ébriété. De plus, la restriction du droit à l’assistance d’un avocat est strictement limitée dans le temps — il ne fait aucun doute que l’automobiliste qui n’est pas autorisé à poursuivre sa route mais qui doit fournir un échantillon d’haleine ou de sang bénéficie de l’entière protection du droit à l’assistance d’un avocat garanti par la Charte.
58 Enfin, la restriction respecte le critère de la proportionnalité. Comme le ministère public l’admet, la preuve obtenue grâce à la participation de l’automobiliste privé du droit à l’assistance d’un avocat peut servir uniquement de moyen d’enquête pour confirmer ou écarter les soupçons du policier quant à l’état d’ébriété du conducteur. Cette preuve ne peut servir directement à incriminer le conducteur : voir R. c. Milne (1996), 107 C.C.C. (3d) 118 (C.A. Ont.), p. 128-131, autorisation de pourvoi refusée, [1996] 3 R.C.S. xiii; R. c. Coutts (1999), 45 O.R. (3d) 288 (C.A. Ont.); R. c. Ellerman, [2000] 6 W.W.R. 704 (C.A. Alb.); et R. c. Roy (1997), 28 M.V.R. (3d) 313 (C.A. Qué.). La justification de cette restriction a d’abord été établie dans l’arrêt Milne et repose sur l’objet du droit à l’assistance d’un avocat garanti à l’al. 10b). Dans l’arrêt R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173, cette Cour a décrit en ces termes l’objet du droit à l’assistance d’un avocat à la p. 191 :
L’objet du droit à l’assistance d’un avocat que garantit l’al. 10b) de la Charte est de donner à la personne détenue la possibilité d’être informée des droits et des obligations que la loi lui reconnaît et, ce qui est plus important, d’obtenir des conseils sur la façon d’exercer ces droits et de remplir ces obligations : R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233, aux pp. 1242 et 1243. Cette possibilité lui est donnée, parce que, étant détenue par les représentants de l’État, elle est désavantagée par rapport à l’État. Non seulement elle a été privée de sa liberté, mais encore elle risque de s’incriminer. Par conséquent, la personne « détenue » au sens de l’art. 10 de la Charte a immédiatement besoin de conseils juridiques, afin de protéger son droit de ne pas s’incriminer et d’obtenir une aide pour recouvrer sa liberté: Brydges, [[1990], 1 R.C.S. 190], p. 206; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, aux pp. 176 et 177; et Prosper [[1994], 3 R.C.S. 236]. [Souligné dans l’original.]
Comme l’a fait remarquer le juge d’appel Moldaver dans Milne, p. 131, il n’est pas difficile de conclure à la proportionnalité lorsque le droit à la liberté de l’automobiliste détenu est en cause parce que les mesures de détection routières [traduction] « ne prennent que peu de temps et dérangent peu l’automobiliste ». Toutefois, le juge a affirmé que [traduction] « l’on ne peut en dire autant de l’élément ‘risque d’incrimination’ si, en fait, on peut obliger l’automobiliste à créer une preuve incriminante qui peut plus tard servir au procès » (p. 131). Je souscris à cette conclusion. Selon l’arrêt Milne, cette restriction s’applique uniquement à la preuve obtenue par la participation directe et obligatoire de l’automobiliste aux tests routiers et, dans le cas qui nous occupe, à l’interrogatoire du policier au sujet de la consommation d’alcool. Le juge Moldaver a ajouté l’explication qui suit, à la p. 132 :
[traduction] Je ne fais pas allusion à ce que l’agent pourrait observer du conducteur dans l’exercice d’autres fonctions autorisées. Ainsi, par exemple, un agent peut observer des signes d’ébriété d’un conducteur, comme une forte odeur d’alcool, ses yeux vitreux et injectés de sang, ses pupilles dilatées, son articulation difficile, sa démarche chancelante en sortant du véhicule, ou d’autres signes semblables. Ces observations seraient admissibles au procès pour prouver l’état d’ébriété.
59 Dans les deux affaires dont notre Cour est saisie, la preuve attaquée a été présentée au procès uniquement pour confirmer les motifs du policier pour exiger l’alcootest. Chaque conducteur a été informé de son droit garanti par l’al. 10b) et a eu l’occasion de l’exercer lorsqu’il a été arrêté et avant qu’on lui demande de fournir des éléments de preuve incriminants au moyen d’échantillons d’haleine. L’atteinte au droit garanti à l’al. 10b) a été limitée strictement aux mesures de détection routières et était constitutionnelle.
60 Pour ces motifs, je conclus que même si MM. Elias et Orbanski étaient détenus et que l’al. 10b) s’appliquait et leur donnait dès lors droit à l’assistance d’un avocat, les conditions d’application des régimes législatifs en place au Manitoba prescrivaient une restriction au droit à l’assistance d’un avocat. Cette restriction est justifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique, compte tenu de l’importance de détecter la conduite en état d’ébriété et de dissuader ce comportement, de la nature hautement réglementée de la conduite d’un véhicule sur les routes, des limites imposées par la common law à l’égard des mesures de détection susceptibles d’être prises au bord de la route et des fins limitées auxquelles peut servir l’élément de preuve auto-incriminant recueilli au cours du processus de détection.
E. L’exclusion de la preuve fondée sur le par. 24(2)
61 Puisque la restriction aux droits de l’accusé était prescrite par une règle de droit et était justifiable au regard de l’article premier de la Charte, il n’est pas nécessaire de déterminer si la preuve obtenue lors de l’interrogatoire et de l’administration des tests de sobriété au bord de la route devrait néanmoins être admise sous le régime du par. 24(2).
VI. Dispositif
62 Le pourvoi dans Orbanski est rejeté et l’ordonnance d’un nouveau procès est confirmée. Le pourvoi formé par le ministère public dans Elias concernant la question de l’atteinte au droit garanti par l’al. 10b) de la Charte est accueilli et l’ordonnance d’un nouveau procès est confirmée. Conformément au jugement qu’elle a rendu le 12 février 2004, la Cour accorde à M. Elias ses dépens de l’appel sur une base avocat‑client. Sa demande d’autorisation d’interjeter un pourvoi incident est rejetée.
Version française des motifs des juges LeBel et Fish rendus par
Le juge LeBel (dissident dans Elias) —
I. Introduction
63 Dans l’affaire Orbanski, je suis aussi d’avis que le pourvoi devrait être rejeté et l’ordre de tenir un nouveau procès confirmé. Avec égards, cependant, j’adopte le raisonnement suivi par la Cour d’appel du Manitoba. En résumé, l’intervention de la police au bord de la route portait atteinte à l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Ni les textes législatifs ni la common law ne limitaient les droits reconnus à l’appelant par la Charte. Par conséquent, l’atteinte était injustifiée. Pourtant, en dépit du fait qu’elle a été obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même, la preuve devrait être admise selon une interprétation et une application correctes du par. 24(2) de la Charte. Dans l’affaire Elias, je rejetterais le pourvoi du ministère public. Je conclurais qu’il y a eu violation injustifiée de l’al. 10b) de la Charte. Étant donné la nature particulière et limitée du pourvoi, ce résultat n’aurait aucun effet sur la décision de la Cour d’appel du Manitoba d’ordonner un nouveau procès.
64 Les faits et l’historique judiciaire de ces affaires sont exposés dans les motifs de ma collègue. Je n’y reviendrai que lorsque l’exigent des aspects spécifiques de mes motifs. Je traiterai tout d’abord du problème de la violation de l’al. 10b) de la Charte. J’examinerai ensuite l’exclusion de la preuve et l’application du par. 24(2), mais seulement dans le pourvoi Orbanski, parce que notre Cour a refusé d’autoriser le pourvoi incident de M. Elias.
II. L’atteinte aux droits prévus à l’al. 10b)
65 Les faits pertinents ne soulèvent aucune contestation. Je les rappellerai brièvement — d’abord ceux de l’affaire Orbanski et ensuite, ceux de l’affaire Elias.
66 Au bord de la route, un agent de police a demandé à M. Orbanski de se soumettre à des tests de sobriété. L’agent lui a dit qu’il n’était pas tenu de s’y soumettre et qu’il pouvait communiquer avec un avocat, mais sans lui faire la mise en garde habituelle relative à la Charte et sans l’informer qu’il pouvait consulter un avocat de service ou un avocat de l’aide juridique. M. Orbanski a renoncé à appeler un avocat et il s’est soumis aux tests de sobriété, qu’il a échoués. Il a été arrêté pour conduite avec facultés affaiblies. Au poste de la GRC, après qu’on l’eut informé de ses droits et qu’il eut parlé à un avocat, il a échoué l’alcootest. Il a alors été accusé de conduite avec facultés affaiblies et de conduite avec une alcoolémie supérieure à la limite permise.
67 Au procès, le débat a notamment porté sur l’exclusion de la preuve. M. Orbanski a demandé au juge du procès, en se fondant sur le par. 24(2), d’exclure la preuve de l’échec aux tests de sobriété et les résultats de l’alcootest en raison de la violation, au bord de la route, de ses droits garantis à l’al. 10b). Le ministère public a répondu, premièrement, que si une telle violation s’était produite, elle découlait d’une restriction prescrite par une règle de droit, établie soit dans un texte législatif, soit par la common law, et que la restriction était justifiée conformément à l’article premier. En outre, le ministère public fait valoir que la preuve n’aurait pas dû être exclue, même s’il n’avait pas réussi à justifier la violation.
68 En ce qui concerne M. Elias, deux agents de police l’ont vu quitter un hôtel de Winnipeg tard dans la nuit, l’hiver et prendre le volant. Ils l’ont interpellé. Un agent a senti une odeur d’alcool. Les policiers ont demandé à M. Elias s’il avait bu. Il a échoué le test effectué au moyen d’un appareil de détection, a été arrêté et informé de ses droits. Après avoir parlé avec un avocat, il a subi l’épreuve de l’alcootest et a été accusé de conduite avec facultés affaiblies et de conduite avec une alcoolémie supérieure à la limite permise. Après un procès qui s’est terminé par un acquittement et les appels subséquents, la Cour d’appel du Manitoba à la majorité a conclu, comme dans l’affaire Orbanski, à une atteinte injustifiée à ses droits énoncés à l’al. 10b). La même majorité a ensuite étudié la question de l’exclusion de la preuve. Elle a conclu que la preuve fournie par l’appareil de détection et par l’alcootest aurait dû être admise. Le juge dissident n’aurait pas conclu à une atteinte aux droits prévus par la Charte. La Cour d’appel a ainsi confirmé le jugement du juge d’appel des poursuites sommaires, qui avait annulé le verdict d’acquittement et ordonné la tenue d’un nouveau procès.
69 Il faut ainsi déterminer, dans les deux pourvois, si les droits des accusés ont été « restreints [. . .] par une règle de droit », selon le libellé de l’article premier de la Charte. Si tel n’est pas le cas, l’atteinte au droit à l’assistance d’un avocat n’est pas justifiée. À mon avis, les droits des accusés n’ont pas été restreints en l’espèce. Le ministère public a admis que la loi du Manitoba en cause ne restreint pas expressément le droit à l’assistance d’un avocat. Il soutient cependant que telle restriction découle implicitement de la loi en question et des conditions d’application des régimes provincial et fédéral interreliés visant à réprimer la conduite en état d’ébriété et à en dissuader les citoyens. Il invoque également les règles de la common law régissant les devoirs et attributions des agents de police. Avec beaucoup d’égards, l’argument devient essentiellement utilitaire et repose sur la commodité et non sur le droit. La conduite en état d’ébriété est un fléau. Elle est dangereuse. Il faut retirer rapidement de la route les conducteurs ivres. S’il y a une lacune dans le texte de loi, considérons les pouvoirs nécessaires comme en faisant implicitement partie. À défaut, tournons‑nous vers la common law, et trouvons‑y ce qu’il faut ou créons‑le.
70 On ne saurait recourir à une interprétation juridique forcée pour esquiver, au nom d’un bien supérieur, des droits encombrants prévus par la Charte. Restreindre les protections établies dans la Charte par l’exercice inventif des pouvoirs législatifs des tribunaux est encore moins acceptable. Tout le système juridique du pays s’en trouverait bouleversé. Assez ironiquement, alors que les droits prévus à la Charte en ce qui a trait au système de justice pénale ont été élaborés par la common law, on utiliserait maintenant cette même common law pour les court‑circuiter et les restreindre.
71 La conduite en état d’ébriété constitue un fléau et un grave danger, cela ne fait aucun doute. Il ne s’agit cependant pas du seul problème de ce genre que le droit criminel et le système de justice pénale doivent affronter. Un code criminel ne vise pas les aspects les plus sympathiques de la vie humaine, et il ne s’adresse habituellement pas à des parangons de vertu. Le droit criminel s’intéresse aux agresseurs d’enfants, aux tueurs, aux petits et aux grands voleurs, aux trafiquants de drogue, aux incendiaires, aux terroristes ou aux gangs, aux conducteurs en état d’ébriété, etc. Il vise à dissuader, et lorsque la dissuasion échoue, à punir le coupable. Malheureusement, il arrive qu’un suspect ou un accusé innocent soit pris dans ses filets, comme les tribunaux ont dû le reconnaître à l’occasion. Le droit criminel, et plus récemment la Charte, ont ainsi donné naissance à des principes, à des règles et à des mécanismes qui régissent normalement le fonctionnement du système de justice pénale — peu importe qui est l’accusé, peu importe les accusations qui pèsent sur lui. L’intervention de l’État est soumise à des restrictions. L’application de la loi, aux yeux de certains, en est moins fluide, moins efficace. Mais au moins, quelques siècles plus tard, le chemin du droit criminel ne conduit plus des cellules sombres et crasseuses de la prison de Newgate à une danse dans le ciel de Tyburn après une rencontre expéditive avec un juge impitoyable, amateur de pendaison. Dans l’état actuel des choses, le processus pénal, même pour les conducteurs en état d’ébriété, demeure régi par les principes de justice fondamentale clairement énoncés dans la Charte.
72 Il est tentant de considérer les discussions sur la question du droit à l’assistance d’un avocat comme des chinoiseries, des arguties sur le sexe des anges. Or le droit à l’assistance d’un avocat ne saurait être réduit à de telles considérations, comme notre Cour l’a constamment rappelé dans des décisions portant sur ce droit ou sur le droit de garder le silence, au regard des art. 7 et 10 de la Charte.
73 Le juge en chef Lamer a souligné l’importance de ce droit il y a dix ans dans l’arrêt R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173. Selon lui, l’al. 10b) de la Charte possède un double objet, soit d’informer les personnes détenues de leurs droits et obligations, et de veiller à ce qu’elles reçoivent une information adéquate quant à la façon d’exercer ces droits ou de s’acquitter de ces obligations :
L’objet du droit à l’assistance d’un avocat que garantit l’al. 10b) de la Charte est de donner à la personne détenue la possibilité d’être informée des droits et des obligations que la loi lui reconnaît et, ce qui est plus important, d’obtenir des conseils sur la façon d’exercer ces droits et de remplir ces obligations: R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233, aux pp. 1242 et 1243. Cette possibilité lui est donnée, parce que, étant détenue par les représentants de l’État, elle est désavantagée par rapport à l’État. Non seulement elle a été privée de sa liberté, mais encore elle risque de s’incriminer. Par conséquent, la personne « détenue » au sens de l’art. 10 de la Charte a immédiatement besoin de conseils juridiques, afin de protéger son droit de ne pas s’incriminer et d’obtenir une aide pour recouvrer sa liberté : Brydges, à la p. 206; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, aux pp. 176 et 177; et Prosper. L’alinéa 10b) habilite la personne détenue à recourir de plein droit à l’assistance d’un avocat « sans délai » et sur demande. Comme l’a dit notre Cour dans l’arrêt Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383, à la p. 394, le droit à l’assistance d’un avocat prévu à l’al. 10b) vise à assurer le traitement équitable dans le processus pénal des personnes arrêtées ou détenues. [Souligné dans l’original; p. 191.]
74 Notre Cour n’a jamais dévié de cette doctrine. Sa jurisprudence reconnaît que « l’objet du droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) est de [. . .] permettre [à la personne détenue] de faire un choix valable . . . » (Bartle, p. 193). La détention fait entrer en jeu ce droit constitutionnel fondamental. La violation de ce droit est contraire à la Charte, à moins qu’elle soit justifiée par une règle de droit.
75 Comme je l’ai mentionné, le ministère public ne conteste pas le fait que dans les présentes affaires, MM. Orbanski et Elias se sont vu refuser l’exercice de leurs droits pendant qu’ils étaient détenus au bord de la route. Par exemple, dans l’affaire Orbanski, les renseignements donnés par l’agent de police ne satisfaisaient pas à l’exigence énoncée dans R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190, même si on a dit au détenu qu’il pouvait appeler un avocat, ce qu’il n’a pas voulu faire. Le ministère public plaide à cet égard qu’il existe une règle de droit qui limite le droit à l’assistance d’un avocat. Selon ma collègue, les lois en cause ne prévoient pas une telle règle; son existence découle plutôt des « conditions d’application » de la réglementation sur la conduite et la circulation et de celle relative à la détection routière.
76 En dernière analyse, la règle en question résiderait dans les pouvoirs conférés aux agents de police par la common law et serait justifiée au regard de l’article premier de la Charte.
77 Cette règle découlerait du pouvoir conféré par la loi aux agents de police d’intercepter des véhicules afin de vérifier la sobriété des conducteurs. À cette fin, le pouvoir des agents ne se limite pas à l’observation visuelle du conducteur; ils peuvent lui demander de se soumettre à des tests de sobriété ou de répondre à des questions sur sa consommation d’alcool, comme ils l’ont fait dans les cas de M. Orbanski et de M. Elias. Le pouvoir de formuler de telles demandes tiendrait en premier lieu des conditions d’application des lois pertinentes. En outre, il serait autorisé par les règles de la common law concernant l’exécution de leurs fonctions par les agents de police.
78 L’argument fondé sur de soi‑disant conditions d’application des textes législatifs demeure ambigu. Il serait sans doute utile de tenter d’en approfondir la nature, le fondement et les effets possibles. Cette notion a été analysée dans R. c. Thomsen, [1988] 1 R.C.S. 640. Notre Cour a alors interprété le par. 234.1(1) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant le par. 254(2)). À cette occasion, elle a eu recours à la notion de conditions d’application pour considérer, par interprétation, que le Code criminel contenait implicitement une restriction des droits des automobilistes détenus au bord de la route (p. 653). La restriction n’en restait pas moins fondée sur le libellé du texte législatif, interprété d’une façon large, dans son contexte et en conformité avec son objet. Il ne s’agissait pas d’un cas où les conditions d’application d’une loi étaient complètement extérieures à celle‑ci, formant une source distincte de pouvoirs et d’obligations juridiques qui se situerait quelque part entre le texte législatif et la common law.
79 Dans le présent pourvoi, contrairement à la situation sur laquelle portait l’arrêt Thomsen, le pouvoir de demander à un conducteur de se soumettre à des tests de sobriété ou de l’interroger sur sa consommation d’alcool ne figure nulle part dans les textes législatifs, même implicitement ou selon une interprétation large. Les conditions d’application ne sont pas utilisées pour interpréter le texte législatif; elles semblent plutôt se fondre dans la teneur et la justification de la règle de common law qui, selon l’argument du ministère public, existe déjà et autoriserait de toute façon la mesure que prennent les agents de police sur la rue ou au bord de la route.
80 En l’absence d’un fondement législatif, l’argument des conditions d’application paraît relié davantage à la justification d’une restriction qu’à l’existence de celle‑ci. Cet argument découle apparemment de la prémisse suivant laquelle une restriction particulière de certains droits constitutionnels est nécessaire. Parce que cette restriction est nécessaire, les tribunaux vont alors la créer. À la dernière étape de la démarche, les mêmes tribunaux détermineront si cette restriction des droits constitutionnels peut se justifier au regard de l’article premier de la Charte, et invoqueront la nécessité qui a déjà servi à justifier la création de cette restriction. Ce raisonnement, qui porte l’empreinte de la circularité, paraît amalgamer le mécanisme de la création de la règle de common law et le mécanisme par lequel on la justifiera. Les difficultés que cela suscite semblent confirmer la nécessité d’aborder avec prudence l’exercice de pouvoirs judiciaires pour élaborer la common law dans des domaines fortement réglementés où le Parlement comme les législateurs provinciaux se sont montrés actifs.
81 L’adoption d’une règle restreignant des droits énoncés à la Charte sur la base de ce qui revient à un argument utilitaire fondé sur les besoins des enquêtes policières, par l’élaboration de pouvoirs policiers en common law, tend à conférer une portée potentiellement incontrôlable à la doctrine élaborée dans les arrêts Waterfield et Dedman alors que — nous oublions parfois de tels détails — le tribunal qui l’a créée avait bien pris soin de ne pas l’appliquer aux faits dont il était saisi (R. v. Waterfield, [1963] 3 All E.R. 659 (C.C.A.)). Cette doctrine se résumerait maintenant au principe suivant lequel la police obtient les pouvoirs dont elle a besoin, par décision judiciaire si les autres moyens échouent ou si le législateur juge qu’il serait inutile ou injustifié d’adopter une loi. Les tribunaux restreindraient les droits énoncés à la Charte dans toute la mesure nécessaire pour réaliser l’objectif consistant à répondre aux besoins des policiers. La création de la restriction et sa justification se feraient à l’initiative des tribunaux. Dans le contexte d’affaires comme celles sur lesquelles nous avons maintenant à statuer, le fait d’envisager ce type d’intervention judiciaire empêcherait tout examen sérieux des restrictions à la lumière de la Charte, puisqu’elles auraient leur origine dans des initiatives des tribunaux eux‑mêmes.
82 Il ne faut pas perdre de vue les différentes fonctions et responsabilités constitutionnelles des tribunaux, d’une part, et du législateur, d’autre part. De même, le législateur est mieux en mesure d’examiner et d’évaluer la nécessité d’accorder plus de pouvoirs aux policiers et d’intégrer les modifications requises dans l’ensemble du régime législatif applicable. Dans ce contexte constitutionnel, si le recours à la notion de conditions d’application s’avère indiqué, il semblerait dès lors judicieux d’adopter une approche plus prudente à l’égard de l’interaction entre cette notion et les valeurs et règles de la Charte. Sinon, notre droit constitutionnel évoluerait en fonction des besoins de la police — une nouvelle variation sur la vieille maxime latine « Salus reipublicae suprema lex ». C’est en cela que consiste pour l’essentiel la thèse du ministère public dans les présents pourvois. Cette thèse se résume en quelques propositions : selon la législation, les policiers détiennent déjà le droit indiscuté d’intercepter les conducteurs au bord de la route. Ils ont le devoir et le pouvoir de vérifier leur sobriété. À cette fin, ils doivent être autorisés à procéder aux vérifications exigées par la situation, au cours desquelles il faut leur permettre de recourir aux méthodes les plus appropriées dans les circonstances. Bien qu’on reconnaisse que les conducteurs ne sont pas tenus de subir les tests ou de répondre aux questions, l’efficacité des contrôles exige qu’on ne leur rappelle pas leurs droits constitutionnels. On semble craindre que, informés de ces droits, ils puissent choisir de les exercer. C’est ce qu’a déclaré l’avocat d’un des intervenants à l’audience :
[traduction] . . . pour résumer, et pour l’exprimer simplement, s’ils [les conducteurs interceptés au hasard] étaient avisés, tout comme s’ils avaient été informés de leur droit à l’assistance d’un avocat, ils pourraient très bien choisir de ne pas répondre ou de ne pas participer. . . [Transcription, p. 82]
L’efficacité de l’application de la loi en viendrait ainsi à dépendre du fait que les conducteurs ignorent leurs droits. On pourrait utilement réfléchir à ces observations on ne peut plus pertinentes du juge Fish, qui s’exprimait ainsi au nom d’une Cour d’appel du Québec unanime dans R. c. Charron (1990), 57 C.C.C. (3d) 248 :
[traduction] De toute évidence, la police n’est pas davantage tenue d’insister sur la consultation d’un avocat que d’imposer le droit au silence. Il serait injuste, malavisé et très probablement contre‑productif d’astreindre la police à des exigences trop grandes.
Néanmoins, le droit à l’assistance d’un avocat est maintenant inscrit dans la Constitution et je ne vois rien de mal, sur les plans pratique ou philosophique, à ce qu’un agent s’assure qu’il ait été respecté. S’il l’a été, la confirmation obtenue par l’agent protégera l’intégrité de la preuve recueillie; s’il ne l’a pas été, cette vérification pourrait au moins empêcher qu’un droit constitutionnel soit violé par inadvertance.
Dans l’arrêt R. c. Jacoy [. . .] [1988] 2 R.C.S. 548 [p. 563] [. . .], et aussi dans l’arrêt R. c. Debot, [. . .] [1989] 2 R.C.S. 1140 [p. 1173], Madame la juge Wilson a déclaré : « Le droit à l’assistance d’un avocat est certainement, pour le citoyen, la principale garantie que ses autres droits seront respectés ». Si l’exercice de ce droit est une menace pour notre système de justice, c’est notre système de justice, et non le droit à l’assistance d’un avocat, qui devrait être ouvertement et honnêtement remis en question. [Souligné dans l’original; p. 254.]
83 Il serait difficile de prétendre que le fait d’octroyer à la police un pouvoir qui n’impose pas au citoyen une obligation correspondante de coopérer à l’enquête établit une règle de droit, au sens de l’article premier de la Charte. Le refus de ma collègue la juge Charron de conférer une telle portée à un pouvoir policier découlant de la common law donne à penser que la présence d’un contexte de réglementation très poussée sur les routes publiques ainsi que de régimes fédéraux et provinciaux fondés sur l’interrelation et la coopération dans ce domaine exigent une solution autre que la création de pouvoirs de common law par l’intervention judiciaire. La présence de systèmes législatifs et de réglementation complexes ainsi qu’une tradition d’intervention fréquente et proactive de la part du Parlement et des législateurs provinciaux indiquent plutôt l’autre direction. La situation diffère totalement de celles où notre Cour a ressenti le besoin d’élaborer certaines règles de common law en matière d’action policière lorsqu’il y avait depuis longtemps des failles dans le droit, comme dans le cas de la détention de passants aux fins d’enquête dans R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, 2004 CSC 52, ou des fouilles à nu dans R. c. Golden, [2001] 3 R.C.S. 679, 2001 CSC 83. Dans certaines provinces, le législateur a déjà agi pour combler la faille en cause dans les présents pourvois (voir, par exemple, le Code de la sécurité routière, L.R.Q., ch. C‑24.2, art. 636.1; R. c. Tremblay (1995), 21 M.V.R. (3d) 201 (C.A. Qué.)). Au Manitoba même, le législateur avait, lors de l’audience, adopté des modifications au Code de la route, L.M. 1985-86, ch. 3 C.P.L.M., ch. H60, dans la Loi modifiant le Code de la route (pouvoirs de la police concernant les conducteurs dangereux et modifications diverses), L.M. 2004, ch. 11. Ces modifications, entrées en vigueur le 18 décembre 2004, confèrent notamment aux agents de police le pouvoir d’ordonner aux conducteurs détenus de se soumettre à des tests de sobriété ou de répondre à des questions sur leur consommation d’alcool. Le refus de coopérer est devenu une infraction provinciale. D’autre part, le par. 76.1(6) du Code de la route suspend expressément le droit à l’assistance d’un avocat pendant ces vérifications. Cette disposition libère l’agent de police de l’obligation d’informer le conducteur de ses droits en vertu de l’al. 10b) de la Charte.
84 Les dispositions sont claires. Elles énoncent des règles de droit qui octroient des pouvoirs ou imposent des obligations. Elles instaurent des restrictions aux droits prévus par la Charte. Ces restrictions pourraient être attaquées et je n’ai pas l’intention d’exprimer un point de vue prématuré quant à l’issue d’éventuelles contestations. Il n’en demeure pas moins que, dans le contexte de ces dispositions, les tribunaux seraient mieux en mesure d’examiner le caractère approprié des restrictions aux droits constitutionnels en cause, et de décider si elles satisfont aux normes applicables. Dans l’état actuel des deux affaires qui nous occupent, pour obtenir à l’égard de M. Orbanski une condamnation qui, en tout cas sur la base d’autres motifs, ne pourrait pas être attaquée avec succès, et pour répondre à une question hypothétique dans le cas de M. Elias, notre Cour s’engage inutilement sur un terrain qu’il aurait mieux valu laisser au législateur.
III. L’exclusion de la preuve et le par. 24(2) de la Charte
85 Comme je l’ai mentionné, la question de l’exclusion de la preuve fondée sur le par. 24(2) de la Charte ne se pose que dans le pourvoi Orbanski. Dans Elias, notre Cour n’en est pas saisie et je n’ai pas l’intention de faire des observations sur son application dans cette affaire. À mon avis, malgré la violation des droits constitutionnels de M. Orbanski, la preuve obtenue par la police n’aurait pas dû être écartée. Une application correcte du par. 24(2) ne justifie pas l’exclusion de cette preuve. À cet égard, le juge Philp, qui a rédigé le jugement majoritaire de la Cour d’appel, est parvenu à la conclusion appropriée en décidant que cette preuve devait être admise.
86 La présente affaire ne se prête certainement pas à un examen approfondi des problèmes relatifs à l’interprétation et à la méthode d’application du par. 24(2), surtout dans le cadre de ce qui constitue une dissidence partielle. Néanmoins, certaines observations de nature générale semblent de mise, du fait que des préoccupations relatives à l’exclusion quasi automatique de la preuve pourraient avoir une incidence sur la définition de droits constitutionnels dans le processus pénal par les tribunaux canadiens.
87 Peu de dispositions de la Charte, sans doute, ont suscité autant de commentaires de juristes, de développements jurisprudentiels contradictoires, de rhétorique médiatique ou de simple malaise que le par. 24(2). Depuis l’entrée en vigueur de la Charte, notre Cour est revenue à maintes reprises sur l’interprétation et l’application de cette disposition. Elle a élaboré et perfectionné des méthodes d’analyse et d’application. Or, malgré tous ces efforts, des doutes et des malentendus subsistent. Ils proviennent pour la plupart de points de vue qui tentent de voir, dans la jurisprudence de notre Cour, la création d’une règle d’exclusion dans les cas de preuve obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même.
88 Je n’entends pas examiner dans le détail l’évolution de notre jurisprudence. Les arrêts R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, et R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, marquent toutefois deux moments essentiels de cette évolution.
89 Dans l’arrêt Collins, le juge Lamer (plus tard Juge en chef) a créé la méthode analytique fondamentale qui régit depuis lors l’application du par. 24(2). Cette méthode est fondée en premier lieu sur une classification des facteurs pertinents. Malgré la gamme étendue de facteurs susceptibles d’être pertinents, le juge Lamer s’est dit d’avis qu’ils peuvent être répartis en trois grandes catégories. La première comprend les facteurs touchant l’équité du procès, la deuxième, les facteurs ayant trait à la gravité de la violation de la Charte et la troisième, les facteurs relatifs à l’effet de l’exclusion de la preuve sur la considération dont jouit l’administration de la justice. Il a également souligné que l’adoption du par. 24(2) a écarté le principe traditionnel de l’arrêt Wray, axé sur la fiabilité et la pertinence de la preuve plutôt que sur les circonstances dans lesquelles elle a été obtenue (R. c. Wray, [1971] R.C.S. 272). D’autre part, le par. 24(2) ne devrait pas être confondu avec une règle d’exclusion pure et simple.
90 Dans l’arrêt Collins, le juge Lamer a indiqué qu’un facteur très important, dans l’analyse, résiderait dans la nature de la preuve. Il a déclaré que l’utilisation d’une preuve matérielle obtenue d’une manière contraire à la Charte rendra rarement un procès inéquitable, mais qu’il en va différemment lorsque l’accusé est conscrit contre lui‑même. L’utilisation d’une preuve obtenue de cette manière rendra très probablement le procès inéquitable. Malgré cela, ni l’arrêt Collins ni les jugements rendus par notre Cour les années suivantes ne donnent à penser que la Charte a imposé une règle d’exclusion. La Charte a plutôt accordé aux juges un pouvoir discrétionnaire structuré pour apprécier l’incidence de la violation de droits constitutionnels sur l’obtention de la preuve, afin de déterminer si celle‑ci devrait être exclue.
91 Dans l’arrêt Stillman, la Cour est revenue sur les problèmes liés à la structure du pouvoir discrétionnaire judiciaire d’écarter des preuves obtenues en violation de droits énoncés dans la Charte, et sur la façon dont ce pouvoir doit être exercé. Les motifs du juge Cory accordent indubitablement une importance considérable à la classification de la nature de la preuve et à son incidence sur l’équité du procès. À cette occasion, le juge Cory a résumé dans les termes suivants les étapes de l’analyse requise pour l’application du par. 24(2) :
1. Qualifier la preuve soit de preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même, soit de preuve non obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même, selon la manière dont elle a été obtenue. Si la preuve est une preuve non obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même, son utilisation ne rendra pas le procès inéquitable et le tribunal passera à l’examen de la gravité de la violation et de l’incidence de l’exclusion de cette preuve sur la considération dont jouit l’administration de la justice.
2. Si la preuve a été obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même et que le ministère public ne démontre pas, suivant la prépondérance des probabilités, qu’elle aurait été découverte par un autre moyen non fondé sur la mobilisation de l’accusé contre lui‑même, son utilisation rendra alors le procès inéquitable. En règle générale, le tribunal écartera la preuve sans examiner la gravité de la violation ni l’incidence de son exclusion sur la considération dont jouit l’administration de la justice. Il doit en être ainsi puisqu’un procès inéquitable déconsidérerait nécessairement l’administration de la justice.
3. Si l’on conclut que la preuve a été obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même et si le ministère public démontre, suivant la prépondérance des probabilités, qu’elle aurait été découverte par un autre moyen non fondé sur la mobilisation de l’accusé contre lui‑même, son utilisation ne rendra alors généralement pas le procès inéquitable. Toutefois, il faudra examiner la gravité de la violation de la Charte et l’incidence de l’exclusion de cette preuve sur la considération dont jouit l’administration de la justice. [Souligné dans l’original; par. 119.]
92 L’arrêt Stillman a amené certains à craindre que notre Cour fût en train de créer une règle d’exclusion reposant essentiellement sur la nature de la preuve. Ces craintes découlaient, en partie du moins, de l’opinion suivant laquelle le fort lien de présomption entre l’utilisation d’une preuve obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même et son incidence sur l’équité du procès réduisait l’application du par. 24(2) à une règle stricte et très nette fondée principalement sur la caractérisation juridique de la preuve, qui ne permettait pas une véritable prise en compte d’autres facteurs pertinents.
93 Or, ni les motifs du juge Cory dans Stillman ni plusieurs décisions récentes de notre Cour, dans des arrêts comme R. c. Fliss, [2002] 1 R.C.S. 535, 2002 CSC 16, R. c. Law, [2002] 1 R.C.S. 227, 2002 CSC 10, ou R. c. Buhay, [2003] 1 R.C.S. 631, 2003 CSC 30, ne sont allés aussi loin. Notre Cour s’est toujours souvenue du principe que la Charte n’a pas établi une règle d’exclusion pure et simple. Elle attache une importance considérable à la nature de la preuve. Elle est toujours soucieuse de l’effet que pourrait produire sur l’équité d’un procès pénal l’admission d’une preuve obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même en violation d’un droit énoncé dans la Charte. Cependant, même si ce volet de l’analyse est souvent déterminant quant à l’issue, notre Cour n’a jamais laissé entendre que la présence d’une preuve illégalement obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même met toujours un terme au débat et que les autres étapes et facteurs du processus perdent toute pertinence.
94 Dans l’arrêt Buhay, par exemple, la juge Arbour a réaffirmé que, d’une manière générale, lorsque l’admission d’une preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même est susceptible de compromettre l’équité du procès, elle peut également déconsidérer l’administration de la justice. Pour cette raison, elle devra être écartée (par. 49). En même temps, elle a souligné la nature globale du processus intellectuel conduisant à une décision sur l’exclusion de la preuve. Au bout du compte, ce processus revient à trouver le juste équilibre entre les intérêts opposés et les valeurs en jeu dans le procès pénal, entre la recherche de la vérité et l’intégrité du procès (la juge Arbour, par. 73; voir aussi le juge Binnie dans Fliss, par. 89). Tous les facteurs de l’arrêt Collins demeurent pertinents tout au long de cet examen délicat et nuancé.
95 La même approche est recommandée dans les motifs du juge Bastarache dans l’arrêt Law. Selon lui, on s’entend pour dire que l’admission d’une preuve obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même aura habituellement une incidence sur l’équité du procès, contrairement à l’admission d’une « preuve matérielle ». Mais le juge Bastarache refuse de conclure que l’arrêt Stillman et la jurisprudence de notre Cour aient fait du par. 24(2) une règle d’exclusion automatique s’appliquant chaque fois que les tribunaux sont appelés à statuer sur l’admissibilité d’une preuve obtenue illégalement en mobilisant l’accusé contre lui‑même. Les opinions exprimées par la Cour dans Stillman traduisent certaines craintes à l’égard de l’effet persistant de l’auto‑incrimination tout au long du procès (voir Law, par. 33‑34). Bien que le processus aboutisse souvent à l’exclusion de la preuve, cela n’est pas automatique. L’examen relatif à l’admissibilité de la preuve doit parvenir au dernier stade, afin qu’il soit déterminé si son admission est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
96 L’application du par. 24(2) demeure une affaire délicate. Cette disposition vise à préserver l’intégrité du système de justice, ce qui oblige à attacher une grande importance à la nécessité de garantir l’équité du procès pénal. Il faut cependant éviter de ramener le concept de l’équité au niveau d’une incantation rituelle qui dispenserait les juges de pousser plus loin la réflexion une fois que le mot a été prononcé.
97 Le concept d’équité représente une notion riche et complexe. Il concerne non seulement les droits de l’accusé, mais aussi ceux de la société au regard de la bonne administration de la loi, comme l’a souligné la juge McLachlin (plus tard Juge en chef) dans l’arrêt R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562 :
Au départ, un procès équitable est un procès qui paraît équitable, tant du point de vue de l’accusé que de celui de la collectivité. Il ne faut pas confondre un procès équitable avec le procès le plus avantageux possible du point de vue de l’accusé : R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 362, le juge La Forest. Il ne faut pas l’assimiler non plus au procès parfait; dans la réalité, la perfection est rarement atteinte. Le procès équitable est celui qui répond à l’intérêt qu’a le public à connaître la vérité, tout en préservant l’équité fondamentale en matière de procédure pour l’accusé. [par. 45]
98 La création et l’application d’une règle prévoyant l’exclusion quasi automatique de toute preuve obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même, fondée sur la présomption qu’une telle preuve a nécessairement une incidence sur l’équité du procès, pourraient être considérées comme une méthode claire et efficace de gérer certains aspects du procès pénal. Néanmoins, notre Cour n’a jamais adopté une telle règle, qui serait inconciliable avec l’économie et le libellé du par. 24(2).
99 Dans certains cas, il est difficile de dissocier la deuxième étape de l’analyse, au cours de laquelle est appréciée la gravité de la violation, et la première étape, qui porte sur la nature de la violation des droits et la nature de la preuve. La recherche d’un juste équilibre entre les intérêts en opposition, dans l’évaluation de l’équité du procès pénal et dans la décision finale quant à l’opportunité d’autoriser l’utilisation de la preuve, peut très bien se révéler impossible sans une prise en considération de la gravité de la violation et de son incidence. Il peut s’avérer impossible de dissocier les différents stades de l’analyse, en raison de leurs interrelations logiques et factuelles dans bien des cas. C’est ce qu’a décidé la Cour d’appel du Manitoba, et je souscris à son analyse et à sa conclusion.
100 Dans le présent pourvoi, il serait inexact de décrire la preuve comme n’ayant pas été obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même. Bien qu’il n’y ait pas eu de contrainte ou de violence physique, la preuve a été créée par une utilisation irrégulière du pouvoir de l’État. L’argument selon lequel il n’y a pas de contrainte dans de telles circonstances ne tient pas compte de ce qui se passe en réalité dans bon nombre de situations de ce genre. Vu le pouvoir habituellement accordé aux agents de police et l’autorité dont ils sont investis, l’accusé perçoit comme intimidantes les rencontres de ce genre au bord de la route. Il ressent la présence d’un représentant de l’État et son pouvoir en matière d’application de la loi. Conformément à l’arrêt Stillman, la preuve en cause demeure une preuve obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même, mais cela ne doit pas nécessairement entraîner son exclusion.
101 En l’espèce, bien que la preuve ait été obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même, la violation, comme l’a conclu la Cour d’appel, ne justifie pas son exclusion. Les droits énoncés dans la Charte qui sont en jeu sont importants, mais toute violation de ces droits n’a pas la même gravité et n’exige pas la même réparation, en particulier celle qui consiste dans l’exclusion de la preuve. Les tribunaux doivent examiner attentivement les circonstances et la nature de la violation.
102 Le fait de donner, apparemment en toute bonne foi, une information incomplète au bord de la route, ne présente pas le même niveau de gravité que celui d’expulser une personne dans un autre pays où elle risque la torture et la mort, ou encore celui de détenir un suspect dans un poste de police pour l’interroger en lui refusant tout contact avec l’extérieur ou en le privant de toute possibilité matérielle de communiquer avec un avocat. Le refus d’admettre que la Charte puisse s’appliquer à toute une gamme de situations très différentes et que sa mise en œuvre exige une grande attention au contexte et une analyse fine, conduirait au bout du compte à la banaliser.
103 Bien que je conclue à une violation de la Charte, il ressort clairement de la preuve que M. Orbanski a reçu certaines informations. En un sens très large, certaines des obligations imposées à l’agent de police ont été remplies. Il semble que M. Orbanski ait reçu une mise en garde incomplète au sujet de ses droits, mais il a compris en quoi ils consistaient et il a renoncé à les exercer.
104 En conséquence, je ne pense pas que la violation ait pu nuire à l’équité du procès. Il s’agissait d’une atteinte mineure à un droit, certes important, énoncé dans la Charte. Cette violation ne justifiait pas l’exclusion de la preuve. Je conclurais que, dans de telles circonstances, l’exclusion de la preuve serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
IV. Dispositif
105 Pour ces motifs, je souscrirais à l’avis de ma collègue dans le cas de M. Orbanski et je rejetterais le pourvoi. Comme je l’ai indiqué précédemment, je rejetterais le pourvoi du ministère public dans l’affaire Elias.
Pourvoi rejeté dans Orbanski. Pourvoi accueilli dans Elias avec dépens, les juges LeBel et Fish sont dissidents.
Procureurs de l’appelant dans Orbanski : Pinx Campbell Inness, Winnipeg.
Procureur de l’intimée dans Orbanski/appelante dans Elias : Justice Manitoba, Winnipeg.
Procureurs de l’intimé dans Elias : Brodsky & Company, Winnipeg.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice, Sainte‑Foy.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Saskatchewan Justice, Regina.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Justice, Edmonton.
Procureur de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Faculté de droit, Université Queen’s, Kingston.