COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Bertrand Marchand, 2023 CSC 26
Appels entendus : 15, 16 février 2023
Jugement rendu : 3 novembre 2023
Dossiers : 39935, 40093
Entre :
Sa Majesté le Roi et procureur général du Québec
Appelants
et
Maxime Bertrand Marchand
Intimé
- et -
Directrice des poursuites pénales, procureur général de l’Ontario, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, Droits et Libertés Nunavik, Association québécoise des avocats et avocates de la défense, Barbra Schlifer Commemorative Clinic et Independent Criminal Defence Advocacy Society
Intervenants
Et entre :
Sa Majesté le Roi et procureur général du Québec
Appelants
et
H.V.
Intimé
- et -
Directrice des poursuites pénales, procureur général de l’Ontario, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, Association des avocats de la défense de Montréal et Independent Criminal Defence Advocacy Society
Intervenants
Traduction française officielle : Motifs de la juge Martin
Coram : Les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
Motifs de jugement :
(par. 1 à 174)
La juge Martin (avec l’accord des juges Karakatsanis, Rowe, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin)
Motifs dissidents en partie :
(par. 175 à 232)
La juge Côté
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
Sa Majesté le Roi et
procureur général du Québec Appelants
c.
Maxime Bertrand Marchand Intimé
et
Directrice des poursuites pénales,
procureur général de l’Ontario,
procureur général de la Saskatchewan,
procureur général de l’Alberta,
Droits et Libertés Nunavik,
Association québécoise des avocats et avocates de la défense,
Barbra Schlifer Commemorative Clinic et
Independent Criminal Defence Advocacy Society Intervenants
‑ et ‑
Sa Majesté le Roi et
procureur général du Québec Appelants
c.
H.V. Intimé
et
Directrice des poursuites pénales,
procureur général de l’Ontario,
procureur général de la Saskatchewan,
procureur général de l’Alberta,
Association des avocats de la défense de Montréal et
Independent Criminal Defence Advocacy Society Intervenants
Répertorié : R. c. Bertrand Marchand
2023 CSC 26
Nos du greffe : 39935, 40093.
2023 : 15, 16 février; 2023 : 3 novembre.
Présents : Les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour d’appel du québec
Droit constitutionnel — Charte des droits — Traitements ou peines cruels et inusités — Détermination de la peine — Peine minimale obligatoire — Leurre d’enfants — Inscription de plaidoyers de culpabilité à des accusations de leurre d’enfants par des personnes accusées — Contestation par les personnes accusées de la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire d’un an d’emprisonnement prescrite pour une infraction de leurre d’enfants constituant un acte criminel poursuivi par voie de mise en accusation et de la peine minimale obligatoire de six mois d’emprisonnement prescrite pour une infraction de leurre d’enfants punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire — Les peines minimales obligatoires constituent‑elles des peines cruelles et inusitées? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 12 — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 172.1(2)a), b).
Droit criminel — Détermination de la peine — Facteurs devant être pris en considération — Leurre d’enfants — Inscription de plaidoyers de culpabilité à des accusations de leurre d’enfants et de contacts sexuels par une personne accusée — Infliction par la juge chargée de déterminer la peine d’une peine de cinq mois d’emprisonnement pour leurre d’enfants devant être purgée concurremment avec la peine pour contacts sexuels — Confirmation par les juges majoritaires de la Cour d’appel de la décision de la juge chargée de déterminer la peine — La peine pour leurre d’enfants infligée à la personne accusée était‑elle juste?
M a plaidé coupable à un chef d’accusation de contacts sexuels, infraction prévue à l’al. 151a) du Code criminel, et à un chef d’accusation de leurre d’enfants, infraction prévue à l’al. 172.1(1)b). M a rencontré la victime en personne alors qu’il avait 22 ans et qu’elle avait 13 ans. Il lui a alors envoyé une demande d’amitié sur Facebook et, pendant les deux années suivantes, ils ont été en contact sur les médias sociaux, et se sont aussi rencontrés en personne, et ils ont eu des rapports sexuels illégaux à quatre occasions distinctes. Lors de la détermination de la peine, M a contesté la peine minimale obligatoire d’un an d’incarcération énoncée à l’al. 172.1(2)a) qui est infligée aux personnes déclarées coupables de l’acte criminel de leurre d’enfants, au motif qu’elle était incompatible avec l’art. 12 de la Charte, lequel assure une protection contre les peines cruelles et inusitées. La juge chargée de déterminer la peine a condamné M à une peine d’emprisonnement de cinq mois pour l’infraction de leurre, devant être purgée concurremment avec la peine infligée pour l’infraction de contacts sexuels. La juge a conclu que la peine minimale obligatoire contrevenait à l’art. 12 de la Charte car elle serait exagérément disproportionnée à la peine juste de cinq mois. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont confirmé à la fois la peine infligée pour leurre et la conclusion selon laquelle la peine minimale obligatoire était inconstitutionnelle. La Couronne interjette appel de la justesse de la peine infligée à M pour leurre et demande à la Cour de conclure que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) est constitutionnelle.
V a plaidé coupable à un chef d’accusation de leurre d’enfants, infraction prévue à l’al. 172.1(1)a) du Code criminel. V a envoyé des messages textes à caractère sexuel à la victime pendant une période de 10 jours. Lors de la détermination de la peine, V a contesté la peine minimale obligatoire de six mois énoncée à l’al. 172.1(2)b) qui est infligée aux personnes déclarées coupables de l’infraction de leurre punissable sur déclaration sommaire de culpabilité, au motif qu’elle violait l’art. 12 de la Charte. Le juge chargé de déterminer la peine a infligé à V une peine de deux ans de probation et de 150 heures de travaux communautaires, après avoir conclu que la peine minimale obligatoire serait exagérément disproportionnée à la peine juste. En appel, la Cour supérieure a fait passer la peine à quatre mois d’emprisonnement. La cour a ensuite établi que la peine minimale obligatoire contrevenait à l’art. 12 car, même si elle n’était pas exagérément disproportionnée à la peine juste de quatre mois infligée à V, elle le serait dans des scénarios raisonnablement prévisibles. La Cour d’appel a confirmé cette décision. La justesse de la peine infligée à V n’est pas contestée devant la Cour. La Couronne demande à la Cour de conclure que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)b) est constitutionnelle.
Arrêt (la juge Côté est dissidente en partie) : Le pourvoi dans le cas de M devrait être accueilli en partie. Le pourvoi dans le cas de V devrait être rejeté.
Les juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin : La peine infligée à M pour leurre d’enfants devrait passer de 5 à 12 mois d’emprisonnement, et elle devrait être purgée consécutivement à la peine qui lui a été infligée pour contacts sexuels, et non concurremment avec celle‑ci. Les peines minimales obligatoires pour leurre d’enfants prévues aux al. 172.1(2)a) et b) du Code criminel sont incompatibles avec l’art. 12 de la Charte, ne sont pas justifiées au regard de l’article premier et sont donc inopérantes en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
Pour protéger une variété d’intérêts sociaux, notamment pour assurer une protection à l’égard de la vulnérabilité des enfants et de l’exploitation de ceux‑ci facilitée par Internet, le Parlement a créé l’infraction de leurre d’enfants à l’art. 172.1 du Code criminel. L’infraction comporte trois éléments : (1) l’accusé a communiqué intentionnellement par un moyen de télécommunication; (2) avec une personne dont il sait ou croit qu’elle est âgée de moins de 18 ans; et (3) la communication de l’accusé visait à faciliter expressément la perpétration d’une infraction secondaire désignée indiquée à l’art. 172.1(1) à l’égard de la personne mineure. La création par le Parlement de cette infraction inchoative préparatoire qui criminalise les communications précédant la perpétration d’autres infractions secondaires désignées indique que le leurre cause des préjudices qui sont différents de ceux que causent les infractions secondaires et est suffisamment répréhensible et préjudiciable pour engager la responsabilité criminelle. Le leurre d’enfants est une infraction mixte qui est passible d’une peine minimale obligatoire d’un an d’emprisonnement si le délinquant est déclaré coupable d’un acte criminel (al. 172.1(2)a)) et de six mois d’emprisonnement si le délinquant est déclaré coupable d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire (al. 172.1(2)b)).
Selon l’art. 718.1 du Code criminel, une peine est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. Une peine juste et proportionnée doit être façonnée eu égard aux faits particuliers de l’affaire de même qu’à la lumière des lois en vigueur et de la jurisprudence applicable. De plus, à l’art. 718.01, le Parlement a expressément indiqué que, lors de la détermination de la peine pour des infractions comportant des abus à l’égard d’enfants, y compris le leurre d’enfants, les objectifs de dénonciation et de dissuasion devraient se voir accorder une attention particulière. Bien qu’un juge puisse accorder un poids important à d’autres objectifs de détermination de la peine, notamment la réinsertion sociale, la disposition limite le pouvoir discrétionnaire judiciaire car les juges ne peuvent leur accorder une priorité équivalente ou plus grande qu’aux objectifs de dénonciation et de dissuasion. En plus des mesures prises par le Parlement pour punir les diverses formes que peuvent prendre les abus à l’égard d’enfants, la décision de la Cour dans l’arrêt R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, établit les principes de détermination de la peine applicables aux infractions d’ordre sexuel contre des enfants afin que les peines reflètent et illustrent pleinement le caractère hautement répréhensible et la grande nocivité de ces crimes. L’arrêt Friesen envoie le message clair que les peines infligées pour ces crimes doivent tenir compte des dommages profonds et permanents que la violence sexuelle cause aux enfants, aux familles et à la société en général.
En ce qui a trait à l’infraction de leurre d’enfants, la compréhension de son caractère répréhensible et de sa nocivité distincte est essentielle à la bonne appréciation de sa gravité et du degré de responsabilité du délinquant, et est indispensable pour éviter d’appliquer un raisonnement stéréotypé et de retenir erronément certaines circonstances aggravantes et atténuantes. Le leurre est répréhensible, car l’adulte profite de la position de faiblesse de l’enfant et de son manque d’expérience en ligne, où les enfants sont particulièrement exposés et sans défense, ce qui répudie la valeur fondamentale de la protection des enfants. Le leurre envahit l’autonomie personnelle de l’enfant, porte atteinte à son intégrité sexuelle et met gravement à mal sa dignité. Même dans les cas où les seules interactions avec l’enfant ont lieu en ligne, la conduite du délinquant est répréhensible en soi parce qu’elle constitue tout de même une forme d’abus sexuel.
De plus, le leurre est dommageable car il peut constituer une forme de violence sexuelle psychologique, ce qui peut causer un grave préjudice émotionnel et psychologique. Il peut aussi causer aux jeunes victimes des préjudices psychologiques et développementaux distincts qui diffèrent de deux façons des préjudices découlant de contacts sexuels engagés en personne. Tout d’abord, les communications en ligne permettent aux abuseurs d’abuser de la victime à distance et de la manipuler et d’avoir progressivement une emprise sur elle, ce qui peut avoir de graves conséquences psychologiques à long terme. Ensuite, le pouvoir du délinquant et l’efficacité de ses stratégies en ligne tiennent souvent à la mesure dans laquelle il peut exercer une emprise sur la victime et la manipuler afin qu’elle prenne part au comportement abusif, ce qui peut faire en sorte que la victime a l’impression d’avoir participé activement à son propre abus, ce qui peut l’amener à se blâmer elle‑même et à ressentir une honte accrue. Bien qu’il puisse s’avérer difficile de cerner les préjudices distincts causés par le leurre, une façon dont les tribunaux peuvent le faire est de différencier le leurre motivé par des contacts, où l’objectif du délinquant est de faciliter les abus sexuels en personne, du leurre qui mène à l’abus sexuel se produisant entièrement en ligne. Le leurre motivé par des contacts n’est pas forcément plus ou moins préjudiciable que le leurre menant à un abus sexuel qui a lieu entièrement en ligne. La gravité du préjudice causé par la communication en ligne dépendra du délinquant en cause, des caractéristiques personnelles de la victime et de la dynamique unique entre le délinquant et la victime.
Le Parlement a invariablement augmenté la durée des peines pour les infractions sexuelles contre les enfants afin de témoigner d’une prise de conscience croissante de leur gravité, et de faire état des graves préjudices émotionnels et psychologiques qu’elles causent aux victimes. En raison du caractère répréhensible du leurre et des préjudices distincts qu’il cause, cette même tendance relative aux peines de plus en plus sévères vaut pour cette infraction. L’intervention d’une cour d’appel à l’égard de la décision d’un juge chargé de déterminer la peine ne sera justifiée que si la peine est manifestement non indiquée ou si le juge a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la peine infligée. Dans le cas de M, la juge chargée de déterminer la peine a commis des erreurs de principe qui ont eu une incidence sur la peine de cinq mois d’emprisonnement infligée devant être purgée concurremment et qui justifiaient une intervention en appel, que les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont pas réalisée. Plus précisément, la juge a commis une erreur (1) en minimisant le préjudice causé à la victime en ne reconnaissant pas la manipulation psychologique qui a eu lieu, qui aurait dû servir de circonstance aggravante lors de la détermination de la peine; (2) en interprétant mal les actes du délinquant, ce qui l’a amenée à minimiser indûment le caractère répréhensible de l’infraction de leurre et les préjudices causés; et (3) en infligeant une peine concurrente pour l’infraction de leurre. Pour bien tenir compte des intérêts juridiques distincts que protège l’infraction de leurre, c’est‑à‑dire la vulnérabilité des enfants et l’exploitation de ceux‑ci facilitée par Internet, les peines auraient dû être consécutives. Les mesures législatives du Parlement, le préjudice distinct causé par la communication en ligne et les circonstances aggravantes et atténuantes justifient plutôt une peine d’emprisonnement de 12 mois pour M.
Pour conclure qu’une peine minimale obligatoire est inconstitutionnelle au regard de l’art. 12 de la Charte, elle doit être excessive au point de porter atteinte aux normes de la décence. La question de savoir si les peines minimales obligatoires prévues aux al. 172.1(2)a) et b) sont inconstitutionnelles commande une démarche en deux étapes qui comporte une analyse contextuelle et comparative. D’abord, le tribunal doit déterminer quelle serait la peine juste et proportionnée pour le délinquant en question et possiblement pour d’autres délinquants dans des situations raisonnablement prévisibles. Ensuite, il doit déterminer si la peine minimale obligatoire commande l’infliction d’une peine qui est exagérément disproportionnée à la peine autrement juste et proportionnée. Une telle opération suppose la prise en considération de la portée de l’infraction, des effets de la sanction sur le délinquant en cause ou un délinquant dans une situation raisonnablement prévisible, et de la sanction en tant que telle et de ses objectifs.
Alors qu’une juste compréhension du caractère répréhensible et de la nocivité du leurre mènera à des peines sévères dans la plupart des circonstances, l’analyse constitutionnelle fondée sur l’art. 12 de la Charte ne requiert pas simplement de déterminer si la peine minimale obligatoire est cruelle et inusitée dans des situations courantes. Des sanctions peuvent être contestées lorsqu’elles portent atteinte aux droits que l’art. 12 de la Charte garantit au délinquant dans une situation raisonnablement prévisible. De fait, le recours à des situations raisonnablement prévisibles vise expressément à mettre à l’épreuve les comportements relevant de l’extrémité inférieure de la gamme de comportements qu’englobe l’infraction. Par conséquent, lorsque des parties invoquent des situations hypothétiques dans le cadre du processus accusatoire, le tribunal ne devrait pas écarter une contestation constitutionnelle sans s’être d’abord demandé (1) si la situation est raisonnablement prévisible et, le cas échéant, (2) si le scénario du délinquant représentatif peut rendre la disposition contestée inconstitutionnelle.
Dans le cas de M, la peine juste de 12 mois d’emprisonnement correspond à la peine minimale obligatoire d’un an. Par conséquent, la peine minimale n’est pas exagérément disproportionnée dans son cas. Dans le cas de V, la peine minimale obligatoire de six mois d’emprisonnement n’est pas exagérément disproportionnée à la peine juste de quatre mois d’emprisonnement. Les situations raisonnablement prévisibles doivent donc être prises en compte afin de déterminer si les peines minimales obligatoires sont inconstitutionnelles. Pour les besoins de l’analyse de la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire d’un an prévue à l’al. 172.1(2)a), le premier scénario raisonnablement prévisible porte sur une délinquante représentative qui est une enseignante de première année au secondaire, dans la fin de la vingtaine, ayant un trouble affectif bipolaire et n’ayant aucun antécédent judiciaire. Un soir, elle envoie un message texte à un de ses élèves, âgé de 15 ans, concernant un travail scolaire. Dans un accès maniaque, elle fait passer la conversation du registre anodin au registre sexuel. Ils se rencontrent le soir même et s’adonnent à des contacts sexuels. La délinquante n’a aucune autre interaction inappropriée avec son élève par la suite et plaide coupable et exprime des remords lors de l’audience sur la détermination de la peine. Pour les besoins de l’analyse de la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire de six mois prévue à l’al. 172.1(2)b), le second scénario raisonnablement prévisible porte sur un délinquant représentatif de 18 ans qui a une relation avec une jeune de 17 ans. Dans un message texte, il lui demande de lui envoyer une photo sexuellement explicite. Elle le fait, et il transmet la photo ensuite à son ami à l’insu de sa copine. Cet ami, aussi âgé de 18 ans, ne transmet cette photo à personne, mais la conserve sur son téléphone portable.
Lorsqu’ils abordent la première étape de l’analyse relative à l’art. 12 qui consiste à fixer la peine juste et proportionnée pour le délinquant représentatif, les tribunaux doivent définir la peine aussi étroitement que possible en tenant compte des objectifs de détermination de la peine énoncés dans le Code criminel et en examinant les circonstances aggravantes et atténuantes. La peine appropriée pour l’infraction de leurre commise par la délinquante représentative dans le premier scénario est une peine discontinue de 30 jours. Une telle peine reconnaît la gravité inhérente et les préjudices potentiels associés à l’infraction et dénonce dûment la conduite de la délinquante, tout en tenant compte de sa culpabilité morale réduite et des circonstances atténuantes en jeu. La sanction appropriée pour l’infraction de leurre commise par le délinquant représentatif dans le second scénario est une absolution conditionnelle avec mise en probation de six mois, assortie de conditions strictes. Le délinquant a commis une violation grave de la vie privée et de la dignité de la victime qui devrait être punie par une sanction criminelle. Toutefois, les circonstances atténuantes importantes dans ce scénario, plus particulièrement le fait que le délinquant est jeune et n’a aucun casier judiciaire, justifient une peine qui se situe à l’extrémité inférieure de l’échelle.
À la deuxième étape de l’analyse relative à l’art. 12, la portée de l’infraction doit être examinée. Les tribunaux doivent déterminer l’ampleur de la gamme de comportements qu’englobent l’actus reus et la mens rea de l’infraction et tenir compte du degré variable de gravité de l’infraction et de culpabilité du délinquant. L’actus reus de l’infraction de leurre d’enfants comprend la communication avec la victime par l’utilisation de toute plate‑forme de télécommunication. Cela démontre l’étendue considérable de l’infraction de leurre. En ce qui concerne la mens rea, l’élément d’intention spécifique — soit que l’accusé doit communiquer en vue de faciliter la perpétration d’une infraction désignée — est vaste. Un accusé peut communiquer impulsivement d’une manière sexuelle — et à ce moment avoir l’intention spécifique requise — sans avoir pris le temps de planifier, prévoir ou préparer à l’avance la perpétration d’une infraction secondaire. L’infraction englobe donc un vaste éventail d’objectifs illicites désignés, ainsi que divers degrés de culpabilité morale. L’éventail des comportements visés par l’infraction de leurre est aussi stupéfiant. Le délinquant n’a qu’à communiquer avec une personne mineure en vue de faciliter la perpétration de l’une des vingt infractions secondaires désignées qui comportent divers degrés de gravité et ont une vaste portée. Ces caractéristiques de l’infraction de leurre menacent aussi la constitutionnalité des peines minimales obligatoires qui s’y rattachent.
Ensuite, lorsqu’ils analysent les conséquences de la peine sur les délinquants représentatifs, les tribunaux doivent tenir compte des qualités du délinquant dans une situation raisonnablement prévisible, et puis évaluer quel préjudice pourrait découler de la peine contestée. La preuve montrant que l’emprisonnement aurait des effets préjudiciables importants sur un délinquant devrait être prise en considération à cette étape. Pour ce qui est des scénarios en question, la peine minimale obligatoire est d’un an ou de six mois d’emprisonnement. La peine minimale obligatoire d’un an a de lourdes conséquences sur la délinquante représentative dans le premier scénario, car elle remplacerait une courte peine discontinue par une incarcération d’un an, et la situation personnelle de la délinquante, notamment sa maladie mentale, rendrait probablement son expérience de l’incarcération dangereusement grave. Le délinquant représentatif dans le deuxième scénario est un jeune délinquant sans antécédents judiciaires qui, ayant de grandes chances de réinsertion sociale, devrait bénéficier de la peine la plus courte possible, proportionnelle à l’infraction. En prison, les jeunes délinquants sont souvent victimes d’intimidation, subissent des pressions pour se joindre à des gangs d’adultes et risquent d’être placés en isolement. La peine minimale obligatoire de six mois est très différente de la peine la plus courte possible visant la réinsertion sociale pour le délinquant dont il est question. Ces facteurs indiquent l’inconstitutionnalité des peines minimales obligatoires.
Enfin, pour ce qui est de la peine et de ses objectifs, le leurre est une infraction grave qui doit être punie en conséquence. L’infraction concorde avec l’art. 718.01 qui prévoit que lorsqu’ils infligent des peines pour des infractions comportant des abus à l’égard d’enfants, les juges doivent accorder une attention particulière aux objectifs de dénonciation et de dissuasion. La décision du Parlement d’alourdir les peines maximales au fil des ans pour l’infraction de leurre indique à quel point le Parlement considère que cette infraction est grave. Le Parlement a adopté l’art. 172.1 en réponse au fait que l’Internet est en train de devenir le terrain de prédilection des prédateurs pour cibler des enfants. Le leurre d’enfants ne fait pas qu’établir les bases de dangereuses infractions criminelles en personne, il cause aussi un préjudice distinct aux enfants victimes. Toutefois, les peines minimales obligatoires vont au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteinte des objectifs du Parlement en matière de détermination de la peine. L’étendue considérable de l’infraction de leurre et ses conséquences graves sur les délinquants représentatifs, jumelées au régime interne discordant de la peine, rendent les peines minimales obligatoires au par. 172.1(2) inconstitutionnelles. Les peines minimales obligatoires aux al. 172.1(2)a) et b) sont donc exagérément disproportionnées aux peines justes pour les délinquants représentatifs et, par conséquent, elles sont inconstitutionnelles.
La juge Côté (dissidente en partie) : Les pourvois devraient être accueillis. Il y a accord avec les juges majoritaires en ce qui concerne la peine devant être imposée à M. Par contre, les peines minimales d’emprisonnement de six mois ou d’un an, selon que le ministère public procède par procédure sommaire ou par mise en accusation, prévues aux al. 172.1(2)a) et b) du Code criminel ne violent pas l’art. 12 de la Charte. Ainsi, la peine de quatre mois imposée à V doit être annulée et la peine minimale obligatoire de six mois d’emprisonnement doit lui être imposée, avec un sursis d’exécution permanent.
Suivant l’arrêt Friesen, les tribunaux doivent imposer des peines plus sévères aux délinquants ayant commis des infractions qui constituent de mauvais traitements à l’endroit d’enfants et privilégier la dénonciation et la dissuasion, comme le commande l’art. 718.01 du Code criminel. L’application de peines minimales d’emprisonnement d’un an à l’égard de M et de 6 mois à l’égard de V n’est pas cruelle et inusitée. Les deux situations hypothétiques raisonnablement prévisibles retenues par les juges majoritaires ne convainquent pas non plus du caractère exagérément disproportionné des peines minimales prévues au par. 172.1(2).
Pour la délinquante dans le premier scénario hypothétique raisonnablement prévisible, une période d’emprisonnement de 30 jours à être purgée de façon discontinue est une peine nettement trop clémente. La conduite d’une personne délinquante, qui profite de son statut d’enseignante pour exploiter un enfant à des fins sexuelles, dénote un comportement hautement répréhensible, susceptible d’avoir des conséquences dévastatrices sur l’enfant qui en est victime. Ce préjudice est d’autant plus sérieux compte tenu du fait que la commission de l’infraction implique un abus de confiance et d’autorité. Par ailleurs, le fait qu’un acte ait été commis spontanément ne conduit pas automatiquement à la conclusion qu’un délinquant n’a pas eu l’intention subjective d’agir et que le comportement visé est alors moins répréhensible. L’absence de manipulation et de préméditation doit avoir un effet neutre sur la détermination de la peine. Considérant la culpabilité morale inhérente à une infraction telle que le leurre, l’abus de confiance et la commission d’une infraction sous-jacente, mais aussi l’important écart d’âge entre la délinquante dans le premier scénario et le plaignant, ainsi que la vulnérabilité de ce dernier, la peine juste et appropriée en est une d’emprisonnement de neuf mois. Une telle sanction prend acte du rôle qu’a joué la maladie mentale de la délinquante, de même que de son plaidoyer de culpabilité et des remords qu’elle a exprimés.
La peine juste et appropriée pour le délinquant dans le second scénario hypothétique raisonnablement prévisible — lequel entretenait une relation amoureuse avec la victime mineure et a abusé de sa confiance — n’est pas une absolution conditionnelle, mais plutôt une peine d’emprisonnement ferme de six mois. Dans le contexte de la perpétration d’une infraction qui constitue un mauvais traitement de son partenaire intime tout comme en matière de violence sexuelle contre une personne mineure, deux circonstances aggravantes qui augmentent la gravité subjective de l’infraction, il faut privilégier la dénonciation et la dissuasion. La réinsertion sociale d’un délinquant sans antécédents qui vient tout juste d’atteindre l’âge adulte n’est pas un facteur prioritaire dans les infractions graves ou dans celles accompagnées de violence. L’importance à accorder au jeune âge du délinquant et à l’absence d’antécédents judiciaires est donc tributaire de la nature de l’infraction dont il est déclaré coupable. Profiter de l’existence d’un lien de confiance est susceptible d’accroître le préjudice causé à la victime et, partant, la gravité de l’infraction. L’absolution sera plus difficilement octroyée pour des infractions perpétrées contre un enfant ou un partenaire intime.
Puisque la peine juste et appropriée est égale ou supérieure à six mois d’emprisonnement ferme dans les deux situations hypothétiques raisonnablement prévisibles, la première étape du cadre d’analyse que commande l’art. 12 de la Charte décide de la constitutionnalité de l’al. 172.1(2)b). La deuxième étape du cadre d’analyse concerne donc la constitutionnalité de la peine minimale d’emprisonnement d’un an prévue par l’al. 172.1(2)a).
D’abord, l’infraction de leurre a une portée large, mais le fait d’exiger une mens rea élevée fait en sorte que l’infraction vise uniquement des comportements présentant un degré élevé de culpabilité morale, de même qu’un préjudice grave ou un risque d’un tel préjudice. Même lorsque l’infraction de leurre est commise dans le contexte d’une opération d’infiltration policière n’impliquant pas d’enfants, elle vise un comportement dont la gravité est indéniablement considérable et ne doit jamais être perçue comme un crime sans victime. En outre, il faut se garder d’insister sur le fait qu’il n’est pas nécessaire que le délinquant ait commis une des infractions sous‑jacentes énumérées pour être déclaré coupable de leurre. La sophistication et la préméditation ne renseignent pas non plus sur la portée de l’infraction puisqu’il ne s’agit pas d’éléments essentiels de l’infraction.
Ensuite, les effets de la peine minimale d’emprisonnement sur les personnes délinquantes dans les situations hypothétiques raisonnablement prévisibles ne sont pas contraires à la dignité humaine. Rien dans le dossier ne permet d’identifier le préjudice précis causé par la période d’emprisonnement additionnelle de trois mois dans le premier cas et de six mois dans le second cas si l’infraction est poursuivie par mise en accusation. Comme celle‑ci est relativement courte, ses effets ne sont pas contraires à la dignité humaine. Statuer que la situation personnelle de la délinquante dans le premier scénario rendrait probablement son expérience de l’incarcération dangereusement grave et que la peine minimale est très différente de la peine la plus courte possible visant la réinsertion sociale pour le délinquant dans le deuxième scénario a comme conséquence logique que toute peine minimale d’emprisonnement pouvant être imposée à un délinquant qui vient tout juste d’atteindre l’âge adulte ou à une personne atteinte de troubles mentaux est exagérément disproportionnée, et ce, indépendamment de la gravité de l’infraction ou des circonstances entourant sa commission. Cette conséquence est tout à fait contraire à la déférence due au législateur.
Finalement, la peine minimale d’emprisonnement n’est pas exagérément disproportionnée eu égard à ce qui est nécessaire pour réaliser les objectifs du Parlement. L’écart de trois ou de six mois entre la peine juste et appropriée et la peine prévue à l’al. 172.1(2)a) n’est pas à ce point important qu’il établit que la sanction choisie par le Parlement dépasse de manière exagérée ce qui est nécessaire pour atteindre ses objectifs de dissuasion et de dénonciation en matière de violence sexuelle contre les enfants. Une disproportion dont l’application mène à une sanction manifestement non indiquée ne suffit pas pour déclarer inconstitutionnels les al. 172.1(2)a) et b). La question n’est pas de savoir si le Parlement a choisi les moyens les moins restrictifs pour atteindre ses objectifs. Il est tout à fait loisible au législateur de prioriser la dénonciation et la dissuasion jusqu’à exclure presque complètement la réinsertion sociale, tant qu’il laisse la porte entrouverte à ce dernier objectif. Il n’est pas démontré comment, en créant des peines minimales d’emprisonnement au par. 172.1(2), le Parlement a totalement exclu cet objectif.
À la lumière des enseignements de l’arrêt Friesen et de la norme élevée applicable pour l’analyse fondée sur l’art. 12 de la Charte, condamner un délinquant à six mois ou un an d’emprisonnement parce qu’il a communiqué avec une personne mineure dans le but de faciliter la perpétration contre celle‑ci d’une infraction de nature sexuelle ou d’une autre infraction désignée ne constitue pas une des rares occasions où la norme exigeante de la disproportion exagérée est respectée.
Jurisprudence
Citée par la juge Martin
Arrêts appliqués : R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424; R. c. Hills, 2023 CSC 2; arrêts examinés; R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3; R. c. Rayo, 2018 QCCA 824; R. c. Melrose, 2021 ABQB 73, [2021] 8 W.W.R. 467; R. c. Paradee, 2013 ABCA 41, 542 A.R. 222; R. c. Hood, 2018 NSCA 18, 45 C.R. (7th) 269; R. c. John, 2018 ONCA 702, 142 O.R. (3d) 670; arrêts mentionnés : R. c. Reynard, 2015 BCCA 455, 378 B.C.A.C. 293; R. c. Alicandro, 2009 ONCA 133, 95 O.R. (3d) 173; R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551; R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3; R. c. Collins, 2013 ONCA 392; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; R. c. J. (T.), 2021 ONCA 392, 156 O.R. (3d) 161; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; R. c. Folino (2005), 2005 CanLII 40543 (ON CA), 77 O.R. (3d) 641; R. c. Symes, [2005] O.J. No. 6041 (QL); R. c. Hajar, 2016 ABCA 222; R. c. Sutherland, 2019 NWTSC 48, [2020] 3 W.W.R. 771; R. c. Wall, 2023 ABPC 3; R. c. Misay, 2021 ABQB 485, [2022] 1 W.W.R. 145; R. c. R.S.F., 2021 MBQB 261; R. c. Rafiq, 2015 ONCA 768, 342 O.A.C. 193; R. c. McCraw, 1991 CanLII 29 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 72; R. c. J.R., 2021 ONCJ 14; R. c. Roy, 2020 QCCQ 4546; R. c. M.B., 2020 ONSC 7605; R. c. Miller, 2016 SKCA 32, 476 Sask. R. 150; Caron Barrette c. R., 2018 QCCA 516, 46 C.R. (7th) 400; R. c. Ditoro, 2021 ONCJ 540; R. c. Gould, 2022 ONCJ 187; R. c. Cooper, 2023 ONSC 875; R. c. Clarke, 2021 NLCA 8; R. c. Aeichele, 2023 BCSC 253; R. c. Wolff, 2020 BCPC 174; Directeur des poursuites criminelles et pénales c. St-Amour, 2021 QCCQ 6855; R. c. Rice, 2022 ABKB 773; R. c. Wickramasinghe, 2022 ONCJ 331; R. c. Rasiah, 2021 ONCJ 584; R. c. Osadchuk, 2020 QCCQ 2166; R. c. Deren, 2021 ABPC 84; R. c. Sinclair, 2022 MBPC 40; R. c. Pentecost, 2020 NSSC 277; R. c. Collier, 2021 ONSC 6827; R. c. Kavanagh, 2023 ONSC 283; R. c. Moolla, 2021 ONSC 3702; R. c. E.F., 2021 ABQB 272; R. c. Battieste, 2022 ONCJ 573; R. c. Faille, 2021 QCCQ 4945; R. c. Saberi, 2021 ONCJ 345, 493 C.R.R. (2d) 121; R. c. Boucher, 2020 ABCA 208; R. c. Kalliraq, 2022 NUCA 6; R. c. Razon, 2021 ONCJ 616; R. c. Coban, 2022 BCSC 1810; R. c. Bains, 2021 ABPC 20; Montour c. R., 2020 QCCA 1648; R. c. LaFrance, 2022 ABCA 351; R. c. Jissink, 2021 ABQB 102, 482 C.R.R. (2d) 167; R. c. Lemay, 2020 ABCA 365, 14 Alta. L.R. (7th) 45; R. c. Aguilar, 2021 ONCJ 87, conf. par 2022 ONCA 353; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. Hutchings, 2012 NLCA 2; Desjardins c. R., 2015 QCCA 1774; R. c. Borde (2003), 2003 CanLII 4187 (ON CA), 63 O.R. (3d) 417; R. c. McDonnell, 1997 CanLII 389 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 948; R. c. Gummer (1983), 1983 CanLII 5286 (ON CA), 38 C.R. (3d) 46; R. c. Gillis, 2009 ONCA 312, 248 O.A.C. 1; R. c. Morton, 2021 ABCA 29; R. c. McLean, 2016 SKCA 93, 484 Sask. R. 137; Laguerre c. R., 2021 QCCA 1537; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; R. c. R.A.R., 2000 CSC 8, [2000] 1 R.C.S. 163; R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167; R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; R. c. Smith, 1987 CanLII 64 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1045; R. c. Faroughi, 2020 ONSC 780; R. c. Koenig, 2019 BCPC 83; R. c. Ward, 2019 NSPC 72; R. c. Fawcett, 2019 BCPC 125; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90; R. c. Wiles, 2005 CSC 84, [2005] 3 R.C.S. 895; Steele c. Établissement Mountain, 1990 CanLII 50 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1385; R. c. Parranto, 2021 CSC 46; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433; R. c. Laberge (1995), 1995 ABCA 196 (CanLII), 165 A.R. 375; R. c. Murphy, 2014 ABCA 409, 593 A.R. 60; R. c. Vienneau, 2015 ONCA 898; R. c. Hood, 2016 NSPC 19, 371 N.S.R. (2d) 324; R. c. Hood, 2016 NSPC 78; R. c. Ayorech, 2012 ABCA 82, 522 A.R. 306; R. c. Tremblay, 2006 ABCA 252, 401 A.R. 9; R. c. Belcourt, 2010 ABCA 319, 490 A.R. 224; R. c. Resler, 2011 ABCA 167, 505 A.R. 330; R. c. Lundrigan, 2012 NLCA 43, 324 Nfld. & P.E.I.R. 270; R. c. Ellis, 2013 ONCA 739, 303 C.C.C. (3d) 228; R. c. Priest (1996), 1996 CanLII 1381 (ON CA), 30 O.R. (3d) 538; R. c. Tan, 2008 ONCA 574, 268 O.A.C. 385; R. c. T. (K.), 2008 ONCA 91, 89 O.R. (3d) 99; R. c. Stein (1974), 1974 CanLII 1615 (ON CA), 15 C.C.C. (2d) 376; R. c. S. (S.), 2014 ONCJ 184, 307 C.R.R. (2d) 147; R. c. Saffari, 2019 ONCJ 861; R. c. Dickson, 2007 BCCA 561, 228 C.C.C. (3d) 450; R. c. Shevchenko, 2018 ABCA 31; R. c. Vivian, 2001 ABQB 468, 289 A.R. 378; R. c. Sulek, 2011 ABPC 314, 21 M.V.R. (6th) 336; R. c. Legg, 2014 ABPC 238, 26 Alta. L.R. (6th) 181; R. c. Valiquette (1990), 1990 CanLII 3048 (QC CA), 60 C.C.C. (3d) 325; R. c. Brown, 2015 ONCA 361, 126 O.R. (3d) 797; R. c. Laine, 2015 ONCA 519, 338 O.A.C. 264; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; R. c. Robinson (1974), 1974 CanLII 1491 (ON CA), 19 C.C.C. (2d) 193; R. c. Hynes (1991), 1991 CanLII 6851 (NL CA), 89 Nfld. & P.E.I.R. 316; R. c. C.D.R., 2020 ONSC 645; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96.
Citée par la juge Côté (dissidente en partie)
R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424; R. c. Hajar, 2016 ABCA 222; R. c. L. (J.‑J.), 1998 CanLII 12722 (QC CA), [1998] R.J.Q. 971; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180; R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571; R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23; R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599; R. c. Hills, 2023 CSC 2; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; R. c. Hood, 2018 NSCA 18, 45 C.R. (7th) 269; R. c. Laberge (1995), 1995 ABCA 196 (CanLII), 165 A.R. 375; R. c. S.R., 2008 QCCA 2359; R. c. Barrett, 2013 QCCA 1351; R. c. D.B., 2013 QCCA 2199; R. c. S.J.B., 2018 MBCA 62; R. c. Audet, 1996 CanLII 198 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 171; R. c. M. (M.R.), 1998 CanLII 770 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 393; R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, 1996 CanLII 237 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 825; R. c. Rayo, 2018 QCCA 824; R. c. Bergeron, 2016 QCCA 339; R. c. Jarvis (2006), 2006 CanLII 27300 (ON CA), 211 C.C.C. (3d) 20; Montour c. R., 2020 QCCA 1648; R. c. Faille, 2021 QCCQ 4945; R. c. Jissink, 2021 ABQB 102, 482 C.R.R. (2d) 167; R. c. John, 2018 ONCA 702, 142 O.R. (3d) 670; Medvedev c. R., 2013 QCCA 540; R. c. Laurendeau, 2007 QCCA 1593; R. c. Davidson, 2021 QCCA 545; R. c. Cunningham, 2023 ONCA 36, 166 O.R. (3d) 147; R. c. Stone, 1999 CanLII 688 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 290; R. c. Butcher, 2020 NSCA 50, 387 C.C.C. (3d) 417; R. c. Priest (1996), 1996 CanLII 1381 (ON CA), 30 O.R. (3d) 538; R. c. Tan, 2008 ONCA 574, 268 O.A.C. 385; R. c. T. (K.), 2008 ONCA 91, 89 O.R. (3d) 99; R. c. Ahmed, 2017 ONCA 76, 136 O.R. (3d) 403; R. c. Brown, 2015 ONCA 361, 126 O.R. (3d) 797; R. c. Khalid, 2010 ONCA 861, 103 O.R. (3d) 600; Lévesque c. R., 2021 QCCA 1072; R. c. Bergeron, 2013 QCCA 7; R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3; R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551; R. c. Alicandro, 2009 ONCA 133, 246 C.C.C. (3d) 1; R. c. Smith, 1987 CanLII 64 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1045.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 12.
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 151, 152, 153(1), 155, 160(3), 163.1, 170, 171, 172.1, 173(2), 271, 272, 273, 279.011, 279.02(2), 279.03(2), 280, 281, 286.1(2), 286.2(2), 286.3(2), 718, 718.01, 718.1, 718.2, 718.3(4)(b)(i), (7), 730(1).
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.
Loi de 2001 modifiant le droit criminel, L.C. 2002, c. 13, art. 8.
Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 35(1) « télécommunication ».
Loi modifiant le Code criminel (leurre d’enfants), L.C. 2007, c. 20, art. 1.
Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, L.C. 2005, c. 32, art. 24.
Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1, art. 22.
Loi sur le renforcement des peines pour les prédateurs d’enfants, L.C. 2015, c. 23, art. 11.
Projet de loi C‑15, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. 19 (3e suppl.).
Doctrine et autres documents cités
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Canada. Bureau de l’enquêteur correctionnel. Rapport annuel 2021‑2022, Ottawa, 2022.
Canada. Bureau de l’enquêteur correctionnel. Un legs d’occasions ratées : L’affaire Ashley Smith, par Howard Sapers, 23 novembre 2011 (en ligne : https://oci-bec.gc.ca/fr/content/legs-occasions-ratees-affaire-ashley-smith-serie-seminaires-publics-institut-du-droit-sante; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2023SCC-CSC26_1_fra.pdf).
Canada. Bureau de l’enquêteur correctionnel et Bureau de l’intervenant provincial en faveur des enfants et des jeunes. Occasions manquées : L’expérience des jeunes adultes incarcérés dans les pénitenciers fédéraux, Ottawa, 2017.
Carlton, Alessandra. « Sextortion : The Hybrid “Cyber‑Sex” Crime » (2020), 21:3 N.C. J.L. & Tech. 177.
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Levesque, Cotnam et Beaupré), 2021 QCCA 1285, [2021] AZ‑51790428, [2021] J.Q. no 9996 (QL), 2021 CarswellQue 13145 (WL), qui a confirmé la déclaration d’inconstitutionnalité de la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) du Code criminel, et la peine inscrite par la juge Bélanger, 2020 QCCQ 1135, [2020] AZ‑51677243, [2020] J.Q. no 1779 (QL), 2020 CarswellQue 2109 (WL). Pourvoi accueilli en partie, la juge Côté est dissidente en partie.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Schrager, Moore et Kalichman), 2022 QCCA 16, [2022] AZ-51821456, [2022] J.Q. no 51 (QL), 2022 CarswellQue 19 (WL), qui a confirmé une décision de la juge Lachance, 2021 QCCS 837, [2021] AZ-51747400, [2021] J.Q. no 2257 (QL), 2021 CarswellQue 3559 (WL), qui avait confirmé la déclaration d’inconstitutionnalité de la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)b) du Code criminel, et modifié la peine inscrite par le juge Garneau. Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente.
Lina Thériault, Nicolas Abran et Joanny Houde St‑Pierre, pour l’appelant Sa Majesté le Roi (39935).
Éric Bernier et Lina Thériault, pour l’appelant Sa Majesté le Roi (40093).
Alexandre Duval, Michel Déom, Sylvain Lebœuf et Julie Dassylva, pour l’appelant le procureur général du Québec (39935).
Maxime Seyer‑Cloutier, Alexandre Duval, Sylvain Lebœuf et Julie Dassylva, pour l’appelant le procureur général du Québec (40093).
Samuel Bérubé de Deus, pour l’intimé Maxime Bertrand Marchand.
Vincent R. Paquet et Tristan Desjardins, pour l’intimé H.V.
Julie Laborde et François Lacasse, pour l’intervenante la Directrice des poursuites pénales.
Vallery Bayly et Jennifer A. Y. Trehearne, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Grace Hession David et Katherine Roy, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
Andrew Barg, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Christine Renaud, pour l’intervenante Droits et Libertés Nunavik.
Hugo Caissy, pour l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense.
Neha Chugh, pour l’intervenante Barbra Schlifer Commemorative Clinic.
Réginal Victorin et Walid Hijazi, pour l’intervenante l’Association des avocats de la défense de Montréal.
Caroline L. Senini, pour l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society.
Version française du jugement des juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin rendu par
La juge Martin —
I. Aperçu
[1] Les moyens modernes de communication, notamment l’Internet, permettent à ceux qui les utilisent d’avoir un accès sans précédent et non supervisé à des enfants[1] dans bien des endroits que l’on croyait autrefois être des refuges sûrs, comme leur foyer. Les enfants, qui passent désormais beaucoup de temps en ligne, sont de plus en plus susceptibles d’être victimes d’exploitation et d’abus en ligne. Les dangers liés à la sexualisation des enfants sont de mieux en mieux documentés, et l’on comprend davantage aujourd’hui les dommages que cause la victimisation de ceux‑ci. Par conséquent, le Parlement a pris plusieurs mesures pour prévenir et punir les diverses formes que peuvent prendre les abus à l’égard d’enfants, notamment l’adoption de l’infraction distincte de leurre d’enfants, qui est énoncée au par. 172.1(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46. Cette infraction est commise lorsqu’un adulte utilise la technologie pour communiquer avec un enfant, ou une personne qu’il croit être un enfant, en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction sexuelle secondaire désignée[2]. Le leurre est une infraction mixte qui expose le délinquant à deux peines d’incarcération minimales obligatoires différentes, selon que la Couronne choisit de procéder par voie sommaire ou par mise en accusation.
[2] Deux questions de droit se posent dans les présents pourvois connexes. Premièrement, dans le dossier de M. Bertrand Marchand, les Couronnes appelantes ont mis en doute la justesse de la peine infligée à M. Bertrand Marchand pour leurre, ce qui exige un examen des principes de détermination de la peine applicables à cette infraction distincte et précise, selon une interprétation moderne de sa gravité et des préjudices causés. Dans l’arrêt R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, notre Cour a décrit les diverses conséquences graves que peut avoir sur les enfants la violence sexuelle, conséquences qui peuvent durer toute leur vie. Je me fonde sur cette analyse pour expliquer les préjudices distincts causés par l’infraction de leurre d’enfants de sorte que toute sa gravité sous‑tende les principes de détermination de la peine applicables et influence leur statut constitutionnel. Dans le cas de M. Bertrand Marchand, après avoir appliqué les bons principes de détermination de la peine, je fais passer sa peine de cinq mois à un an d’emprisonnement, et je conclus qu’elle doit être purgée consécutivement à la peine qui lui a été infligée pour l’autre infraction dont il a été déclaré coupable, et non concurremment avec celle‑ci. Dans le dossier de H.V., la justesse de la peine infligée à H.V. n’a pas été contestée devant notre Cour.
[3] Deuxièmement, les deux intimés dans les pourvois connexes demandent à la Cour de confirmer les conclusions des cours d’appel respectives portant que les peines minimales obligatoires énoncées aux al. 172.1(2)a) et b) sont incompatibles avec l’art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés et sont donc inopérantes. Monsieur Bertrand Marchand s’oppose à la peine minimale obligatoire d’un an d’incarcération qui est infligée lorsque la Couronne procède par mise en accusation (al. 172.1(2)a)), et H.V. conteste la peine minimale obligatoire de six mois d’incarcération qui est infligée lorsque la Couronne procède par voie sommaire (al. 172.1(2)b)). Pour leur part, les Couronnes appelantes demandent à la Cour de confirmer la constitutionnalité des peines minimales obligatoires. Bien que notre Cour ait déjà fait remarquer qu’il y a « un doute sur la constitutionnalité » de la peine obligatoire d’un an prévue à l’al. 172.1(2)a) (R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3, par. 146), c’est la première fois que la Cour aborde sans détour la validité constitutionnelle des deux peines.
[4] Une analyse approfondie révèle que ces peines minimales obligatoires portent atteinte à la protection contre les peines cruelles et inusitées garantie par l’art. 12 de la Charte. Les périodes obligatoires d’incarcération s’appliquent à une gamme de comportements si exceptionnellement vaste que des peines exagérément disproportionnées sont infligées dans des scénarios raisonnablement prévisibles.
[5] L’invalidation des peines minimales obligatoires ne signifie pas que le leurre d’enfants est une infraction moins grave. Compte tenu des dommages psychologiques distincts et insidieux que cause le leurre, la peine appropriée pour leurre d’enfants dans certains cas est l’emprisonnement d’une durée égale ou supérieure à celle prévue par les peines minimales obligatoires inconstitutionnelles. Dans les présents pourvois, les situations raisonnablement prévisibles évoquées donnent lieu à des préjudices moindres et font état de circonstances où la culpabilité morale du délinquant est faible. Étant donné la large portée de l’infraction, une période d’emprisonnement minimale définie dans tous les cas produira parfois des résultats excessifs au point de porter atteinte aux normes de la décence.
II. L’infraction de leurre
[6] Depuis 1987, le Parlement a adopté une approche « axée sur l’enfant » à l’égard des infractions d’ordre sexuel contre des enfants, a mis l’accent sur l’exploitation qui caractérise intrinsèquement les contacts sexuels entre un adulte et un enfant et s’est concentré sur les dommages considérables que causent ces crimes (voir le projet de loi C‑15, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. 19 (3e suppl.); Friesen, par. 53).
[7] Pour protéger une variété d’intérêts sociaux, le Parlement a créé en 2002 l’infraction de « leurre » d’enfants, à l’art. 172.1 du Code criminel (Loi de 2001 modifiant le droit criminel, L.C. 2002, c. 13, art. 8) et instauré en 2012 les peines minimales obligatoires aux al. 172.1(2)a) et b) (Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1, art. 22). Le monde en ligne et les communications numériques entre adultes et enfants justifient une réglementation spéciale parce que les enfants sont particulièrement vulnérables à la manipulation dans des environnements en ligne (R. c. Rayo, 2018 QCCA 824, par. 141 (CanLII), le juge Kasirer). L’Internet a élargi à l’infini les possibilités qu’ont les délinquants d’attirer ou de piéger les enfants, et la création d’un crime distinct protège ces derniers contre l’exploitation sexuelle facilitée par Internet (R. c. Reynard, 2015 BCCA 455, 378 B.C.A.C. 293, par. 19). L’infraction de leurre contribue à la sécurité des enfants dans un environnement virtuel et était destinée à s’attaquer [traduction] « [a]u danger bien précis que présentent certains types de communications électroniques » (R. c. Alicandro, 2009 ONCA 133, 95 O.R. (3d) 173, par. 36, le juge Doherty).
[8] Le Parlement a donc créé cette infraction inchoative préparatoire afin de criminaliser les communications sexualisées avec des enfants qui précèdent la perpétration d’autres infractions prévues au Code criminel ou préparent le terrain pour celles‑ci (Rayo, par. 9; R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551, par. 25; Alicandro, par. 20, citant A. Ashworth, Principles of Criminal Law (5e éd. 2006), p. 468‑470). L’article 172.1 se veut à la fois réparateur et préventif. Il a été adopté « pour lutter contre la menace bien réelle que présentent les prédateurs adultes qui tentent de manipuler ou de leurrer des enfants par des moyens électroniques » (Morrison, par. 39). La disposition vise à protéger les enfants des abus sexuels au moyen de l’identification et de l’appréhension des délinquants avant qu’ils commettent une infraction désignée (Legare, par. 25‑27, citant Alicandro).
[9] Les paragraphes 172.1(1) et (2) sont ainsi libellés :
172.1 (1) Commet une infraction quiconque communique par un moyen de télécommunication avec :
a) une personne âgée de moins de dix-huit ans ou qu’il croit telle, en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction visée au paragraphe 153(1), aux articles 155, 163.1, 170, 171 ou 279.011 ou aux paragraphes 279.02(2), 279.03(2), 286.1(2), 286.2(2) ou 286.3(2);
b) une personne âgée de moins de seize ans ou qu’il croit telle, en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction visée aux articles 151 ou 152, aux paragraphes 160(3) ou 173(2) ou aux articles 271, 272, 273 ou 280;
c) une personne âgée de moins de quatorze ans ou qu’il croit telle, en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction visée à l’article 281.
(2) Quiconque commet l’infraction visée au paragraphe (1) est coupable :
a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans, la peine minimale étant de un an;
b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans moins un jour, la peine minimale étant de six mois.
[10] Le texte, le contexte et l’objet du par. 172.1(1) démontrent qu’il ratisse large, et visait à ratisser large, en ce qui a trait à la responsabilité potentielle de ceux qui leurrent des enfants dans un environnement virtuel. L’application de cette disposition est déclenchée par la communication à l’aide d’un moyen de télécommunication, qui est définie largement au par. 35(1) de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21. Alors que la communication doit avoir pour but de faciliter la perpétration de l’une des infractions secondaires désignées contre des enfants prévues à l’art. 172.1, 20 infractions secondaires de ce genre sont énumérées. La portée de ces infractions secondaires est vaste et s’étend à une large gamme de comportements, y compris l’exploitation sexuelle, l’agression sexuelle, l’inceste et la pornographie juvénile.
[11] Le paragraphe 172.1(1) proscrit à toute personne de communiquer par un moyen de télécommunication avec une personne mineure ou qu’elle croit telle en vue de faciliter la perpétration à son égard des infractions secondaires désignées (R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3, par. 23; Morrison, par. 4). Bien que l’intention spécifique de faciliter la perpétration d’une infraction secondaire désignée fasse partie de la mens rea requise, la responsabilité criminelle se « cristallisera » avant que l’accusé ne fasse quoi que ce soit pour se livrer à une infraction désignée (R. c. Collins, 2013 ONCA 392). L’infraction de leurre n’exige pas que les parties se rencontrent ou se touchent réellement.
[12] Même si le leurre exige que le délinquant ait l’intention de faciliter la perpétration d’une infraction secondaire énumérée, l’infraction de leurre est distincte et indépendante de cette infraction secondaire. La conduite préparatoire du leurre, visant à « mener à la perpétration d’un crime complet » (Legare, par. 25), cause sa propre forme distincte de faute et de préjudices. En faisant du leurre une infraction distincte, le Parlement indiquait que ces communications illégales causent des préjudices qui sont différents de ceux visés par les infractions secondaires au par. 172.1(1), et qu’elles sont suffisamment répréhensibles et préjudiciables pour engager la responsabilité criminelle.
[13] Bien des cas de leurre comportent de multiples communications sur une certaine période, ce qu’on appelle parfois de la « manipulation psychologique » (« grooming »). Toutefois, le leurre n’exige pas un contact prolongé. Lorsque les autres éléments de l’infraction sont présents, l’infraction peut même être commise par l’envoi d’un seul message.
[14] L’infraction de leurre vise les communications adressées à un enfant véritable, ce qui veut dire une personne âgée de moins de 18 ans (ou de 16 ou 14 ans, selon l’alinéa applicable). Elle s’applique en outre chaque fois que l’adulte croit que le destinataire de la communication est un enfant, même si ce n’est en fait pas le cas. Par conséquent, la responsabilité criminelle peut être engagée lorsque l’interlocuteur de l’adulte sur Internet est en réalité un agent de police qui se fait passer pour un enfant dans le cadre d’une « opération d’infiltration ».
[15] Le leurre d’enfants est une infraction mixte, ce qui veut dire que la Couronne peut choisir, en fonction de facteurs comme la gravité des actes de l’accusé et le préjudice causé, de procéder par mise en accusation ou par procédure sommaire. Le Parlement a établi deux peines minimales obligatoires pour le leurre aux al. 172.1(2)a) et b), selon la façon dont l’accusation est portée. L’acte criminel de leurre dont a été inculpé M. Bertrand Marchand est passible d’une peine minimale obligatoire d’un an d’emprisonnement et d’une peine maximale de 14 ans. L’infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire dont a été accusé H.V. est passible d’une peine minimale obligatoire de six mois d’emprisonnement et d’une peine maximale de deux ans moins un jour. Les deux délinquants ont plaidé coupables à l’accusation de leurre d’enfants et ont contesté la constitutionnalité de ces peines minimales obligatoires dans leur cas ou dans le cas d’autres délinquants dans des situations raisonnablement prévisibles. La peine infligée à M. Bertrand Marchand pour l’une des infractions secondaires désignées (contacts sexuels) n’est pas en litige dans le présent pourvoi.
III. L’appel de la peine infligée à M. Bertrand Marchand
[16] Devant notre Cour, outre la question constitutionnelle soulevée, la Couronne dans le dossier de M. Bertrand Marchand a aussi interjeté un appel distinct concernant la justesse de la peine concurrente de cinq mois qui lui a été infligée pour leurre. Dans la présente partie des motifs, je relate les faits et l’historique judiciaire de ce pourvoi, j’applique la démarche et les réflexions de l’arrêt Friesen au caractère répréhensible précis du leurre d’enfants et aux préjudices qu’il cause, j’examine les erreurs commises par la juge chargée de déterminer la peine et j’établis une peine juste et proportionnée à l’endroit de M. Bertrand Marchand.
A. Faits
[17] Maxime Bertrand Marchand a rencontré la victime en personne au début du mois d’août 2013, alors qu’il avait 22 ans et qu’elle avait, à sa connaissance, 13 ans. Durant les semaines qui ont suivi, il lui a envoyé une demande d’amitié sur Facebook, qu’elle a acceptée. Au cours des deux années suivantes, ils ont été en contact sur les médias sociaux et se sont aussi rencontrés en personne. Entre le 1er août 2013 et le 19 juillet 2015, M. Bertrand Marchand a eu des rapports sexuels illégaux avec la victime à quatre occasions distinctes. À la suite de ces faits, la Couronne a porté contre lui un chef d’accusation de contacts sexuels, infraction prévue à l’al. 151a) du Code criminel, pour cette période.
[18] Monsieur Bertrand Marchand a également été accusé d’un chef de leurre d’un enfant en contravention de l’al. 172.1(1)b). Pour rester en contact avec la victime et organiser des rencontres, M. Bertrand Marchand s’est servi de Facebook messenger et d’autres moyens de télécommunications. L’acte d’accusation de leurre ne visait que la période allant du 25 février 2015 au 13 septembre 2015. Pendant cette période, il a eu 24 ans et elle avait 15 ans.
[19] À l’automne 2014, ainsi que pendant la période visée par l’acte d’accusation pour leurre, la victime habitait dans un centre de réadaptation. Les communications en ligne de M. Bertrand Marchand avec la victime évoquaient à maintes reprises la possibilité qu’ils se rencontrent en personne et ont débouché sur une rencontre le 19 juillet 2015, qui constituait la base du quatrième cas de contacts sexuels. Ce jour‑là, la victime a rendu visite à sa famille d’accueil, après quoi elle n’est pas retournée directement au centre de réadaptation. Elle est plutôt allée avec M. Bertrand Marchand chez lui, et il a eu des rapports sexuels illégaux avec elle. Par la suite, leurs échanges sur les médias sociaux sont devenus moins fréquents et ont fini par cesser complètement. En septembre 2015, la victime a fait une déclaration à la police et a porté plainte. Les communications qui ont précédé et celles qui ont suivi ce dernier contact sexuel constituent le fondement de l’accusation de leurre portée contre M. Bertrand Marchand.
B. Historique judiciaire
[20] Monsieur Bertrand Marchand a plaidé coupable à une accusation de contacts sexuels et une accusation de leurre d’enfants. Il a été condamné à une peine de 10 mois d’emprisonnement pour contacts sexuels (2020 QCCQ 1135). La juge chargée de déterminer la peine a conclu que la peine appropriée pour l’accusation de leurre était un emprisonnement de cinq mois devant être purgé concurremment avec la peine pour contacts sexuels. Elle a infligé cette peine après avoir conclu que la peine obligatoire d’un an d’emprisonnement contrevenait à l’art. 12 de la Charte car elle serait « exagérément disproportionnée » à la peine juste de cinq mois. Elle a donc été déclarée inopérante à son égard.
[21] Lorsqu’elle a fixé la peine pour leurre à cinq mois d’emprisonnement, la juge a établi qu’il ne s’agissait pas du « cas classique » de leurre où « un prédateur sexuel se rend sur Internet afin de trouver une jeune proie et faciliter la commission d’infractions de nature sexuelle » (par. 64). Les communications en ligne étaient « plutôt de[s] tentatives répétées, par l’utilisation d’échanges électroniques, d’avoir à nouveau des relations sexuelles avec elle » (par. 70). Elle a également statué que « [l]e moyen utilisé par le délinquant pour communiquer avec [la victime] relève [. . .] d’un choix générationnel plutôt que d’un moyen choisi spécifiquement afin de parcourir anonymement les différents sites Internet à la recherche d’une jeune proie » (par. 67) et ajouté que « [n]’eût été de l’accessibilité de l’adolescente à ce type de média, le délinquant n’aurait jamais réussi à maintenir les échanges qui ont permis la réalisation de leurs rendez‑vous répétés » (par. 65).
[22] La juge chargée de déterminer la peine a ensuite établi que l’affaire en question est différente d’une affaire de manipulation psychologique, faisant remarquer que « les gestes [. . .] ne constituent pas une manipulation psychologique préparatoire ou “grooming” de l’adolescente dans le but de réduire ses inhibitions et de la convaincre de participer à des activités sexuelles » parce que « [la victime] y a déjà consenti trois fois » (par. 70). Elle a ajouté que « [l]e leurre pour lequel le délinquant a plaidé coupable ne vise pas ici la période de manipulation psychologique préparatoire à la commission des autres infractions. Il s’agit de communications qui mènent à la répétition des rencontres sexuelles » (par. 78).
[23] En fin de compte, la juge chargée de déterminer la peine a conclu que les effets du leurre étaient différents de ceux que l’on retrouve dans les cas habituels. Selon elle, les communications ont simplement servi à la répétition des « rencontres sexuelles » et ne constituaient pas de la manipulation psychologique visant à « convaincre [la victime] de participer à des activités sexuelles » (par. 70). La juge s’est dite d’avis que, sans cette manipulation psychologique, « [l]’intérêt sociétal distinct que vise à protéger le leurre dans la presque totalité des situations ne se retrouve pas ici, vu les circonstances spécifiques que l’on y retrouve » (par. 79). Elle a donc conclu que la peine infligée pour leurre devait être purgée concurremment avec la peine d’emprisonnement de 10 mois infligée relativement à l’infraction de contacts sexuels.
[24] Les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec (2021 QCCA 1285) ont rejeté le pourvoi car ils n’ont vu aucun motif d’intervenir. Ils ont confirmé à la fois la peine infligée pour leurre et la conclusion selon laquelle la peine minimale obligatoire était inconstitutionnelle. Le juge Levesque, dissident, aurait accueilli le pourvoi, annulé la peine pour leurre et la déclaration d’inopérabilité constitutionnelle et condamné M. Bertrand Marchand à une peine de 12 mois d’emprisonnement pour leurre, devant être purgée concurremment avec la peine pour contacts sexuels. Puisqu’il s’agissait de la peine exigée par la disposition prévoyant la peine minimale obligatoire contestée, il a refusé de statuer sur sa constitutionnalité même si M. Bertrand Marchand avait également contesté la sanction en évoquant une situation hypothétique raisonnable concernant un délinquant représentatif.
[25] Les appelants invitent notre Cour à remplacer la peine de 5 mois infligée à M. Bertrand Marchand par une peine de 12 mois d’emprisonnement pour l’infraction de leurre. Ils soutiennent que la juge chargée de déterminer la peine n’aurait pas dû s’écarter de la fourchette de peines applicable, soit de 12 à 24 mois, ni infliger une peine concurrente.
C. La peine infligée à M. Bertrand Marchand ne reflète pas la directive donnée par notre Cour dans l’arrêt Friesen
[26] La peine de M. Bertrand Marchand a été prononcée en mars 2020 et la décision de la Cour dans l’affaire Friesen a été rendue publique en avril 2020. Cela explique la préoccupation qu’avaient les appelants que les motifs de la juge chargée de déterminer la peine ne soient pas conformes à l’arrêt Friesen et à l’intention du Parlement en ce qui concerne la détermination de la peine de délinquants pour des infractions d’ordre sexuel contre des enfants (m.a., par. 21). Dans l’arrêt Friesen, notre Cour a énoncé des principes de détermination de la peine applicables aux infractions d’ordre sexuel contre des enfants afin que les peines « reflètent et illustrent pleinement le caractère hautement répréhensible et la grande nocivité » de ces crimes (par. 1).
[27] Une peine juste et proportionnée doit être façonnée eu égard aux faits particuliers de l’affaire de même qu’à la lumière des lois en vigueur et de la jurisprudence applicable (R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 43). L’article 718.1 du Code criminel énonce le principe fondamental selon lequel la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant (voir aussi R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089). L’article 718.2 énumère d’autres principes de détermination de la peine, notamment la prise en compte des circonstances aggravantes et atténuantes et l’harmonisation des peines.
[28] Le Parlement a expressément indiqué que lors de la détermination de la peine pour des infractions comportant des abus à l’égard d’enfants, y compris le leurre d’enfants, les objectifs de dénonciation et de dissuasion devraient se voir accorder une attention particulière (« primary consideration ») (Friesen, par. 101; Code criminel, art. 718.01). Les termes souples de l’art. 718.01 limitent le pouvoir discrétionnaire des tribunaux en accordant la priorité à ces objectifs, mais l’importance primordiale de ceux‑ci n’exclut pas la prise en compte d’autres objectifs de détermination de la peine, y compris la réinsertion sociale (Rayo, par. 102‑108). Le juge peut accorder un poids important à d’autres facteurs, mais ne peut leur accorder une priorité équivalente ou plus grande qu’aux objectifs de dénonciation et de dissuasion (Friesen, par. 104, citant Rayo, par. 103 et 107‑108; voir aussi R. c. J. (T.), 2021 ONCA 392, 156 O.R. (3d) 161, par. 27).
[29] Dans l’arrêt Friesen, le délinquant a été condamné pour contacts sexuels sur une enfant de quatre ans et pour l’extorsion subséquente de la mère de celle‑ci. La Cour a expressément souligné que, compte tenu de ces faits, son objectif principal était de donner des directives concernant l’infliction de peines justes et proportionnées pour l’infraction de contacts sexuels « et les infractions qui y sont intimement liées », comme l’agression sexuelle et l’inceste (par. 44).
[30] L’arrêt Friesen reconnaît que le point de mire du régime législatif des infractions d’ordre sexuel contre des enfants est passé à la protection de l’autonomie personnelle, de l’intégrité physique et sexuelle, de la dignité et de l’égalité de l’enfant (par. 51 et 55, citant E. Craig, Troubling Sex : Towards a Legal Theory of Sexual Integrity (2012), p. 68; voir aussi R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 172, 174 et 185, les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache). La Cour a expliqué en quoi les infractions d’ordre sexuel contre des enfants causent des souffrances physiques et psychologiques profondes aux membres les plus vulnérables de notre société. Elle était grandement préoccupée par le fait que l’agression sexuelle commise sur un enfant peut lui causer de la honte, de la gêne, une colère inapaisée et une aptitude réduite à faire confiance à autrui, et lui fasse craindre que d’autres personnes puissent aussi abuser de lui (Friesen, par. 57). Elle a mentionné l’effet disproportionné de la violence sur les filles, les femmes, les personnes autochtones et d’autres groupes vulnérables.
[31] L’arrêt Friesen envoie le message clair que les peines infligées pour ces crimes doivent tenir compte des dommages profonds et permanents que la violence sexuelle cause aux enfants, aux familles et à la société en général, dommages qui peuvent prendre de nombreuses années avant de se manifester. Par conséquent, les peines infligées pour des infractions comportant de la violence sexuelle contre des enfants doivent généralement être alourdies afin de refléter la conception moderne qu’a la société de telles infractions et du choix du Parlement d’alourdir les peines associées à ces crimes (par. 3‑5).
[32] L’arrêt Friesen établit une méthode d’analyse utile qui place les enfants, et le préjudice qu’ils subissent, au centre de la discussion. Son message ne se limite pas aux infractions qui comportent un contact physique. Au contraire, son cadre et ses enseignements généraux peuvent s’appliquer à l’infliction de peines pour d’autres formes d’abus sexuels à l’égard d’enfants. En effet, ses principes de détermination de la peine « valent [. . .] aussi pour d’autres infractions d’ordre sexuel contre des enfants, comme le leurre d’enfants » (par. 44; voir aussi les par. 46‑47).
[33] Pour l’application des principes de l’arrêt Friesen à l’infraction de leurre d’enfants, j’analyse son caractère répréhensible inhérent et les préjudices distincts qu’il cause ainsi que la tendance législative vers des peines de plus en plus lourdes.
(1) Le caractère répréhensible du leurre
[34] Les infractions d’ordre sexuel contre des enfants sont des crimes qui exploitent injustement leur vulnérabilité (Friesen, par. 5). En perpétrant l’infraction de leurre, l’adulte profite de la position de faiblesse de l’enfant et de son manque d’expérience et, ce faisant, il répudie la valeur fondamentale de la protection des enfants (par. 65; R. c. Melrose, 2021 ABQB 73, [2021] 8 W.W.R. 467, par. 54). En ligne, les enfants sont particulièrement exposés et sans défense : l’Internet permet aux délinquants d’avoir un accès direct, parfois anonyme, et souvent secret ou non supervisé aux enfants, fréquemment dans l’intimité et la sûreté de leur propre foyer (R. c. Folino (2005), 2005 CanLII 40543 (ON CA), 77 O.R. (3d) 641 (C.A.), par. 25; R. c. Symes, [2005] O.J. No. 6041 (QL), par. 29; R. c. Paradee, 2013 ABCA 41, 542 A.R. 222, par. 12; R. c. Hajar, 2016 ABCA 222, par. 279‑280 (CanLII)). Dans ces tribunes en ligne, on ne peut bien souvent pas faire grand‑chose pour mettre les enfants à l’abri de l’inégalité inhérente du rapport de force qui existe dans les cas de leurre (R. c. Sutherland, 2019 NWTSC 48, [2020] 3 W.W.R. 771, par. 50; Hajar, par. 279). Le leurre profite illégalement de cet accès non supervisé aux enfants et [traduction] « exploite illégalement [leur] vulnérabilité » (R. c. Wall, 2023 ABPC 3, par. 42 (CanLII)).
[35] La sexualisation des enfants est en soi une conduite moralement blâmable. Le leurre envahit leur autonomie personnelle, porte atteinte à leur intégrité sexuelle et met gravement à mal leur dignité (Friesen, par. 51). Se servir d’une personne pour parvenir à une fin est contraire à l’éthique, mais la manipulation d’un enfant par un adulte pour satisfaire ses pulsions sexuelles est une conduite hautement répréhensible. Voilà pourquoi il est reconnu que le leurre est [traduction] « manifestement préjudiciable et condamnable » (R. c. Misay, 2021 ABQB 485, [2022] 1 W.W.R. 145, par. 52). Même dans les cas où les seules interactions avec l’enfant ont lieu en ligne, la conduite du délinquant est répréhensible en soi parce qu’elle constitue tout de même une forme d’abus sexuel (R. c. R.S.F., 2021 MBQB 261, par. 91 (CanLII)). Bien que le degré d’exploitation puisse varier d’un cas à l’autre, le caractère répréhensible de l’exploitation des enfants se rapporte toujours à la gravité de l’infraction (Friesen, par. 78).
(2) Le préjudice distinct causé par le leurre
[36] Il est maintenant bien établi que les infractions d’ordre sexuel contre des enfants causent un préjudice considérable. Les effets préjudiciables de la violence sexuelle contre des enfants nuisent à leur développement social normal et peuvent être à l’origine de plusieurs problèmes psychosociaux chroniques. Lorsque les enfants sont jeunes, inexpérimentés et encore en train de se développer, les préjudices causés par un seul incident de violence sexuelle peuvent changer pour toujours le cours de leur vie. De nombreux survivants portent en eux tout au long de leur vie adulte les abus sexuels subis durant l’enfance, et ceux‑ci peuvent imprégner chaque aspect de leur vie.
[37] Notre Cour a souligné que « [m]ême dans les cas de leurre d’enfants où toutes les interactions se passent en ligne, la conduite du délinquant peut constituer une forme de violence sexuelle morale et psychologique pouvant causer un grave préjudice » (Friesen, par. 82, citant R. c. Rafiq, 2015 ONCA 768, 342 O.A.C. 193). Les abus sexuels s’accompagnent d’un grave préjudice émotionnel et psychologique qui « peut souvent avoir des effets plus pénétrants et permanents qu’une blessure physique » (Friesen, par. 56, citant R. c. McCraw, 1991 CanLII 29 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 72, p. 81). Les victimes de leurre subissent souvent une foule de répercussions négatives, notamment un mauvais développement sexuel, de la toxicomanie subséquente et des symptômes de dépression (G. N. Say et autres, « Abuse Characteristics and Psychiatric Consequences Associated with Online Sexual Abuse » (2015), 18 Cyberpsychol., Behav., and Soc. Netw. 333).
[38] Le leurre d’enfants peut aussi causer aux jeunes victimes des préjudices psychologiques et développementaux distincts qui diffèrent de deux façons des préjudices découlant de contacts sexuels engagés en personne. Tout d’abord, la communication en ligne permet [traduction] « aux abuseurs d’influencer la victime et d’abuser d’elle à distance » et de « la manipuler et d’avoir progressivement une emprise sur elle », ce qui peut avoir de graves conséquences psychologiques à long terme (Rafiq, par. 44). Puisque les communications dans les cas de leurre imitent souvent délibérément des relations positives, les victimes peuvent avoir du mal à faire confiance intimement à qui que ce soit après une telle expérience (E. Hanson, « The Impact of Online Sexual Abuse on Children and Young People », dans J. Brown, dir., Online Risk to Children : Impact, Protection and Prevention (1re éd. 2017), 97, p. 115).
[39] Ensuite, comme les délinquants ne peuvent pas toucher physiquement leurs victimes lorsqu’ils communiquent avec elles en ligne, leur pouvoir et l’efficacité de leurs stratégies tiennent souvent à la mesure dans laquelle ils peuvent exercer une emprise sur la victime et la manipuler afin qu’elle prenne part au comportement abusif. Les victimes de leurre ont souvent l’impression d’avoir participé activement à leur propre abus, ce qui peut les amener à se blâmer elles‑mêmes, à se renfermer davantage et à ressentir une honte accrue, ce qui aggrave le préjudice psychologique (J. Steel et autres, « Psychological sequelae of childhood sexual abuse : abuse‑related characteristics, coping strategies, and attributional style » (2004), 28 Child Abuse & Negl. 785, p. 795‑796; P. Gilbert, « What Is Shame? Some Core Issue and Controversies », dans P. Gilbert et B. Andrews, dir., Shame : Interpersonal Behavior, Psychopathology and Culture (1998), 3, p. 27).
[40] La jurisprudence antérieure a mis en lumière ce préjudice distinct. Dans l’affaire R. c. J.R., 2021 ONCJ 14, par. 16 (CanLII), la victime a décrit la confusion, la honte et le préjudice émotionnel qui ont accompagné le leurre et l’extorsion qu’elle a subis. Dans l’affaire Rayo, la victime a éprouvé des sentiments de culpabilité, de honte et d’anxiété, et a dit « avoir perdu confiance en elle, et que l’évènement a entraîné chez elle de l’automutilation et des idées suicidaires » (par. 174). Dans l’affaire R. c. Roy, 2020 QCCQ 4546, la victime a eu de la difficulté à dormir pendant plusieurs semaines après l’infraction, a perdu confiance en elle et éprouvait toujours de la difficulté à faire confiance aux autres (par. 51 (CanLII)). Dans l’affaire R.S.F., bien que la victime n’ait pas été touchée physiquement, [traduction] « son esprit a été manipulé », elle a eu « des cauchemars où on lui faisait à nouveau du mal » et a souffert « d’anxiété considérable et envahissante, de dépression et du trouble de stress post‑traumatique » (par. 34‑35).
[41] L’arrêt Friesen a reconnu que la violence sexuelle contre les enfants touche aussi d’autres personnes dans la vie des victimes (par. 76). La Cour a souligné l’effet d’entraînement nocif sur les familles, la collectivité et la société (par. 63). De même, le leurre d’enfants peut détruire la confiance de ceux‑ci envers leurs amis, leur famille et les institutions sociales, et les amener à exclure leurs parents de leur vie. Dans l’affaire Rayo, le leurre a suscité un grave conflit entre l’enfant et sa mère (par. 174). Dans l’affaire Rafiq, le leurre a amené la victime à s’isoler de sa famille (par. 40‑41).
[42] Il peut s’avérer plus ou moins difficile dans chaque cas de cerner les préjudices distincts causés par le leurre, selon les circonstances. Dans les cas où le leurre est l’infraction autonome, il peut être plus facile d’établir le préjudice distinct. Toutefois, dans les cas où le leurre se manifeste effectivement dans la perpétration d’une infraction secondaire, il peut être plus difficile de cerner le préjudice distinct causé par le leurre.
[43] Une façon dont les tribunaux peuvent déterminer les préjudices distincts en jeu consiste à différencier le leurre motivé par des contacts, où l’objectif du délinquant est de faciliter les abus sexuels en personne, du leurre qui mène à l’abus sexuel se produisant entièrement en ligne (voir R. c. M.B., 2020 ONSC 7605, par. 78 (CanLII), pour un exemple concernant la pornographie juvénile). Dans le dernier contexte, l’Internet est le milieu où surviennent principalement les abus, et il est possible que le délinquant n’ait pas l’intention de commettre des abus hors ligne. Dans le contexte du leurre motivé par des contacts, l’environnement en ligne peut, mais pas nécessairement, jouer un rôle important dans les abus sexuels. La technologie peut parfois servir uniquement de moyen pour avoir accès physiquement à une victime. Lorsque le leurre est motivé par des contacts, le juge chargé de déterminer la peine doit se demander si la communication en ligne a causé un préjudice psychologique distinct de celui causé par une infraction secondaire qui peut avoir été commise. Les victimes d’abus sexuels par contact peuvent être exploitées sexuellement et manipulées psychologiquement en ligne par leurs abuseurs autant avant qu’après avoir subi des abus hors ligne. C’est une erreur de présumer que le leurre ne peut pas occasionner un préjudice indépendant.
[44] D’autres fois, le leurre est commis en vue de la perpétration d’une infraction secondaire désignée énoncée au par. 172.1(1) qui a lieu entièrement en ligne. Cela peut englober une foule de comportements, notamment clavarder de façon sexuellement explicite, partager des photos ou des vidéos à caractère sexuel, voir des actes sexuels par vidéo ou se livrer à des actes sexuels par vidéo, qui peuvent tous être compris dans les infractions secondaires d’incitation à des contacts sexuels ou les infractions de pornographie juvénile (J. A. Kloess et autres, « A Qualitative Analysis of Offenders’ Modus Operandi in Sexually Exploitative Interactions With Children Online » (2017), 29 Sex. Abuse 563, p. 584‑587). Dans de telles circonstances, le délinquant se sert de la technologie pour tisser des liens, exercer une emprise sur de jeunes personnes et les manipuler psychologiquement, et peut aussi se servir de cette même technologie pour ensuite se livrer à des actes sexuels. Dans de telles circonstances, il peut être difficile de déterminer si le leurre a causé un préjudice psychologique distinct, car le préjudice causé par le leurre peut ressembler à celui causé par l’infraction sous‑jacente qui a elle aussi eu lieu en ligne.
[45] Le leurre motivé par des contacts n’est pas forcément plus ou moins préjudiciable que le leurre menant à un abus sexuel qui a lieu entièrement en ligne. La gravité du préjudice causé par la communication en ligne dépendra du délinquant en cause et de ses objectifs criminels, des caractéristiques personnelles de la victime et de la dynamique unique entre le délinquant et la victime.
(3) Le Parlement a prescrit l’alourdissement des peines infligées pour leurre
[46] L’arrêt Friesen exhorte les tribunaux à tenir compte des initiatives législatives du Parlement lorsqu’ils déterminent les peines qu’ils infligeront aux délinquants pour des infractions d’ordre sexuel contre des enfants (par. 107). Le Parlement a invariablement augmenté la durée de ces peines afin de témoigner d’une prise de conscience croissante de leur gravité, et de faire état des graves préjudices émotionnels et psychologiques qu’elles causent aux victimes (par. 56, 98 et 101‑105). Cette même tendance relative aux peines de plus en plus sévères vaut pour le régime de détermination de la peine dans le cas des infractions de leurre :
• En 2002, lorsqu’il a créé l’infraction de leurre, le Parlement a prévu une peine maximale de cinq ans d’emprisonnement pour les procédures intentées par mise en accusation (Loi de 2001 modifiant le droit criminel, art. 8). Aucune peine maximale n’a été fixée dans le cas des procédures sommaires.
• En 2005, le Parlement a adopté l’art. 718.01 du Code criminel qui prévoit que les objectifs de dénonciation et de dissuasion ont priorité dans les cas d’abus à l’égard d’une personne âgée de moins de 18 ans (Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, L.C. 2005, c. 32, art. 24; Code criminel, art. 718.01).
• En 2007, pour l’infraction de leurre, la peine maximale pour les procédures intentées par mise en accusation a été portée à 10 ans d’emprisonnement et une peine maximale de 18 mois d’emprisonnement a été instaurée dans le cas des procédures sommaires (Loi modifiant le Code criminel (leurre d’enfants), L.C. 2007, c. 20, art. 1).
• En 2012, des peines minimales obligatoires ont été instaurées pour le leurre d’enfants (Loi sur la sécurité des rues et des communautés, art. 22). Par conséquent, la procédure intentée par mise en accusation pour leurre d’enfants entraînait une peine minimale obligatoire d’un an d’emprisonnement, et la procédure intentée par voie sommaire pour leurre entraînait une peine minimale obligatoire de 90 jours d’emprisonnement.
• En 2015, au moyen de la Loi sur le renforcement des peines pour les prédateurs d’enfants, L.C. 2015, c. 23, art. 11, le Parlement a porté la peine maximale pour l’infraction de leurre punissable sur acte d’accusation à 14 ans d’emprisonnement. La peine maximale pour l’infraction de leurre punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire est passée de 18 mois à 2 ans moins un jour d’emprisonnement et la peine minimale obligatoire a été portée à 6 mois d’emprisonnement.
[47] Ces modifications législatives doivent être interprétées comme un signe de la gravité de l’infraction aux yeux du Parlement (Rayo, par. 125). Elles indiquent clairement que la détermination de peines proportionnelles qui tiennent compte de la gravité de l’infraction de leurre et du degré de responsabilité du délinquant exigera souvent des peines d’emprisonnement sévères. En conséquence, les tribunaux devraient s’écarter des précédents désuets qui ne reflètent pas la reconnaissance actuelle par la société des répercussions de la violence sexuelle sur les enfants pour imposer une peine juste (Friesen, par. 110).
(4) Résumé
[48] La démarche analytique de l’arrêt Friesen exige que l’on comprenne le caractère répréhensible inhérent et les préjudices distincts du leurre ainsi que les objectifs de détermination de la peine du Parlement. La compréhension du caractère répréhensible et de la nocivité de l’infraction de leurre est essentielle à la bonne appréciation de la gravité de l’infraction et du degré de responsabilité du délinquant, et sont indispensables pour éviter d’appliquer un raisonnement stéréotypé et de retenir erronément certaines circonstances aggravantes et atténuantes (par. 50). J’utilise ces indications comme bases afin d’établir une peine juste pour M. Bertrand Marchand et comme fondements de l’analyse constitutionnelle au regard de l’art. 12.
D. La juge chargée de déterminer la peine a fait erreur en infligeant une peine concurrente de cinq mois pour l’infraction de leurre
[49] La juge chargée de déterminer la peine a tenu compte de la dénonciation et de la dissuasion et a reconnu que la peine totale doit être proportionnelle à la gravité des infractions et au degré de responsabilité de l’intimé. Au moment d’aborder la peine pour contacts sexuels, qui n’est pas visée par le pourvoi devant notre Cour, elle a reconnu qu’il était question d’une « situation d’exploitation sexuelle » (par. 60) et d’une « relation basée sur la manipulation et la recherche d’assouvissement de besoins sexuels à l’égard d’une adolescente en développement », ce qui laisse des « traces » (par. 59). En outre, la vulnérabilité de la jeune victime, qui était sous la responsabilité du directeur de la protection de la jeunesse, a été reconnue tant pour ce qui est de l’infraction de contacts sexuels que de celle de leurre (par. 60 et 70).
[50] Selon l’arrêt Lacasse, les juges qui prononcent les peines jouissent de larges pouvoirs discrétionnaires dans la détermination d’une peine juste (par. 39). L’intervention d’une cour d’appel n’est justifiée que si une peine est manifestement non indiquée ou si le juge a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la peine infligée (par. 44). La juge chargée de déterminer la peine a commis des erreurs de principe qui ont eu une incidence sur la peine de cinq mois d’emprisonnement qu’elle a infligée et qui devait être purgée concurremment avec la peine pour contacts sexuels. Plus précisément, elle a commis une erreur (1) en minimisant le préjudice causé à la victime en ne reconnaissant pas la manipulation psychologique qui a eu lieu; (2) en interprétant mal les actes du délinquant; et (3) en infligeant une peine concurrente pour l’infraction de leurre. Ces erreurs de principe justifiaient une intervention en appel, que les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont pas réalisée. Je suis donc d’avis de substituer la peine de 12 mois réclamée par la Couronne à la peine de 5 mois infligée par la juge.
(1) La juge chargée de déterminer la peine n’a pas reconnu la manipulation psychologique qui a eu lieu
[51] Une preuve de manipulation psychologique peut être présente lorsque le leurre d’enfants est établi. La manipulation psychologique est un processus qui permet au délinquant de bâtir une relation étroite avec une victime afin de gagner sa confiance, son acquiescement et sa discrétion dans le but de procéder plus tard à la sexualisation et à des abus (Rayo, par. 149). La jurisprudence n’a pas encore arrêté de définition universelle de la manipulation psychologique. Bien entendu, cela s’explique en grande partie par les difficultés à déterminer où le processus commence et où il prend fin, de même que la gamme de comportements qui peuvent être en cause selon le délinquant, la victime et le contexte. En effet, la manipulation psychologique peut comprendre, notamment, [traduction] « la création de liens et d’incitatifs, la désinhibition et la gestion de la sécurité » (I. A. Elliott, « A Self‑Regulation Model of Sexual Grooming » (2017), 18 Trauma, Violence, & Abuse 83, p. 88). C’est [traduction] « un processus lent et graduel de mobilisation active et de désensibilisation des inhibitions de l’enfant — qui s’accompagne d’une emprise et d’un pouvoir croissants sur la jeune personne » (Rayo, par. 139, citant M. Ospina, C. Harstall et L. Dennett, Sexual Exploitation of Children and Youth Over the Internet : A Rapid Review of the Scientific Literature (2010), p. 7).
[52] La manipulation psychologique va souvent de pair avec les caractéristiques ordinaires du leurre, à savoir une [traduction] « relation cultivée de façon prolongée, délibérée et attentive avec une jeune personne en vue de créer une confiance et une intimité, le tout dans le but de favoriser la réalisation d’actes sexuels entre les deux parties » (Paradee, par. 20). Bien qu’il s’agisse souvent d’un processus préparatoire, la manipulation psychologique n’a pas à aboutir à un acte sexuel pour être préjudiciable. La manipulation psychologique permet au délinquant d’acquérir un pouvoir et une emprise sur la jeune personne, ce qui peut causer un préjudice psychologique distinct. Ce préjudice illustre bien la vulnérabilité des enfants et l’exploitation de ceux-ci facilitée par Internet pour lesquelles le Parlement voulait offrir une protection en adoptant l’infraction de leurre (Rayo, par. 138‑139; Reynard, par. 19‑20; Alicandro, par. 36; Legare, par. 25).
[53] C’est au juge des faits qu’il devrait revenir de décider s’il y a eu manipulation psychologique dans chaque cas. Pour ce faire, le juge devrait se concentrer sur la nature, le contenu et les conséquences des messages et se demander si la communication a donné lieu à la manipulation psychologique de l’enfant.
[54] Il ressort clairement du texte de l’art. 172.1 que la manipulation psychologique n’est pas un élément constitutif de l’infraction de leurre. Bien que sa présence puisse représenter une circonstance aggravante lors de la détermination de la peine, son absence n’est pas une circonstance atténuante.
[55] En l’espèce, la juge chargée de déterminer la peine n’a pas bien compris les préjudices que la manipulation psychologique a causés chez cette jeune victime — en fait, la juge n’a pas reconnu du tout que la victime avait fait l’objet de manipulation psychologique. En affirmant que le leurre était un moyen d’arriver à une fin — des contacts — la juge n’a pas tenu compte de la manipulation psychologique résultant de la communication en ligne à elle seule. Soit dit avec égards, elle n’a pas dissocié le préjudice causé par la communication en ligne de celui causé par les contacts sexuels. Plutôt que de voir la manipulation psychologique comme un processus continu visant à renouveler et à renforcer une relation d’exploitation, elle a fait fi de sa présence parce que des actes sexuels antérieurs avaient eu lieu. Indépendamment des actes sexuels physiques qui ont précédé et suivi la communication, les tactiques et les actes de M. Bertrand Marchand démontrent qu’il s’est livré à une manipulation contrôlante en utilisant Internet, ce que je qualifie de manipulation psychologique. Celle‑ci aurait dû servir de circonstance aggravante lors de la détermination de la peine.
[56] Les messages que se sont échangés M. Bertrand Marchand et la victime ont confirmé l’inégalité du rapport de force entre cet adulte et cette enfant. Durant la période pertinente, l’intimé a demandé plus de 18 fois à la victime de la rencontrer afin d’avoir des rapports sexuels (motifs de détermination de la peine, par. 68). L’intimé a continué de faire ces demandes jusqu’à ce qu’il parvienne à se servir d’elle pour arriver à ses propres fins sexuelles. Ces rencontres contrevenaient aux règles et conditions du centre de réadaptation où la victime résidait à l’époque, et la mettaient à risque. L’intimé a également suggéré plusieurs fois à la victime de fuguer du centre, même après que celle‑ci ait exprimé la crainte de se faire prendre par ses superviseurs (d.a., vol. II, p. 109, 115 et 137).
[57] Les messages étaient souvent sexuellement explicites. Plusieurs fois pendant leurs conversations, M. Bertrand Marchand a demandé avec impatience à la victime de lui envoyer des photos compromettantes sur Snapchat (d.a., vol. II, p. 110). Il a fait des commentaires sur son corps, notamment qu’elle était sexy, lui a écrit « t femme en criss » et a fait observer qu’elle avait pris du poids et qu’elle ressemblait davantage à une femme (p. 117). Il lui a dit « tu va feeler cochonne taleur » (p. 129) dans l’espoir de recevoir une photo sexuellement explicite par Snapchat. « Je niesais », a-t-il dit, en parlant de faire des captures d’écran de ces photos sexuellement explicites et de les sauvegarder sur son téléphone (p. 124).
[58] Comme l’a reconnu la juge chargée de déterminer la peine, la victime savait et a affirmé que l’intimé gardait contact avec elle dans l’unique but d’avoir des rapports sexuels (p. 80). Dans certains passages, la victime a déclaré à l’intimé qu’elle se sentait utilisée et exploitée. Elle a dit « Jtanner la jveu pas qu’on mvoit comme une pute », et elle lui a demandé de la respecter (p. 127). Elle a affirmé être « en manque damour », à quoi M. Bertrand Marchand a répondu « hahah ou en manque de sex? » (p. 131).
[59] En outre, M. Bertrand Marchand a exprimé stratégiquement sa déception envers la victime afin d’exercer une emprise sur ses gestes. Il lui a dit qu’elle avait perdu son respect et a manifesté de la frustration lorsqu’elle ne répondait pas rapidement à ses messages. Il lui a dit qu’elle le laissait tomber quand elle ne lui envoyait pas des photos sexuellement explicites sur demande (d.a., vol. II, p. 115).
[60] Parallèlement, M. Bertrand Marchand a peu à peu gagné la confiance de la victime en montrant qu’il se souciait d’elle, en lui achetant des cadeaux et en lui faisant des promesses. Il a parfois joué un rôle de mentor en lui disant de ne pas s’attirer d’ennuis, ou en lui demandant comment ça se passait pour elle à l’école. Il a dit ne pas avoir « lgout detre dans marde pcq tu fugue chez nous » (p. 155). Il a également promis de lui acheter de l’alcool et l’a amadouée, attirée et complimentée dans le but d’obtenir un avantage sexuel.
[61] Le dossier révèle que M. Bertrand Marchand n’a pas respecté les limites énoncées par la victime. Dans les derniers messages échangés, où « l’adolescente verbalise clairement ne plus vouloir poursuivre leur relation », il insiste en affirmant que la victime est « ben trop femme » pour qu’ils arrêtent de se parler (motifs de détermination de la peine, par. 48; voir aussi d.a., vol. II, p. 161). Plutôt que de respecter sa demande de cesser les contacts, il l’amène à remettre en question sa décision et la prévient que, comme il gagne beaucoup d’argent, elle ne sera jamais capable de trouver quelqu’un qui peut la gâter comme lui (d.a., vol. II, p. 161).
[62] Les messages démontrent que l’intimé a manipulé psychologiquement la victime afin de contrôler et d’influencer cette enfant dans un but sexuel. Il s’est servi du fait qu’il est relativement plus âgé qu’elle pour la manipuler, et a tiré profit de l’inégalité du rapport de force entre eux. Il a exercé des pressions sur elle, l’a dénigrée et a chargé leurs communications de connotations sexuelles, implicites et explicites. Il a fait fi des limites qu’elle a énoncées et a oscillé entre mots affectueux et frustration pour obtenir les contacts sexuels qu’il voulait. Le délinquant a fait tout cela à l’aide de plates‑formes de messagerie en ligne — le seul moyen par lequel la victime pouvait communiquer avec le monde extérieur. Non seulement ce comportement constitue de la manipulation psychologique, mais il est précisément ce que le Parlement cherchait à prévenir en édictant les dispositions relatives au leurre.
[63] La juge chargée de déterminer la peine a commis une erreur en omettant de reconnaître qu’il y avait eu manipulation psychologique dans la présente affaire, ce qui aurait dû servir de circonstance aggravante lors de la détermination de la peine.
(2) La juge chargée de déterminer la peine a mal interprété les actes du délinquant
[64] Il est essentiel d’avoir un regard critique sur les termes employés pour décrire la violence sexuelle subie par des enfants afin que le caractère répréhensible et la nocivité de ces infractions soient adéquatement rendus. Dans l’arrêt Friesen, la Cour a fait une mise en garde contre l’utilisation de termes trompeurs qui soit euphémisent, soit érotisent la violence sexuelle, parce qu’ils risquent de banaliser cette violence et de normaliser une conduite qui est censée être condamnée et qu’ils déresponsabilisent le délinquant (par. 147 et 151). Un langage imprécis peut également indiquer la présence de préjugés susceptibles d’influer de manière inacceptable sur le raisonnement du tribunal (S. Zaccour et M. Lessard, « La culture du viol dans le discours juridique : soigner ses mots pour combattre les violences sexuelles » (2021), 33 R.F.D. 175, p. 203). Les tribunaux devraient éviter d’utiliser des termes qui peuvent raviver la douleur des victimes « en déguisant et en masquant la violence, la douleur et le traumatisme qu[e] [celles‑ci] ont subis » (Friesen, par. 147).
[65] Dans la présente affaire, la juge chargée de déterminer la peine a mentionné qu’il ne s’agissait pas d’un cas « classique » de leurre, mais plutôt d’une tentative de répéter les « escapades sexuelles » auxquelles la victime avait déjà « consenti » trois fois. La juge a expliqué que les communications en cause avaient eu lieu en ligne non pas en raison de l’anonymat que procurent les médias sociaux, mais parce que cette plate‑forme était couramment utilisée par les personnes de la génération de M. Bertrand Marchand.
[66] Même s’il est vrai que l’intimé n’a pas abordé anonymement en ligne une enfant qu’il n’avait jamais rencontrée, il a effectivement utilisé des plates‑formes de télécommunication pour manipuler une enfant à ses propres fins sexuelles. Le leurre peut se faire de façon anonyme, mais il est inexact et inutile de dire qu’il s’agit d’une caractéristique « classique » (S. Paquette et F. Fortin, « Les traces numériques laissées par les cyberdélinquants sexuels : identités virtuelles, mensonges et protection de l’anonymat » (2021), 74 R.I.C.P.T.S. 387, p. 401; voir aussi Rayo; R. c. Miller, 2016 SKCA 32, 476 Sask. R. 150, par. 23). Le choix qu’a fait M. Bertrand Marchand de communiquer avec la victime en ligne n’était pas un simple « choix générationnel ». Comme la victime vivait dans un centre de réadaptation, la communication en ligne était le seul moyen dont disposait M. Bertrand Marchand pour avoir accès à celle‑ci et forger une relation avec elle en vue de répéter les actes constituant des contacts sexuels. Je conviens avec le juge dissident de la Cour d’appel que « l’intimé [. . .] a choisi d’utiliser les moyens de télécommunication à sa disposition et à celle de la victime, afin de multiplier leurs rencontres pour s’assurer de son contrôle et de maintenir sa domination sur celle‑ci » (motifs de la C.A., par. 36). La juge chargée de déterminer la peine a estimé que l’absence d’anonymat réduisait la gravité de l’infraction (Rayo, par. 88) et a mal interprété l’utilisation des médias sociaux, la qualifiant de simple préférence générationnelle. Ces deux éléments ont servi à tort de circonstances atténuantes lors de la détermination de la peine.
[67] En employant l’expression « escapade sexuelle » pour décrire les contacts sexuels illégaux de M. Bertrand Marchand avec une mineure (par. 38, 50‑51, 64 et 68), la juge chargée de déterminer la peine a minimisé le préjudice causé à l’enfant. Pareil terme évoque du plaisir et de l’excitation, et privilégie le point de vue de l’adulte. Cela s’apparente à l’utilisation de termes comme « caresse » et « fondling », qui indiquent que la conduite est intrinsèquement moins blâmable ou préjudiciable que les autres formes de violence (Friesen, par. 144, citant R. c. Hood, 2018 NSCA 18, 45 C.R. (7th) 269, par. 150, et Caron Barrette c. R., 2018 QCCA 516, 46 C.R. (7th) 400, par. 93). Ce langage « compromet la réalisation de l’objectif du législateur de communiquer le message que le fait d’utiliser des enfants comme des objets servant à la satisfaction sexuelle des adultes est répréhensible » (Friesen, par. 147).
[68] La juge chargée de déterminer la peine a affirmé à maintes reprises que la victime avait déjà « consenti » aux rapports sexuels. Il va de soi qu’en raison de l’âge de la victime, tout prétendu « consentement » à une activité sexuelle dans ces circonstances était légalement impossible. La présence d’actes antérieurs constituant l’infraction de contacts sexuels ne devrait pas atténuer le caractère répréhensible de la conduite ou minimiser le préjudice qu’elle cause. Le fait que cette mineure ait été soumise trois fois à des rapports sexuels illégaux établit un contexte d’abus, et non un motif pour ces rapports. Bien que la juge chargée de déterminer la peine ait reconnu que le consentement ne peut pas jouer un rôle dans l’infraction de contacts sexuels, elle n’a pas fait la même distinction pour l’infraction de leurre. Il faut éviter d’employer des termes laissant entendre qu’il y a eu consentement dans des situations où celui‑ci est légalement impossible. Assimiler au consentement les actes d’un enfant alors qu’il est manipulé psychologiquement est une erreur de droit (Friesen, par. 148‑150).
[69] Un examen des termes employés par la juge chargée de déterminer la peine révèle que sa formulation des rapports sexuels illégaux en tant qu’« escapades » et son affirmation erronée selon laquelle le comportement de la victime valait consentement ont minimisé les actes de M. Bertrand Marchand. Cette formulation l’a amenée à minimiser indûment le caractère répréhensible de l’infraction et les préjudices causés en prenant en compte la mesure dans laquelle la victime a « participé » à la violence — ce qui constituait une erreur de droit distincte (Friesen, par. 150).
E. Une peine de 12 mois est appropriée
[70] En raison de ces erreurs, notre Cour doit maintenant établir une peine juste et proportionnée à l’endroit de M. Bertrand Marchand. Je suis d’accord avec la Couronne pour dire que compte tenu des circonstances particulières du leurre en l’espèce, rien ne justifiait que l’on s’écarte de la fourchette de peines en vigueur, qui va de 12 à 24 mois, dans le cas des infractions de leurre punissables sur acte d’accusation (Morrison, par. 177, citant Jarvis, par. 31; m.a., par. 75).
(1) Facteurs importants à prendre en considération pour établir une peine juste
[71] En plus de déterminer la gravité de l’infraction, il faut déterminer la culpabilité morale du délinquant pour fixer une peine proportionnée. Pour ce faire, on doit relever tant les circonstances atténuantes que les circonstances aggravantes. En l’espèce, afin d’examiner la culpabilité morale de M. Bertrand Marchand et de fixer une peine proportionnée, je dresse une liste non exhaustive des circonstances aggravantes et atténuantes qui ont une pertinence particulière dans le contexte du leurre.
a) Circonstances atténuantes
[72] Les juges qui prononcent les peines doivent tenir compte des circonstances atténuantes qui découlent des faits de l’affaire dont ils sont saisis. Parmi les circonstances atténuantes que l’on retrouve couramment dans les cas de leurre, mentionnons le plaidoyer de culpabilité présenté par le délinquant (voir, p. ex., Misay, par. 141; Melrose, par. 264; Wall, par. 75; R. c. Ditoro, 2021 ONCJ 540, par. 43 (CanLII); R. c. Gould, 2022 ONCJ 187; R. c. Cooper, 2023 ONSC 875, par. 17 (CanLII); R. c. Clarke, 2021 NLCA 8, par. 53 (CanLII); R.S.F., par. 103; R. c. Aeichele, 2023 BCSC 253, par. 61 (CanLII); R. c. Wolff, 2020 BCPC 174, par. 64 (CanLII)), le fait que le délinquant a exprimé des remords sincères ou acquis une compréhension des préjudices causés par l’infraction (voir, p. ex., Directeur des poursuites criminelles et pénales c. St‑Amour, 2021 QCCQ 6855, par. 43 (CanLII); Wall, par. 75; Ditoro, par. 59; Misay, par. 150; Gould; R. c. Rice, 2022 ABKB 773, par. 48 (CanLII); Clarke, par. 53; R.S.F., par. 105; Wolff, par. 67), et le fait que le délinquant a entrepris des démarches de réinsertion sociale comme du counseling ou un traitement (voir, p. ex., R.S.F., par. 103; R. c. Wickramasinghe, 2022 ONCJ 331, par. 25 (CanLII); Gould; R. c. Rasiah, 2021 ONCJ 584, par. 42 (CanLII)). En l’espèce, dans son analyse de la peine pour l’accusation de contacts sexuels, la juge chargée de déterminer la peine a examiné le rapport présentenciel et tenu compte à juste titre du plaidoyer de culpabilité de M. Bertrand Marchand, de l’absence de déclarations de culpabilité antérieures, de son honnêteté et de sa collaboration tout au long du processus de détermination de la peine, des facteurs qui sont aussi pertinents pour l’infraction de leurre.
[73] La situation personnelle du délinquant peut aussi avoir un effet atténuant sur sa culpabilité morale (Friesen, par. 91‑92). Dans le contexte de la détermination de la peine appropriée dans son ensemble, la juge chargée de déterminer la peine en l’espèce a pris en considération l’âge qu’avait M. Bertrand Marchand au moment des faits, sa vie familiale stable et le fait qu’il avait eu un emploi stable pendant environ trois ans. Monsieur Bertrand Marchand a surmonté un trouble lié à la consommation de drogue au cours de son adolescence. À l’époque, cela lui avait causé des problèmes de santé et des crises de panique (motifs de détermination de la peine, par. 22). Un délinquant peut avoir une déficience mentale ou un trouble lié à la consommation d’une substance qui comporte de grandes limites cognitives, de sorte que sa culpabilité morale s’en trouve réduite (Friesen, par. 91; voir, p. ex., Hood, par. 180; Melrose, par. 223‑235; R. c. Osadchuk, 2020 QCCQ 2166, par. 51‑55 (CanLII); R. c. Deren, 2021 ABPC 84, par. 44 et 51 (CanLII); R. c. Sinclair, 2022 MBPC 40, par. 15 et 67 (CanLII); Wolff, par. 65). Toutefois, cette circonstance n’est pas atténuante dans le cas de M. Bertrand Marchand, car sa consommation de drogue ne chevauchait pas la période considérée (contrairement à l’affaire Sinclair, par. 67; Wolff, par. 65).
b) Circonstances aggravantes
(i) Manipulation psychologique
[74] Comme je l’ai mentionné précédemment, la juge chargée de déterminer la peine a commis une erreur de principe en ne tenant pas compte du fait que les actes du délinquant ont causé un préjudice psychologique distinct à la victime. La manipulation, notamment psychologique, à laquelle s’est livré M. Bertrand Marchand constitue une circonstance aggravante qui accroît sa culpabilité morale.
[75] En l’espèce, aucune déclaration officielle de la victime n’a été produite à l’audience de détermination de la peine. Néanmoins, même lorsque la preuve du préjudice réel causé à la victime n’est pas admise, le préjudice peut être inféré. Notre Cour a précisé que « la violence sexuelle contre des enfants est intrinsèquement susceptible de causer plusieurs formes reconnues de préjudice. [. . .] [L]a possibilité qu’elles se concrétisent est toujours présente chaque fois qu’il y a atteinte physique de nature sexuelle avec un enfant et même dans le cas des infractions d’ordre sexuel contre des enfants qui ne requièrent ni n’impliquent d’atteintes physiques » (Friesen, par. 79). La possibilité qu’un préjudice raisonnablement prévisible soit causé doit être prise en compte lors de la détermination de la peine même lorsque le leurre n’entraîne aucun préjudice réel (par. 84).
[76] Lorsqu’il n’existe pas de preuve directe du préjudice réel causé à la victime, « [l]es tribunaux peuvent être en mesure de conclure à l’existence d’un préjudice réel sur la foi de nombreuses circonstances factuelles qui peuvent causer un préjudice additionnel et constituer des facteurs aggravants » (par. 86). Autrement dit, les juges chargés de déterminer la peine peuvent inférer la probabilité qu’un préjudice réel soit causé lorsqu’il y a des circonstances aggravantes comme la manipulation psychologique (voir, p. ex., R. c. Pentecost, 2020 NSSC 277, par. 50‑54 (CanLII)).
(ii) Nature de la communication
[77] La nature de la communication a un lien avec le caractère répréhensible de la conduite. Dans le présent pourvoi, la période visée par l’acte d’accusation de leurre s’étend sur près de sept mois. Durant cette période, des centaines de messages ont été échangés par l’intimé et la victime. La durée et la fréquence des communications sont importantes dans la mesure où elles peuvent provoquer des préjudices cumulatifs ou plus graves et accroître la gravité de l’infraction et la culpabilité morale du délinquant. Puisque les actes de violence sexuelle répétés et prolongés aggravent le préjudice à long terme subi par la victime (Friesen, par. 131), l’envoi d’une grande quantité de messages, ou l’envoi persistant et sans relâche de messages, constitue une circonstance aggravante (R. c. Collier, 2021 ONSC 6827, par. 75 (CanLII); R. c. Kavanagh, 2023 ONSC 283, par. 84 (CanLII); R. c. Moolla, 2021 ONSC 3702, par. 22 (CanLII); R. c. E.F., 2021 ABQB 272; R. c. Battieste, 2022 ONCJ 573, par. 45 (CanLII)). En outre, bien qu’une période de communication plus courte ne soit pas une circonstance atténuante, le fait que les communications en ligne se poursuivent pendant une longue période est une circonstance aggravante (R. c. Faille, 2021 QCCQ 4945, par. 68‑70 (CanLII)).
[78] La teneur de la communication est pertinente lors de la détermination de la peine. En l’espèce, M. Bertrand Marchand a souvent envoyé à la victime des messages sexuellement explicites et objectifiants. Un contenu clairement sexuel est de toute évidence une circonstance aggravante, mais il en va de même d’une communication où le délinquant manipule la victime en utilisant des mots qui évoquent l’amour et l’affection (Wolff; R. c. Saberi, 2021 ONCJ 345, 493 C.R.R. (2d) 121; R. c. Boucher, 2020 ABCA 208). Le fait que le délinquant recoure à des ruses, des mensonges ou de la manipulation pour leurrer la victime constitue aussi une circonstance aggravante (Collier, par. 77).
[79] Encourager un enfant à transmettre des images de lui-même ou lui envoyer des images sexuellement explicites fait également augmenter la culpabilité morale du délinquant et peut constituer une circonstance aggravante pour la détermination de la peine relative à l’infraction de leurre (Collier; Kavanagh; R. c. Kalliraq, 2022 NUCA 6; R. c. Razon, 2021 ONCJ 616; Deren). Monsieur Bertrand Marchand a incité à maintes occasions la victime à envoyer des photos sexuellement explicites d’elle par Snapchat, photos qu’il disait enregistrer sur son téléphone (d.a., vol. II, p. 124). La durée et la fréquence des communications, ainsi que le caractère sexuellement explicite des messages et les demandes répétées d’envoi de photos sexuellement explicites, sont toutes des circonstances aggravantes en l’espèce (Collier; Kavanagh; Kalliraq; Razon; Deren).
(iii) Tromperie
[80] La tromperie peut se présenter sous de nombreuses formes et constitue une circonstance aggravante. Lorsqu’un délinquant a recours à l’anonymat, par exemple en utilisant un faux nom, une fausse identité ou en mentant sur son âge, sa conduite est alors plus répréhensible (Pentecost; R. c. Coban, 2022 BCSC 1810; Ditoro; R. c. Bains, 2021 ABPC 20; Cooper; Collier; Montour c. R., 2020 QCCA 1648). Toutefois, ce ne sont pas tous les délinquants qui agissent sous le couvert de l’anonymat. Dans la présente affaire, M. Bertrand Marchand a rencontré la victime en personne et s’est servi de sa véritable identité lorsqu’il l’a ajoutée comme amie dans Facebook. Selon les circonstances, une personne peut gagner la confiance d’un enfant vulnérable soit en mentant sur son identité, soit en tirant profit d’une relation préexistante (Rayo, par. 92‑93).
[81] La communication en soi peut également comporter des tactiques trompeuses. Dans certains cas, le délinquant peut ordonner à la victime d’effacer la communication pour dissimuler le leurre, ou de ne pas faire part des messages à ses parents ou aux membres de sa famille (Saberi; R. c. LaFrance, 2022 ABCA 351). Le délinquant peut aussi dire à la victime de s’habiller plus en adulte lorsqu’ils se rencontrent en personne (Saberi). Il est encore plus aggravant que le délinquant choisisse délibérément une plate‑forme qui efface les traces de communication pour éviter de se faire prendre (voir J.R.) ou qu’il propose une plate-forme plus sûre après avoir été informé de l’âge de l’enfant (Rasiah). En l’espèce, M. Bertrand Marchand a demandé à la victime de lui envoyer des photos sexuellement explicites sur Snapchat, une plate-forme qui efface les traces de communication. Cependant, des photos ont également été échangées tout au long de leurs communications sur Facebook, ce qui porte à croire que l’intention d’éviter de se faire prendre n’est pas présente en l’espèce.
(iv) Abus de confiance ou d’autorité
[82] La jurisprudence fournit plusieurs exemples courants de personnes en situation d’autorité qui peuvent exploiter leur pouvoir, notamment un parent (voir, p. ex., J.R.), un enseignant (voir, p. ex., Pentecost; Faille; R. c. Jissink, 2021 ABQB 102, 482 C.R.R. (2d) 167) ou un ami de la famille (voir, p. ex., Rayo; R. c. Lemay, 2020 ABCA 365, 14 Alta. L.R. (7th) 45; Boucher). Cependant, les situations de confiance s’inscrivent sur un spectre, et tout type de relation de confiance peut faciliter la perpétration de l’infraction (Rayo, par. 87 et 96; Friesen, par. 125). Les relations antérieures peuvent être instrumentalisées afin d’obtenir un accès à la victime, de créer un climat de confiance et d’accroître le sentiment de confiance, et peuvent faire en sorte que la victime est plus facile à manipuler — parce que le délinquant qui a eu une relation antérieure avec celle‑ci connaît souvent des choses à son sujet, notamment ses vulnérabilités particulières, comme sa situation familiale. Dans les cas où le délinquant se sert d’une relation préexistante pour exploiter un lien de confiance préexistant, un abus de confiance est « susceptible d’accroître le préjudice causé à la victime et, partant, la gravité de l’infraction » (Friesen, par. 126).
[83] Dans de nombreux cas de leurre, le délinquant cherche intentionnellement à construire une relation de confiance, à amener une relation de confiance existante à revêtir un caractère sexuel ou encore à établir des rapports secrets entre lui et la victime. La rupture ultérieure du lien de confiance peut engendrer des sentiments de peur et de honte chez cette dernière, la dissuader de porter plainte et compromettre ses relations. Le degré de responsabilité du délinquant est plus important lorsque celui‑ci profite de son rôle de confident ou d’ami pour gagner la confiance de la victime en vue de faciliter un contact sexuel (R.S.F.; Rayo, par. 87 et 96).
[84] Monsieur Bertrand Marchand et la victime se sont rencontrés en personne par l’intermédiaire d’amis qu’ils avaient en commun et ont ensuite communiqué en ligne. Il a eu des rapports sexuels illicites avec la victime à trois reprises avant d’initier les communications en ligne qui ont mené à l’accusation de leurre. Le chef d’accusation de leurre ne visait donc pas les trois cas de contacts sexuels qui l’avaient précédé. Comme l’ont indiqué les appelants dans leurs plaidoiries écrites, le fait que l’infraction sous‑jacente ait eu lieu trois fois avant le début du leurre ne diminue en rien la gravité des communications subséquentes (m.a., par. 34‑48). Cette relation préexistante a ouvert la porte aux communications par Facebook et a permis à M. Bertrand Marchand d’avoir accès à la victime. L’intimé a profité du lien de confiance préexistant qu’il avait établi avec la victime lorsqu’ils se sont rencontrés pour la première fois.
(v) Âge de la victime
[85] L’âge de l’enfant victime peut aussi constituer une circonstance aggravante. Aux termes du sous‑al. 718.2a)(ii.1) du Code criminel, le fait que la victime d’un abus soit une personne âgée de moins de 18 ans est une circonstance aggravante prévue par la loi. Bien que l’infraction de leurre implique toujours un enfant, il doit en principe s’agir d’un enfant en âge d’avoir accès à un moyen de télécommunication et d’en faire usage; aussi les très jeunes enfants et les nourrissons sont rarement victimes de cette infraction. Ce sont plutôt souvent les adolescents qui sont victimes de leurre. Les juges chargés de prononcer la peine doivent garder à l’esprit la mise en garde formulée dans l’arrêt Friesen selon laquelle les tribunaux doivent « prendre bien soin d’infliger des peines proportionnelles dans les cas où la victime est un adolescent » parce que des peines clémentes de façon disproportionnée ont été infligées par le passé dans de tels cas (par. 136).
[86] Le leurre comporte un rapport de force inégal inhérent entre l’adulte qui utilise la technologie et l’enfant ou l’adolescent sans supervision qui reçoit ses messages. Dans l’arrêt Friesen, la Cour a analysé le rapport de force inégal marqué entre les adultes et les enfants, qui se trouvent « souvent démunis lorsqu’ils sont privés de la protection et de l’assistance de leurs parents » (par. 134). Bien que la victime, dans le cas qui nous occupe, était une adolescente et non une jeune enfant, elle était sous la garde du directeur de la protection de la jeunesse lorsque M. Bertrand Marchand l’a prise pour cible, ce qui fait qu’elle était particulièrement vulnérable dans les circonstances.
[87] En outre, un écart d’âge marqué entre le délinquant et la victime vient accroître le caractère répréhensible du comportement reproché (voir, p. ex., Misay, par. 61; Faille, par. 74; Jissink, par. 52; R. c. Aguilar, 2021 ONCJ 87, par. 21 (CanLII), conf. par 2022 ONCA 353, par. 14 (CanLII)). En l’espèce, M. Bertrand Marchand a neuf ans de plus que la victime, qui était à ses premières années d’adolescence au début de la période visée par l’accusation. Il était au courant de son âge depuis le début et a mentionné qu’elle était jeune à plusieurs reprises. La différence d’âge considérable ainsi que la très grande vulnérabilité de la victime constituent des circonstances aggravantes.
c) Une peine juste
[88] J’accepte l’argument des appelants selon lequel les mesures législatives du Parlement concernant les infractions d’ordre sexuel contre des enfants, les circonstances aggravantes et atténuantes abordées plus tôt ainsi que le préjudice distinct causé par la communication en ligne justifient une peine d’emprisonnement de 12 mois dans le cas de M. Bertrand Marchand.
(2) Peines concurrentes par opposition aux peines consécutives
[89] Je me tourne maintenant vers la décision de la juge chargée de déterminer la peine d’ordonner que les peines infligées pour les infractions de contacts sexuels et de leurre soient purgées concurremment.
[90] En raison de ses éléments constitutifs, l’infraction de leurre est souvent commise en même temps que d’autres infractions; cela soulève des considérations d’ordre méthodologique concernant la façon de procéder à la détermination de la peine dans le cas d’infractions multiples et les circonstances où il y a lieu que les peines soient purgées de façon concurrente ou consécutive.
[91] La juge chargée de déterminer la peine a d’abord établi la peine juste et appropriée pour chacune des infractions prises isolément. Elle s’est ensuite demandé si les peines devaient être consécutives ou concurrentes. Ce n’est qu’après avoir effectué cette démarche qu’elle a pris en considération le principe de totalité prévu à l’al. 718.2a), qui fait en sorte que « la peine cumulative prononcée ne dépasse pas la culpabilité globale du délinquant » (R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 42; voir aussi R. c. Hutchings, 2012 NLCA 2, par. 84 (CanLII), et Desjardins c. R., 2015 QCCA 1774, par. 37‑42 (CanLII), où une démarche similaire a été approuvée).
[92] Je souscris à la démarche de la juge chargée de déterminer la peine en l’espèce, et j’estime qu’elle présente des avantages par rapport à l’autre méthode qui consiste simplement à fixer une valeur globale pour des infractions multiples. Cette démarche séquentielle assure une détermination distincte de la sanction juste et appropriée pour chaque infraction. Compte tenu des objectifs et des critères distincts qui se rattachent à l’infraction de leurre, il était approprié d’examiner séparément chaque infraction « afin de mieux comprendre la part de [chacune] dans la culpabilité morale du délinquant » (Rayo, par. 55).
[93] Élaborer des peines particulières pour chaque infraction assure la clarté nécessaire et s’avère très utile lorsque l’une des sanctions contestées est modifiée en appel ou déclarée inconstitutionnelle. Fixer une peine particulière pour chaque infraction est un gage de transparence et permet au juge de soupeser la gravité de chaque infraction. Le fait de cerner clairement les peines particulières peut aussi se révéler très utile lors de procédures ultérieures de détermination de la peine dans le cas où le délinquant commet de nouveau la même infraction — par exemple, en fournissant aux juges chargés de déterminer la peine un point de départ lorsqu’ils appliquent le [traduction] « principe de la gradation des peines infligées » à de nouvelles déclarations de culpabilité pour les mêmes infractions (R. c. Borde (2003), 2003 CanLII 4187 (ON CA), 63 O.R. (3d) 417 (C.A.), par. 39).
[94] La juge chargée de déterminer la peine a conclu que les peines pour contacts sexuels et leurre infligées à M. Bertrand Marchand devaient être purgées concurremment parce que les infractions étaient intimement liées. Bien que la retenue soit de mise à l’égard de la décision d’un juge d’infliger des peines consécutives ou concurrentes (R. c. McDonnell, 1997 CanLII 389 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 948, par. 46), j’estime avec égards que la juge chargée de déterminer la peine a commis une erreur en infligeant une peine concurrente dans la présente affaire. Pour bien tenir compte des intérêts juridiques distincts que protège l’infraction de leurre, les peines auraient dû être consécutives.
[95] Le Parlement a aboli la discrétion judiciaire et a exigé que les peines soient purgées consécutivement pour certaines infractions, comme la pornographie juvénile lorsque le délinquant a aussi commis une autre infraction sexuelle contre l’enfant, ou lorsque des infractions sexuelles autres que la pornographie juvénile ont été commises par le même délinquant à l’égard de plusieurs enfants (Code criminel, par. 718.3(7)). La règle générale veut que « les infractions étroitement liées au point de constituer un incident criminel unique puissent, sans que cela soit obligatoire, donner lieu à des peines concurrentes, et que toutes les autres infractions doivent donner lieu à des peines consécutives » (Friesen, par. 155; voir aussi Code criminel, sous‑al. 718.3(4)b)(i)). Décider si des peines doivent être consécutives ou concurrentes nécessite une analyse des faits propres à chaque affaire (C. C. Ruby, Sentencing (10e éd. 2020), § 14.13).
[96] Sur le plan législatif, l’infraction de leurre est liée aux infractions secondaires énumérées : le délinquant doit communiquer en vue de faciliter la perpétration d’une de ces infractions. Bien que l’infraction de leurre puisse dans certains cas être commise seule, elle accompagne souvent la perpétration réelle d’une infraction secondaire énumérée. Toutefois, l’infraction secondaire n’englobe en aucun cas l’infraction de leurre qui l’a précédée ou produite, ni ne la supplante d’aucune façon. Il en est ainsi parce que l’infraction de leurre protège un intérêt social distinct et cause des préjudices distincts de ceux que causent les infractions secondaires (Rayo, par. 130 et 134).
[97] Les infractions représentant des [traduction] « atteintes à différents intérêts protégés par la loi » peuvent être sanctionnées au moyen de peines consécutives, même lorsqu’elles participent de la même transaction criminelle (Rayo, par. 136, citant R. c. Gummer (1983), 1983 CanLII 5286 (ON CA), 38 C.R. (3d) 46 (C.A. Ont.), p. 49; R. c. Gillis, 2009 ONCA 312, 248 O.A.C. 1, par. 9; R. c. Morton, 2021 ABCA 29, par. 32‑33 (CanLII)). Le Parlement a intentionnellement ciblé la conduite qui précède la perpétration des infractions d’ordre sexuel énumérées et vise à protéger les enfants du risque d’exploitation sexuelle facilitée par Internet (Rayo, par. 138‑139; Reynard, par. 19‑20; Alicandro, par. 36; Legare, par. 25). Comme je l’ai dit précédemment, le leurre peut causer des préjudices distincts en raison de la manipulation psychologique qu’il implique. C’est pourquoi l’infraction de leurre commande la plupart du temps une peine consécutive (Rayo, par. 133‑143; R. c. McLean, 2016 SKCA 93, 484 Sask. R. 137, par. 50‑53; Miller, par. 22‑23). Comme l’indique l’arrêt Rayo, l’infraction distincte de leurre peut sembler impunie, du moins en partie, lorsque la peine qu’elle entraîne est purgée concurremment avec celles découlant des infractions connexes (par. 152).
[98] Cela ne signifie pas que le leurre doit toujours recevoir une peine consécutive. À moins que l’exige le par. 718.3(7), les juges qui prononcent les peines conservent leur pouvoir discrétionnaire à cet égard. Cependant, en exerçant ce pouvoir, les juges doivent demeurer conscients du fait que l’infraction de leurre constitue une atteinte à un intérêt distinct protégé par la loi. Le juge doit expliquer pourquoi la peine doit être purgée concurremment avec les sanctions imposées pour les autres infractions. Il doit fournir les motifs justifiant l’infliction d’une peine concurrente. Je précise également que les juges doivent prendre garde de ne pas compter en double : lorsqu’un juge ordonne qu’une peine pour leurre soit purgée consécutivement à une peine pour une infraction secondaire, l’infraction secondaire ne peut constituer une circonstance aggravante dans la détermination de la peine relative au leurre.
(3) Totalité
[99] Le principe de totalité a pour effet d’exiger que les juges s’assurent que les peines qu’ils infligent sont, dans l’ensemble, « justes et appropriées » (voir M. (C.A.), par. 42; Code criminel, al. 718.2c)), ce qui comprend le fait de jeter [traduction] « un dernier coup d’œil à la peine globale » afin d’évaluer si elle est « exagérément longue ou rigoureuse, au sens où elle serait disproportionnée à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant » (Hutchings, par. 42 et 84; Laguerre c. R., 2021 QCCA 1537, par. 43 (CanLII); M. (C.A.), par. 42). Si le principe de totalité n’est pas respecté, le tribunal peut ajuster les peines en rendant certaines d’entre elles concurrentes, ou si cela ne donne pas lieu à une peine juste et proportionnée, en réduisant la durée d’une ou de plusieurs peines (Desjardins, par. 34).
[100] Comme je l’ai expliqué plus tôt, la juge chargée de déterminer la peine dans la présente affaire n’a pas tenu compte du fait que l’intérêt juridique distinct protégé par l’infraction de leurre était présent en l’espèce, ce qui l’a amenée à confondre la peine pour leurre et la peine pour l’infraction secondaire. Par conséquent, je conclus que la peine de 12 mois pour leurre doit être purgée consécutivement à la peine de 10 mois pour contacts sexuels.
[101] En appliquant le principe de totalité, j’arrive à la conclusion qu’une peine de 22 mois est juste en raison des circonstances de la présente affaire, de la situation personnelle de M. Bertrand Marchand et de son degré de culpabilité morale.
[102] Monsieur Bertrand Marchand a déjà purgé entièrement la peine de 10 mois pour contacts sexuels et a obtenu la libération conditionnelle en juillet 2020. Compte tenu du temps qui s’est écoulé et du fait que les appelants ne sollicitent pas de sanctions additionnelles, la réincarcération de M. Bertrand Marchand ne servirait pas les intérêts de la justice. En conséquence, j’ordonne un sursis d’exécution permanent à l’égard de la peine modifiée (voir R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 132; R. c. R.A.R., 2000 CSC 8, [2000] 1 R.C.S. 163, par. 35; R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 65).
IV. Les peines minimales obligatoires au par. 172.1(2) du Code criminel violent l’art. 12 de la Charte
[103] Les pourvois connexes en l’espèce portent sur la contestation de la constitutionnalité des deux peines minimales obligatoires rattachées à l’infraction mixte de leurre, soit celle pour l’infraction punissable par mise en accusation et celle pour l’infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, sur le fondement de l’art. 12 de la Charte. Devant les instances inférieures, M. Bertrand Marchand a contesté avec succès la peine minimale obligatoire d’un an pour l’infraction punissable sur acte d’accusation, tandis que H.V. a contesté avec succès la peine minimale obligatoire de six mois pour l’infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire. En tant qu’intimés devant la Cour, ils demandent que ces décisions soient confirmées. Dans les présents motifs, j’examine de façon holistique la disposition relative au leurre et les sanctions qu’entraîne l’infraction afin d’évaluer de façon optimale si les peines minimales obligatoires résistent à l’analyse constitutionnelle. C’est la première fois que la Cour répondra aux questions constitutionnelles que suscitent ces peines minimales obligatoires : bien que les juges majoritaires dans l’arrêt Morrison aient refusé de se prononcer sur la constitutionnalité de l’al. 172.1(2)a), la juge Karakatsanis a conclu que cette disposition contrevenait à l’art. 12 et qu’elle n’était pas justifiée au regard de l’article premier.
[104] Récemment, notre Cour a réaffirmé et précisé le cadre d’analyse applicable aux contestations constitutionnelles des peines minimales obligatoires sur le fondement de l’art. 12. La question de savoir si les peines minimales obligatoires prévues aux al. 172.1(2)a) et b) sont inconstitutionnelles commande une démarche en deux étapes qui comporte une analyse contextuelle et comparative (R. c. Hills, 2023 CSC 2, par. 40; R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23, par. 62). D’abord, le tribunal doit déterminer quelle serait la peine juste et proportionnée pour le délinquant en cause et possiblement pour d’autres délinquants dans des situations raisonnablement prévisibles (Hills, par. 40; voir aussi Bissonnette, par. 63; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 77). Ensuite, il doit déterminer si la peine minimale obligatoire commande l’infliction d’une peine qui est exagérément disproportionnée à la peine autrement juste et proportionnée (Hills, par. 40; Bissonnette, par. 63; Nur, par. 46; R. c. Smith, 1987 CanLII 64 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1072). Une telle opération suppose la prise en considération de la portée de l’infraction, des effets de la sanction sur le délinquant en cause ou sur un délinquant dans une situation raisonnablement prévisible, et de la sanction en tant que telle et de ses objectifs (Hills, par. 122).
[105] Les instances inférieures dans le cas de M. Bertrand Marchand et dans celui de H.V. n’avaient pas accès au cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Hills lorsqu’elles ont examiné les peines minimales obligatoires. Cependant, elles ont toutes jugé que les peines minimales obligatoires en cause contrevenaient à l’art. 12. Leurs conclusions concordent avec celles d’autres tribunaux ailleurs au pays (voir, p. ex., Hood; Melrose; R. c. Faroughi, 2020 ONSC 780; R. c. Koenig, 2019 BCPC 83; Roy; Deren; R. c. Ward, 2019 NSPC 72; R. c. Fawcett, 2019 BCPC 125).
[106] Les appelants de la Couronne font valoir que les peines alourdies qui peuvent découler de l’arrêt Friesen ont pour effet de mettre à l’abri les peines minimales obligatoires en cause d’un contrôle de constitutionnalité. Alors qu’une juste compréhension du caractère répréhensible et de la nocivité du leurre mènera à des peines sévères dans la plupart des circonstances, l’analyse constitutionnelle fondée sur l’art. 12 de la Charte ne requiert pas simplement de déterminer si la peine minimale obligatoire est cruelle et inusitée dans des situations « courantes » (Nur, par. 68). De fait, le recours à des situations raisonnablement prévisibles vise expressément à mettre à l’épreuve les comportements relevant de l’extrémité inférieure de la gamme de comportements qu’englobe l’infraction (voir, p. ex., Hills, par. 169).
[107] La présente analyse constitutionnelle ne change rien à la peine maximale établie par le Parlement, à la fourchette de peines pour le leurre énoncée dans l’arrêt Morrison ou aux directives claires formulées par la Cour dans l’arrêt Friesen. La seule question qui se pose est de savoir si les peines minimales obligatoires prévues au par. 172.1(2), qui privent les tribunaux de la faculté « d’arrêter une peine proportionnelle se situant à l’extrémité inférieure de la fourchette » (Nur, par. 44), constituent une peine cruelle et inusitée dans des cas raisonnablement prévisibles.
[108] Simplement dit, les éléments constitutifs de l’infraction de leurre d’enfants sont si vastes et sans contrainte qu’ils englobent des comportements qui ne se rattachent que vaguement à l’essence même de l’infraction (voir, p. ex., Hills, par. 122). C’est ce qui en bout de ligne rend les dispositions prévoyant les peines minimales obligatoires suspectes sur le plan constitutionnel. Le Parlement aurait pu limiter les comportements que visent les peines minimales obligatoires ou prévoir un « mécanisme qui permettrait au tribunal d’écarter la peine minimale obligatoire dans les cas exceptionnels où elle constituerait une peine cruelle et inusitée » (R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 36); il ne l’a pas fait. Comme dans le cas de toute autre disposition contestée, notre Cour doit évaluer soigneusement la constitutionnalité des peines minimales obligatoires en cause.
[109] Pour conclure qu’une peine minimale obligatoire est inconstitutionnelle au regard de l’art. 12 de la Charte, elle doit être « excessive au point de porter atteinte aux normes de la décence » (Hills, par. 109, citant R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599, par. 45; Lloyd, par. 24, citant R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90, par. 26; R. c. Wiles, 2005 CSC 84, [2005] 3 R.C.S. 895, par. 4, citant Smith, p. 1072). Ce n’est que « très rarement » qu’une peine contreviendra à l’art. 12 (Steele c. Établissement Mountain, 1990 CanLII 50 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1385, p. 1417). Comme je l’explique plus loin, les peines minimales obligatoires se rattachant à l’infraction de leurre satisfont ce seuil élevé et doivent être invalidées. Bien que les peines minimales obligatoires ne soient pas exagérément disproportionnées dans le cas de M. Bertrand Marchand et de H.V., elles le sont dans des situations raisonnablement prévisibles.
A. Une peine juste, proportionnée
[110] Comme je l’ai expliqué, la peine juste et proportionnée pour l’infraction de leurre commise par M. Bertrand Marchand à l’endroit de la victime est un emprisonnement de 12 mois, ce qui correspond à la peine minimale obligatoire pour l’acte criminel à l’égard duquel il a plaidé coupable. Par conséquent, la peine minimale obligatoire que commande l’al. 172.1(2)a) n’est pas exagérément disproportionnée dans son cas.
[111] Dans le pourvoi concernant H.V., qui avait 52 ans au moment pertinent, celui-ci a plaidé coupable à l’infraction de leurre punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, prévue à l’al. 172.1(1)a), pour des messages textes qu’il a envoyés entre le 31 juillet et le 9 août 2017 à la victime, sa nièce et filleule âgée de 16 ans. Lors d’un souper de famille à son domicile, alors qu’il se trouvait seul avec la victime, H.V. lui a dit qu’elle avait de belles fesses et de beaux seins. Au cours de la même soirée, il a commencé à lui envoyer des messages textes à caractère sexuel, ce qu’il a continué de faire pendant 10 jours. Dans ces messages textes, il lui a demandé à plusieurs reprises de supprimer les messages qu’il lui avait envoyés et de n’en parler à personne. H.V. a proposé à la mère de la victime que cette dernière aille travailler à l’école dont il était le directeur. Lors de sa deuxième journée de travail, il lui a touché les seins. Elle a par la suite quitté son emploi et déposé une plainte au criminel. Bien que H.V. ait été initialement accusé d’infractions secondaires en lien avec l’attouchement sexuel illégal des seins de la victime, il a plaidé coupable à l’accusation de leurre d’enfants et s’est vu infliger une peine à cet égard seulement. Lors de la détermination de la peine, H.V. a contesté la peine minimale obligatoire de six mois pour l’infraction de leurre punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire prévue à l’al. 172.1(2)b), sur le fondement de l’art. 12 de la Charte.
[112] Le juge de la Cour du Québec chargé de déterminer la peine a infligé à H.V. une peine de 2 ans de probation et de 150 heures de travaux communautaires, jugeant que cette conduite se situait à l’extrémité inférieure de l’échelle de culpabilité morale et qu’elle justifiait donc une peine de probation. Étant donné que la peine minimale obligatoire de six mois serait exagérément disproportionnée à cette peine, elle contrevenait à l’art. 12 de la Charte et le juge l’a déclaré inopérante à l’égard de H.V. En appel, la Cour supérieure du Québec (2021 QCCS 837) a accueilli le pourvoi, a annulé la peine et l’a remplacée par une peine de quatre mois d’emprisonnement (qui a été réduite à une peine d’emprisonnement de 90 jours devant être purgée de façon intermittente afin de prendre en compte la période passée sous garde). Elle a pris cette décision parce que, notamment, le juge chargé de déterminer la peine a commis une erreur concernant le principe de l’harmonisation des peines lorsqu’il s’est fondé sur de la jurisprudence désuète portant sur des cas de leurre qui faisait abstraction de la tendance relative aux peines plus sévères pour ces types d’infractions. Cette erreur de principe a mené le juge à infliger une peine avec sursis qui constituait un écart marqué par rapport aux peines habituellement infligées dans les cas de leurre, même avant que les décisions Friesen et Montour soient rendues. La Cour supérieure a aussi relevé des erreurs dans l’analyse du juge chargé de déterminer la peine concernant les circonstances aggravantes et atténuantes, qui justifiaient encore plus son intervention afin de déterminer la peine appropriée, soit un emprisonnement de quatre mois. La cour a ensuite établi que la peine minimale obligatoire de six mois n’était pas exagérément disproportionnée à la peine infligée à H.V., mais qu’elle le serait si elle était appliquée à des scénarios raisonnablement prévisibles. La Cour d’appel du Québec a rejeté le pourvoi. Elle n’a relevé aucune erreur en ce qui concerne la peine de quatre mois de détention et a souscrit à l’avis de l’instance inférieure portant que la peine minimale obligatoire était inconstitutionnelle (2022 QCCA 16). Je reconnais que la peine juste et proportionnée dans le cas de H.V. est de quatre mois d’emprisonnement.
[113] Pour sa part, H.V. n’a pas prétendu que la peine minimale obligatoire de six mois prévue à l’al. 172.1(2)b) est exagérément disproportionnée dans son cas (voir m.i., par. 21). En revanche, il a soutenu devant la Cour et devant les instances inférieures que la peine minimale obligatoire constitue une peine cruelle et inusitée, violant ainsi l’art. 12 de la Charte, lorsqu’elle est appliquée à des situations raisonnablement prévisibles. Je conviens avec H.V. que la peine de six mois d’emprisonnement infligée à titre de minimum obligatoire n’est pas exagérément disproportionnée à la peine juste de quatre mois d’emprisonnement. Étant donné que ni la peine infligée à M. Bertrand Marchand ni celle infligée à H.V. ne sont exagérément disproportionnées, j’examinerai les situations hypothétiques raisonnables afin d’établir si les peines minimales obligatoires sont inconstitutionnelles.
B. Les situations raisonnablement prévisibles invoquées
[114] Récemment, la Cour a affirmé dans l’arrêt Hills que des sanctions peuvent être contestées au motif qu’elles portent atteinte aux droits que l’art. 12 de la Charte garantit au délinquant dans une situation raisonnablement prévisible (par. 68). Exclure cette possibilité « limiterait de manière artificielle l’analyse portant sur la constitutionnalité de la disposition » (Nur, par. 49). Le recours aux délinquants représentatifs fait partie du « contenu essentiel de l’analyse fondée sur l’art. 12 » (Hills, par. 71; voir aussi Nur, par. 47 et 49‑50). Par conséquent, lorsque des parties invoquent des situations hypothétiques dans le cadre du processus accusatoire, le tribunal ne devrait pas écarter une contestation constitutionnelle sans s’être d’abord demandé (1) si la situation est effectivement raisonnablement prévisible et, le cas échéant, (2) si le scénario du délinquant représentatif peut rendre la disposition contestée inconstitutionnelle.
[115] Monsieur Bertrand Marchand et H.V. ont tous deux présenté devant les instances inférieures plusieurs situations hypothétiques qui, selon eux, font en sorte que les peines minimales obligatoires sont inconstitutionnelles. Ces situations sont aussi soulevées devant notre Cour. Monsieur Bertrand Marchand a mentionné les faits entourant le délinquant représentatif que la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a pris en considération dans l’arrêt Hood. Toutes les parties au pourvoi de M. Bertrand Marchand ont convenu que cette situation était raisonnablement prévisible. Lors de l’audience pour H.V., j’ai exposé un scénario inspiré des faits dans l’arrêt R. c. John, 2018 ONCA 702, 142 O.R. (3d) 670. Je l’ai modifié pour que les faits correspondent à l’infraction de leurre. Dans l’arrêt Hills, la Cour a indiqué que le processus accusatoire constitue le meilleur moyen de mettre à l’épreuve les situations hypothétiques (par. 93). J’ai donc soumis ce scénario aux appelants, et ses contours ont fait l’objet de discussions à l’audience. Bien que M. Bertrand Marchand et H.V. fassent tous deux état d’autres situations raisonnablement prévisibles, j’estime que les scénarios retenus dans les arrêts Hood et John sont déterminants pour l’analyse relative à l’art. 12.
[116] Pour les besoins de l’analyse de la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire d’un an prévue à l’al. 172.1(2)a), le premier scénario est le suivant :
• La délinquante représentative est une enseignante de première année au secondaire dans la fin de la vingtaine qui n’a aucun antécédent judiciaire. Elle souffre d’un trouble affectif bipolaire. Un soir, elle envoie un message texte à un de ses élèves, âgé de 15 ans, concernant un travail scolaire. Dans un accès maniaque, elle fait passer la conversation du registre anodin au registre sexuel. Ils se rencontrent le soir même dans un lieu privé où ils s’adonnent à des contacts sexuels. La délinquante n’a aucune autre interaction inappropriée avec son élève par la suite. Elle plaide coupable et exprime des remords lors de l’audience sur la détermination de la peine. Voir Hood, par. 150.
[117] Monsieur Bertrand Marchand a également soumis ce scénario à la Cour d’appel aux fins d’examen par les juges. Étant donné que les juges majoritaires souscrivaient à la conclusion de la juge chargée de déterminer la peine selon laquelle l’al. 172.1(2)a) était inconstitutionnel dans le cas de M. Bertrand Marchand, ils n’ont pas examiné ce scénario. Pour ce qui est du juge dissident, son refus d’examiner tout scénario avancé par M. Bertrand Marchand dans le cadre de son analyse de la constitutionnalité était une erreur.
[118] Comme je l’ai indiqué plus tôt, ce scénario a aussi déjà été examiné par la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse dans l’arrêt Hood. La cour a conclu qu’il était raisonnable, et non invraisemblable ou peu probable. La délinquante hypothétique dans le scénario invoqué dans l’arrêt Hood était librement inspirée de la délinquante elle‑même, Mme Hood : les deux étaient des enseignantes ayant un trouble bipolaire. Toutefois, il y avait une seule victime et un seul incident de leurre dans le scénario invoqué, alors qu’il y en a eu plusieurs dans le cas de Mme Hood. Je conviens avec la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse que ce scénario n’est pas invraisemblable et relève clairement de la portée de l’infraction, bien qu’il se situe à l’extrémité inférieure de l’échelle des comportements fautifs (par. 152). Le scénario ne va pas à l’encontre des consignes données par notre Cour dans l’arrêt Hills, selon lesquelles les caractéristiques personnelles des délinquants représentatifs ne devraient pas être adaptées de manière à créer des exemples invraisemblables (par. 78). La cour s’est toutefois mal exprimée lorsqu’elle a parlé de [traduction] « caresses » (Hood, par. 150) pour décrire une partie de la conduite fautive, car décrire ainsi la violence sexuelle contre un enfant sous‑entend erronément qu’il s’agit d’un comportement « intrinsèquement moins préjudiciable que les autres formes de violence sexuelle » (Friesen, par. 144). J’ai donc modifié le scénario en conséquence, de sorte que le premier scénario soit raisonnablement prévisible. Les appelants dans le pourvoi de M. Bertrand Marchand ont abondé dans le même sens lors des plaidoiries orales.
[119] Pour les besoins de l’analyse de la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire de six mois prévue à l’al. 172.1(2)b), le second scénario est le suivant :
• Le délinquant représentatif est un jeune de 18 ans qui a une relation romantique et sexuelle avec une jeune de 17 ans. Dans un message texte, il lui demande de lui envoyer une photo sexuellement explicite. Elle le fait, et il transmet ensuite la photo à un ami à l’insu de sa copine. Cet ami, aussi âgé de 18 ans, ne transmet cette photo à personne, mais la conserve sur son téléphone portable. Voir John, par. 29.
[120] Ce scénario s’inspire de celui que la Cour d’appel a approuvé dans l’arrêt John. Dans cette affaire, la Cour d’appel de l’Ontario s’est penchée sur la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire de six mois alors en vigueur pour possession de pornographie juvénile (al. 163.1(4)a)) sur le fondement de l’art. 12 de la Charte. Le scénario présenté portait sur un jeune de 18 ans qui reçoit, de la part de son ami, un « sexto » de la copine de 17 ans de cet ami, à l’insu de celle‑ci (par. 29). Dans ce cas en particulier, la cour a conclu que le scénario est raisonnable parce qu’il échappe à l’exception d’usage personnel dont il était question dans l’arrêt Sharpe, et engagerait donc la responsabilité criminelle (John, par. 38). La cour a finalement conclu que la peine minimale obligatoire dans cette affaire serait exagérément disproportionnée pour le délinquant hypothétique et elle a été déclarée inopérante. Le scénario que j’invoque concernant le leurre échappe lui aussi à l’exception de l’usage personnel énoncée dans l’arrêt Sharpe, car cette exception ne s’applique pas à la publication ou à la distribution de pornographie juvénile (voir Sharpe, par. 117). Dans le scénario en cause, le délinquant représentatif, le copain de la jeune fille, a distribué de la pornographie juvénile à un tiers, son ami, en violation du par. 163.1(3) du Code criminel.
[121] Ce scénario expose les éléments constitutifs de l’infraction de leurre et est raisonnable compte tenu de la gamme de comportements visés par cette infraction (voir Hills, par. 82). L’infraction prévue au par. 163.1(3) est l’une des infractions secondaires auxquelles renvoie l’al. 172.1(1)a). Le délinquant représentatif dans ce scénario a envoyé un message texte à sa copine mineure en vue de faciliter la perpétration de l’infraction secondaire de distribution de pornographie juvénile (par. 163.1(3)). En outre, bien qu’il s’agisse d’un cas se situant à l’extrémité inférieure de l’échelle des comportements visés par l’infraction de leurre, j’estime qu’il est raisonnablement prévisible. Les adolescents s’échangent effectivement des photos à caractère sexuel impliquant de la nudité partielle (voir L. Karaian et D. Brady, « Revisiting the “Private Use Exception” to Canada’s Child Pornography Laws : Teenage Sexting, Sex‑Positivity, Pleasure, and Control in the Digital Age » (2019), 56 Osgoode Hall L.J. 301, p. 306). En fait, cette pratique est si répandue que le terme « sextage » a acquis droit de cité. De plus, l’avocat de l’appelant Sa Majesté le Roi a concédé lors de l’audience que ce scénario était raisonnablement prévisible.
C. Une peine juste pour les délinquants représentatifs
[122] Lorsqu’ils abordent la première étape de l’analyse relative à l’art. 12 et qu’ils fixent la peine juste et proportionnée pour le délinquant en cause ou le délinquant représentatif, les tribunaux doivent définir la peine aussi étroitement que possible (Hills, par. 94). « Le fait de choisir scrupuleusement une peine précise et définie favorise l’atteinte d’un résultat équitable sur le plan analytique et fondé sur des principes à la deuxième étape de l’analyse relative à l’art. 12 » (par. 65). La comparaison au cœur de l’analyse relative à la disproportion exagérée commande une adhésion rigoureuse aux principes établis de détermination de la peine à la première étape. Afin de déterminer la peine juste et proportionnée pour les délinquants représentatifs en l’espèce, la Cour doit tenir compte des objectifs de détermination de la peine énoncés aux art. 718 et suivants du Code criminel. Tout tribunal qui détermine la peine juste pour un délinquant représentatif doit examiner les circonstances aggravantes et atténuantes en jeu et faire preuve de retenue dans l’infliction de peines d’incarcération (al. 718.2d) et e)). Les juges chargés de déterminer la peine et les cours d’appel ne doivent pas accorder une importance excessive aux circonstances aggravantes ni limiter les circonstances atténuantes pour arriver aux conclusions souhaitées.
[123] L’article 718.1 prévoit que la peine « est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant ». De plus, l’art. 718.01 impose aux juges d’accorder une attention particulière à la dénonciation et à la dissuasion lorsqu’ils infligent des peines pour des infractions comportant des abus à l’égard d’enfants. Cependant, les juges conservent le pouvoir discrétionnaire de tenir compte d’autres objectifs de détermination de la peine dans les circonstances. Les tribunaux doivent individualiser la peine en tenant compte de la gravité de l’infraction, de la situation personnelle du délinquant et de la culpabilité morale de celui‑ci (R. c. Parranto, 2021 CSC 46, par. 44; Lacasse, par. 12; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 51). Même si le Parlement a indiqué que les objectifs de dénonciation et de dissuasion revêtent une importance capitale lors de la détermination de la peine, les juges doivent appliquer tous les principes prescrits par les art. 718.1 et 718.2 afin d’élaborer une peine qui « favorise la réalisation des objectifs généraux de la détermination de la peine » (Ipeelee, par. 51). La déférence dont il faut faire preuve à l’égard des objectifs du Parlement n’est pas illimitée; afin que la dignité humaine soit respectée, la porte à la réinsertion sociale doit rester entrouverte (Bissonnette, par. 46 et 85; Hills, par. 140‑141; Nasogaluak, par. 43).
(1) Une peine juste pour l’infraction de leurre dans la première situation raisonnablement prévisible
[124] Dans l’arrêt Hood, lorsque la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a examiné un scénario semblable au premier scénario présenté en l’espèce, elle a conclu que le crime hypothétique serait susceptible d’entraîner une peine d’emprisonnement avec sursis et probation ou, tout au plus, une brève période d’incarcération (par. 154). La cour a plutôt conclu que la peine globale appropriée pour la délinquante représentative serait un sursis au prononcé de la peine assorti d’une période de probation. Toutefois, l’arrêt Hood a été rendu avant que notre Cour rende sa décision dans l’arrêt Friesen. La peine appropriée infligée par la Cour d’appel dans l’affaire Hood ne reflète pas la directive formulée dans l’arrêt Friesen, selon laquelle les infractions d’ordre sexuel contre des enfants sont des crimes violents qui « exploitent injustement leur vulnérabilité » et que, par conséquent, « [i]l faut imposer des peines plus lourdes pour ces crimes » (par. 5). Il est intéressant de noter que dans cet arrêt, la Cour a cité l’arrêt Hood comme un exemple où les grandes limites cognitives d’une délinquante sont susceptibles de réduire sa culpabilité morale lors de la détermination de la peine (par. 91).
[125] Compte tenu des circonstances particulières de cette situation hypothétique, le caractère répréhensible inhérent et la gravité de l’infraction doivent être mis en balance avec la maladie mentale de la délinquante, ses remords et ses perspectives de réinsertion sociale. La peine appropriée pour l’infraction de leurre commise par la délinquante représentative dans le premier scénario est une peine discontinue de 30 jours.
[126] La délinquante représentative est une enseignante dans une école secondaire, vers la fin de la vingtaine, qui a commis une violation grave de ses obligations professionnelles et qui a orienté de façon inappropriée une conversation avec son élève âgé de 15 ans vers des sujets d’ordre sexuel, en vue de faciliter la perpétration de l’infraction secondaire prévue à l’art. 151 du Code criminel. Bien que cette enseignante soit probablement relativement débutante en comparaison de ses collègues, elle est dans une position de confiance et d’autorité par rapport à son élève au titre du sous‑al. 718.2a)(iii). Un abus de confiance est « susceptible d’accroître le préjudice causé à la victime et, partant, la gravité de l’infraction » (Friesen, par. 126). La gravité d’une telle violation ne doit pas être prise à la légère : les enseignants sont chargés d’éduquer les enfants et doivent leur servir de modèles, et non les sexualiser à leurs propres fins. Dans ce cas en particulier, la délinquante représentative a profité de sa position d’autorité lorsqu’elle a commis l’infraction, notamment en utilisant sa relation avec la victime pour y avoir accès sous prétexte de discuter de travaux scolaires. Cet élément augmente sa culpabilité morale et constitue une circonstance aggravante. De plus, la grande différence d’âge entre la délinquante et la victime est une autre circonstance aggravante : puisque la délinquante était dans la fin de la vingtaine, la différence d’âge était d’au moins 10 ans.
[127] Par ailleurs, il est important de reconnaître que même si la conduite de la délinquante représentative était grave, elle se trouve vraisemblablement à l’extrémité inférieure de l’échelle de la gravité dans toutes les circonstances. Toutes les infractions de ce type sont susceptibles de causer un préjudice grave aux victimes. Toutefois, il n’en demeure pas moins que les actions de la délinquante étaient spontanées et de courte durée, plutôt que malveillantes et calculées. Contrairement à bien d’autres cas de leurre d’enfants qui sont habituellement associés à un contact prolongé, et de ce fait à un préjudice beaucoup plus grand, dans la présente affaire rien n’indique qu’il y a eu manipulation psychologique ou planification à long terme. Bien que ces circonstances ne soient pas atténuantes, elles donnent un aperçu de la gravité globale de l’infraction et de la culpabilité générale de la délinquante, qui est relativement moins élevée que dans d’autres cas. Il est bien établi que les crimes spontanés ou commis sous l’impulsion du moment devraient être punis moins sévèrement que ceux qui sont planifiés ou prémédités (voir, p. ex., R. c. Laberge (1995), 1995 ABCA 196 (CanLII), 165 A.R. 375 (C.A.), par. 18; R. c. Murphy, 2014 ABCA 409, 593 A.R. 60, par. 42; R. c. Vienneau, 2015 ONCA 898, par. 12 (CanLII)). De plus, la délinquante représentative a inscrit un plaidoyer de culpabilité, a exprimé des remords lors de la détermination de la peine et n’a aucun antécédent criminel — éléments qui sont tous des circonstances atténuantes importantes.
[128] Enfin, pour ce qui est de l’évaluation de la culpabilité morale, il est important de savoir que la délinquante représentative dans le premier scénario souffrait d’un trouble bipolaire et que ses symptômes étaient semblables à ceux de la délinquante réelle décrite dans l’affaire Hood. Au procès, la responsabilité criminelle de Mme Hood a suscité une véritable controverse (R. c. Hood, 2016 NSPC 19, 371 N.S.R. (2d) 324; voir aussi les motifs sur la peine dans R. c. Hood, 2016 NSPC 78). Bien que le juge du procès l’ait effectivement jugée criminellement responsable, il a reconnu que Mme Hood souffrait d’un trouble bipolaire de type 1. Par conséquent, [traduction] « l’épisode de manie [de Mme Hood] l’avait rendue profondément désinhibée et encline à prendre des risques, exaltée par un sentiment d’invincibilité et affaiblie par une perception et une inhibition inadéquates » (Hood (motifs sur la peine), par. 55 (CanLII)). Le juge chargé de déterminer la peine dans l’arrêt Hood a conclu que ses symptômes avaient [traduction] « un lien avec ses crimes » (par. 55). De même, dans le présent scénario, le trouble bipolaire diagnostiqué de la délinquante représentative, bien qu’il ne constitue pas une justification ou une excuse pour son comportement, atténue son degré de responsabilité et agit comme circonstance atténuante lors de la détermination de la peine (R. c. Ayorech, 2012 ABCA 82, 522 A.R. 306, par. 10‑13; R. c. Tremblay, 2006 ABCA 252, 401 A.R. 9, par. 7; R. c. Belcourt, 2010 ABCA 319, 490 A.R. 224, par. 8; R. c. Resler, 2011 ABCA 167, 505 A.R. 330, par. 14). Lorsqu’une maladie mentale existait au moment de la perpétration de l’infraction et a contribué au comportement du délinquant, le juge qui prononce la peine devrait envisager de prioriser la réinsertion sociale et le traitement du délinquant au moyen de l’intervention communautaire (R. c. Lundrigan, 2012 NLCA 43, 324 Nfld. & P.E.I.R. 270, par. 20‑21; R. c. Ellis, 2013 ONCA 739, 303 C.C.C. (3d) 228, par. 117). Cela est d’autant plus vrai étant donné que l’emprisonnement a souvent un effet particulièrement néfaste sur les délinquants ayant des maladies mentales (voir Ruby, §§5.325 et 5.332).
[129] Malgré cela, bien que la réinsertion sociale doive être priorisée pour cette délinquante, une peine non privative de liberté n’est pas appropriée compte tenu de la gravité de l’infraction. Par conséquent, j’estime qu’une peine discontinue de 30 jours est une peine juste dans le cas de la délinquante représentative qui nous a été soumis. Une telle peine reconnaît la gravité inhérente et les préjudices potentiels associés à l’infraction et dénonce dûment la conduite de la délinquante, tout en tenant compte de sa culpabilité morale réduite et des circonstances atténuantes en jeu.
(2) Une peine juste pour l’infraction de leurre dans la seconde situation raisonnablement prévisible
[130] Le délinquant représentatif dans la seconde situation hypothétique a commis une violation grave de la vie privée et de la dignité de la victime qui devrait être punie par une sanction criminelle. Toutefois, les circonstances atténuantes importantes dans ce scénario justifient une sanction qui se situe à l’extrémité inférieure de l’échelle. La sanction appropriée pour l’infraction de leurre commise par le délinquant représentatif dans le second scénario est une absolution conditionnelle.
[131] Le délinquant de 18 ans a envoyé un message texte à sa copine de 17 ans dans l’intention de transmettre illégalement une photo pornographique d’elle à son ami. Il importe de souligner que cette communication était loin d’être innocente : le fondement de la responsabilité criminelle est l’intention de l’accusé d’envoyer la photo à une personne à qui elle n’était pas destinée, puisqu’il ne pourrait pas être déclaré coupable de leurre si la photo était destinée à son usage personnel (voir Sharpe). Le délinquant représentatif aurait dû savoir que l’envoi à un tiers d’une photo à caractère sexuel de sa partenaire adolescente mineure était non seulement interdit, mais également préjudiciable, particulièrement compte tenu du risque que la photo soit envoyée à d’autres destinataires et que la victime soit de ce fait exposée à de l’intimidation et à de l’extorsion sexuelle (voir A. Carlton, « Sextortion : The Hybrid “Cyber‑Sex” Crime » (2020), 21:3 N.C. J.L. & Tech. 177, p. 180). Même si l’on met de côté le fait que ce risque de distribution ne s’est pas concrétisé, la distribution non consensuelle de toute image intime est intrinsèquement associée à la perte de dignité et d’autonomie de la personne en cause, et pourrait donner lieu à un sentiment profond de honte ainsi qu’à une confiance réduite en de futurs partenaires romantiques. En raison de la gravité de la conduite du délinquant représentatif aux dépens de la victime adolescente, une sanction criminelle est justifiée.
[132] Cela dit, la circonstance atténuante la plus importante dans le second scénario est le fait que le délinquant est jeune et en est à sa première infraction. Bien que le délinquant de 18 ans soit légalement un adulte et que la victime de 17 ans ne le soit pas, sans minimiser les répercussions de l’infraction sur la victime, j’estime que la peine appropriée doit tenir compte du fait que les deux parties sont jeunes, d’âges rapprochés et dans une relation consensuelle qui ne montre aucun signe d’exploitation à long terme ou de manipulation psychologique, que comportent de nombreux cas de leurre. Comme c’était le cas du délinquant représentatif en question dans l’arrêt Hills, le comportement criminalisé dans ce cas indique davantage un manque d’encadrement ou de surveillance de la part d’un adulte qu’une intention criminelle de la part du délinquant (par. 161). La réinsertion sociale et la dissuasion spécifique sont les objectifs premiers lorsque vient le temps de déterminer les peines à infliger à de jeunes délinquants qui en sont à leur première infraction. Même si un délinquant de 18 ans n’est pas visé par le système de justice pénale pour les adolescents, son manque de maturité demeure une importante considération (R. c. Priest (1996), 1996 CanLII 1381 (ON CA), 30 O.R. (3d) 538 (C.A.), p. 543‑544; R. c. Tan, 2008 ONCA 574, 268 O.A.C. 385, par. 32; R. c. T. (K.), 2008 ONCA 91, 89 O.R. (3d) 99, par. 41‑42). Il est essentiel d’envisager toutes les autres mesures possibles avant d’imposer des peines de placement sous garde à de tels délinquants (R. c. Stein (1974), 1974 CanLII 1615 (ON CA), 15 C.C.C. (2d) 376 (C.A. Ont.), p. 377).
[133] En l’espèce, une absolution conditionnelle assortie de conditions strictes de probation servirait les objectifs de dissuasion et de dénonciation. En revanche, une peine de placement sous garde serait disproportionnée et ne rendrait pas compte du degré réduit de responsabilité d’un jeune délinquant qui en est à sa première infraction, lequel bénéficierait surtout d’une rééducation, et non d’une sanction excessive. Par conséquent, j’ordonnerais à l’égard de ce délinquant représentatif une absolution conditionnelle avec mise en probation de six mois.
D. Les peines minimales obligatoires sont exagérément disproportionnées aux peines justes pour les délinquants représentatifs
(1) Portée de l’infraction
[134] La portée de l’infraction de leurre la rend suspecte sur le plan constitutionnel. La jurisprudence enseigne qu’une peine minimale obligatoire qui vise des comportements disparates de degrés très divers de gravité et de culpabilité morale est plus susceptible de faire l’objet d’une contestation constitutionnelle (Hills, par. 125; Lloyd, par. 24; Smith, p. 1078). Notre Cour a noté dans l’arrêt Lloyd qu’une peine minimale obligatoire pour une infraction « qui peut être perpétrée de nombreuses manières et dans de nombreuses circonstances différentes, par une grande variété de personnes, se révèle vulnérable sur le plan constitutionnel » (par. 3). Il en est ainsi parce que lorsqu’une infraction a une portée excessivement large, la peine obligatoire peut être proportionnée ou acceptable pour la plupart des délinquants, mais exagérément disproportionnée pour d’autres délinquants dont la culpabilité morale est moindre ou dont la conduite est beaucoup moins préjudiciable (Nur, par. 83; Hills, par. 125). Dans le cadre de cette analyse, les tribunaux doivent déterminer l’ampleur de la gamme de comportements qu’englobent l’actus reus et la mens rea de l’infraction et tenir compte du degré variable de gravité de l’infraction et de culpabilité du délinquant (Hills, par. 129). Bien que rien n’empêche le Parlement d’édicter des peines minimales obligatoires, il ne peut prescrire de peines exagérément disproportionnées qui assujettissent des délinquants à une peine cruelle et inusitée.
[135] Les trois éléments de l’infraction de leurre d’enfants suivant l’art. 172.1 sont : (1) l’accusé a communiqué intentionnellement par un moyen de télécommunication; (2) avec une personne dont il sait ou croit qu’elle est âgée de moins de 18 ans (ou de 16 ou 14, selon l’alinéa applicable); et (3) la communication de l’accusé visait à faciliter expressément la perpétration d’une infraction secondaire désignée à l’égard de la personne mineure (Legare, par. 36; Levigne, par. 23). Dans le contexte d’une opération policière d’infiltration, lorsque la personne plaignante n’est pas réellement un enfant, la croyance de l’accusé que son interlocuteur est un enfant remplace l’élément de connaissance ou d’aveuglement volontaire.
[136] L’actus reus de l’infraction de leurre d’enfants comprend la communication avec la personne plaignante au moyen de télécommunications. Le mot « télécommunication » est défini au par. 35(1) de la Loi d’interprétation, comme suit : « La transmission, l’émission ou la réception de signes, signaux, écrits, images, sons ou renseignements de toute nature soit par système électromagnétique, notamment par fil, câble ou système radio ou optique, soit par tout procédé technique semblable ». À titre d’infraction inchoative, le leurre d’enfants est distinct des infractions secondaires désignées. De plus, il se rattache à un vaste éventail d’infractions secondaires, et « peut être commi[s] de plusieurs façons, dans des circonstances très variées » (Morrison, par. 179, la juge Karakatsanis, motifs concordants). Dans le contexte de l’infraction de leurre, « faciliter » s’entend du fait « d’aider à provoquer et de rendre plus facile ou plus probable » la perpétration de l’infraction (Legare, par. 28 (italique omis)).
[137] Invoquant l’arrêt Paradee, l’intervenant le procureur général de l’Alberta soutient que la mens rea pour le leurre d’enfants est précise et spécifique. À son avis, la Couronne doit prouver que l’accusé avait subjectivement prévu que la communication constituant le leurre faciliterait une infraction comportant l’abus sexuel à l’égard d’un enfant et que l’accusé a agi en vue de faciliter cet objectif. Dans l’arrêt Paradee, la Cour d’appel de l’Alberta a affirmé que le leurre [traduction] « suppose une conduite préméditée visant expressément à ce qu’une personne mineure ait une relation avec le délinquant, dans le but de réduire les inhibitions de la jeune personne de sorte qu’elle soit disposée à prendre part à d’autres actes qui sont non seulement criminels, mais aussi extrêmement préjudiciables » (par. 12). De même, notre Cour a déjà décrit le leurre d’enfants en parlant de « prédateurs qui rôdent dans le cyberespace, sous le couvert de l’anonymat, [et qui] utilisent les communications en ligne pour rencontrer et manipuler des enfants afin de les exploiter sexuellement » (Morrison, par. 2).
[138] Toutefois, il ne faut pas confondre les caractéristiques fréquentes d’une infraction avec ses éléments essentiels. Bien que l’infraction de leurre englobe certainement les états d’esprit décrits dans l’arrêt Paradee, ceux‑ci ne font pas partie de la mens rea requise. Il n’y aura pas toujours préméditation ou planification lorsque les éléments du leurre d’enfants sont établis. Un accusé peut communiquer impulsivement d’une manière sexuelle — et à ce moment avoir l’intention spécifique requise pour justifier une déclaration de culpabilité pour leurre d’enfants — sans avoir pris le temps de planifier, prévoir ou préparer à l’avance la perpétration d’une infraction secondaire. La « manipulation psychologique » n’accompagne pas non plus forcément la perpétration d’une infraction de leurre d’enfants. Il est possible qu’une preuve de manipulation psychologique soit souvent présente lorsque le leurre d’enfants est établi, mais il ne s’agit pas d’un élément requis.
[139] De cette façon, l’élément d’intention spécifique — soit que l’accusé doit communiquer en vue de faciliter la perpétration d’une infraction désignée — n’est pas étroit, mais large. Le paragraphe 172.1(1) englobe un vaste éventail d’objectifs illicites désignés, ainsi que divers degrés de culpabilité morale. Par exemple, il ressort de la jurisprudence que les délinquants ayant des déficiences développementales, bien qu’ils soient moins moralement coupables, sont souvent déclarés coupables de leurre d’enfants (Melrose; Deren; R. c. S. (S.), 2014 ONCJ 184, 307 C.R.R. (2d) 147). Dans l’arrêt Morrison, la juge Karakatsanis a noté que l’al. 172.1(2)a) est vulnérable sur le plan constitutionnel parce que « [l]’éventail des comportements qui constituent une infraction pour l’application de cet article est extrêmement vaste » (par. 181).
[140] Comme je l’ai mentionné, l’infraction de leurre est déclenchée par l’utilisation de toute plate‑forme de télécommunication, ce qui comprend toutes les plates‑formes Internet, comme Facebook, Instagram, TikTok, Snapchat, Twitch, Hinge, Tinder ou autres applications populaires de messagerie, de diffusion en continu ou de rencontre. Cela démontre non seulement l’étendue considérable de l’infraction de leurre, mais cela soulève aussi la question du moyen de communication et de son effet sur le message. Par exemple, certaines applications en ligne exigent que les utilisateurs indiquent qu’ils sont majeurs et assez vieux pour être présent sur la plate‑forme. Toutefois, les utilisateurs mineurs peuvent contourner cette exigence en cliquant sur un bouton. Ou, comme c’était le cas dans l’affaire Koenig, les utilisateurs adultes qui utilisent des sites Internet ne servant pas normalement à la recherche de proies peuvent engager illégalement avec un mineur une conversation qui constitue un leurre s’ils ne font pas les efforts nécessaires pour vérifier l’âge des utilisateurs avec lesquels ils engagent la conversation en ligne.
[141] Cela ne revient pas à dire que le comportement des individus qui ont des conversations de nature sexuelle avec des enfants en ligne n’est pas moralement répréhensible. Toutefois, dans certains cas, la conduite reprochée pourrait entraîner à tort une période d’emprisonnement. Dans la décision Koenig, le juge Skilnick a noté que [traduction] « l’accusé n’est pas le délinquant type que le Parlement avait en tête lorsqu’il a édicté la loi. Il n’a pas cherché à “leurrer” un enfant ni tenté de le faire; en fait, ses communications ont eu lieu sur un site Web qui ne permet pas à l’utilisateur de choisir la personne avec qui il communique » (par. 5 (CanLII)).
[142] En outre, l’infraction de leurre d’enfants punit à juste titre autant les délinquants qui communiquent avec de vrais enfants que ceux qui communiquent en fin de compte avec des policiers se faisant passer pour des enfants dans le cadre d’opérations d’infiltration. Dans l’arrêt Friesen, notre Cour a noté que bien qu’il ne faille pas accorder trop d’importance à l’absence d’un enfant victime réel pour arriver à une peine juste, cette absence est pertinente pour l’analyse de la proportionnalité (par. 93). De cette façon, la Cour a reconnu qu’il y a une différence importante entre les deux principales façons dont le leurre d’enfants peut être commis : lorsque le délinquant communique effectivement avec une personne mineure, par opposition à lorsque le délinquant croit qu’il communique avec une personne mineure mais qu’il communique en réalité avec un policier. Cela démontre également l’ampleur de la disposition.
[143] L’éventail des comportements visés est stupéfiant. Fait à noter, il n’est pas nécessaire que le délinquant commette réellement une infraction secondaire. Il n’a qu’à communiquer avec une personne mineure en vue de faciliter la perpétration de l’une des vingt infractions secondaires suivantes : exploitation sexuelle (par. 153(1)), inceste (art. 155), pornographie juvénile (art. 163.1), servir d’entremetteur pour des actes sexuels (parent ou tuteur) (art. 170), permettre des actes sexuels interdits (maître de maison) (art. 171), traite de personnes âgées de moins de 18 ans (art. 279.011), obtention d’un avantage matériel de la traite de personnes âgées de moins de 18 ans (par. 279.02(2)), rétention ou destruction de documents de voyage en vue de la traite de personnes âgées de moins de 18 ans (par. 279.03(2)), obtention de services sexuels d’une personne âgée de moins de 18 ans moyennant rétribution (par. 286.1(2)), obtention d’un avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels d’une personne âgée de moins de 18 ans (par. 286.2(2)), amener une personne âgée de moins de 18 ans à rendre des services sexuels (par. 286.3(2)), contacts sexuels (art. 151), incitation d’une personne âgée de moins de 18 ans à des contacts sexuels (art. 152), bestialité en présence d’un enfant ou incitation de celui‑ci (par. 160(3)), exhibitionnisme devant une personne âgée de moins de 16 ans (par. 173(2)), agression sexuelle d’une personne âgée de moins de 16 ans (art. 271), agression sexuelle armée d’une personne âgée de moins de 16 ans (art. 272), agression sexuelle grave d’une personne âgée de moins de 16 ans (art. 273), enlèvement d’une personne âgée de moins de 16 ans (art. 280) et enlèvement d’une personne âgée de moins de 14 ans (art. 281). En revanche, bien que toutes les infractions secondaires soient susceptibles de causer un préjudice dévastateur aux victimes et justifient habituellement des peines sévères, ces infractions comportent divers degrés de gravité, et plusieurs d’entre elles ont aussi une vaste portée. Ces caractéristiques de l’infraction de leurre menacent aussi la constitutionnalité des peines obligatoires qui s’y rattachent.
[144] Les instances inférieures soulignent de plus en plus souvent que l’infraction de leurre s’applique à un vaste éventail de comportements et englobe divers degrés de culpabilité morale (R. c. Saffari, 2019 ONCJ 861, par. 88 (CanLII); Sutherland, par. 47). C’est aussi ce qu’a reconnu la juge Karakatsanis dans ses motifs concordants dans l’arrêt Morrison. Elle y a expliqué que l’objectif du leurre peut varier : les délinquants peuvent utiliser Internet pour « cibler des enfants en vue de les exploiter physiquement », ou les délinquants n’ont peut‑être « aucune intention de rencontrer leurs victimes en personne » (par. 182). De même, la durée des communications peut varier : dans certains cas, il peut s’agir d’un « long dialogue avec la victime pour la manipuler », alors que dans d’autres cas, de « quelques minutes à peine lors d’un échange d’une série de courts messages » ou même « d’un unique message texte » (par. 182). Enfin, elle a souligné que les communications peuvent avoir lieu entre le délinquant et un enfant réel, ou entre un délinquant et un policier qui effectue une opération d’infiltration. La juge Karakatsanis a noté à juste titre que cet éventail de comportements et de culpabilité morale « peu[t] avoir une incidence sur le niveau de préjudice causé par la perpétration de l’infraction et nous éclair[e] donc sur ce qui constitue une peine juste et proportionnée » (par. 182).
[145] Un examen de la jurisprudence nous éclaire davantage sur les divers degrés de culpabilité morale qu’englobe de manière prévisible l’art. 172.1. Par exemple, le délinquant dans l’affaire Melrose, qui a plaidé coupable aux infractions dont il a été accusé, notamment le leurre, était un adulte de 27 ans ayant un retard de développement, dont le QI correspondait à l’âge mental d’un enfant d’environ 9 ans (par. 132). La victime était âgée de 13 ans. Le juge chargé de déterminer la peine, le juge Renke, a conclu que l’âge mental du délinquant était inférieur à l’âge réel de la victime. D’après la preuve, M. Melrose était incapable d’anticiper les conséquences à long terme de ses actions, de même que l’effet de ses actions sur la victime mineure (par. 145). Le juge chargé de déterminer la peine a conclu que le délinquant [traduction] « ne comprenait pas les types de préjudices que son comportement risquait de causer » et a jugé que les difficultés cognitives de M. Melrose réduisaient grandement sa culpabilité morale (par. 229‑232). Le juge Renke a noté que l’exigence selon laquelle, pour qu’un leurre soit commis, le délinquant doit avoir tenté de [traduction] « faciliter » une infraction secondaire « englobe toute une gamme de gestes, du geste impulsif (mais tout de même intentionnel) au geste soigneusement calculé » (par. 331). Puisque la preuve qu’il y a eu facilitation ne comprend pas forcément la preuve d’une planification complexe, l’infraction de leurre peut inclure la conduite qui est dépourvue de complexité ou d’intention mûrement réfléchie. Par conséquent, la mens rea de l’infraction ne nécessite pas un degré élevé de culpabilité morale et englobe plutôt un vaste éventail de comportements coupables.
[146] Malgré cette vaste portée, le préjudice distinct causé par le leurre entraînera à juste titre, dans de nombreux cas, une peine d’emprisonnement qui se situe à l’intérieur de la fourchette des peines minimales obligatoires. Il en est ainsi parce que dans bien des cas, la gravité de l’infraction est élevée : les préjudices sont distincts et la conduite est intrinsèquement répréhensible. Comme il a été énoncé dans l’arrêt Friesen et réitéré plus tôt, le leurre s’accompagne de violence sexuelle commise au moyen de l’Internet et peut causer de graves préjudices psychologiques pénétrants et permanents aux victimes (par. 56‑58 et 82). Malgré la gravité intrinsèque de l’infraction, la Cour dans l’arrêt Friesen a indiqué que les facteurs qui réduisent la culpabilité morale du délinquant demeurent pertinents. Le juge en chef Wagner et le juge Rowe, rédigeant les motifs unanimes de la Cour, ont reconnu que dans le cas d’une agression sexuelle et de contacts sexuels commis sur un enfant, il s’agit d’« infractions définies de manière générale qui englobent une vaste gamme d’actes », de sorte que « la conduite du délinquant sera moins blâmable sur le plan moral dans certains cas que dans d’autres » (par. 91). L’infraction contestée représente cette réalité. La rigidité de la peine minimale obligatoire ne tient pas compte de l’incroyable étendue de la conduite fautive. Bien que la déférence s’impose à l’égard du Parlement lorsqu’il établit des dispositions en matière de détermination de la peine, l’art. 12 de la Charte prévoit certaines limites constitutionnelles (Hills, par. 140).
(2) L’effet de la peine sur les délinquants
[147] La peine a de lourdes conséquences sur les deux délinquants représentatifs en l’espèce. Notre Cour a indiqué dans l’arrêt Hills que l’analyse de la disproportion exagérée doit prendre en considération les effets concrets que peut avoir la peine minimale obligatoire sur les délinquants qui en sont passibles (par. 133). Les tribunaux doivent examiner les caractéristiques particulières du délinquant en cause ou tenir compte des qualités du délinquant dans une situation raisonnablement prévisible, et puis évaluer quel préjudice pourrait découler de la peine contestée. Pour ce qui est des scénarios en question, la peine minimale obligatoire est de 12 ou de 6 mois d’emprisonnement.
a) La délinquante représentative dans le premier scénario
[148] La preuve montrant que l’emprisonnement aurait des effets préjudiciables importants sur un délinquant devrait être prise en considération à cette étape (Hills, par. 133‑135). La délinquante représentative dans le premier scénario souffrait d’un trouble bipolaire et ses symptômes s’apparentaient à ceux de la délinquante réelle décrite dans le jugement Hood. Dans certaines circonstances, les tribunaux ont jugé que les longues périodes d’emprisonnement purgées sous garde ne conviennent pas aux personnes ayant un trouble bipolaire et ont plutôt ordonné que les délinquants obtiennent des soins psychiatriques, suivent des programmes de traitement et/ou purgent une peine dans la communauté plutôt qu’une peine d’emprisonnement (voir R. c. Dickson, 2007 BCCA 561, 228 C.C.C. (3d) 450; R. c. Shevchenko, 2018 ABCA 31, par. 60‑63 (CanLII); R. c. Vivian, 2001 ABQB 468, 289 A.R. 378, par. 16; R. c. Sulek, 2011 ABPC 314, 21 M.V.R. (6th) 336; R. c. Legg, 2014 ABPC 238, 26 Alta. L.R. (6th) 181, par. 28).
[149] Le Bureau de l’enquêteur correctionnel a reconnu que les conditions de détention peuvent être d’une sévérité disproportionnée pour les personnes ayant des troubles mentaux. Le contexte carcéral peut provoquer les symptômes des troubles ou les accroître, et ceux‑ci peuvent à leur tour donner lieu à des interventions axées sur la sécurité qui exacerbent les problèmes de santé mentale chez les délinquants (voir, p. ex., Bureau de l’enquêteur correctionnel, Rapport annuel 2021‑2022 (2022), p. 26‑27; Bureau de l’enquêteur correctionnel, Un legs d’occasions ratées : L’affaire Ashley Smith, 23 novembre 2011 (en ligne)). De plus, les prisonniers dans certaines institutions fédérales peuvent attendre jusqu’à 12 mois avant d’avoir accès à des services de santé mentale (voir le Rapport annuel 2021‑2022, p. 15‑16). Dans l’affaire Ayorech, le délinquant était schizophrène et avait un trouble de développement. La Cour d’appel a conclu que les troubles mentaux de M. Ayorech l’avaient rendu vulnérable dans un cadre institutionnel et a accepté la conclusion du témoin expert portant que le délinquant était [traduction] « mal outillé pour survivre dans le système carcéral » (par. 13).
[150] Bien que la délinquante représentative dans le premier scénario n’ait pas de retard de développement, plusieurs instances inférieures ont annulé les peines minimales obligatoires pour leurre ou refusé de les appliquer dans le cas de délinquants ayant des déficiences développementales graves à la lumière des lourdes répercussions qu’a l’emprisonnement sur ces personnes (voir Melrose; Deren; Fawcett). Dans l’affaire Melrose, le juge chargé de déterminer la peine a conclu que le délinquant serait un [traduction] « enfant parmi les hommes » dans un cadre de détention et que les membres de la population générale de l’établissement pourraient profiter de lui (par. 250). Le juge Renke a conclu que M. Melrose [traduction] « subirait un préjudice moral, psychologique et probablement physique s’il était condamné à une longue période d’emprisonnement » (par. 250). L’incarcération a aussi un effet disproportionné sur les personnes ayant des déficiences cognitives importantes parce qu’elle cause l’interruption des services de soutien nécessaires qui ont été mis en œuvre afin que ces personnes aient une vie digne. Le juge chargé de déterminer la peine dans l’affaire Deren a refusé d’infliger la peine minimale obligatoire de six mois pour leurre à un délinquant ayant des déficiences développementales graves, en partie parce qu’une peine d’emprisonnement de cette durée aurait eu une incidence sur son accès au revenu garanti pour les personnes gravement handicapées, ainsi que sur son logement et ses possibilités d’emploi limitées (par. 70).
[151] La peine minimale obligatoire d’un an a de lourdes conséquences sur la délinquante représentative dans le premier scénario. Non seulement elle remplace une courte peine discontinue par une incarcération d’un an, mais la situation personnelle de la délinquante rendrait probablement son expérience de l’incarcération dangereusement grave. Dans l’arrêt R. c. Valiquette (1990), 1990 CanLII 3048 (QC CA), 60 C.C.C. (3d) 325 (C.A. Qc), la cour a noté que [traduction] « la plupart des gens comprennent que les personnes atteintes de troubles mentaux ont besoin de traitements et de supervision, et non d’un châtiment » (p. 331). La plupart du temps, les maladies mentales sont considérées comme une circonstance atténuante lors de la détermination de la peine car elles peuvent réduire la culpabilité morale du délinquant, et les juges qui prononcent les peines reconnaissent que les délinquants ayant des troubles mentaux sont particulièrement éprouvés par l’emprisonnement (voir Ruby). Chacun de ces facteurs indique l’inconstitutionnalité de la peine minimale obligatoire.
b) Le délinquant représentatif dans le deuxième scénario
[152] Le délinquant représentatif dans le deuxième scénario est un jeune délinquant — un groupe considéré par le droit pénal comme ayant de grandes chances de réinsertion sociale. La peine minimale obligatoire dans ce scénario remplacerait la sanction appropriée, soit une absolution conditionnelle, par une lourde peine d’emprisonnement (voir aussi Hills, par. 143). Puisqu’il est un jeune délinquant qui en est à sa première infraction, le délinquant représentatif devrait bénéficier de la peine la plus courte possible, proportionnelle à l’infraction en cause (voir R. c. Brown, 2015 ONCA 361, 126 O.R. (3d) 797, par. 7; R. c. Laine, 2015 ONCA 519, 338 O.A.C. 264, par. 85). Souvent, les jeunes délinquants sont victimes d’intimidation, subissent des pressions pour se joindre à des gangs d’adultes en prison et risquent d’être placés en isolement (Hills, par. 165; Bureau de l’enquêteur correctionnel et Bureau de l’intervenant provincial en faveur des enfants et des jeunes, Occasions manquées : L’expérience des jeunes adultes incarcérés dans les pénitenciers fédéraux (2017)). La peine minimale obligatoire de six mois en l’espèce est très différente de la peine la plus courte possible visant la réinsertion sociale pour le délinquant dont il est question.
(3) La peine et ses objectifs
[153] Le leurre est une infraction grave qui doit être punie en conséquence. L’infraction concorde avec l’art. 718.01 du Code criminel qui, comme je l’ai déjà mentionné, prévoit que lorsqu’ils infligent des peines pour des infractions comportant des abus à l’égard d’enfants, les juges doivent accorder une attention particulière aux objectifs de dénonciation et de dissuasion. La décision du Parlement d’alourdir les peines maximales pour l’infraction de leurre, prise en 2015 dans le cadre de la Loi sur le renforcement des peines pour les prédateurs d’enfants, indique en outre à quel point le Parlement considère que cette infraction est grave. Ces modifications législatives devraient avoir un effet à la hausse sur les peines infligées pour cette infraction, peu importe si la peine minimale obligatoire demeure inchangée.
[154] Le Parlement a adopté l’art. 172.1 en réponse au fait que l’Internet est en train de devenir le terrain de prédilection des prédateurs pour cibler des enfants (Morrison, par. 1‑3). L’accès qu’ont les délinquants sexuels aux enfants par les médias sociaux est « sans précédent » (R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 102). Les jeunes sont perpétuellement accessibles en ligne grâce à leurs téléphones intelligents, tablettes, ordinateurs et autres appareils électroniques — tous des endroits où les enfants sont susceptibles d’être ciblés en raison de leur vulnérabilité.
[155] Le leurre d’enfants ne fait pas qu’établir les bases de dangereuses infractions criminelles en personne, il cause aussi un préjudice distinct aux enfants victimes.
[156] Cela dit, les peines minimales obligatoires qui s’y rattachent vont au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteinte des objectifs de détermination de la peine du Parlement. La vaste portée de l’infraction quant à la responsabilité potentielle, bien qu’elle soit un atout pour la nature préventive de l’infraction, cause également la perte sur le plan constitutionnel des sanctions qui s’y rattachent. La nature générale de l’infraction englobe une gamme de comportements assortis de divers degrés de culpabilité. Par conséquent, elle impose une sanction obligatoire à l’égard de comportements fort éloignés et déconnectés de ceux que le Parlement visait à empêcher.
[157] Une comparaison entre les sanctions prévues pour plusieurs infractions secondaires et la peine minimale obligatoire pour le leurre révèle en outre une disproportion importante. Alors que plusieurs des 20 infractions secondaires associées au leurre n’entraînent pas elles‑mêmes une peine minimale obligatoire, d’autres peuvent entraîner des peines beaucoup plus clémentes que l’une ou l’autre des peines minimales obligatoires pour l’infraction de leurre. Par exemple, l’exhibitionnisme punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire entraîne une peine minimale obligatoire de 30 jours d’emprisonnement (voir l’al. 173(2)b)). Cela ne veut pas dire que le leurre ne crée pas son propre préjudice distinct, mais il est clair que l’actus reus de l’infraction englobe tout un éventail de comportements, allant de la manipulation méthodique pendant des années jusqu’à l’unique message en ligne envoyé à une personne plaignante. Il est frappant de constater qu’un message envoyé impulsivement peut entraîner à lui seul une peine d’un an d’emprisonnement, alors que l’infraction que le message visait à faciliter peut elle‑même entraîner une courte peine d’emprisonnement, voire aucune.
[158] Dans le cas des deux délinquants représentatifs, la durée de l’emprisonnement requise par les peines minimales obligatoires est excessive compte tenu des autres peines qui seraient suffisantes pour l’atteinte des objectifs du Parlement en matière de détermination de la peine. Alors qu’une peine minimale d’un an ou de six mois d’emprisonnement pour leurre d’enfants ne sera pas exagérément disproportionnée dans le cas de la plupart des délinquants, il s’agit d’une peine sévère pour certains, particulièrement les jeunes délinquants, les délinquants ayant des troubles de santé mentale et ceux ayant des déficiences développementales graves. Lorsque la maladie mentale d’un délinquant contribue à la perpétration de l’infraction de leurre, la dissuasion spécifique, la dissuasion générale et la dénonciation ne sont pas très utiles car [traduction] « un tel délinquant peut difficilement servir d’exemple » et car les peines infligées à d’autres personnes ne dissuaderont vraisemblablement pas les gens ayant des maladies mentales d’agir (Ruby, §§5.316‑5.321; voir Resler, par. 14; R. c. Robinson (1974), 1974 CanLII 1491 (ON CA), 19 C.C.C. (2d) 193 (C.A. Ont.), p. 197; Deren, par. 65). En revanche, la réinsertion sociale devrait se voir accorder une plus grande importance lors de la détermination de la peine de délinquants ayant des maladies mentales, comme la délinquante représentative en cause (R. c. Hynes (1991), 1991 CanLII 6851 (NL CA), 89 Nfld. & P.E.I.R. 316 (C.A.T.‑N.‑L.), par. 53). Bien que notre Cour ait ordonné dans l’arrêt Friesen que les peines pour les infractions d’ordre sexuel contre des enfants doivent dûment refléter la culpabilité morale du délinquant, elle a aussi reconnu que la situation personnelle du délinquant peut avoir un effet atténuant et réduire la culpabilité morale de celui‑ci (par. 91).
[159] Compte tenu de la culpabilité morale réduite des délinquants ayant des maladies mentales, les peines minimales obligatoires relatives à l’infraction de leurre privent non seulement les tribunaux de la faculté d’arrêter une peine proportionnelle se situant à l’extrémité inférieure de la fourchette au besoin, mais elles emportent aussi, dans les cas extrêmes, l’infliction de peines injustes qui violent le principe de la proportionnalité (voir Nur, par. 44). Par conséquent, les peines obligatoires démontrent « un mépris total de l’État envers les circonstances propres à l’individu condamné et la proportionnalité du châtiment qu’il subit » (Bissonnette, par. 61). L’infliction d’une peine de six mois ou d’un an d’incarcération à un délinquant ayant un trouble mental lorsque la peine appropriée est une peine discontinue relativement courte ne respecte pas le principe fondamental de la proportionnalité (Nasogaluak, par. 40). Cela indique plutôt que le Parlement a priorisé la dénonciation et la dissuasion jusqu’à exclure presque complètement la réinsertion sociale. Notre Cour a noté dans l’arrêt Hills que bien que la déférence s’impose à l’égard des choix du Parlement en matière de détermination de la peine, « [a]ucun objectif de détermination de la peine ne devrait être appliqué à l’exclusion de tous les autres » (par. 140; Nasogaluak, par. 43).
[160] Comme les peines discontinues ne sont applicables que dans les cas où la peine est de 90 jours ou moins, la peine minimale obligatoire contestée ne laisse aux tribunaux aucun pouvoir discrétionnaire pour infliger une peine de ce type. Bien que la peine discontinue soit une forme d’emprisonnement, elle est substantiellement différente d’une peine carcérale à temps plein puisqu’elle permet aux délinquants de purger leur peine d’emprisonnement en périodes intermittentes, tout en étant assujettis à la probation à l’extérieur de la prison. Une peine discontinue priorise la réinsertion sociale en permettant aux délinquants de potentiellement conserver leur emploi, maintenir des liens avec leur famille et leur communauté et poursuivre les traitements spécialisés qui ne sont peut‑être pas offerts dans les établissements correctionnels. En l’espèce, le fait que la peine minimale obligatoire ne permette pas aux tribunaux d’infliger des peines discontinues lorsqu’une telle peine est juste et proportionnée rend la disposition suspecte sur le plan constitutionnel (voir Hills, par. 144).
[161] Le leurre d’enfants est une infraction mixte, ce qui signifie que la Couronne peut choisir, en fonction de facteurs comme la gravité des gestes de l’accusé et les préjudices causés, de procéder soit par mise en accusation, soit par procédure sommaire. Il s’ensuit que ce choix a une incidence sur la sévérité de la peine infligée, puisque la peine minimale obligatoire se rattachant à une déclaration sommaire de culpabilité pour leurre est de six mois, plutôt que d’un an pour une infraction de leurre punissable sur acte d’accusation. La juge Karakatsanis a indiqué que ce choix législatif « montre clairement que le législateur comprenait que, dans certaines situations, des peines beaucoup moins lourdes que la peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an seraient appropriées » (Morrison, par. 185). L’écart entre les deux peines minimales obligatoires énoncées aux al. 172.1(2)a) et b) est troublant.
[162] La nature mixte de l’infraction de leurre d’enfants ne peut la mettre à l’abri d’un examen de sa constitutionnalité. Notre Cour a jugé qu’une peine minimale obligatoire inconstitutionnelle ne peut être sauvegardée par le pouvoir discrétionnaire qu’a la Couronne de procéder par voie sommaire. La détermination de la peine est une fonction judiciaire, alors que les procureurs de la Couronne ont des intérêts opposés à ceux des personnes accusées (Nur, par. 85‑86). Pour ce qui est de l’infraction en cause, il n’y a pas de démarcation claire entre les cas où le poursuivant choisit de procéder par voie sommaire et ceux où il choisit de procéder par mise en accusation. Dans l’affaire R. c. C.D.R., 2020 ONSC 645, l’accusé s’est fait prendre par la police dans le cadre d’une opération d’infiltration et a reconnu sa culpabilité, entre autres, au leurre d’enfants. La Couronne a confirmé que le poursuivant peut procéder par voie sommaire ou par mise en accusation dans les affaires d’une nature semblable — peu de choses les distinguent (par. 31‑33 (CanLII)). Le juge De Sa s’est à bon droit demandé [traduction] « [c]omment l’infliction apparemment arbitraire d’une peine additionnelle de 6 mois d’emprisonnement en l’espèce peut‑elle ne pas être exagérément disproportionnée? » (par. 33).
[163] Lorsqu’une peine de six mois est une peine appropriée pour un ensemble de gestes précis mais qu’une peine d’un an est plutôt infligée arbitrairement à la place, uniquement en raison du pouvoir discrétionnaire du poursuivant, il en ressort la même incertitude et la même imprévisibilité en droit contre lesquelles notre Cour a tenté de faire une mise en garde dans les arrêts R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96 (voir le par. 72) et Nur (voir le par. 91). Le choix de la Couronne ne devrait pas déterminer si un délinquant se voit infliger une peine appropriée ou une peine excessive. Cet aspect du régime de détermination de la peine serait intolérable et choquant pour les Canadiens et les Canadiennes (voir Saffari, par. 90; C.D.R., par. 31‑33 et 38).
[164] Le fait de simplement annuler la peine minimale obligatoire d’un an et de laisser la peine de six mois inchangée présente sa propre série de questions connexes — notamment une question de parité. Si la peine découlant de la procédure sommaire demeure, une personne pourrait être accusée par voie sommaire pour une conduite apparemment beaucoup moins grave que si elle était accusée par mise en accusation et pourrait se voir infliger une peine beaucoup plus sévère en raison de la peine minimale obligatoire. Cette issue possible fait ressortir la différence entre le rôle d’un juge chargé de déterminer la peine et le rôle d’un procureur de la Couronne. Il incombe au juge d’élaborer une peine juste et proportionnée à la lumière de la situation du délinquant et de la gravité de l’infraction, après avoir pris connaissance de la preuve des antécédents du délinquant et de sa situation personnelle. En revanche, le procureur de la Couronne a pour mandat de choisir, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, la voie pouvant conduire à une déclaration de culpabilité, en ayant peu de renseignements au sujet de la situation personnelle du délinquant et en mettant en balance d’autres priorités. Celles‑ci comprennent les ressources judiciaires locales, les considérations relatives aux délais et les délais de prescription, et l’éventualité que la personne plaignante soit appelée à témoigner à deux reprises, étant donné que la peine maximale de 14 ans pour l’infraction de leurre en cas de poursuite par mise en accusation suscite la possibilité qu’il y ait une audience préliminaire.
[165] Un tel arrangement situerait l’infraction directement dans une zone que notre Cour a jugée problématique dans l’arrêt Nur. Accepter cet état des choses « revient à substituer à la tenue par un tribunal indépendant et impartial d’une audience publique sur la constitutionnalité de [la disposition] la décision discrétionnaire d’un poursuivant » (par. 86). Cela créerait un risque d’« application inégale de la loi » (par. 91) dans le cas où une personne peut encourir une peine minimale obligatoire fixe plutôt qu’une peine juste et proportionnée élaborée par un juge, décision qui dépend uniquement du pouvoir discrétionnaire du procureur de la Couronne chargé de l’affaire. La perception qu’a le public de ce déséquilibre pourrait miner sa confiance envers l’administration de la justice.
[166] L’étendue considérable de l’infraction de leurre et ses conséquences graves sur les délinquants représentatifs, jumelées au régime interne discordant de la peine, rendent les peines minimales obligatoires prévues au par. 172.1(2) inconstitutionnelles.
[167] Qu’on me comprenne bien : les infractions sexuelles contre des enfants sont des crimes graves et justifient souvent des sanctions sévères. Pour cette raison, l’application des principes énoncés dans l’arrêt Friesen à l’infraction de leurre d’enfants donnera généralement lieu à un alourdissement des peines qui étaient auparavant prescrites pour ces crimes. Toutefois, il n’y a aucune incongruité entre confirmer le caractère répréhensible et les préjudices graves qui accompagnent souvent les infractions de leurre d’enfants et statuer que les peines minimales obligatoires se rattachant à ces infractions sont inconstitutionnelles. Les peines minimales obligatoires établissent la peine la moins sévère possible que les tribunaux peuvent prononcer à l’égard du délinquant le moins coupable. Elles n’empêchent pas les juges de prononcer des peines plus lourdes pour une conduite plus répréhensible. Par conséquent, l’annulation de la peine minimale obligatoire ne devrait pas modifier l’effet qu’a la peine maximale sur les peines qui sont finalement infligées. Les directives données dans l’arrêt Friesen sur la primauté de la dénonciation et de la dissuasion lors de la détermination de la peine de délinquants pour des infractions sexuelles contre des enfants demeurent applicables. Le retrait de la peine minimale obligatoire ne devrait pas avoir pour effet d’évacuer l’effet dissuasif du par. 172.1(2), pas plus que dans le cas des autres infractions pour lesquelles le Parlement a indiqué que la dénonciation et la dissuasion sont les principaux objectifs de détermination de la peine sans prévoir de peine minimale obligatoire.
V. Conclusion
[168] Le Parlement a le droit de créer des infractions criminelles ayant de vastes portées à des fins générales. De même, il peut prioriser la dissuasion et la dénonciation dans l’élaboration de peines justes et proportionnées et prévoir de lourdes peines maximales afin d’indiquer à quel point il considère que l’infraction visée est grave.
[169] Toutefois, lorsqu’il inflige une peine minimale obligatoire pour une infraction donnée, qui s’applique dans tous les cas sans discrétion ni discernement, il court le risque de créer une sanction exagérément disproportionnée et inconstitutionnelle. Les infractions exceptionnellement vastes, même celles qui sont intrinsèquement graves, peuvent être commises de diverses façons et être assorties de différents niveaux de préjudice et de culpabilité morale. Un adulte prédateur qui communique avec un moyen de télécommunication pendant une longue période afin de manipuler un enfant en vue de faciliter la perpétration de l’une des infractions secondaires prévues au par. 172.1(1) peut fort bien mériter une peine d’emprisonnement considérablement supérieure à la peine minimale obligatoire. En revanche, il y aura des cas où en raison de la gravité de l’infraction et du degré de culpabilité morale du délinquant, celui‑ci ne méritera peut‑être pas du tout une peine d’emprisonnement — et où le public serait choqué de savoir qu’une peine d’emprisonnement prévue par la loi s’applique automatiquement.
[170] La décision de la Cour dans l’arrêt Friesen exige une meilleure compréhension du caractère répréhensible du leurre et des préjudices qu’il cause, laquelle donnera souvent lieu à des peines plus lourdes. Toutefois, compte tenu de l’étendue considérable des infractions de leurre, il y aura toujours des cas où la peine minimale obligatoire sera tellement inadaptée à la gravité de l’infraction et à la culpabilité morale du délinquant qu’elle choquerait la conscience d’un public informé.
[171] De fait, malgré les énoncés fermes dans l’arrêt Friesen concernant le caractère répréhensible inhérent et la nocivité de la violence sexuelle contre les enfants, la Cour a expressément mentionné que ses commentaires ne devraient pas être considérés comme une directive de faire abstraction des facteurs pertinents qui peuvent réduire la culpabilité morale du délinquant. Le principe de la proportionnalité continue de s’appliquer et exige que « la peine infligée soit “juste et appropriée, rien de plus” » (par. 91, citant M. (C.A.), par. 80 (soulignement omis)).
[172] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir en partie l’appel de M. Bertrand Marchand et de faire passer la peine qui lui a été infligée pour leurre à 12 mois d’emprisonnement, devant être purgée consécutivement à la peine pour contacts sexuels. Les deux parties au pourvoi ont accepté que le reste de la peine de l’intimé soit suspendu de façon permanente. Par conséquent, j’ordonne une suspension définitive de la peine modifiée. Je confirme la conclusion des instances inférieures selon laquelle la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) est inconstitutionnelle.
[173] Je suis d’avis de rejeter l’appel dans le cas de H.V., ce qui a pour effet de confirmer que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)b) est inconstitutionnelle.
[174] Les peines minimales obligatoires prévues aux al. 172.1(2)a) et b) du Code criminel sont incompatibles avec l’art. 12 de la Charte, ne sont pas justifiées au regard de l’article premier et sont déclarées inopérantes en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
Les motifs suivants ont été rendus par
La juge Côté —
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphe
I. Aperçu
175
II. Analyse
182
Le paragraphe 172.1(2) C. cr. ne contrevient pas à l’art. 12 de la Charte
182
(1) La peine juste et appropriée pour la délinquante dans le premier scénario hypothétique raisonnablement prévisible
184
(2) La peine juste et appropriée pour le délinquant dans le second scénario hypothétique raisonnablement prévisible
201
(3) L’écart entre les peines justes et appropriées pour les personnes délinquantes dans les situations hypothétiques raisonnablement prévisibles et la peine minimale d’emprisonnement prévue par l’al. 172.1(2)a) C. cr. n’est pas exagérément disproportionné
212
a) L’infraction de leurre a une portée large, mais elle vise toujours des comportements présentant un degré important de culpabilité morale ainsi qu’un préjudice ou risque de préjudice
212
b) Les effets de la peine minimale d’emprisonnement sur les personnes délinquantes dans les situations hypothétiques raisonnablement prévisibles ne sont pas contraires à la dignité humaine
222
c) La peine minimale d’emprisonnement n’est pas exagérément disproportionnée eu égard à ce qui est nécessaire pour réaliser les objectifs du Parlement
226
III. Conclusion
231
I. Aperçu
[175] Les violences sexuelles perpétrées à l’égard des enfants sont un fléau qui gangrène notre société et prive ses victimes de l’enfance à laquelle elles avaient droit en les exposant à de graves préjudices de divers ordres susceptibles de compromettre leur développement et leur épanouissement (R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, par. 58). À l’image de cercles concentriques, le tort que cause la perpétration de telles infractions affecte non seulement les enfants qui en sont les victimes immédiates, mais également leurs familles, leurs communautés et, ultimement, la société dans son ensemble, qui « s’en trouve diminuée et dégradée » (Friesen, par. 62‑64, citant R. c. Hajar, 2016 ABCA 222, par. 67 (CanLII)).
[176] La criminalisation des violences sexuelles commises contre des personnes mineures témoigne de l’importance cardinale que le Canada accorde à la protection de ses enfants (R. c. L. (J.‑J.), 1998 CanLII 12722 (QC CA), [1998] R.J.Q. 971 (C.A.), p. 979), une des valeurs les plus fondamentales de la société canadienne (Friesen, par. 65). Comme l’a fait remarquer notre Cour dans l’arrêt Friesen, « le droit criminel en général et le droit de la détermination de la peine en particulier constituent des mécanismes importants que le législateur a choisi d’employer pour protéger les enfants de la violence sexuelle » (par. 45). En outre, la détermination de la peine représente une façon pour notre société d’exprimer, par l’entremise des tribunaux, sa répulsion à l’égard de ces infractions, lesquelles portent atteinte au système de valeurs que partagent l’ensemble des Canadiens et Canadiennes (R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 81).
[177] En ce sens, le Parlement a décidé, par l’édiction de l’art. 718.01 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (« C.cr. »), de privilégier les objectifs de dénonciation et de dissuasion dans le processus de détermination de la peine applicable à de telles infractions. Il a aussi choisi d’alourdir les peines maximales pour ce type d’infractions, reconnaissant ainsi « les torts immenses causés » par de tels comportements (Friesen, par. 95). Enfin, le Parlement a, dans certains cas, décidé d’édicter des peines minimales obligatoires. Il l’a notamment fait pour l’infraction de leurre à l’art. 172.1 C. cr., où est prévue une peine minimale d’emprisonnement de six mois ou d’un an, selon que le ministère public procède par procédure sommaire ou par mise en accusation. Dans le cadre des présents pourvois, notre Cour doit déterminer si ces peines minimales d’emprisonnement sont cruelles et inusitées au sens de l’art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés.
[178] Pour répondre à cette question, il importe de garder à l’esprit qu’aucune disposition constitutionnelle n’offre de protection contre l’infliction d’une peine disproportionnée; l’art. 12 de la Charte protège contre l’infliction d’une peine exagérément disproportionnée. Certes, la proportionnalité constitue un principe essentiel à la détermination de la peine. Cependant, ce principe ne jouit pas d’un statut constitutionnel (R. c. Safarzadeh-Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180, par. 71; R. c. Malmo-Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 169). Comme l’a expliqué notre Cour dans l’arrêt Safarzadeh‑Markhali, « [l]es principes et les objectifs de la détermination d’une peine juste, énoncés aux art. 718 et suivants du Code criminel, y compris le principe fondamental de proportionnalité inscrit à l’art. 718.1, ne bénéficient pas de la protection constitutionnelle » (par. 71). En effet, « [l]e législateur peut les modifier et les abroger à son gré, sous réserve du seul respect de l’art. 12 de la Charte » (par. 71; voir aussi R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23, par. 52‑53).
[179] La norme de la disproportion exagérée « se veut exigeante et ne sera atteinte qu’en de rares occasions » (Bissonnette, par. 70 (je souligne), se référant notamment à R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599, par. 45). Par conséquent, le fait de démontrer qu’une peine est manifestement non indiquée, voire excessive, ne suffit pas (Boudreault, par. 45; R. c. Hills, 2023 CSC 2, par. 113‑114). Pour qu’une peine minimale soit exagérément disproportionnée, elle doit être « excessive au point de porter atteinte aux normes de la décence », de même qu’« “odieuse ou intolérable” socialement » (R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 24). En plaçant la barre aussi haute, les tribunaux s’assurent de faire montre de la déférence requise à l’égard des choix de politique publique du Parlement en matière de détermination de la peine (Hills, par. 113). Avec égards, les motifs de ma collègue transforment cette déférence en peau de chagrin.
[180] À la lumière des récents enseignements de notre Cour dans l’arrêt Friesen et de la norme élevée applicable pour l’analyse fondée sur l’art. 12 de la Charte, je ne peux conclure que condamner un délinquant à six mois ou un an d’emprisonnement, parce qu’il a communiqué avec une personne mineure dans le but de faciliter la perpétration contre celle‑ci d’une infraction de nature sexuelle ou d’une autre infraction désignée, constitue une des « rares occasions » où la norme exigeante de la disproportion exagérée est respectée.
[181] En conséquence, contrairement à ma collègue, je suis d’avis que les peines minimales obligatoires prévues aux al. 172.1(2)a) et b) C. cr. ne violent pas l’art. 12 de la Charte. Je souscris au dispositif de ma collègue en ce qui concerne la peine devant être imposée à M. Bertrand Marchand. J’annulerais par contre la peine de quatre mois imposée à H.V. et je lui imposerais la peine minimale obligatoire de six mois d’emprisonnement. Vu les plaidoiries du ministère public voulant que la réincarcération ne s’impose pas dans les circonstances, j’ordonnerais un sursis d’exécution permanent pour la peine modifiée.
II. Analyse
Le paragraphe 172.1(2) C. cr. ne contrevient pas à l’art. 12 de la Charte
[182] Le cadre d’analyse que commande l’art. 12 de la Charte comporte deux étapes. À la première étape, « le tribunal doit déterminer ce qui constituerait une peine proportionnée à l’infraction eu égard aux objectifs et aux principes de détermination de la peine établis par le Code criminel » (R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 46). À la seconde étape, il lui faut décider « si la peine obligatoire est exagérément disproportionnée par rapport à la peine juste pour le demandeur ou pour un autre contrevenant placé dans une situation hypothétique raisonnable » (Boudreault, par. 46, se référant à Nur, par. 46 et 77). Cela « exige une comparaison contextuelle entre la peine juste et la peine minimale obligatoire attaquée afin de déterminer si celle‑ci se conforme au droit exprimé en termes larges à l’art. 12 » (Hills, par. 45). Pour ce faire, le tribunal doit tenir compte (1) de la portée et de l’étendue de l’infraction, (2) des effets de la sanction sur la personne délinquante, et (3) de la sanction elle‑même, ce qui inclut l’équilibre atteint par ses objectifs (Hills, par. 122).
[183] Dans les présents pourvois, ma collègue estime que l’application de peines minimales d’emprisonnement à l’égard de M. Bertrand Marchand et de H.V. n’est pas cruelle et inusitée. Toutefois, elle déclare les dispositions contestées inconstitutionnelles sur la base de deux situations hypothétiques qu’elle considère raisonnablement prévisibles. Il convient donc d’analyser la constitutionnalité des peines minimales obligatoires prévues aux al. 172.1(2)a) et b) à la lumière de ces deux situations.
(1) La peine juste et appropriée pour la délinquante dans le premier scénario hypothétique raisonnablement prévisible
[184] La première situation hypothétique retenue par ma collègue est basée sur celle proposée dans l’arrêt R. c. Hood, 2018 NSCA 18, 45 C.R. (7th) 269. S’inspirant du raisonnement de la Cour d’appel dans cette affaire, ma collègue soumet la situation hypothétique raisonnablement prévisible suivante (par. 116) :
• La délinquante représentative est une enseignante de première année au secondaire dans la fin de la vingtaine qui n’a aucun antécédent judiciaire. Elle souffre d’un trouble affectif bipolaire. Un soir, elle envoie un message texte à un de ses élèves, âgé de 15 ans, concernant un travail scolaire. Dans un accès maniaque, elle fait passer la conversation du registre anodin au registre sexuel. Ils se rencontrent le soir même dans un lieu privé où ils s’adonnent à des contacts sexuels. La délinquante n’a aucune autre interaction inappropriée avec son élève par la suite. Elle plaide coupable et exprime des remords lors de l’audience sur la détermination de la peine. Voir Hood, par. 150.
[185] À ce chapitre, mon principal désaccord avec ma collègue réside dans la peine qu’elle estime juste et appropriée pour cette personne délinquante. Avec égards, une période d’emprisonnement de 30 jours à être purgée de façon discontinue est une peine nettement trop clémente, eu égard à la gravité de l’infraction et à la culpabilité morale de la personne délinquante.
[186] Dans l’arrêt Friesen, notre Cour invite les tribunaux à imposer des peines plus sévères aux délinquants ayant commis des infractions d’ordre sexuel contre des enfants. Elle estime en outre que les augmentations successives des peines maximales témoignent de la volonté du législateur que ces infractions soient jugées plus graves et que les peines infligées pour ces infractions soient donc plus lourdes que par le passé (par. 99‑100). Le message envoyé par notre Cour est sans équivoque : « Les peines doivent être le reflet fidèle du caractère répréhensible de la violence sexuelle faite aux enfants de même que du tort profond et continu qu’elle cause aux enfants, aux familles et à la société en général » (par. 5).
[187] Sans établir une fourchette de peines, la Cour a formulé certains commentaires concernant les facteurs que les tribunaux doivent considérer pour fixer une peine juste et appropriée pour ce genre d’infractions : (i) il existe un caractère intrinsèquement violent et préjudiciable à tout contact physique de nature sexuelle entre un adulte et un enfant (par. 82); (ii) dans les cas de leurre où toutes les interactions se passent en ligne, la conduite du délinquant demeure une forme de violence sexuelle morale et psychologique pouvant causer un grave préjudice (par. 82); (iii) il importe de donner effet aux signaux clairs et répétés du législateur d’infliger des peines plus lourdes pour les infractions d’ordre sexuel contre les enfants (par. 100). À cet égard, les tribunaux devraient, en règle générale, infliger des peines plus lourdes que celles qui étaient infligées avant les augmentations des peines maximales (par. 100). Avec égards, bien que ma collègue insiste sur les principes énoncés dans l’arrêt Friesen, la démarche qu’elle emploie pour déterminer la peine juste et appropriée est incompatible avec celui‑ci.
[188] En effet, malgré son affirmation à l’effet contraire, ma collègue confère un caractère atténuant à l’absence de manipulation et de préméditation. Elle mentionne d’abord que les gestes de la délinquante étaient spontanés et d’une courte durée, plutôt que prémédités et calculés. Tout en reconnaissant que ces circonstances ne sont pas en soi atténuantes, elle conclut néanmoins qu’elles « donnent un aperçu de la gravité globale de l’infraction et de la culpabilité générale de la délinquante » (par. 127). Elle ajoute, au par. 127, que « [i]l est bien établi que les crimes spontanés ou commis sous l’impulsion du moment devraient être punis moins sévèrement que ceux qui sont planifiés ou prémédités (voir, p. ex., R. c. Laberge (1995), 1995 ABCA 196 (CanLII), 165 A.R. 375 (C.A.), par. 18; R. c. Murphy, 2014 ABCA 409, 593 A.R. 60, par. 42; R. c. Vienneau, 2015 ONCA 898, par. 12 (CanLII)) ». Je suis d’accord pour dire que [traduction] « toutes autres choses étant par ailleurs égales, l’impulsivité est moins blâmable qu’une conduite planifiée ou répétée » (Laberge, par. 18 (je souligne)). Dans l’arrêt Laberge, la juge en chef Fraser précise toutefois que le fait qu’un acte ait été commis spontanément ne conduit pas automatiquement à la conclusion que l’accusé n’a pas eu l’intention subjective d’agir et que le comportement visé est alors moins répréhensible : [traduction] « [l’existence d’une telle intention] dépend d’une constellation de facteurs et non simplement du degré de planification qui a précédé l’acte illicite » (par. 20). Ainsi, [traduction] « même dans le cas d’actes impulsifs, d’autres facteurs liés au contexte doivent être examinés afin de déterminer si on est réellement en présence d’un faible degré de culpabilité » (C. C. Ruby, Sentencing (10e éd. 2020), p. 252, se référant à Laberge).
[189] Or, l’absence de manipulation et de préméditation doit avoir un effet neutre sur la détermination de la peine (R. c. S.R., 2008 QCCA 2359, par. 18 (CanLII); R. c. Barrett, 2013 QCCA 1351, par. 24‑25 (CanLII); R. c. D.B., 2013 QCCA 2199, par. 13 (CanLII); R. c. S.J.B., 2018 MBCA 62, par. 19‑20 (CanLII); H. Parent et J. Desrosiers, Traité de droit criminel, t. III, La peine (3e éd. 2020), p. 98). J’ai peine à comprendre en quoi un facteur neutre peut éclairer quant à la gravité du crime et la culpabilité morale de la délinquante. Si c’est le cas, c’est forcément parce qu’on y voit, à tort, un caractère atténuant. Accorder de facto un caractère atténuant à un facteur neutre équivaut, à mon avis, à sous‑estimer la gravité subjective de l’infraction.
[190] La conduite de la personne délinquante dans cette situation hypothétique dénote un comportement hautement répréhensible. Les enseignants et enseignantes sont présumés entretenir une relation de confiance avec leurs élèves, et être en situation d’autorité vis‑à‑vis de ceux‑ci (R. c. Audet, 1996 CanLII 198 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 171, par. 41‑43). Il est difficile d’imaginer une tâche plus onéreuse que celle qui leur incombe, soit veiller au bien‑être, à la sécurité et à l’éducation de nos enfants (R. c. M. (M.R.), 1998 CanLII 770 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 393, par. 1; R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488, par. 84). Lorsqu’ils confient leurs enfants à un établissement scolaire, les parents délèguent aux membres du personnel enseignant qui y travaillent une partie de leur autorité parentale « tout en leur confiant la responsabilité d’inculquer à leurs enfants une partie majeure du bagage pédagogique qu’ils acquerront durant leur développement » (Audet, par. 41; sur les rapports de force et de dépendance inhérents à une relation élève‑enseignant, voir aussi P. Coleman, « Sex in Power Dependency Relationships : Taking Unfair Advantage of the “Fair” Sex » (1988), 53 Alb. L. Rev. 95, p. 120‑121, mentionné dans Audet, par. 40). En s’acquittant de cette lourde responsabilité, les enseignants et enseignantes ne peuvent abuser de l’autorité qu’ils exercent sur leurs élèves dans le but d’assouvir leurs désirs sexuels. Ces contacts sexuels comportent des degrés élevés d’exploitation (Hajar, par. 232, le juge Slatter, dissident).
[191] Lorsque, au mépris de ce devoir moral et social, un enseignant se livre à une telle conduite, il commet un acte très grave qui entraîne des effets délétères sur le plan social. Effectivement, une telle conduite a le potentiel d’ébranler et d’éroder la confiance que les membres du public accordent au système scolaire, puisque « [l]e comportement d’un enseignant influe directement sur la perception qu’a la collectivité de sa capacité d’occuper une telle position de confiance et d’influence, ainsi que sur la confiance des citoyens dans le système scolaire public en général » (Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, 1996 CanLII 237 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 825, par. 43).
[192] De manière plus immédiate, la commission de tels gestes est susceptible d’avoir des conséquences dévastatrices pour les enfants qui en sont victimes, conséquences que l’analyse de ma collègue escamote. Notre Cour a pourtant reconnu, dans l’arrêt Friesen, que « les infractions d’ordre sexuel contre des enfants sont intrinsèquement répréhensibles et les exposent toujours au risque de subir un grave préjudice, et ce, même si le degré de faute, la mesure dans laquelle les torts potentiels se matérialisent et le préjudice réel varient d’un cas à l’autre » (par. 76). Forte de ce constat, la Cour a enseigné aux tribunaux inférieurs de toujours « tenir compte des formes de préjudice potentielles qui ne se sont pas encore concrétisées au moment de la détermination de la peine, mais qui sont une conséquence raisonnablement prévisible de l’infraction et qui pourraient en fait se manifester plus tard durant l’enfance ou à l’âge adulte » (par. 84). Durant l’enfance, certaines formes que peut prendre ce préjudice :
[traduction] . . . un comportement excessivement docile et un besoin intense de plaire; un comportement autodestructeur comme le suicide, l’automutilation, la toxicomanie et la prostitution; la perte de patience et des crises de colère fréquentes; un comportement agressif et de la frustration; un comportement sexuellement agressif; une incapacité à se faire des amis et un refus de participer aux activités scolaires; un sentiment de culpabilité et de honte; un manque de confiance, particulièrement envers ses proches; une faible estime de soi; une incapacité à se concentrer à l’école et une baisse soudaine des résultats scolaires; une crainte excessive des hommes; des fugues; des troubles du sommeil et des cauchemars; des comportements régressifs comme mouiller son lit, se cramponner à ses parents, sucer son pouce et parler en bébé; de l’anxiété et une crainte extrême; et la dépression.
(C.‑A. Bauman, « The Sentencing of Sexual Offences against Children » (1998), 17 C.R. (5th) 352, p. 354‑355, cité dans Friesen, par. 80.)
[193] À long terme, les contrecoups de la violence sexuelle peuvent miner la capacité des enfants qui en sont victimes à établir des relations affectives avec un autre adulte. Ils peuvent rendre ces enfants, une fois qu’ils sont devenus adultes, plus enclins à faire subir à leur tour de la violence sexuelle à d’autres enfants, ou encore les rendre plus susceptibles de développer « des problèmes de toxicomanie, de souffrir de troubles mentaux, d’un trouble de stress post‑traumatique, de troubles alimentaires, d’anxiété, de dépression, de troubles du sommeil, de colère et d’hostilité, d’avoir des idées suicidaires, de s’automutiler et d’avoir une faible estime d’eux‑mêmes à l’âge adulte » (Friesen, par. 81).
[194] Dans le cas de la personne délinquante dans la première situation hypothétique exposée par ma collègue, ce préjudice est d’autant plus sérieux compte tenu du fait que la commission de l’infraction implique ici un abus de confiance et d’autorité (Friesen, par. 126). C’est pourquoi un « délinquant qui abuse de la situation de confiance dont il jouit pour commettre une infraction d’ordre sexuel contre un enfant devrait recevoir une peine plus longue que le délinquant qui est un étranger pour l’enfant » (Friesen, par. 130).
[195] Ma collègue est d’avis que la réinsertion sociale « doi[t] être priorisée pour cette délinquante » (par. 129), ce qui va à l’encontre du libellé même de l’art. 718.01 C. cr., dont la constitutionnalité n’est pas ici contestée. Il importe de rappeler que cet article commande de « privilégier la dénonciation et la dissuasion dans le cas des infractions qui constituent de mauvais traitements à l’endroit d’enfants » (Friesen, par. 101; voir aussi R. c. Rayo, 2018 QCCA 824, par. 103 (CanLII)). Disons‑le sans ambages : dans ces circonstances, ma collègue ne peut prioriser un autre objectif pénologique, car il s’agit là du rôle du législateur. Bien qu’elle mentionne l’art. 718.01 C. cr., rien dans les motifs de ma collègue ne permet de déceler « comment la préséance relative des objectifs [énoncés à l’art. 718.01 C. cr.] trouve expression » dans la peine qu’elle impose à la personne délinquante dans sa situation hypothétique (Rayo, par. 112; voir aussi R. c. Bergeron, 2016 QCCA 339, par. 32 (CanLII)).
[196] Certes, les tribunaux « ne doivent pas accorder une importance excessive aux circonstances aggravantes ni limiter les circonstances atténuantes pour arriver aux conclusions souhaitées » (motifs de la juge Martin, par. 122). Mais, à l’inverse, on ne saurait surestimer les facteurs atténuants au détriment des circonstances aggravantes pour parvenir à un résultat donné. J’estime qu’une peine d’emprisonnement de neuf mois est une peine juste et appropriée pour la personne délinquante dans la première situation hypothétique.
[197] Dans l’arrêt Rayo, rendu en 2018, la Cour d’appel du Québec a souligné que la fourchette des peines pour l’infraction de leurre se situe entre 12 et 24 mois lorsque cette infraction est poursuivie par mise en accusation (par. 125‑126). Je note qu’une telle fourchette a été proposée en 2006, bien avant les modifications législatives de 2012 et 2015 qui ont introduit les peines minimales contestées en l’espèce (R. c. Jarvis (2006), 2006 CanLII 27300 (ON CA), 211 C.C.C. (3d) 20 (C.A. Ont.), par. 31). Dans Montour c. R., 2020 QCCA 1648, la Cour d’appel a indiqué que cette fourchette pourrait être revue à la hausse à la suite de l’arrêt Friesen (par. 55‑60 (CanLII)). Pareillement, les auteurs Parent et Desrosiers dans leur Traité de droit criminel mentionnent que la fourchette générale des peines varie de 6 à 24 mois d’emprisonnement. Selon ces auteurs, les peines d’emprisonnement de courte durée varient de 6 à 12 mois (p. 869‑872), les peines de durée intermédiaire de 9 à 18 mois (p. 872‑876), et les peines de plus longue durée de 18 mois à 5 ans (p. 876‑877). Généralement, les infractions de la catégorie intermédiaire présentent un mélange de circonstances aggravantes et atténuantes (p. 874). Les circonstances atténuantes identifiées comprennent la présence d’un plaidoyer de culpabilité, l’expression de remords et un faible risque de récidive (p. 874). Du côté des facteurs aggravants, l’on retrouve, notamment, l’exploitation d’un lien de confiance et de la vulnérabilité de la victime dans le but d’obtenir des rapports sexuels avec celle‑ci (p. 874‑875, se référant à Rayo, par. 29). De plus, « lorsque le leurre donne lieu à des infractions connexes impliquant une véritable agression de l’enfant, les peines globales sont généralement plus importantes » (Rayo, par. 171; voir aussi Hajar, par. 156).
[198] L’examen de la jurisprudence révèle en outre que des peines de 12 mois d’emprisonnement ferme ont été infligées pour des infractions de leurre commises dans un contexte d’abus de confiance (voir, p. ex., R. c. Faille, 2021 QCCQ 4945; R. c. Jissink, 2021 ABQB 102, 482 C.R.R. (2d) 167). Dans Faille, une peine de 12 mois d’emprisonnement pour l’infraction de leurre a été imposée à un enseignant qui a eu des conversations avec la victime au cours desquelles il parlait fréquemment de sexe et de consommation de drogues et d’alcool. Il a ensuite tenté de contacter la victime par web‑vidéo, ce qu’elle a refusé, puis il lui a envoyé une photo à caractère sexuel. La juge a retenu comme facteur aggravant l’abus de confiance, soulignant que « c’est à titre d’enseignant, de figure connue par conséquent, que [l’accusé] a noué des liens avec les deux victimes » (par. 57 (CanLII)), comme c’est le cas dans le scénario sous étude. Du côté des facteurs atténuants, notons la présence d’un plaidoyer de culpabilité et l’absence d’antécédents judiciaires.
[199] Dans Jissink, un enseignant a plaidé coupable à un chef de leurre pour avoir envoyé des messages au contenu sexuellement explicite à une étudiante de 16 ans. Dans ce cas, la Cour du Banc de la Reine a imposé une peine d’emprisonnement d’un an, et ce, même si les communications n’avaient jamais mené à une rencontre à des fins sexuelles entre le délinquant et la plaignante. À titre de facteurs aggravants, la cour a considéré notamment l’important écart d’âge entre le délinquant et la victime ainsi que l’abus de confiance et d’autorité en raison du statut d’enseignant du délinquant. Dans cette affaire, qui présente des circonstances analogues à la situation sous étude, la cour a souligné qu’une peine de 12 mois d’emprisonnement [traduction] « est comparable aux peines semblables infligées à des délinquants pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables » (par. 77).
[200] Dans le scénario sous étude, une délinquante profite de son statut d’enseignante pour exploiter un enfant de 15 ans à des fins sexuelles. Il s’agit là d’un « cas classique d’abus de confiance » qui accroît la culpabilité morale de la délinquante (Friesen, par. 126 et 129). Une peine d’emprisonnement de neuf mois tient compte de la culpabilité morale inhérente à une infraction telle que le leurre, de l’abus de confiance et de la commission d’une infraction sous‑jacente. Une telle peine tient également compte de l’important écart d’âge entre la délinquante et le plaignant, ainsi que de la vulnérabilité de ce dernier. Cependant, j’estime qu’une telle sanction prend acte du rôle qu’a joué la maladie mentale de la délinquante dans les événements, de même que de son plaidoyer de culpabilité et des remords qu’elle a exprimés.
(2) La peine juste et appropriée pour le délinquant dans le second scénario hypothétique raisonnablement prévisible
[201] Ma collègue propose une seconde situation hypothétique raisonnablement prévisible afin d’évaluer la constitutionnalité de la peine minimale d’emprisonnement de six mois prévue à l’al. 172.1(2)b) C. cr. (par. 119) :
• Le délinquant représentatif est un jeune de 18 ans qui a une relation romantique et sexuelle avec une jeune de 17 ans. Dans un message texte, il lui demande de lui envoyer une photo sexuellement explicite. Elle le fait, et il transmet ensuite la photo à un ami à l’insu de sa copine. Cet ami, aussi âgé de 18 ans, ne transmet cette photo à personne, mais la conserve sur son téléphone portable. Voir [R. c.] John, [2018 ONCA 702, 142 O.R. (3d) 670,] par. 29.
[202] Cette situation hypothétique s’inspire d’un scénario retenu par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt John, où la cour a déclaré inconstitutionnelle la peine minimale prévue par l’al. 163.1(4)a) C. cr. pour possession de pornographie juvénile.
[203] De l’avis de ma collègue, la sanction juste et appropriée pour cette personne délinquante consiste en une absolution conditionnelle (par. 130). À nouveau, je ne peux souscrire à cette position.
[204] Il est vrai que, en règle générale, aucune infraction « pour laquelle la loi ne prescrit pas de peine minimale ou qui n’est pas punissable d’un emprisonnement de quatorze ans ou de l’emprisonnement à perpétuité » n’est exclue du champ d’application de l’absolution (art. 730(1) C. cr.). Toutefois, s’agissant d’infractions perpétrées contre un enfant ou un partenaire intime, « l’absolution sera plus difficilement octroyée » (Parent et Desrosiers, p. 305 (note omise); voir aussi Medvedev c. R., 2013 QCCA 540, par. 4 (CanLII)). La jurisprudence enseigne d’ailleurs qu’une absolution conditionnelle est rarement accordée en matière de violence conjugale (Parent et Desrosiers, p. 305‑308; R. c. Laurendeau, 2007 QCCA 1593, par. 18‑19 (CanLII)). Il en est ainsi parce que la peine infligée dans de tels cas doit répondre à deux impératifs : « Celui de dénoncer le caractère inacceptable et criminel de la violence conjugale et celui d’accroître la confiance des victimes et du public dans l’administration de la justice » (Laurendeau, par. 19; voir aussi R. c. Davidson, 2021 QCCA 545, par. 32 et 34 (CanLII)).
[205] Dans cette seconde situation hypothétique, le délinquant entretenait une relation amoureuse avec la victime au moment de l’infraction. Or, l’absolution conditionnelle proposée par ma collègue ne tient pas compte du sous‑al. 718.2a)(ii) C. cr., lequel prévoit que la perpétration d’une infraction qui constitue un mauvais traitement de son partenaire intime représente une circonstance aggravante. Dans ce contexte, les objectifs de dénonciation et de dissuasion doivent être priorisés dans la détermination de la peine (R. c. Cunningham, 2023 ONCA 36, 166 O.R. (3d) 147, par. 26 et 52; Davidson, par. 32 et 34). Non seulement le délinquant s’est‑il livré à une conduite constituant un mauvais traitement de son partenaire intime, mais il a également perpétré cette infraction à l’égard d’une personne mineure, autant de facteurs qui augmentent la gravité subjective de l’infraction.
[206] À cela s’ajoute une autre circonstance aggravante, soit le fait que le délinquant a abusé de la confiance de la plaignante (sous‑al. 718.2a)(iii) C. cr.), laquelle était en droit de s’attendre à ce que son autoportrait sexuellement explicite soit destiné à l’usage exclusif de son petit ami. La confiance est un aspect intrinsèque de toute relation amoureuse (R. c. Stone, 1999 CanLII 688 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 290, par. 240; R. c. Butcher, 2020 NSCA 50, 387 C.C.C. (3d) 417, par. 140). Profiter de l’existence d’un tel lien de confiance pour leurrer son amie de cœur est « susceptible d’accroître le préjudice causé à la victime et, partant, la gravité de l’infraction » (Friesen, par. 126).
[207] Les agissements du délinquant hypothétique peuvent avoir des répercussions négatives multiples sur la plaignante. Parmi celles‑ci, mentionnons non seulement l’humiliation et la honte, mais aussi l’atteinte à son intégrité sexuelle de même qu’à son droit à l’autonomie personnelle, à la dignité ainsi qu’à la vie privée (Friesen, par. 51 et 152; J. Bailey et C. Mathen, « Technology‑Facilitated Violence Against Women & Girls : Assessing the Canadian Criminal Law Response » (2019), 97 R. du B. can. 664, p. 677). De surcroît, le fait que l’infraction a été commise par l’entremise de moyens technologiques amplifie le préjudice potentiel vu la facilité avec laquelle l’autoportrait peut être redistribué par ces mêmes moyens à un public théoriquement illimité. Une fois l’image transmise sans le consentement de la plaignante, celle‑ci perd tout contrôle sur sa diffusion future, ce qui décuple son préjudice psychologique et sa souffrance émotionnelle potentielle (Bailey et Mathen, p. 676‑677). Finalement, les agissements du délinquant constituent un mauvais traitement d’une adolescente, la vulnérabilité des adolescentes face aux violences sexuelles ayant été reconnue (Friesen, par. 136).
[208] Je reconnais que le délinquant hypothétique est jeune et qu’il n’a aucun antécédent judiciaire. Cependant, je ne peux accorder à ces facteurs le poids que leur attribue ma collègue, compte tenu de la présence des facteurs aggravants susmentionnés. En effet, je ne peux souscrire à l’opinion voulant que, dans tous les cas impliquant un jeune délinquant qui en est à sa première infraction criminelle, « [l]a réinsertion sociale et la dissuasion spécifique sont les objectifs premiers » (par. 132). Premièrement, les décisions mentionnées au soutien de cette opinion sont plus nuancées. Dans l’arrêt R. c. Priest (1996), 1996 CanLII 1381 (ON CA), 30 O.R. (3d) 538, la Cour d’appel de l’Ontario enseigne que l’absence d’antécédents judiciaires d’un jeune délinquant est un facteur atténuant et que, dans un tel cas, la peine doit normalement viser la dissuasion individuelle et la réinsertion sociale. Du même souffle, toutefois, la Cour d’appel précise que la réinsertion sociale n’est pas un facteur prioritaire dans les infractions graves ou dans celles accompagnées de violence (p. 543‑545; voir aussi R. c. Tan, 2008 ONCA 574, 268 O.A.C. 385, par. 32; R. c. T. (K.), 2008 ONCA 91, 89 O.R. (3d) 99, par. 41‑42, décisions qui sont aussi mentionnées par ma collègue et sont au même effet). L’importance à accorder à l’âge du délinquant est donc tributaire de la nature de l’infraction dont il est déclaré coupable. Il en est de même du poids à accorder à l’absence d’antécédents judiciaires (R. c. Ahmed, 2017 ONCA 76, 136 O.R. (3d) 403, par. 65, se référant à T. (K.), par. 41‑42; R. c. Brown, 2015 ONCA 361, 126 O.R. (3d) 797, par. 5; et R. c. Khalid, 2010 ONCA 861, 103 O.R. (3d) 600, par. 43).
[209] Au risque de me répéter, en matière de violence sexuelle contre une personne mineure, l’on ne peut tout simplement pas prioriser la réinsertion sociale. Il faut plutôt donner plein effet au choix du législateur, exprimé à l’art. 718.01 C. cr., de privilégier la dénonciation et la dissuasion. Comme l’explique notre Cour dans l’arrêt Friesen, « [l]orsque le législateur indique les objectifs de détermination de la peine à privilégier dans certains cas, le pouvoir discrétionnaire des juges chargés de déterminer la peine est de ce fait limité, de sorte qu’il ne leur est plus loisible d’accorder une priorité équivalente ou plus grande à d’autres objectifs » (par. 104, se référant à Rayo, par. 103 et 107‑108; voir aussi Lévesque c. R., 2021 QCCA 1072, par. 19‑20 (CanLII); Davidson, par. 32 et 34; Cunningham, par. 26 et 52).
[210] La conduite du délinquant dans cette situation hypothétique se situe dans la portion inférieure de l’échelle de gravité de l’infraction, s’agissant d’un geste isolé commis par une personne âgée de 18 ans n’ayant aucun antécédent judiciaire (voir Parent et Desrosiers, p. 869‑871). Je rappelle que les peines de courte durée pour l’infraction de leurre se situaient entre 6 et 12 mois (Parent et Desrosiers, p. 869), et ce, même avant l’introduction, à l’al. 172.1(2)b) C. cr., de la peine minimale d’emprisonnement de 6 mois (R. c. Bergeron, 2013 QCCA 7, par. 75 (CanLII)). En somme, au regard des circonstances exposées ci‑dessus et de la fourchette générale des peines, la sanction juste et appropriée n’est pas une absolution conditionnelle, mais plutôt une peine d’emprisonnement ferme de six mois.
[211] Puisque, dans les deux situations hypothétiques raisonnablement prévisibles, je conclus que la peine juste et appropriée est égale ou supérieure à six mois d’emprisonnement ferme, cela décide de la constitutionnalité de l’al. 172.1(2)b) C. cr. L’analyse qui suit concerne donc la constitutionnalité de la peine minimale d’emprisonnement d’un an prévue par l’al. 172.1(2)a).
(3) L’écart entre les peines justes et appropriées pour les personnes délinquantes dans les situations hypothétiques raisonnablement prévisibles et la peine minimale d’emprisonnement prévue par l’al. 172.1(2)a) C. cr. n’est pas exagérément disproportionné
a) L’infraction de leurre a une portée large, mais elle vise toujours des comportements présentant un degré important de culpabilité morale ainsi qu’un préjudice ou risque de préjudice
[212] De l’avis de ma collègue, la mens rea requise pour l’infraction de leurre « n’est pas étroit[e], mais large », de telle sorte que le par. 172.1(1) C. cr. « englobe un vaste éventail d’objectifs illicites désignés, ainsi que divers degrés de culpabilité morale » (par. 139). Il est vrai que, lorsque la manière dont est commise une infraction assortie d’une peine minimale obligatoire comporte un faible degré de culpabilité morale de même qu’une absence de préjudice ou de risque réel de préjudice, cela indique que la peine minimale peut être exagérément disproportionnée (voir, p. ex. Nur, par. 83, mentionné dans Hills, par. 125). Cependant, ce n’est pas le cas pour l’infraction de leurre, laquelle présente des comportements qui sont toujours moralement répréhensibles et qui présentent toujours un préjudice ou un risque de préjudice.
[213] D’entrée de jeu, je conviens que le par. 172.1(1) vise un large éventail de situations (R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3, par. 146‑148). Malgré cela, j’estime que l’infraction de leurre implique toujours une culpabilité morale élevée chez son auteur. Comme l’a reconnu le juge Moldaver, qui s’exprimait pour une majorité de juges de notre Cour dans l’arrêt Morrison, le leurre « requiert un niveau élevé de mens rea et suppose un degré élevé de culpabilité morale » (par. 153). Il en est ainsi parce que le par. 172.1(1) C. cr. exige la preuve hors de tout doute raisonnable « que l’accusé a [traduction] “engagé la communication interdite avec l’intention spécifique de faciliter la perpétration d’une des infractions énumérées” à l’égard de la personne n’ayant pas atteint l’âge fixé à qui la communication était destinée » (R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551, par. 32 (soulignement omis), citant R. c. Alicandro, 2009 ONCA 133, 246 C.C.C. (3d) 1, par. 31). Par conséquent, le fait d’exiger la preuve d’une telle mens rea « contribue à garantir que des communications innocentes non visées par le législateur ne tomberont pas sous le coup du Code » (par. 35).
[214] Je ne peux donc voir la pertinence de l’affirmation de ma collègue suivant laquelle « [p]uisque la preuve qu’il y a eu facilitation ne comprend pas forcément la preuve d’une planification complexe, l’infraction de leurre peut inclure la conduite qui est dépourvue de complexité ou d’intention mûrement réfléchie » (par. 145). Avec égards, ceci équivaut à confondre l’existence de circonstances aggravantes avec les éléments constitutifs d’une infraction. La sophistication et la préméditation sont certes des facteurs aggravants, mais il ne s’agit pas d’éléments essentiels de l’infraction. Pour les besoins de l’analyse fondée sur l’art. 12 de la Charte, ces facteurs ne nous renseignent pas sur la portée d’une infraction.
[215] Cette erreur illustre l’existence d’une faille conceptuelle fondamentale d’un tel raisonnement. Sous la rubrique de la portée de l’infraction, ma collègue ne se limite pas à une analyse objective qui consiste à « se demander si l’infraction implique nécessairement qu’un tort soit causé à une personne ou simplement qu’il y ait un risque de préjudice, s’il existe des façons de commettre l’infraction qui présentent relativement peu de danger, et dans quelle mesure la mens rea de l’infraction exige une culpabilité élevée chez la personne délinquante » (Hills, par. 129). Elle évalue plutôt la portée de l’infraction sous étude à l’aune de circonstances relatives au degré de faute subjective d’un délinquant donné, indépendamment du caractère intrinsèquement répréhensible de l’infraction (Friesen, par. 76).
[216] En outre, il faut se garder d’insister sur le fait qu’il n’est pas nécessaire que le délinquant ait commis une des infractions sous‑jacentes énumérées au par. 172.1(1) pour être déclaré coupable de leurre (motifs de la juge Martin, par. 143). Je tiens également à souligner que les infractions sous‑jacentes sont des infractions sérieuses qui criminalisent l’abus sexuel, la traite ou l’enlèvement d’enfants. Or, si le par. 172.1(1) vise large, c’est parce que le législateur a voulu « fermer la porte du cyberespace avant que le prédateur ne la franchisse pour traquer sa proie » (Legare, par. 25). Conformément à cet objectif, le par. 172.1(1) « érige en crime des actes qui précèdent la perpétration des infractions d’ordre sexuel auxquelles elle renvoie, et même la tentative de les perpétrer » (Legare, par. 25 (italique omis)).
[217] Dans le même ordre d’idées, dans l’analyse de la constitutionnalité du par. 172.1(2) C. cr., je ne saurais accorder le poids qu’accorde ma collègue au fait que l’infraction de leurre puisse être commise dans le contexte d’une opération d’infiltration policière n’impliquant pas d’enfants (par. 142).
[218] Même lorsque l’infraction de leurre est commise dans le contexte d’une opération policière, elle vise un comportement dont la gravité est indéniablement considérable. Le délinquant accusé à la suite d’une infiltration policière ne peut invoquer l’absence de victime pour démontrer sa faible culpabilité morale :
Les tribunaux doivent donner effet à la culpabilité morale du délinquant lorsqu’ils déterminent la peine même si les faits à l’origine de la déclaration de culpabilité découlent d’une opération d’infiltration policière et non d’un enfant victime. Le leurre d’enfants peut se commettre de deux façons : le délinquant communique effectivement avec un mineur ou croit que son interlocuteur est un mineur même si ce n’est pas en fait le cas. Plus précisément, il n’est pas rare que les auteurs de leurre d’enfants soient poursuivis en justice au terme d’une opération d’infiltration : un agent d’infiltration se fait passer pour un enfant en ligne et attend qu’un délinquant amorce la conversation dans un but sexuel (voir, p. ex., R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3, par. 7; Morrison, par. 4). Bien que l’absence de victime réelle soit pertinente, on ne doit pas lui accorder trop d’importance pour en arriver à une peine juste. L’accusé ne saurait s’attribuer le mérite de ce facteur. Donc, l’absence de victime réelle ne diminue pas le degré de responsabilité du délinquant à l’égard de l’infraction. Après tout, pour être déclaré coupable de leurre d’enfants dans le contexte d’une opération d’infiltration menée par la police où la personne avec qui le délinquant communiquait n’était pas en fait un mineur, le délinquant doit à la fois avoir communiqué intentionnellement avec une personne qu’il croyait être un mineur et avoir eu l’intention précise de faciliter la perpétration d’une infraction à caractère sexuel ou d’une autre infraction désignée à l’égard de cette personne (Morrison, par. 153). [Je souligne; note omise.]
(Friesen, par. 93)
[219] Rappelons que, même lorsque le leurre est commis dans le contexte d’une opération policière, cette infraction ne doit jamais être perçue « comme un crime sans victime » (Friesen, par. 94).
[220] Il est difficile de prétendre que la conduite d’un délinquant appréhendé à la suite d’une opération d’infiltration ne présente pas de risque de préjudice. C’est justement pour prévenir la matérialisation d’un tel risque que le Parlement a conçu l’infraction de leurre afin d’appréhender « les délinquants avant qu’ils ne réussissent à prendre les enfants pour cible et à leur faire du mal » (Friesen, par. 94). En ce sens, les opérations policières constituent un élément clé de l’arsenal à la disposition des forces de l’ordre pour appréhender les délinquants avant qu’il ne soit trop tard (par. 94).
[221] En somme, le fait d’exiger une mens rea élevée fait en sorte que l’infraction de leurre vise uniquement des comportements présentant un degré élevé de culpabilité morale, de même qu’un préjudice grave ou un risque d’un tel préjudice (Friesen, par. 76).
b) Les effets de la peine minimale d’emprisonnement sur les personnes délinquantes dans les situations hypothétiques raisonnablement prévisibles ne sont pas contraires à la dignité humaine
[222] Outre la portée de l’infraction, le caractère exagérément disproportionné d’une peine minimale obligatoire s’évalue à la lumière des effets que la sanction est susceptible d’avoir sur la personne délinquante raisonnablement prévisible (Hills, par. 133). Si ces effets entraînent des douleurs et souffrances si importantes qu’ils portent atteinte à la dignité humaine, la disposition contestée ne pourra survivre à un contrôle de sa constitutionnalité (par. 133). Ce n’est pas le cas en l’espèce.
[223] Pour les deux personnes délinquantes hypothétiques, les effets identifiés par ma collègue concernent le traitement que ces dernières pourraient recevoir en prison. Il semble que ce soit l’emprisonnement en soi — et non sa durée — qui joue un grand rôle dans son analyse. Quoiqu’elle se garde bien de conclure que les effets en question, par ailleurs inhérents à l’incarcération, sont tels qu’ils portent atteinte à la dignité humaine, ma collègue statue néanmoins que, dans le cas de la première personne délinquante, sa situation personnelle « rendrait probablement son expérience de l’incarcération dangereusement grave » (par. 151), et que, pour la seconde personne délinquante, « [l]a peine minimale obligatoire de six mois en l’espèce est très différente de la peine la plus courte possible visant la réinsertion sociale » (par. 152). Pareil raisonnement a des implications majeures; il a comme conséquence logique que toute peine minimale d’emprisonnement pouvant être imposée à un délinquant qui vient tout juste d’atteindre l’âge adulte ou à une personne atteinte de troubles mentaux est exagérément disproportionnée, et ce, indépendamment de la gravité de l’infraction ou des circonstances entourant sa commission. Un tel résultat me semble tout à fait contraire à la déférence due au législateur. En effet, « si un petit nombre seulement de peines minimales obligatoires peuvent résister au contrôle que préconise [ma collègue] au regard de l’art. 12, il faut se demander de quel pouvoir jouit encore le législateur pour l’adoption de politiques générales légitimes en matière de peines » (Lloyd, par. 107, les juges Wagner (plus tard juge en chef), Gascon et Brown, motifs dissidents).
[224] Quoi qu’il en soit, tel qu’il a été expliqué précédemment, je conclus qu’une peine de neuf mois d’emprisonnement serait juste et appropriée pour la personne délinquante dans la première situation hypothétique, et qu’une peine d’emprisonnement de six mois constitue une sanction juste et appropriée dans la seconde situation hypothétique. Dans le premier cas, l’application de la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) entraîne une période d’emprisonnement supplémentaire de trois mois. Dans le second cas, l’application du par. 172.1(2) C. cr. entraînerait donc une période d’emprisonnement supplémentaire de six mois si l’infraction est poursuivie par mise en accusation.
[225] Je ne peux me résoudre à conclure que toute période d’emprisonnement supplémentaire entraîne des effets contraires à la dignité humaine, puisque cela reviendrait à introduire indirectement une norme de proportionnalité. Je tiens à apporter une précision importante. Il ne faut pas considérer que mes propos signifient qu’une fois l’incarcération désignée comme la peine juste et appropriée, toute période d’emprisonnement supplémentaire est à l’abri de tout contrôle de constitutionnalité du fait que la personne délinquante visée doit déjà composer avec les effets négatifs associés à l’emprisonnement. Cependant, en l’espèce, rien dans le dossier ne me permet d’identifier « le préjudice précis causé » par cette période d’emprisonnement additionnelle (Hills, par. 133). Par contre, comme celle‑ci est relativement courte, j’estime que ses effets ne sont pas contraires à la dignité humaine.
c) La peine minimale d’emprisonnement n’est pas exagérément disproportionnée eu égard à ce qui est nécessaire pour réaliser les objectifs du Parlement
[226] La dernière étape de l’analyse vise à déterminer si la peine minimale « va au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du Parlement en matière de détermination de la peine pertinents au regard de l’infraction particulière » (Hills, par. 138). Dans le cadre de cette analyse, les tribunaux doivent tenir compte « des objectifs pénaux légitimes et du caractère adéquat des solutions de rechange possibles » (Hills, par. 138, citant R. c. Smith, 1987 CanLII 64 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1099‑1100). Toutefois, il demeure primordial à ce stade de garder à l’esprit que la disproportion exagérée est la norme constitutionnelle applicable pour l’analyse fondée sur l’art. 12 de la Charte. Je me permets d’effectuer ce rappel, car selon moi, le raisonnement de ma collègue transforme la norme de la disproportion exagérée en une norme de proportionnalité.
[227] Ce glissement dans son analyse s’observe d’abord au par. 158, où elle argue que, dans le cas de délinquants dont les troubles mentaux ont contribué à la commission d’une infraction, « la dissuasion spécifique, la dissuasion générale et la dénonciation ne sont pas très utiles ». Avec égards, cet argument rate la cible.
[228] Il ne revient pas à notre Cour de questionner l’opportunité ou l’utilité des objectifs pénologiques fixés par le Parlement. À cette étape de l’analyse, notre rôle — tout comme celui de tout tribunal chargé d’évaluer la constitutionnalité d’une peine minimale obligatoire d’ailleurs — consiste à déterminer si la sanction va tellement au‑delà de ce qui est nécessaire pour « atteindre les objectifs du Parlement en matière de détermination de la peine pertinents au regard de l’infraction » (Hills, par. 138 (je souligne)) qu’elle est exagérément disproportionnée. La nuance est fine, mais elle a toute son importance. Autrement, les tribunaux s’arrogent un rôle qui est — et doit demeurer — l’apanage du législateur, soit celui d’évaluer l’utilité de moyens pour remédier à des problèmes sociaux (Malmo‑Levine, par. 177; Lloyd, par. 45). Je précise que la question n’est pas de savoir si le Parlement a choisi les moyens les moins restrictifs pour atteindre ses objectifs, analyse qui s’apparente davantage à celle effectuée dans le contexte de l’application de l’article premier de la Charte plutôt qu’à l’examen fondé sur l’art. 12.
[229] Avec égards, je suis d’avis que le glissement se poursuit au paragraphe suivant des motifs de ma collègue, où elle écrit que l’infliction d’une peine minimale d’emprisonnement de 6 ou 12 mois porte atteinte au principe de la proportionnalité et indique que « le Parlement a priorisé la dénonciation et la dissuasion jusqu’à exclure presque complètement la réinsertion sociale » (par. 159 (je souligne)). Or, il est tout à fait loisible au législateur de le faire tant qu’il laisse la porte entrouverte à la réinsertion sociale « même dans les cas où cet objectif revêt une importance minime » (Hills, par. 141‑142, citant Bissonnette, par. 85). Il n’est pas démontré ici comment, en créant des peines minimales d’emprisonnement de six mois et un an au par. 172.1(2) C. cr., le Parlement a totalement exclu cet objectif.
[230] Il existe un écart de trois mois (pour la personne délinquante en cause dans la première situation hypothétique) ou de six mois (pour la personne délinquante en cause dans la seconde situation hypothétique) entre la peine juste et appropriée et la peine prévue à l’al. 172.1(2)a) C. cr. À mon avis, cet écart n’est pas à ce point important qu’il établit que la sanction choisie par le Parlement dépasse de manière exagérée ce qui est nécessaire pour atteindre ses objectifs de dissuasion et de dénonciation en matière de violence sexuelle contre les enfants. Peut‑être y a‑t‑il là une disproportion dont l’application mène à une sanction manifestement non indiquée, mais cela n’est pas suffisant pour déclarer inconstitutionnels les al. 172.1(2)a) et b) C. cr.
III. Conclusion
[231] En résumé, les situations hypothétiques raisonnablement prévisibles discutées par ma collègue ne me convainquent pas du caractère exagérément disproportionné des peines minimales prévues au par. 172.1(2) C. cr. Compte tenu de la gravité de cette infraction, de sa portée bien circonscrite par la mens rea élevée applicable, de la conduite moralement blâmable et hautement préjudiciable visée par l’infraction de leurre et de la déférence qui s’impose à l’égard des décisions de politique d’intérêt général du Parlement en matière de détermination de la peine, je suis d’avis que les peines minimales obligatoires contestées ne contreviennent pas à l’art. 12 de la Charte.
[232] Par conséquent, j’accueillerais l’appel du procureur général du Québec et du ministère public dans le dossier de M. Bertrand Marchand. J’annulerais la déclaration d’inopérabilité prononcée par la Cour d’appel du Québec à l’égard de l’al. 172.1(2)a) C. cr. et déclarerais constitutionnelle la peine minimale d’emprisonnement d’un an prévue à cet alinéa. Pour les motifs de ma collègue, j’annulerais la peine de cinq mois d’emprisonnement prononcée le 11 mars 2020 relativement au chef de leurre et j’imposerais à M. Bertrand Marchand une peine d’un an d’emprisonnement pour ce chef, à être purgée consécutivement à sa peine d’emprisonnement pour les contacts sexuels. J’ordonnerais un sursis d’exécution permanent pour la peine modifiée. J’accueillerais également l’appel du procureur général du Québec et du ministère public dans le dossier de H.V. J’annulerais la déclaration d’invalidité et d’inopérabilité prononcée par la Cour supérieure du Québec à l’égard de l’al. 172.1(2)b) C. cr. et déclarerais constitutionnelle la peine minimale d’emprisonnement de six mois prévue à cet alinéa. Ainsi, j’annulerais la peine imposée à H.V. le 25 février 2021 et je lui imposerais la peine minimale obligatoire de six mois d’emprisonnement. J’ordonnerais un sursis d’exécution permanent pour la peine modifiée.
Pourvoi accueilli en partie, la juge Côté est dissidente en partie (39935). Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente (40093).
Procureur de l’appelant Sa Majesté le Roi (39935) : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Montréal.
Procureur de l’appelant Sa Majesté le Roi (40093) : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Saint‑Jérôme.
Procureurs de l’appelant le procureur général du Québec (39935) : Bernard, Roy (Justice Québec), Montréal; Ministère de la Justice du Québec — Direction du droit constitutionnel et autochtone, Québec.
Procureurs de l’appelant le procureur général du Québec (40093) : Ministère de la Justice du Québec — Direction du contentieux, Montréal; Ministère de la Justice du Québec — Direction du droit constitutionnel et autochtone, Québec.
Procureur de l’intimé Maxime Bertrand Marchand : Centre Communautaire juridique d’Alma, Alma.
Procureurs de l’intimé H.V. : Desjardins Côté, Montréal.
Procureur de l’intervenante la Directrice des poursuites pénales : Service des poursuites pénales du Canada, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Crown Prosecution Service — Appeals and Specialized Prosecutions Office, Calgary.
Procureure de l’intervenante Droits et Libertés Nunavik : Christine Renaud, Montréal.
Procureur de l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense : Hugo Caissy Avocat (ad hoc), Amqui (Qc).
Procureurs de l’intervenante Barbra Schlifer Commemorative Clinic : Chugh Law Professional Corporation, Cornwall.
Procureurs de l’intervenante l’Association des avocats de la défense de Montréal : Réginal Victorin, Montréal; Walid Hijazi, Montréal.
Procureurs de l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society : Peck and Company, Vancouver.
[1] Pour les besoins des présents motifs, les mots « enfant » et « enfants » désignent des personnes âgées de moins de 18 ans. Les mentions de « personne mineure », « jeunes personnes », « adolescents » et « mineurs » visent toutes des personnes qui sont des enfants. Lorsque des dispositions législatives précises font une distinction entre les personnes âgées de moins de 16 ans et celles âgées de moins de 18 ans, cela sera expressément indiqué dans les motifs.
[2] Comme il est mentionné dans R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, en plus de diverses infractions d’ordre sexuel, la disposition relative au leurre d’enfants s’applique aussi à la traite d’une personne âgée de moins de 18 ans (Code criminel, art. 279.011), à l’obtention d’un avantage matériel provenant de la traite d’une personne âgée de moins de 18 ans (par. 279.02(2)) et à la rétention ou à la destruction de documents dans le but de commettre ou de faciliter la traite d’une personne âgée de moins de 18 ans (par. 279.03(2)).
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