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15/10/2021 | CANADA | N°2021CSC39

Canada | Canada, Cour suprême, 15 octobre 2021, 6362222 Canada inc. c. Prelco inc., 2021 CSC 39


COUR SUPRÊME DU CANADA

 


 
Référence : 6362222 Canada inc. c. Prelco inc., 2021 CSC 39

 

 
Appel entendu : 3 décembre 2020
Jugement rendu : 15 octobre 2021
Dossier : 38904


 
Entre :
 
6362222 Canada inc.
Appelante
 
 
et
 
 
Prelco inc.
Intimée
 
 
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer
 

 


Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 104)

Le juge en chef Wagner e

t le juge Kasirer (avec l’accord des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe et Martin)

 








 
 
 
 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution d...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 

 
Référence : 6362222 Canada inc. c. Prelco inc., 2021 CSC 39

 

 
Appel entendu : 3 décembre 2020
Jugement rendu : 15 octobre 2021
Dossier : 38904

 
Entre :
 
6362222 Canada inc.
Appelante
 
 
et
 
 
Prelco inc.
Intimée
 
 
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer
 

 

Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 104)

Le juge en chef Wagner et le juge Kasirer (avec l’accord des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe et Martin)

 

 
 
 
 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
6362222 Canada inc.                                                                                      Appelante
c.
Prelco inc.                                                                                                           Intimée
Répertorié : 6362222 Canada inc. c. Prelco inc.
2021 CSC 39
No du greffe : 38904.
2020 : 3 décembre; 2021 : 15 octobre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.
en appel de la cour d’appel du québec
                    Contrat ⸺ Inexécution ⸺ Clause de non‑responsabilité ⸺ Théorie du manquement à une obligation essentielle ⸺ Ordre public ⸺ Cause objective de l’obligation ⸺ Contrat de gré à gré comprenant une clause de non‑responsabilité intervenu entre une entreprise manufacturière et un cabinet de services‑conseils spécialisé en évaluation et implantation de systèmes informatiques de gestion intégrés ⸺ Action en dommages‑intérêts intentée par l’entreprise contre le cabinet de services‑conseils pour manquement à ses obligations contractuelles en raison d’une faute commise au cours de l’implantation du système informatique ⸺ La théorie du manquement à une obligation essentielle peut‑elle rendre inopérante la clause de non‑responsabilité librement négociée par des personnes morales? ⸺ Code civil du Québec, art. 1371, 1437, 1474.
                    6362222 Canada inc. (« Créatech ») est un cabinet de services‑conseils spécialisé en amélioration de la performance et en implantation de systèmes de gestion intégrés. Prelco inc. est une entreprise manufacturière œuvrant dans la fabrication et la transformation du verre plat. En 2008, Prelco demande conseil à Créatech à l’égard de ses systèmes informatiques. Un projet de contrat préparé par Créatech visant la fourniture de logiciels et de services professionnels afin d’implanter chez Prelco un système de gestion intégré est alors soumis à Prelco. Prelco ne demande aucune modification aux conditions générales proposées, lesquelles comprennent des dispositions portant sur les responsabilités générales des parties. Entre autres, la cl. 7, intitulée « Responsabilité limitée », prévoit que la responsabilité de Créatech face à Prelco pour les dommages attribuables à quelque cause que ce soit sera limitée aux sommes versées à Créatech aux termes du contrat, et que si tels dommages résultent de la déficience des services, la responsabilité de Créatech sera limitée au montant des honoraires payés relativement aux services déficients. En outre, il est prévu que Créatech ne pourra être tenu responsable pour quelconque dommage résultant de la perte de données, de profits ou de revenus ou découlant de l’utilisation de produits ou pour tout autre dommage particulier, consécutif ou indirect relativement aux services et/ou matériaux fournis en vertu du contrat. En avril 2008, les parties signent le contrat.
                    Lors de l’implantation du système, les embûches s’accumulent et Prelco décide de mettre fin à ses relations contractuelles avec Créatech au printemps 2010. Le mandat de rendre fonctionnel le système de gestion intégré est alors confié à une autre firme. Prelco entreprend contre Créatech une action en dommages‑intérêts au montant de 6 246 648,94 $ pour le remboursement d’un trop‑payé, des frais engagés pour rétablir le système, des réclamations des clients ainsi que des pertes de profits. De son côté, Créatech dépose une demande reconventionnelle au montant de 331 134,42 $, soit le solde impayé pour le projet.
                    La Cour supérieure accueille la demande de Prelco et condamne Créatech à lui verser la somme de 2 203 400 $ en dommages‑intérêts. Elle accueille également la demande reconventionnelle de Créatech. Elle conclut que la cl. 7 stipulée au contrat est inopérante sur le fondement de la théorie du manquement à une obligation essentielle, qui prévoit qu’une clause exonératoire ou limitative de responsabilité est sans effet si elle porte sur l’essence même d’une obligation. Elle détermine qu’en n’ayant pas compris l’ampleur et la complexité des opérations de Prelco, Créatech a commis une faute dans son choix initial de l’approche d’implantation du système de gestion, manquant ainsi à son obligation essentielle. La Cour d’appel rejette l’appel principal de Créatech qui concerne la question de la clause limitative de responsabilité et l’appel incident de Prelco qui porte sur le calcul des dommages‑intérêts et du montant représentant les ventes perdues.
                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli.
                    La théorie du manquement à une obligation essentielle ne s’applique pas à la faute commise par Créatech de manière à faire échec à la cl. 7 du contrat. Aucun des fondements juridiques sur lesquels peut reposer cette théorie, à savoir : (a) la validité de la clause au regard de l’ordre public, et (b) la validité de la clause au regard de l’exigence relative à la cause de l’obligation, ne trouve application en l’espèce.
                    La règle de la validité de principe des clauses de non‑responsabilité est désormais acquise depuis l’arrêt The Glengoil Steamship Co. c. Pilkington (1897), 1897 CanLII 77 (SCC), 28 R.C.S. 146, et a par la suite été reprise dans le droit positif québécois. Elle découle de l’autonomie de la volonté et de son corollaire, la liberté contractuelle, tous deux principes généraux du droit commun des obligations en droit civil québécois. Elle est toutefois balisée par l’ordre public formel ou législatif et virtuel ou judiciaire dont le respect est érigé par le droit privé en norme impérative d’application générale suivant les art. 8 et 9 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »).
                    Bien que l’art. 1474 C.c.Q. confirme implicitement la validité de principe des clauses de non‑responsabilité, il pose des limites au nom de l’ordre public de direction qui commandent la nullité absolue des clauses attentatoires. D’abord, en interdisant les clauses de non‑responsabilité pour la faute lourde ou intentionnelle, le premier alinéa de l’art. 1474 C.c.Q. décourage l’insouciance, la fraude, l’incurie et les fautes délibérées, et ce, y compris dans les contrats de gré à gré. Ensuite, le législateur précise au second alinéa que, peu importe la gravité de la faute et malgré le principe de la liberté contractuelle, nul ne peut exclure ou limiter sa responsabilité pour un préjudice corporel ou moral.
                    L’article 1437 C.c.Q., quant à lui, établit une limite d’ordre public de protection, c’est‑à‑dire une limite visant à protéger la partie contractante présumée plus faible économiquement. Cet article consacre expressément l’application, en droit civil québécois, de la théorie du manquement à une obligation essentielle en cas de clause contractuelle abusive, mais la limite aux contrats de consommation (définis à l’art. 1384 C.c.Q.) et d’adhésion (art. 1379 C.c.Q.), qui se caractérisent par le déséquilibre des parties. Est considérée comme abusive et donc nulle une clause qui est éloignée des obligations essentielles du contrat au point de le dénaturer. Bien que la validité d’une clause de non‑responsabilité est également susceptible de contestation dans d’autres cas de figure précisés par le législateur en matière de contrats nommés, le Code ne prévoit aucune règle d’application générale qui relèverait de l’ordre public de protection, y compris une qui porterait sur un manquement à une obligation essentielle.
                    L’ordre public n’a pas, de manière générale, pour effet de rendre inopérante une clause de non‑responsabilité couvrant une obligation essentielle dans les contrats de gré à gré. Lors de la réforme du Code civil, le législateur s’est directement penché sur la vocation de la notion d’ordre public et est intervenu pour valider l’utilisation des clauses de non‑responsabilité dans les cas qui ne sont pas visés par l’art. 1437 C.c.Q. Sous réserve des contraintes énoncées à l’art. 1474 C.c.Q., une personne peut exclure ou limiter sa responsabilité pour le préjudice matériel causé à autrui en raison d’une faute non intentionnelle ou d’une faute qui n’est pas lourde. Tout tend à indiquer que le législateur a choisi de ne pas formuler une telle règle impérative pour réglementer ces clauses dans le Code civil du Québec à dessein, jugeant préférable de laisser aux parties avisées le soin de gérer entre elles les risques d’inexécution.
                    En ce qui a trait au second fondement juridique de la théorie, à savoir, l’absence totale de cause, il provient de l’exigence, reprise à l’art. 1371 C.c.Q., selon laquelle il est de l’essence d’une obligation découlant d’un acte juridique qu’il y ait une cause qui en justifie l’existence. Il s’agit ici de la notion de cause objective, soit la raison logique, impersonnelle et abstraite qui justifie l’adhésion d’une partie à ses obligations, c’est‑à‑dire l’exécution de l’obligation corrélative dans le contrat synallagmatique. Ainsi, certaines clauses contractuelles qui privent l’obligation corrélative de sa cause au sens de l’art. 1371 C.c.Q. peuvent porter atteinte à la validité de l’obligation puisque la nature réciproque du rapport contractuel est remise en question. C’est le cas notamment de certaines clauses de non‑obligation qui excluent toutes les prestations normalement dues par le débiteur, de sorte que les obligations du créancier se trouvent sans prestation réciproque. Deux thèses doctrinales s’affrontent sur la question de savoir si une clause de non‑responsabilité qui porte sur l’obligation essentielle du contrat a pour effet de priver l’obligation de sa cause. Selon la première, une clause exonératoire ou limitative de responsabilité ne peut priver l’obligation corrélative de sa cause car l’obligation du débiteur ne cesse pas d’exister du seul fait qu’une clause limite ou exclut sa responsabilité en cas d’inexécution. De surcroît, puisque l’art. 1474 al. 1 C.c.Q. empêche un débiteur de se prévaloir d’une clause de non‑responsabilité en cas de faute lourde ou intentionnelle, le débiteur ne peut refuser arbitrairement de s’exécuter. À l’opposé, d’autres auteurs soutiennent que les clauses de non‑responsabilité assimilables à des clauses de non‑recours, c’est‑à‑dire celles qui privent le créancier de l’obligation de tout recours pour en sanctionner l’inexécution, peuvent priver une obligation de sa cause. En l’espèce, le désaccord doctrinal n’est pas en jeu. En effet, il n’est pas fait état ici d’une situation où la contreprestation est dérisoire et encore moins inexistante. La sanction à l’égard de l’inexécution de l’obligation essentielle subsiste et on ne peut dire que l’obligation est dépourvue de cause objective. En conséquence, il est plus prudent de ne pas trancher la question relative au débat doctrinal dans l’abstrait sans tenir compte des difficultés concrètes qui pourraient survenir à l’avenir.
                    En l’espèce, suivant la règle énoncée par la Cour dans l’arrêt Glengoil et reprise dans le Code civil du Québec, la cl. 7 est valide et les parties étaient libres de l’adopter dans leur contrat. En effet, au regard de l’art. 1474 C.c.Q., le manquement commis par Créatech à l’égard d’une obligation de moyens est une faute simple, et non une faute lourde ou intentionnelle, qui a entraîné un préjudice matériel, et non un préjudice corporel ou moral. En outre, il n’existe aucune autorité permettant de présenter le manquement à une obligation essentielle comme une catégorie de faute distincte, qui serait plus sérieuse qu’une faute simple ou de qualité différente. La clause sur laquelle Créatech s’appuie s’inscrit dans un contrat de gré à gré, négocié entre deux personnes morales avisées, et non dans un contrat d’adhésion ou un contrat de consommation suivant l’art. 1437 C.c.Q. Cette clause n’est pas ambiguë et le juge de première instance ne pouvait l’écarter. La volonté des parties devait être respectée. La clause 7 ne viole aucune règle d’ordre public formel ou virtuel, sans compter qu’aucune règle ponctuelle relative aux contrats nommés ne trouve application en ce qui concerne les faits en litige. Il n’y a en l’espèce aucune raison requérant l’intervention des tribunaux pour protéger une partie faible ou désavantagée économiquement.
                    La notion de la cause de l’obligation ne pouvait, elle non plus, justifier la décision des tribunaux inférieurs dans la présente affaire. La clause 7 n’est pas une clause de non‑obligation qui ferait échec à la réciprocité des obligations puisque Créatech est tenue à des obligations importantes envers Prelco, ce que Prelco ne nie pas. Sans donner raison à la thèse doctrinale selon laquelle une clause de non‑recours peut priver l’obligation de sa cause, la clause en l’espèce ne pourrait être qualifiée de la sorte. Le premier paragraphe de la clause peut être assimilé à une autorisation d’exécution en nature par remplacement. La clause permet à Prelco à la fois de conserver le système de gestion intégré et d’obtenir des dommages‑intérêts à l’égard des services déficients, ainsi que d’être indemnisée des frais requis pour l’exécution en nature par remplacement. Cette clause a pour effet d’exclure toute réparation pour pertes de profits résultant d’une faute simple. Comme le travail de Créatech a été jugé utile, la clause fait obstacle à une réclamation fondée sur le trop‑payé pour les services rendus par Créatech. La cause est donc présente. De plus, la clause n’exclut pas toute sanction puisque dès la formation du contrat, l’exécution en nature était possible, voire envisagée, en cas d’inexécution. Il n’y a donc pas une absence totale de contreprestation dans ce contrat. La cause de l’obligation ne permet pas au tribunal de créer un régime de lésion entre majeurs non protégés, régime qui a par ailleurs été exclu par le législateur.
Jurisprudence
                    Arrêts mentionnés : Tercon Contractors Ltd. c. Colombie‑Britannique (Transports et Voirie), 2010 CSC 4, [2010] 1 R.C.S. 69; Banque Nationale du Canada (Banque Canadienne Nationale) c. Soucisse, 1981 CanLII 31 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 339; Montréal (Ville) c. Lonardi, 2018 CSC 29, [2018] 2 R.C.S. 103; Cie Immobilière Viger Ltée c. Giguère Inc., 1976 CanLII 4 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 67; The Glengoil Steamship Co. c. Pilkington (1897), 1897 CanLII 77 (SCC), 28 R.C.S. 146; Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54, [2007] 3 R.C.S. 607; Goulet c. Cie d’Assurance‑Vie Transamerica du Canada, 2002 CSC 21, [2002] 1 R.C.S. 719; Garcia Transport Ltée c. Cie Trust Royal, 1992 CanLII 70 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 499; Djamad c. Banque Royale du Canada, 2021 QCCA 371; Audet c. Transamerica Life Canada, 2012 QCCA 1746, [2012] R.J.Q. 1844; Ferme Franky 2004 inc. c. Gestions Pierre Saint‑Cyr inc. (Centrale de contrôle d’alarmes du Québec), 2014 QCCA 848; Karrum Realties Inc. c. Ama Investments Inc., 2007 QCCA 880; 9092‑3335 Québec inc. c. 4364856 Canada inc., 2019 QCCS 3666; Association pour la protection des automobilistes inc. c. Toyota Canada inc., 2008 QCCA 761, [2008] R.J.Q. 918; Québec (Commission des normes du travail) c. Asphalte Desjardins inc., 2014 CSC 51, [2014] 2 R.C.S. 514; Churchill Falls (Labrador) Corp. c. Hydro‑Québec, 2018 CSC 46, [2018] 3 R.C.S. 101; Karsales (Harrow) Ltd. c. Wallis, [1956] 1 W.L.R. 936; ABB Inc. c. Domtar Inc., 2007 CSC 50, [2007] 3 R.C.S. 461; Hunter Engineering Co. c. Syncrude Canada Ltée, 1989 CanLII 129 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 426; Godbout c. Longueuil (Ville de), 1995 CanLII 4750 (QC CA), [1995] R.J.Q. 2561, conf. par 1997 CanLII 335 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 844; Banque de Montréal c. Kuet Leong Ng, 1989 CanLII 30 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 429; Ostiguy c. Allie, 2017 CSC 22, [2017] 1 R.C.S. 402; Poissonnerie Bari c. Gestion Inter‑parc Inc. (National Tilden), 2002 CanLII 111; Conseil des ports nationaux c. Swift Canadian Co. Ltd., [1953] B.R. 730; Southern Canada Power Co. Ltd. c. Conserverie de Napierville Ltée, [1967] B.R. 907; Western Assurance Co. c. Desgagnés, 1974 CanLII 214 (CSC), [1976] 1 R.C.S. 286; Fenêtres St‑Jean Inc. c. Banque Nationale du Canada, 1990 CanLII 3342 (QC CA), [1990] R.J.Q. 632; Impact Graphics Ltd. c. B.P.G. Central Security Corp., [1995] AZ‑95021939; Empire Cold Storage Co. Ltd. c. La Cie de Volailles Maxi Ltée, 1995 CanLII 4828; BNP Paribas (Canada) c. Ikea Property Ltd., 2005 QCCA 297, [2005] R.R.A. 319; Samen Investments Inc. c. Monit Management Ltd., 2014 QCCA 826; Société de gestion Complan (1980) inc. c. Bell Distribution inc., 2009 QCCS 2881, [2009] R.D.I. 569, conf. par 2011 QCCA 320; Thériault c. Dumas, 2000 CanLII 5214; Pruneau c. Société d’agriculture du comté de Richmond, 2006 QCCQ 12523; Axa Assurances inc. c. Assurances générales des Caisses Desjardins inc., 2009 QCCS 862, [2009] R.J.Q. 1104; Canadian National Railway Company c. Ace European Group Ltd., 2019 QCCA 1374; Fortin c. Chrétien, 2001 CSC 45, [2001] 2 R.C.S. 500.
Lois et règlements cités
Code civil du Bas Canada.
Code civil du Québec, art. 6, 7, 8, 9, 424, 1371, 1375, 1378, 1379, 1380, 1381, 1384, 1405, 1410 al. 1, 1411, 1427, 1434, 1437, 1438, 1458, 1474, 1475, 1602, 1613, 1622, 1732, 1733, 1863, 1893, 1900 al. 1, 2070, 2092, 2118, 2298, 2332, 2805.
Loi sur la protection du consommateur, RLRQ, c. P‑40.1, art. 10.
Doctrine et autres documents cités
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Baudouin Jean‑Louis, et Patrice Deslauriers. La responsabilité civile, vol. 1, Principes généraux, 7e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2007.
Baudouin, Jean‑Louis, et Pierre‑Gabriel Jobin. Les obligations, 7e éd., par Pierre‑Gabriel Jobin et Nathalie Vézina, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2013.
Berthold, Gabriel‑Arnaud. Peut‑on donner d’une clause et reprendre de l’autre? Essai sur la cause comme instrument de contrôle de la cohérence matérielle du contrat, Montréal, Yvon Blais, 2016.
Brierley, John E. C., and Roderick A. Macdonald, eds. Quebec Civil Law : An Introduction to Quebec Private Law, Toronto, Emond Montgomery, 1993.
Capitant, Henri. De la cause des obligations (Contrats, Engagement unilatéraux, Legs), 3e éd., Paris, Dalloz, 1927.
Charpentier, Élise. « Pour une interprétation (très) large de l’article 1437 du Code civil du Québec », dans Benoît Moore, dir., Mélanges Jean‑Louis Baudouin, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2012, 255.
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Rochfeld, Judith. Cause et type de contrat, Paris, L.G.D.J., 1999.
Terré, François, et autres. Droit civil : Les obligations, 12e éd., Paris, Dalloz, 2019.
Vézina, Nathalie. « Préjudice matériel, corporel et moral : variations sur la classification tripartite du préjudice dans le nouveau droit de la responsabilité » (1993), 24 R.D.U.S. 161.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Chamberland, Bélanger et Rancourt), 2019 QCCA 1457, [2019] AZ‑51626648, [2019] J.Q. nº 7622 (QL), 2019 CarswellQue 7605 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Ouellet, 2016 QCCS 4086, [2016] AZ‑51318171, [2016] J.Q. nº 10862 (QL), 2016 CarswellQue 8027 (WL Can.). Pourvoi accueilli.
                    Guy J. Pratte et Stéphane Richer, pour lʼappelante.
                    Catherine Cloutier et André Johnson, pour lʼintimée.
 
Le jugement de la Cour a été rendu par
 
                    Le juge en chef et le juge Kasirer —
I.               Introduction
[1]                             Le présent pourvoi soulève la question de savoir si, en droit civil québécois, une clause de non‑responsabilité figurant dans un contrat est valide à l’égard d’un manquement à une obligation essentielle. L’idée qu’une clause exonératoire ou limitative de responsabilité est sans effet si elle porte sur l’essence même d’une obligation — la « théorie du manquement à une obligation essentielle » — est le fondement qu’a invoqué la Cour supérieure (2016 QCCS 4086), afin de déclarer inopérante une clause limitative de responsabilité prévue au contrat de service librement négocié entre l’appelante 6362222 Canada inc. (« Créatech ») et l’intimée Prelco inc.
[2]                             En l’espèce, Créatech a manqué à l’obligation essentielle qui lui incombait suivant le contrat, à savoir s’informer des besoins et conditions spécifiques de l’exploitation de Prelco et lui proposer une méthode d’implantation du système de gestion intégré propre à y satisfaire. Le juge de première instance a conclu que Créatech ne peut invoquer la clause en question afin de limiter sa responsabilité à l’égard du préjudice matériel qu’elle a causé à Prelco. La Cour d’appel a confirmé cette conclusion, précisant que la théorie retenue par le juge de première instance existe en droit québécois et s’applique en l’espèce (2019 QCCA 1457).
[3]                             Il existe deux fondements juridiques possibles pour appuyer l’existence de la théorie et son application en l’espèce, fondements qui ne reposent pas sur la même justification. Suivant le premier fondement, une clause de non‑responsabilité portant sur une obligation essentielle serait inopérante si elle contrevient à une norme d’ordre public qui limite la liberté contractuelle. Suivant le deuxième fondement, une clause de non‑responsabilité serait inopérante si elle dégage le débiteur de toutes ses obligations envers le créancier, puisqu’elle priverait alors l’obligation corrélative du créancier de sa cause. Elle serait ainsi incompatible avec l’existence même de l’obligation essentielle issue du contrat en tant qu’acte synallagmatique. Ces deux fondements — l’ordre public et l’absence de cause objective de l’obligation — sont au cœur du débat entre les parties.
[4]                             Bien que la Cour d’appel ait eu raison d’évoquer l’ordre public et l’absence de cause pour justifier l’analyse de la validité de la clause en litige, nous sommes néanmoins d’avis que l’appel doit être accueilli. Soit dit en tout respect, aucun des fondements juridiques de la théorie ne permet de faire échec à la clause de non‑responsabilité librement consentie en l’espèce, puisque ni l’ordre public, ni l’inexistence de l’obligation ne peuvent être invoqués avec succès dans le cadre du présent pourvoi.
[5]                             S’il est vrai que le premier fondement de la théorie trouve application dans certains contextes particuliers prévus par le Code civil du Québec (« C.c.Q. » ou « Code »), l’ordre public n’a pas, de manière générale, pour effet de rendre inopérante une clause de non‑responsabilité couvrant une obligation essentielle dans les contrats de gré à gré. Conclure autrement irait à l’encontre de l’économie du Code. En s’attaquant aux clauses qui ne respectent pas des valeurs supérieures qu’il associe, à dessein, à l’ordre public, le législateur permet aux parties avisées de convenir de la répartition des risques dans des contextes dont le Code ne traite pas explicitement. En ce qui concerne le deuxième fondement, la clause en litige n’a pas pour effet de priver l’obligation de sa cause objective. Il n’est pas contesté que la prestation convenue est due par la débitrice Créatech, même si les sanctions pour l’inexécution de l’entente sont affaiblies par l’effet de la clause de non-responsabilité. En effet, la créancière Prelco concède qu’elle a donné à Créatech la « chance de corriger ses erreurs et de s’exécuter en nature » (m.i., par. 121). Une sanction réelle, soit l’exécution en nature et l’obtention de dommages‑intérêts convenus pour les services déficients, demeure possible. Cette sanction est le reflet d’une obligation assortie d’une cause — la contreprestation contractuelle de Créatech — obligation dont l’existence ne peut être remise en question.
II.            Contexte
[6]                             La relation commerciale entre Créatech et Prelco débute en 2007. Créatech est un cabinet de services‑conseils spécialisé en amélioration de la performance et en implantation de systèmes de gestion intégrés. Prelco est une entreprise manufacturière d’envergure œuvrant dans la fabrication et la transformation du verre plat pour divers usages architecturaux et industriels, dont les activités de production sont réparties dans plusieurs usines ― toutes liées entre elles ― situées à Rivière‑du‑Loup, à Montréal et à Edmundston (Nouveau‑Brunswick).
[7]                             Prelco sollicite les services de Créatech dans le but d’améliorer les processus de fonctionnement pour le volet service à la clientèle de l’entreprise. En 2007 et 2008, divers projets se réalisent en ce sens et tous correspondent aux attentes de Prelco. Ce faisant, Créatech lui mentionne que ses systèmes informatiques ne sont pas des plus performants, ceux-ci étant composés d’un grand nombre de logiciels dont les bases de données fonctionnent d’une façon autonome. Prelco lui demande conseil à cet égard.
[8]                             Créatech accepte de procéder à une analyse sommaire des systèmes concernés. Au terme de cette analyse, Prelco invite Créatech, vers la fin février ou au début mars 2008, à lui présenter une proposition pour la fourniture de logiciels et de services professionnels afin d’implanter au sein de son entreprise un système de gestion intégré.
[9]                             Un projet de contrat préparé par Créatech en 2008 est donc soumis à Prelco. Il s’ensuit des négociations. Prelco ne demande aucune modification aux conditions générales proposées (motifs de la C.S., par. 20‑22 (CanLII)), lesquelles comprennent, entre autres choses, des dispositions portant sur les responsabilités générales des parties.
[10]                        Selon ces dispositions, tantôt la responsabilité « dans la réalisation et les livrables » est dite « partagée » par les parties, tantôt elle se résume, seulement pour Créatech, à une responsabilité « limitée » consistant à fournir « un support ad hoc ainsi que des conseils » (ann. communes, vol. I, p. 244). Enfin, certaines tâches reviennent entièrement à Prelco. Le projet de contrat prévoit également une estimation des heures que les parties devront, respectivement, consacrer à la réalisation du projet.
[11]                        Parmi les autres clauses des conditions générales proposées, on trouve aussi la cl. 7, intitulée « Responsabilité limitée », qui est au cœur du présent litige :
La responsabilité de Créatech face au client pour les dommages attribuables à quelque cause que ce soit et sans égard à la nature de l’action, qu’elle soit prévue à l’entente ou délictuelle, sera limitée aux sommes versées à Créatech aux termes de l’Entente, à moins que de tels dommages ne résultent de la négligence grossière ou de l’inconduite volontaire de Créatech. Si tels dommages résultent de la déficience des services, la responsabilité de Créatech sera limitée au montant des honoraires payés relativement auxdits services déficients.
 
Créatech ne pourra être tenu responsable pour quelconque dommage résultant de la perte de données, de profits ou de revenus ou découlant de l’utilisation de produits ou pour tout autre dommage particulier, consécutif ou indirect relativement aux services et/ou matériaux fournis en vertu de l’Entente, à moins que tel dommage ne résulte de la négligence grossière ou de l’inconduite volontaire de Créatech.
 
(ann. communes, vol. I, p. 227)
[12]                        Des discussions concernant la question du partage des risques relatifs au dépassement budgétaire sur les services sont néanmoins entreprises, au terme desquelles Créatech accepte un taux horaire réduit de 50 p. 100 pour la partie « contingence du projet ».
[13]                        En avril 2008, les parties signent l’entente (« Contrat ») afin d’implanter chez Prelco une solution de gestion intégrée Microsoft Dynamics NAV, prestation dont la valeur estimée s’élève à 650 574 $. La somme payable à Créatech est approximative, puisqu’un mode de facturation mensuelle, « sur une base temps et matériel selon les heures utilisées et payables à la réception de la facture », est prévu (ann. communes, vol. I, p. 246). La cl. 7, citée plus haut, figure au Contrat tel que rédigé en définitive.
[14]                        Lors de l’implantation du système, les embûches s’accumulent : envoi de factures incohérentes aux clients, erreurs dans la mise en production des commandes, retards dans l’expédition et inefficacité du système de planification et de production, qui se caractérise par sa lenteur. Devant ces problèmes récurrents, Prelco met fin à ses relations contractuelles avec Créatech au printemps 2010 et confie alors à une autre firme, Irisco, le mandat de rendre fonctionnel le système de gestion intégré. Une fois les correctifs apportés par Irisco, le système de gestion intégré fonctionne. Prelco peut l’exploiter et gérer sa production, bien qu’elle ne bénéficie pas de tous les avantages attendus.
[15]                        Prelco entreprend contre Créatech une action en dommages‑intérêts de 6 246 648,94 $. Cette somme représente le remboursement d’un trop‑payé, les frais engagés pour rétablir le système, le remboursement des réclamations des clients ainsi que des pertes de profits. De son côté, Créatech dépose une demande reconventionnelle au montant de 331 134,42 $, soit le solde impayé pour le projet.
III.         Historique judiciaire
A.           Cour supérieure du Québec, 2016 QCCS 4086 (le juge Ouellet)
[16]                        Le juge de première instance conclut que la cause des problèmes de performance du système de gestion intégré est attribuable à l’approche erronée adoptée par Créatech dès le commencement du projet. Au lieu d’effectuer des personnalisations à partir du programme NAV, Créatech aurait dû intégrer à ce logiciel « des programmes éprouvés disponibles sur le marché » (par. 169).
[17]                        Selon le juge, comme la conduite de Créatech « ne démontre pas de l’insouciance, de l’imprudence ou de la négligence grossière », cette erreur ne peut être qualifiée de faute intentionnelle (par. 207). De plus, en raison de la « structure particulière du [C]ontrat [exigeant] une implication importante tant du fournisseur que du client dans l’implantation du système », le juge exclut toute faute lourde attribuable à Créatech (par. 208).
[18]                        Il conclut également que le Contrat, fruit de discussions entre les parties, ne peut être qualifié de contrat d’adhésion. Il s’agit d’un contrat synallagmatique ―, plus exactement un contrat de service de type temps et matériel ― assorti d’une obligation de moyens imposée à Créatech. Négocié de gré à gré entre personnes morales avisées, le Contrat n’est pas assujetti aux mesures législatives sur la protection du consommateur.
[19]                        La clause limitative de responsabilité stipulée au Contrat est, malgré tout, inopérante, car Créatech a manqué à son obligation essentielle, c’est‑à‑dire « bien identifier et proposer un logiciel de gestion et une méthode de développement qui soit appropriée à la situation de Prelco de façon à ce que le système de gestion intégré soit pleinement opérationnel » (par. 213 et 220‑225). N’ayant pas compris « l’ampleur et la complexité des opérations » de Prelco, Créatech a commis une faute dans son choix initial de l’approche d’implantation du système de gestion, manquant ainsi à son obligation essentielle (par. 215). En raison de ce choix initial erroné, Créatech n’a pas saisi la nécessité d’insérer des index au système ― une « erreur fondamentale » qui a pour effet de paralyser le système pendant plusieurs minutes lors de la consultation des tables (par. 225).
[20]                        Citant un courant doctrinal et une certaine jurisprudence à cet effet, le juge explique qu’« une tendance s’est développée dans notre droit civil de façon à ce qu’une clause de non-responsabilité devienne inopérante s’il y a manquement à une obligation essentielle de la part du cocontractant qui bénéficie de cette clause » (par. 210). Dans une remarque qu’il qualifie lui-même d’obiter, il ajoute que l’obligation de bonne foi découlant des art. 6, 7 et 1375 C.c.Q. peut également servir de fondement à sa conclusion sur l’application de la théorie aux faits de la présente affaire (par. 226).
[21]                        Néanmoins, le juge estime que la responsabilité à l’égard des dommages‑intérêts réclamés par Prelco ne peut reposer entièrement sur Créatech, bien que la part la plus importante de cette responsabilité lui soit attribuable. Prelco éprouve des problèmes de ressources humaines et, tout comme Créatech, minimise les risques liés au manque de formation et de préparation du personnel lorsqu’elles décident, conjointement, de mettre en marche le système. En conséquence, le juge répartit la responsabilité entre Créatech et Prelco dans une proportion de 60 p. 100 et 40 p. 100 respectivement.
[22]                        En ce qui concerne les chefs de réclamation de Prelco, le juge rejette d’abord celui concernant le trop‑payé de 1 567 325 $, estimant que cette dernière n’a pas payé inutilement pour les logiciels et services rendus par Créatech. À la suite des travaux réalisés par Irisco, remarque-t-il, « le système NAV fonctionne et est utilisé par Prelco » (par. 233). Si l’on exclut les postes « logiciels » et « maintenance », de dire le juge, Prelco n’a pas démontré « quelle portion du 1 520 000 $ représente du travail inutile pour lequel Prelco ne tire aujourd’hui aucun avantage » (ibid.). Le juge accorde toutefois le montant de 79 200 $ réclamé par Prelco au titre des honoraires payés à Irisco. Puisque ceux‑ci découlent du choix erroné par Créatech de l’approche d’implantation, le juge ne retient pas le partage de responsabilité.
[23]                        En ce qui concerne les réclamations des clients, ainsi que les pertes de profits sur les ventes réalisées et perdues par Prelco, le juge applique le partage de responsabilité et fixe les sommes payables à cette dernière à 189 200 $ et 1 935 000 $ respectivement. Comme le juge conclut que le système de gestion intégré fonctionne et est utilisé par Prelco, il rejette en conséquence son principal argument et accueille la demande reconventionnelle de Créatech.
[24]                        En définitive, le juge condamne Créatech à verser 2 203 400 $ en dommages‑intérêts à Prelco. Toutefois, puisqu’il a accueilli la demande reconventionnelle de Créatech pour une somme de 331 134 $, le juge opère compensation entre les deux créances. Une fois la compensation opérée, la dette de Créatech envers Prelco s’élève à 1 872 266 $.
B.            Cour d’appel du Québec, 2019 QCCA 1457 (les juges Chamberland, Bélanger et Rancourt)
[25]                        Créatech porte en appel le jugement de la Cour supérieure, étant d’avis que le juge de première instance a fait erreur en concluant que la clause limitative de responsabilité prévue au Contrat est inopérante parce qu’elle aurait manqué à une obligation essentielle. De son côté, Prelco forme un appel incident, soutenant que le juge de première instance a commis plusieurs erreurs relativement au calcul des dommages‑intérêts liés à sa part de responsabilité, à la valeur des services rendus par Créatech et au montant représentant les ventes perdues.
[26]                        Rejetant l’appel principal de Créatech, la Cour d’appel décide à l’unanimité que la théorie du manquement à une obligation essentielle peut neutraliser l’effet d’une clause exonératoire ou limitative de responsabilité du seul fait que le manquement porte sur une obligation essentielle. Elle conclut que la théorie s’applique dans un cas comme celui dont elle est saisie. La cour reconnaît d’entrée de jeu que les clauses exonératoires ou limitatives de responsabilité concernant le préjudice matériel causé à autrui sont valides en droit civil québécois, mais que, suivant les termes du premier alinéa de l’art. 1474 C.c.Q., nul ne peut s’appuyer sur une telle clause pour exclure ou limiter sa responsabilité « pour le préjudice matériel causé à autrui par une faute intentionnelle ou une faute lourde ».
[27]                        De plus, la Cour d’appel ne retient pas la prétention de Créatech selon laquelle le rejet de la théorie de l’ « inexécution fondamentale » (« fundamental breach ») en common law dans l’arrêt Tercon Contractors Ltd. c. Colombie-Britannique (Transports et Voirie), 2010 CSC 4, [2010] 1 R.C.S. 69, fait obstacle à la demande de Prelco. Suivant la Cour d’appel, la théorie du manquement à une obligation essentielle n’est pas seulement une règle de common law, mais elle est aussi une création des tribunaux québécois, inspirée par la doctrine et la jurisprudence civilistes. L’arrêt Tercon n’a donc pas d’impact sur le sort de l’affaire, puisque ce moyen de neutralisation des clauses de non‑responsabilité possède un fondement juridique indépendant et propre au droit civil. De même, ce développement ne constitue pas « un cas isolé de création judiciaire » (motifs de la C.A., par. 25 (CanLII)), rappelant les enseignements de notre Cour dans d’autres contextes, notamment dans Banque Nationale du Canada (Banque Canadienne Nationale) c. Soucisse, 1981 CanLII 31 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 339, p. 359‑363, et Montréal (Ville) c. Lonardi, 2018 CSC 29, [2018] 2 R.C.S. 103, par. 85.
[28]                        La Cour d’appel souligne que la jurisprudence québécoise ainsi qu’un fort courant doctrinal reconnaissent la théorie dans un contexte commercial comme ici. Elle évoque des principes divers pour justifier l’existence de ce qu’elle qualifie de « règle [de l’]obligation essentielle » pour invalider la clause, dont la « justice commutative », l’application souple de la faute lourde, la « réciprocité des obligations », ainsi que l’« absence totale de cause de l’obligation » (par. 39, citant D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (3e éd. 2018), no 2980).
[29]                        Elle conclut donc que le juge de première instance n’a pas fait erreur en déclarant inopérante, au sens de l’art. 1438 C.c.Q., la clause de non‑responsabilité, cette dernière visant une obligation essentielle au Contrat (par. 41). Elle précise que la question consiste à déterminer si la clause « vide le contrat de son effet essentiel ou paralyse l’obligation essentielle » (par. 45). Appliquer la clause dans le présent cas reviendrait en définitive à permettre à Créatech « de se dégager de son obligation fondamentale et priverait le [C]ontrat de son effet essentiel » (par. 49). L’appel incident est rejeté, le juge de première instance n’ayant commis aucune erreur manifeste et déterminante concernant les trois moyens soulevés.
IV.         Question en litige
[30]                        La question en litige en est une de droit : l’omission de Créatech d’exécuter une obligation essentielle du Contrat peut‑elle rendre inopérante la cl. 7 de ce contrat? Cette question est indissociable du contexte juridique du litige : le manquement commis par Créatech à l’égard d’une obligation de moyens est une faute simple et non une faute lourde ou intentionnelle. Cette faute contractuelle a entraîné un préjudice matériel et non un préjudice corporel ou moral. La clause sur laquelle Créatech s’appuie s’inscrit dans un contrat de gré à gré, négocié entre deux personnes morales avisées, et non dans un contrat d’adhésion ou un contrat de consommation. La théorie du manquement à une obligation essentielle — qui fait incontestablement partie du droit québécois dans certains contextes juridiques — s’applique-t-elle à la faute commise par Créatech de manière à faire échec à la cl. 7 du Contrat?
[31]                        Nous tenons à préciser que nous utilisons le terme générique « clause de non‑responsabilité » pour désigner une clause « par laquelle les parties conviennent à l’avance de supprimer ou de limiter la responsabilité découlant, pour le débiteur, de l’inexécution d’une obligation » (Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues (2e éd. 1991), par P.‑A. Crépeau, dir., p. 95). Pour distinguer les clauses qui suppriment la responsabilité de celles qui la limitent, nous utiliserons, pour la première, le terme « clause exonératoire de responsabilité » et, pour la seconde, le terme « clause limitative de responsabilité »; enfin, lorsque nous ne nous attachons pas à la distinction entre les deux, nous utiliserons l’expression « clause de non‑responsabilité ». Distinctes sur le plan théorique, ces clauses sont souvent traitées ensemble par la loi et en jurisprudence et doctrine (voir, p. ex., l’art. 1474 C.c.Q., et les explications dans J. E. C. Brierley et R. A. Macdonald, dir., Quebec Civil Law : An Introduction to Quebec Private Law (1993), no 523).
V.           Arguments des parties
[32]                        Plaidant que la théorie du manquement à une obligation essentielle ne peut s’appliquer dans le contexte d’un contrat de gré à gré, Créatech soutient qu’« il serait incohérent d’écarter les clauses exonératoires dès qu’elles touchent l’“essence du contrat” » (m.a., par. 38 (en italique dans l’original)). Bien que pertinente pour répondre à certains cas d’abus de pouvoir de négociation ou de déséquilibre entre parties contractantes identifiées par le législateur, Créatech affirme que la théorie ne saurait trouver application en l’espèce et que conclure autrement serait contraire à l’économie du Code. En dépit du fait que sa faute porte ici sur une obligation essentielle, Créatech souligne que le Contrat comporte une clause limitative de responsabilité et que ce type de clause est jugé valide en droit québécois depuis la fin du 19e siècle. Le législateur laisse ainsi les parties libres de limiter, voire d’écarter complètement, la responsabilité contractuelle au nom de l’autonomie de la volonté, principe retenu dans le Code civil du Québec, dans la mesure où cette limitation ou exclusion n’est pas autrement prohibée par la loi. S’exonérer contractuellement pour une faute simple « n’est pas contraire à l’ordre public » (m.a., par. 37, note 52) lorsqu’il est question de l’aménagement des risques dans les contrats commerciaux complexes, négociés librement, puisqu’il n’y a aucune inégalité ou injustice à corriger.
[33]                        Créatech ajoute que la clause en question ne prive pas l’obligation de sa cause. Citant divers auteurs de doctrine, elle soutient que la notion de cause de l’obligation « n’aurait de pertinence que dans l’hypothèse où la clause dénierait tout recours au créancier victime d’une inexécution » (m.a., par. 64 (soulignement omis), citant Lluelles et Moore, no 2980). Par ailleurs, un assouplissement de la notion de faute lourde irait à l’encontre de la définition prévue à l’art. 1474 C.c.Q. et, de toute façon, il s’agirait d’une conclusion qui serait incompatible avec les conclusions factuelles du juge de première instance.
[34]                        Prelco répond que la théorie justifie la conclusion du juge de première instance portant qu’une clause de non‑responsabilité est inopérante du seul fait qu’elle couvre une obligation essentielle. Citant notamment l’arrêt Cie Immobilière Viger Ltée c. Giguère Inc., 1976 CanLII 4 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 67, elle propose que cette règle d’origine jurisprudentielle et doctrinale s’applique autant aux contrats de gré à gré qu’aux contrats d’adhésion ou de consommation, malgré les silences apparents du Code. Rien ne s’oppose à la conclusion des tribunaux inférieurs, puisqu’on ne peut pas, par une clause contractuelle, « dénaturer [le contrat] » en lui enlevant « toute sa substance » (transcription, p. 69). Non seulement le Code ne fait pas obstacle à cette règle développée par les tribunaux et les auteurs, mais en outre, plusieurs de ses dispositions offrent une assise à la théorie sur laquelle le juge de première instance et la Cour d’appel s’appuient en l’espèce.
[35]                        Premièrement, Prelco prétend que la théorie préconisant l’invalidité des clauses de non‑responsabilité en cas de manquement à une obligation essentielle trouve sa justification dans les fondements du droit québécois des obligations, dont le devoir d’honorer ses engagements contractuels (art. 1458 C.c.Q.). Deuxièmement, elle soutient que diverses notions de notre droit civil confirment l’existence et la légitimité de la théorie, notamment les principes de réciprocité des obligations (art. 1378, 1380 et 1381 C.c.Q.), la bonne foi et l’équité dans les relations contractuelles (art. 6, 7, 1375 et 1434 C.c.Q.), et la notion de cause de l’obligation (art. 1371 C.c.Q.). Enfin, elle plaide que la cohérence en matière contractuelle, l’un des principes sur lesquels repose la théorie, exige d’écarter toute clause de non‑responsabilité qui aurait pour effet de vider le contrat de son objectif (art. 1427 C.c.Q.).
VI.         Cadre juridique applicable
[36]                        Pour les motifs qui suivent et avec égards pour l’opinion contraire, nous sommes d’avis qu’il y a lieu de conclure à la validité de la clause, même en présence du manquement à l’obligation essentielle reproché à Créatech. Dans un premier temps, le Code permet de telles clauses, et aucun des cas de figure dans lesquels le législateur prévoit qu’une telle clause serait invalide au nom de l’ordre public — l’ordre public dit « formel » ou « législatif » — ne s’applique en l’espèce. Bien que le droit commun permette l’évolution de la notion d’ordre public par voie judiciaire — l’ordre public dit « virtuel » ou « judiciaire » — tout porte à croire que l’économie du Code exclut une telle innovation dans le cas de la clause litigieuse en l’espèce (relativement à la distinction entre l’ordre public formel et l’ordre public virtuel, voir Lluelles et Moore, no 1905). Dans un deuxième temps, il est vrai que certaines clauses, telles que les clauses de non‑obligation qui suppriment ou excluent toutes les obligations du débiteur, peuvent avoir pour effet de priver l’obligation de sa cause et de porter atteinte à sa validité. Cependant, une clause de non‑responsabilité n’a pas, par nature, pour effet de supprimer des obligations. Il convient de prendre note que, selon un courant doctrinal, une clause exonératoire peut, dans certains cas, être assimilable à une clause de non‑obligation qui prive l’obligation de sa cause si, dans les faits, elle exclut non seulement des recours en dommages‑intérêts, mais dégage le débiteur de toute obligation envers son créancier. Cette position n’est certes pas dénuée d’assise théorique, mais elle n’est pas à l’abri de critiques non plus. En tout état de cause, nous verrons qu’elle ne s’applique pas dans la présente affaire puisque ce n’est pas le cas de la clause de non‑responsabilité en l’espèce.
[37]                        Nous nous proposons d’examiner, en deux temps, les différents arguments invoqués par les parties au sujet des deux fondements juridiques sur lesquels peut reposer la théorie du manquement à une obligation essentielle : a) la validité de la clause au regard de l’ordre public; b) la validité de la clause au regard de l’exigence relative à la cause de l’obligation.
A.           La clause de non-responsabilité serait inopérante parce qu’elle déroge à l’ordre public
[38]                        Il est admis que la théorie du manquement à une obligation essentielle s’applique en droit positif québécois, notamment en ce qui concerne les contrats de consommation et d’adhésion, comme le prévoit explicitement l’art. 1437 C.c.Q. Dans les contextes précis où nous sommes en présence de l’un ou l’autre de ces types de contrat, le législateur déroge au principe de l’autonomie de la volonté afin de neutraliser les clauses dites « abusives » qui désavantagent le cocontractant, consommateur ou adhérent, de manière excessive et déraisonnable. L’article 1437 al. 2 C.c.Q. qualifie d’abusive la clause qui est si éloignée des obligations essentielles qu’elle dénature le contrat. Cela dit, le présent pourvoi vise plutôt à déterminer le champ d’application de cette théorie dans un cadre autre que celui de la consommation, et par rapport à un contrat dont les clauses sont négociées librement et peuvent donc faire l’objet de concessions réciproques par les parties.
[39]                        La validité de principe des clauses de non‑responsabilité est acquise pour les besoins du débat. D’abord énoncée sous forme de remarque incidente par notre Cour dans l’arrêt The Glengoil Steamship Co. c. Pilkington (1897), 1897 CanLII 77 (SCC), 28 R.C.S. 146, cette règle a par la suite, malgré quelques hésitations, été reprise dans le droit positif, de sorte qu’aujourd’hui sa place est certaine (Lluelles et Moore, no 2969). Cette validité de principe des clauses de non‑responsabilité repose sur l’autonomie de la volonté et son corollaire, la liberté contractuelle, tous deux principes généraux du droit commun des obligations. On sait que le principe de la liberté contractuelle lui‑même « n’est pas exprimé en tant que tel au Code civil » mais qu’il possède, comme fondement mais aussi comme limite principale, le libre exercice des droits civils circonscrit par l’ordre public (J. Pineau, D. Burman et S. Gaudet, Théorie des obligations (4e éd. 2001), par J. Pineau et S. Gaudet, no 156, en déduisant le principe de l’art. 9 C.c.Q.). À notre avis, le principe moderne de la liberté contractuelle soumise à l’ordre public anime le droit commun des obligations à titre de principe général du droit au sens de la Disposition préliminaire du Code (voir J. Pineau, « La philosophie générale du Code civil », dans Le nouveau Code civil : interprétation et application — Les journées Maximilien-Caron 1992 (1993), 269, p. 285).
[40]                        La validité de principe des clauses de non‑responsabilité est assujettie aux mêmes balises établies par le Code civil du Québec au regard de l’ordre public. Si les enseignements de l’arrêt Glengoil n’y sont pas non plus explicitement énoncés, on peut croire qu’ils sont reconduits au Code civil du Québec par l’effet de ce principe moderne de la liberté contractuelle, même si leur portée se trouve davantage limitée par la vocation plus grande que l’on confère aux normes impératives en matière contractuelle (Lluelles et Moore, nos 1809 et 2969). Il est également permis de penser que la validité de principe de ces clauses est implicitement reconnue par l’effet des art. 1474 et 1475 C.c.Q. (voir J.‑L. Baudouin et P.‑G. Jobin, Les obligations (7e éd. 2013), par P.‑G. Jobin et N. Vézina, no 868; P.‑A. Crépeau, « La fonction du droit des obligations » (1998), 43 R.D. McGill 729, p. 759‑762).
[41]                        Dans l’arrêt Glengoil, tout en retenant que ces clauses ne sont pas, en principe, contraires à l’ordre public, le juge Taschereau a conclu qu’elles doivent être interprétées restrictivement (p. 158‑159). Toute ambiguïté doit être résolue en faveur de l’exercice du droit d’exiger l’exécution par équivalent comme réparation d’un préjudice (voir Lluelles et Moore, no 2969 et 2986; C. Masse, « La Responsabilité civile (Droit des Obligations III) », dans La réforme du Code civil, t. 2, Obligations, contrats nommés (1993), 313, no 94; Jobin et Vézina, no 875; F. Levesque, Précis de droit québécois des obligations : contrat, responsabilité, exécution et extinction (2014), no 493). Les clauses de non‑responsabilité contractuelles peuvent donc être librement stipulées par les parties, sous réserve, bien entendu, du respect des autres conditions portant sur la validité de l’obligation contractuelle.
[42]                        La validité de principe des clauses de non‑responsabilité est toutefois balisée par l’ordre public formel et virtuel (outre l’arrêt Glengoil, p. 158, voir, p. ex., Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54, [2007] 3 R.C.S. 607, par. 61‑62; Goulet c. Cie d’Assurance-Vie Transamerica du Canada, 2002 CSC 21, [2002] 1 R.C.S. 719, par. 43-46; Garcia Transport Ltée c. Cie Trust Royal, 1992 CanLII 70 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 499; Lluelles et Moore, nos 1907‑1908 et 1914). Le respect de l’ordre public est érigé par le droit privé en norme impérative d’application générale (voir les art. 8 et 9 C.c.Q.).
[43]                        Dans le contexte qui nous occupe, le principe de la liberté contractuelle, en tant que fondement de la validité de principe des clauses de non‑responsabilité, est confirmé implicitement à l’art. 1474 C.c.Q. :
1474.     Une personne ne peut exclure ou limiter sa responsabilité pour le préjudice matériel causé à autrui par une faute intentionnelle ou une faute lourde; la faute lourde est celle qui dénote une insouciance, une imprudence ou une négligence grossière.
 
Elle ne peut aucunement exclure ou limiter sa responsabilité pour le préjudice corporel ou moral causé à autrui.
[44]                        Le législateur a édicté des exceptions à la conception moderne de ce principe. Adoptant une attitude prudente, le législateur précise qu’un avis stipulant l’exclusion ou la limitation de responsabilité contractuelle n’a d’effet à l’égard du créancier que si la partie qui invoque l’avis prouve que l’autre partie en avait connaissance au moment de la formation du contrat (art. 1475 C.c.Q.). L’article 1474 C.c.Q., une disposition sans aucun équivalent dans le Code civil du Bas Canada (J. Pineau, « Théorie des obligations », dans La réforme du Code civil, 9, no 176), pose, lui aussi, des limites au nom de l’ordre public, mais ne réfère pas à la notion d’obligation essentielle.
[45]                        D’abord, en interdisant les clauses de non‑responsabilité pour la faute lourde ou intentionnelle, le premier alinéa de l’art. 1474 C.c.Q. décourage l’insouciance, la fraude, l’incurie et les fautes délibérées (voir Lluelles et Moore, no 2975; Jobin et Vézina, no 870; Djamad c. Banque Royale du Canada, 2021 QCCA 371, par. 46‑49 (CanLII); Audet c. Transamerica Life Canada, 2012 QCCA 1746, [2012] R.J.Q. 1844, par. 90‑91). Cette disposition codifie un courant moralisateur bien établi dans la jurisprudence qui porte sur la nature du comportement du débiteur plutôt que directement sur la vulnérabilité du créancier (Lluelles et Moore, nos 2975 et 2976; Jobin et Vézina, no 870). Ajoutons que le libellé de cet alinéa tend à indiquer que cette limite à la liberté contractuelle s’applique même dans les contrats de gré à gré comme celui qui nous occupe. Même dans une entente librement discutée, les parties ne peuvent y déroger. Par conséquent, le débiteur ne peut se prévaloir d’une clause de non‑responsabilité en cas de refus délibéré de sa part d’exécuter son obligation (Lluelles et Moore, no 2975).
[46]                        Ensuite, le second alinéa de l’art. 1474 C.c.Q. vise la nature du préjudice en suivant une politique législative d’ordre public distincte de celle qui prévaut au premier alinéa, axée sur la protection de la personne humaine (Lluelles et Moore, no 2971; É. Cossette‑Lefebvre, « Chronique — Plaidoyer en faveur du rejet de la “théorie de l’obligation essentielle” en droit civil québécois : critique de l’arrêt 6362222 Canada inc. c. Prelco inc., 2019 QCCA 1457, à la lueur du droit comparé », Repères, novembre 2020 (disponible sur La référence), no 14; N. Vézina, « Préjudice matériel, corporel et moral : variations sur la classification tripartite du préjudice dans le nouveau droit de la responsabilité » (1993), 24 R.D.U.S. 161, p. 171; Pineau, « La philosophie générale du Code civil », p. 284). Le législateur précise donc que, peu importe la gravité de la faute et malgré le principe de la liberté contractuelle, nul ne peut exclure ou limiter sa responsabilité pour un préjudice corporel ou moral. Ce sont là des exemples qui relèvent de l’ordre public de direction — principe « visant, dans l’intérêt général, à réguler l’économie en rétablissant ou, le plus souvent, en restreignant la liberté contractuelle » — et qui commandent la nullité absolue des clauses attentatoires (Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues — Les obligations (2003), par P.‑A. Crépeau, dir., p. 242 « ordre public de direction »).
[47]                        L’article 1437 C.c.Q., quant à lui, établit une limite d’ordre public de protection, c’est‑à‑dire une limite visant à protéger la partie contractante présumée plus faible économiquement :
1437.     La clause abusive d’un contrat de consommation ou d’adhésion est nulle ou l’obligation qui en découle, réductible.
 
Est abusive toute clause qui désavantage le consommateur ou l’adhérent d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre de ce qu’exige la bonne foi; est abusive, notamment, la clause si éloignée des obligations essentielles qui découlent des règles gouvernant habituellement le contrat qu’elle dénature celui-ci.
[48]                        Cet article consacre expressément l’application, en droit civil québécois, de la théorie du manquement à une obligation essentielle en cas de clause contractuelle abusive, mais la limite aux contrats de consommation (définis à l’art. 1384 C.c.Q.) et d’adhésion (art. 1379 C.c.Q.), qui se caractérisent par le déséquilibre des parties. Selon ce fondement législatif de la théorie, qui relève de l’ordre public de protection, une clause exonératoire ou limitative de responsabilité qui serait par ailleurs permise sera invalide lorsqu’elle porte sur une obligation essentielle (voir, p. ex., V. Karim, Les obligations (5e éd. 2020), vol. 1, nos 2315‑2319, 2288 et 3909; Masse, no 96; S. Ghozlan, « La notion d’obligation essentielle dans le cadre du contrôle des clauses abusives : Étude des systèmes juridiques français et québécois » (2015), 49 R.J.T.U.M. 399, p. 413‑416 et 434‑440; Cossette‑Lefebvre, no 39; Ferme Franky 2004 inc. c. Gestions Pierre Saint-Cyr inc. (Centrale de contrôle d’alarmes du Québec), 2014 QCCA 848, par. 3 (CanLII)).
[49]                        L’existence de la règle édictant la nullité des clauses abusives dans les contrats de consommation ou d’adhésion signale — par souci de protection des parties contractantes considérées comme désavantagées — que ces deux types de rapports contractuels ne favorisent pas pleinement la réalisation de l’idéal de justice contractuelle fondé sur l’autonomie absolue de la volonté. Conformément à ce traitement exceptionnel réservé aux contrats de consommation ou d’adhésion, est considérée comme abusive et donc nulle une clause qui est éloignée des obligations essentielles du contrat au point de le dénaturer. Cette limite à la validité des clauses de non‑responsabilité s’ajoute à l’art. 1474 C.c.Q. qui produit ses effets au‑delà du contexte propre aux contrats de consommation ou d’adhésion (S. Grammond, A.‑F. Debruche et Y. Campagnolo, Quebec Contract Law (3e éd. 2020), no 361).
[50]                        La validité ou l’efficacité d’une clause de non‑responsabilité est également susceptible de contestation dans d’autres cas de figure précisés par le législateur en matière de contrats nommés (Jobin et Vézina, nº 868; Lluelles et Moore, no 2970; Levesque, no 488; P.‑G. Jobin et M. Cumyn, La vente (4e éd. 2017), no 201). C’est le cas notamment des contrats de louage en matière d’habitation (art. 1863, 1893 et 1900 al. 1 C.c.Q.; Karrum Realties Inc. c. Ama Investments Inc., 2007 QCCA 880, par. 35 (CanLII); 9092-3335 Québec inc. c. 4364856 Canada inc., 2019 QCCS 3666, par. 35 (CanLII)), de vente (art. 1732 et 1733 C.c.Q.; Association pour la protection des automobilistes inc. c. Toyota Canada inc., 2008 QCCA 761, [2008] R.J.Q. 918, par. 34), de transport (art. 2070 C.c.Q.), de travail (art. 2092 C.c.Q.; Québec (Commission des normes du travail) c. Asphalte Desjardins inc., 2014 CSC 51, [2014] 2 R.C.S. 514, par. 53) ou de dépôt hôtelier (art. 2298 C.c.Q.). Il en va de même pour le contrat de consommation en raison de l’art. 10 de la Loi sur la protection du consommateur, RLRQ, c. P‑40.1 (N. L’Heureux et M. Lacoursière, Droit de la consommation (6e éd. 2011), nos 60 et 71). Mais ces dispositions constituent des règles particulières, adoptées par le législateur en vue de régir certains contrats nommés, et non la mise en œuvre d’une règle d’application générale.
[51]                        Ces différentes dispositions législatives étant toutes taillées sur mesure pour régir les besoins du contrat nommé visé, elles ont souvent pour effet de rendre inopérante toute clause de non‑responsabilité, mais certaines aménagent plutôt la possibilité de recourir à de telles clauses. Dans tous les cas de figure, pourtant, la limite apportée à la liberté contractuelle vise à protéger la partie économiquement faible ou désavantagée. Soulignons à nouveau que le Code ne prévoit aucune règle d’application générale de ce type qui relèverait de l’ordre public de protection, y compris une qui porterait sur un manquement à une obligation essentielle. En d’autres mots, dans la mesure où la clause litigieuse est librement négociée, qu’elle respecte les contraintes énoncées aux art. 1474 et 1475 C.c.Q. et qu’elle ne fait l’objet d’aucune règlementation spécifique, elle ne peut donc être exclue sur la base de l’ordre public formel. Le législateur a également énoncé des règles impératives de responsabilité dont les parties ne peuvent se délester par voie contractuelle (voir, p. ex., art. 2118 C.c.Q.; J.‑L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile, vol. 2, Responsabilité professionnelle (9e éd. 2020), no 2‑257; J. Deslauriers, Vente, louage, contrat d’entreprise ou de services (2e éd. 2013), nos 2475‑2477; V. Karim, Contrats d’entreprise (ouvrages mobiliers et immobiliers : construction et rénovation), contrat de prestation de services (obligations et responsabilité des professionnels) et l’hypothèque légale (4e éd. 2020), no 1639).
[52]                        De plus, la politique adoptée en droit civil québécois en matière de lésion, telle qu’elle a été codifiée au cours de la réforme du Code civil du Québec qui est entrée en vigueur en 1994, ne fait que confirmer l’importance attribuée à l’autonomie de la volonté dans ce contexte. Les restrictions imposées à la liberté contractuelle en cas de lésion, tout comme celles décrites à l’art. 1437 C.c.Q., n’ont qu’une vocation ciblée. L’art. 1405 C.c.Q. précise que la lésion ne vicie le consentement qu’à l’égard des mineurs et des majeurs protégés (voir P.‑G. Jobin, « L’étonnante destinée de la lésion et de l’imprévision dans la réforme du code civil au Québec », [2004] R.T.D. civ. 693). Malgré le fait que l’Office de révision du Code civil ait proposé l’adoption d’une disposition d’application générale relative à la lésion, il appert que le Code mise plutôt sur le principe de l’autonomie de la volonté et sur la « stabilité des affaires » lorsqu’il est question de relations contractuelles entre majeurs non protégés (J. Pineau, « La philosophie générale du nouveau Code civil du Québec » (1992), 71 R. du B. can. 423, p. 438‑439; Lluelles et Moore, no 880; M. Lemieux, « Les clauses abusives dans les contrats d’adhésion » (2000), 41 C. de D. 61, p. 64 et 76‑82).
[53]                        Autrement dit, le principe de la liberté contractuelle assure, pour le droit général des contrats, la justice contractuelle, sauf à l’égard d’exceptions désignées. Le majeur non protégé peut exceptionnellement invoquer la lésion dans les cas où la loi le permet (p. ex., en matière de partage du patrimoine familial (art. 424 C.c.Q.) ou en matière de prêt d’argent (art. 2332 C.c.Q.)). À première vue, donc, nous restons dans la « zone libre » où la liberté contractuelle n’est pas limitée par l’ordre public (Pineau, « La philosophie générale du nouveau Code civil du Québec », p. 439). Comme l’explique la Cour dans l’arrêt Churchill Falls (Labrador) Corp. c. Hydro-Québec, 2018 CSC 46, [2018] 3 R.C.S. 101, « si le consensualisme est tempéré, c’est le plus souvent sous la forme d’exceptions et de règles spécifiques » (par. 102).
[54]                        Nous acceptons le point de vue de Créatech selon lequel cette approche permissive en droit québécois à l’égard de la validité des clauses de non‑responsabilité en présence d’un manquement à une obligation essentielle trouve un certain écho dans la jurisprudence de notre Cour découlant d’affaires émanant de provinces de common law. Créatech rappelle en particulier le traitement réservé par les tribunaux à la notion voisine — la théorie de l’« inexécution fondamentale » — un critère jurisprudentiel utilisé jadis comme règle substantielle pour déclarer inopérantes les clauses de non‑responsabilité (Tercon, par. 106, citant Karsales (Harrow) Ltd. c. Wallis, [1956] 1 W.L.R. 936 (C.A.)). Bien entendu, les développements jurisprudentiels en common law ne sont pas déterminants dans notre analyse, puisque toute réponse à la question soulevée par le présent pourvoi doit être fondée sur les principes du droit civil québécois (voir, p. ex., ABB Inc. c. Domtar Inc., 2007 CSC 50, [2007] 3 R.C.S. 461, par. 85). Nous ajoutons que la Cour d’appel voit juste quand elle suggère que, pour ce qui concerne les sources du droit, la théorie du manquement à une obligation essentielle de droit civil a un parcours qui lui est propre, façonné par la loi, la jurisprudence et la doctrine québécoises et non dicté par des sources issues d’autres juridictions (par. 24‑25). Toutefois, ce regard vers la common law demeure pertinent pour le droit québécois afin de voir comment la théorie de droit civil laisse place à la liberté contractuelle, tout en respectant les principes visant à protéger les parties vulnérables.
[55]                        Déjà en 1989, dans l’arrêt Hunter Engineering Co. c. Syncrude Canada Ltée, 1989 CanLII 129 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 426, le juge en chef Dickson avait rappelé l’enseignement doctrinal selon lequel ce ne sont pas toutes les clauses d’exclusion de responsabilité qui sont déraisonnables, et insisté sur le fait que la théorie de l’inexécution fondamentale en common law doit tenir compte de cette réalité. Le juge en chef a souligné qu’en matière commerciale, ces clauses « sont négociées dans le cadre de l’ensemble du contrat » (p. 461) et peuvent, pour cette raison, être le reflet de gains ou concessions que les parties avisées considèrent comme étant justes dans les circonstances. Au lieu de s’attaquer à ces clauses systémiquement, a-t-il écrit, « il y a beaucoup à gagner à aborder directement la question de la protection des plus faibles contre l’exploitation des plus forts » (p. 462). Dans l’arrêt Tercon, la Cour a asséné « le coup de grâce » à l’application généralisée de cette théorie de l’inexécution fondamentale en common law (par. 62 et 81). Écrivant pour la Cour sur ce point, le juge Binnie décompose la nouvelle démarche analytique applicable aux clauses de non-responsabilité en trois étapes distinctes : (1) il faut interpréter la clause afin de déterminer si elle s’applique aux faits en preuve; (2) il faut se demander si « la clause était inique au moment de la formation du contrat, “comme cela pourrait se produire dans le cas où il y a inégalité de pouvoir de négociation entre les parties” »; et (3) si elle est jugée applicable et valide, il faut se demander si elle est néanmoins inopérante « en raison d’une considération d’ordre public prépondérante » (par. 122‑123, citant Hunter, p. 462; voir aussi J. D. McCamus, The Law of Contracts (3e éd. 2020), p. 893‑894). En conséquence, pour reprendre l’enseignement formulé dans l’arrêt Hunter, « [a]border explicitement la question de l’iniquité et de l’inégalité du pouvoir de négociation des parties permet aux tribunaux de se demander expressément pourquoi ils devraient refuser d’appliquer une condition contractuelle qui aurait reçu le consentement des parties » (p. 462).
[56]                        Sans pousser le rapprochement des diverses techniques propres aux deux traditions plus loin, il s’ensuit donc que, tout comme le droit civil, la common law se soucie des situations ponctuelles d’abus et de déséquilibre contractuel, ainsi que d’autres cas de figure choquant l’ordre public ou relevant de « politiques d’intérêt général », tout en acceptant que des clauses de non‑responsabilité figurant dans des contrats librement discutés peuvent constituer une solution juste eu égard au contexte de la négociation. Il est donc possible d’affirmer que les deux traditions juridiques n’écartent pas, par une règle d’application générale, toute clause de non‑responsabilité dans les contrats entre parties avisées portant sur une obligation essentielle ou fondamentale (voir S. Grammond, « La règle sur les clauses abusives sous l’éclairage du droit comparé » (2010), 51 C. de D. 83, p. 109).
[57]                        Est-il néanmoins possible que le droit commun des obligations reconnaisse des limites fondées sur l’ordre public qui ne sont pas énumérées dans le Code civil du Québec? En d’autres mots, existe-t-il un « tempérament nouveau » (Lluelles et Moore, no 2978) au principe de l’autonomie de la volonté, tempérament à vocation impérative qui porterait sur les manquements à une obligation essentielle en vue de protéger l’intérêt général ou bien les contractants plus faibles économiquement? Comme nous l’avons expliqué précédemment, il ne revient pas au seul législateur d’expliciter les normes d’ordre public qui restreignent la liberté contractuelle. En effet, on sait que l’élaboration de l’ordre public virtuel relève du pouvoir judiciaire, qui agit tantôt par le biais de la reconnaissance du caractère impératif d’un texte adopté par le législateur, tantôt par le biais de l’articulation d’un nouveau principe de droit en tant que norme d’ordre public (Godbout c. Longueuil (Ville de), 1995 CanLII 4750 (QC CA), [1995] R.J.Q. 2561 (C.A.), p. 2570 (le juge Baudouin), conf. par 1997 CanLII 335 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 844; Jobin et Vézina, no 100; Lluelles et Moore, no 1922). Quand on considère que la règle de la validité de principe des clauses de non‑responsabilité n’est pas elle-même explicitement énoncée dans le Code, la question de savoir s’il existe ou non une règle relative aux manquements à une obligation essentielle se pose avec autant d’acuité.
[58]                        Il est notoire, comme le reconnaissent d’ailleurs les parties, que les créations jurisprudentielles et doctrinales n’ont rien d’inédit en droit civil et, ainsi que l’a souligné le juge Beetz, dans une remarque maintes fois reprise, « le Code civil ne contient pas tout le droit civil » (Viger, p. 76; voir, p. ex., Banque de Montréal c. Kuet Leong Ng, 1989 CanLII 30 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 429, p. 442; Ostiguy c. Allie, 2017 CSC 22, [2017] 1 R.C.S. 402, par. 73; P.‑G. Jobin, « La Cour suprême et la réforme du Code civil » (2000), 79 R. du B. can. 27, p. 36). En effet, sous le régime de l’ancien Code, l’essentiel du droit commun portant sur les clauses de non‑responsabilité était de création jurisprudentielle et doctrinale (J.‑L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile, vol. 1, Principes généraux (7e éd. 2007), no 1‑1375). À cette époque, l’adoption de dispositions relatives à ces clauses dans certains contextes précis n’avait pas pour effet de priver les tribunaux de leur pouvoir d’intervention en la matière (B. Moore, « Les clauses abusives : Dix ans après » (2003), 63 R. du B. 59, p. 63-64).
[59]                        Cependant, le principe énoncé dans l’arrêt Viger autorise-t-il le pouvoir judiciaire à étendre l’application de la théorie du manquement à une obligation essentielle aux contrats de gré à gré, librement négociés, entre personnes morales avisées, sur le fondement de l’ordre public dans le cas qui nous occupe? À notre avis, il faut répondre à cette question par la négative.
[60]                        Notons que certains auteurs, cités dans le jugement dont appel, formulent des réserves par rapport à une telle extension de cette théorie par le biais de l’ordre public virtuel. Lluelles et Moore sont d’avis que les dispositions d’ordre public formel suffisent à cet égard (nos 2978‑2979). Ils rappellent en effet l’utilité de l’art. 1437 C.c.Q. et de l’art. 1474 C.c.Q. pour remédier aux cas d’abus (ibid.). Dans ce dernier cas, si la qualification de la faute lourde doit demeurer axée sur le comportement du débiteur (Lluelles et Moore, no 2976; Jobin et Vézina, no 870), l’inexécution d’une obligation essentielle pourrait être pertinente dans l’analyse de la qualification de la faute commise par le débiteur (voir, p. ex., Poissonnerie Bari c. Gestion Inter-parc Inc. (National Tilden), 2002 CanLII 111 (C.S. Qc), par. 20‑23; C. Deslauriers‑Goulet, « L’obligation essentielle dans le contrat » (2014), 55 C. de D. 923, p. 947).
[61]                        Ensuite, Lluelles et Moore soulignent que l’extension de la théorie serait pertinente « dans l’hypothèse où la clause dénierait tout recours », et ce, sur la base de la notion de cause de l’obligation, sur laquelle nous reviendrons (no 2980; voir aussi no 1831), et non, à strictement parler, sur la base de l’ordre public. Par ailleurs, plusieurs auteurs notent que le rejet des règles sur la lésion entre majeurs non protégés et l’imprévision témoignent de la volonté du législateur d’empêcher les tribunaux d’intervenir en cas d’« injustice substantielle » (Grammond, p. 98; voir aussi Lluelles et Moore, no 1064.5; Cossette‑Lefebvre, no 41). Ils en concluent que la liberté contractuelle devrait continuer à s’appliquer en présence d’un contrat qui n’est ni d’adhésion ni de consommation et en l’absence de faute lourde ou intentionnelle (Lluelles et Moore, no 2981).
[62]                        On peut croire que le législateur s’est directement penché sur la vocation de la notion d’ordre public — tant de direction que de protection — et est intervenu pour valider l’utilisation des clauses de non-responsabilité dans les cas qui ne sont pas visés par l’art. 1437 C.c.Q. En effet, lors de la réforme du Code civil, le législateur a choisi de cibler les contrats d’adhésion ou de consommation et de laisser de côté les contrats de gré à gré, une approche qui a suscité certaines critiques, telle celle formulée par le professeur Jobin et la professeure Vézina, qui ont écrit que « les contrats de consommation ou d’adhésion n’ont pas le monopole des clauses abusives et la justice contractuelle devrait selon nous être universelle » (no 140).
[63]                        L’Office de révision du Code civil défendait une thèse proche de celle de ces auteurs (Rapport sur le Code civil du Québec, vol. I, Projet du Code civil (1978), p. 345, et vol. II, t. 2, Commentaires, p. 625). Or, non seulement cette vision de la justice contractuelle n’a pas été codifiée pour ce qui est des contrats librement négociés (Cossette‑Lefebvre, no 41; É. Charpentier, « Pour une interprétation (très) large de l’article 1437 du Code civil du Québec », dans B. Moore, dir., Mélanges Jean-Louis Baudouin (2012), 255, p. 267), mais le législateur a à dessein affiché à travers le Code sa faveur pour la liberté contractuelle dans ce contexte (voir P.‑G. Jobin, « La révision du contrat par le juge dans le Code civil », dans E. Caparros, dir., Mélanges Germain Brière (1993), 400, p. 410‑411).
[64]                        L’économie du Code signale donc une mise en œuvre réfléchie d’un équilibre entre la notion d’ordre public et le principe de la liberté contractuelle consacrée par le législateur. Sous réserve des contraintes énoncées à l’art. 1474 C.c.Q., une personne peut exclure ou limiter sa responsabilité pour le préjudice matériel causé à autrui en raison d’une faute non intentionnelle ou d’une faute qui n’est pas lourde. L’article 1475 C.c.Q. montre également que, loin d’être silencieux sur le sujet, le législateur permet l’utilisation de ces clauses au nom de la liberté contractuelle à l’égard des préjudices matériels, tout en posant des limites. Signalons à nouveau que ces articles ne font aucune distinction entre les clauses exonératoires ou limitatives de responsabilité. Le manquement à une obligation essentielle est considéré comme une forme d’abus uniquement dans le cas des contrats de consommation et d’adhésion suivant l’art. 1437 C.c.Q. Cette liberté contractuelle de convenir de la répartition des risques dans les contrats de gré à gré trouve également appui dans les art. 1613 et 1622 C.c.Q., lesquels confirment que les parties peuvent prévoir et stipuler les dommages‑intérêts auxquels elles seront tenues en cas d’inexécution. En effet, qu’il s’agisse d’une obligation essentielle ou accessoire, les parties peuvent s’entendre au sujet des dommages‑intérêts lors de la formation du contrat, entente à laquelle les tribunaux peuvent donner effet même en présence d’une faute simple du débiteur.
[65]                        Il est en conséquence difficile de dire d’un contractant qu’il fait montre de mauvaise foi du seul fait qu’il sollicite le bénéfice d’une clause de non‑responsabilité figurant dans un contrat qui a été négocié librement et à armes égales. De surcroît, le fait que la bonne foi se présume (art. 2805 C.c.Q.) constitue une raison de plus permettant d’affirmer qu’un contractant est autorisé à se prévaloir d’une telle clause en l’absence d’une faute intentionnelle ou lourde de sa part. Le simple fait que le bénéficiaire d’une clause de non‑responsabilité est fautif ne permet pas en soi de conclure à sa mauvaise foi. Il est vrai que l’art. 1437 al. 2 C.c.Q. établit un lien entre les clauses de non-responsabilité et la bonne foi. Dans le contexte visé par cette disposition, il est possible d’affirmer, en raison du déséquilibre contractuel, que la bonne foi du créancier est remise en question, puisqu’on tient pour acquis, dans ce contexte exceptionnel, que la clause désavantage le créancier « d[e] manière excessive et déraisonnable » (art. 1437 C.c.Q.; comp. art. 7 C.c.Q.).
[66]                        Mentionnons par ailleurs, que s’il en était autrement, c’est‑à‑dire si la clause de non‑responsabilité ne produisait ses effets qu’à l’égard de l’obligation accessoire, l’utilité commerciale et sociale d’exclure ou de limiter sa responsabilité dans les contrats librement négociés se trouverait compromise. Envisagées du point de vue de la gestion des risques, les clauses de non‑responsabilité prennent tout leur sens au regard de l’obligation principale à exécuter. Comme nous le rappelle l’autrice Carole Aubert de Vincelles, « [l]a gestion des risques, nécessaire à toute politique contractuelle et corrélativement à toute politique de gestion commerciale, ne peut se passer des clauses limitatives de réparation » (« Plaidoyer pour un affinement réaliste du contrôle des clauses limitatives de réparation portant sur les obligations essentielles », [2008] R.D.C. 1034, no 9).
[67]                        Ainsi, le Code prévoit un ensemble de limites et de prohibitions applicables à l’égard des clauses de non‑responsabilité dans le cas de contrats nommés, mais il ne comporte aucune restriction analogue expresse d’application générale. Les limites et prohibitions explicitement prévues par le Code visent des situations d’inégalité entre les parties contractantes ou reposent sur d’autres règles d’ordre public jugées pertinentes par le législateur. Mis à part ces situations, et bien entendu sous réserve d’autres normes impératives qui ne nous concernent pas ici, le droit général des obligations laisse les parties contractantes libres d’aménager entre elles les risques d’inexécution.
[68]                        Quoique notre analyse de l’économie du Code civil du Québec soit déterminante en ce qui concerne ce premier moyen d’appel, nous jugeons néanmoins utile de dire quelques mots sur la jurisprudence québécoise relative aux questions que soulève ce moyen d’appel. Outre le contexte législatif fort différent du Code civil du Bas Canada, il y a lieu de noter que dans les arrêts mentionnés par la doctrine et cités par la Cour d’appel en l’espèce afin de fonder l’application généralisée de la théorie, celle-ci fait seulement l’objet de remarques incidentes. Dans la plupart des cas où la théorie a été invoquée, le tribunal a disposé du litige en recourant à l’obligation de prouver la connaissance de la clause de non‑responsabilité ou à la notion de faute lourde, c’est-à-dire des cas concrets soulevant des enjeux d’ordre public (voir Conseil des ports nationaux c. Swift Canadian Co. Ltd., [1953] B.R. 730; Southern Canada Power Co. Ltd. c. Conserverie de Napierville Ltée, [1967] B.R. 907; Western Assurance Co. c. Desgagnés, 1974 CanLII 214 (CSC), [1976] 1 R.C.S. 286, p. 289; Fenêtres St-Jean Inc. c. Banque Nationale du Canada, 1990 CanLII 3342 (QC CA), [1990] R.J.Q. 632 (C.A.); Impact Graphics Ltd. c. B.P.G. Central Security Corp., [1995] AZ-95021939 (C.S. Qc); Empire Cold Storage Co. Ltd. c. La Cie de Volailles Maxi Ltée, 1995 CanLII 4828 (C.A. Qc); BNP Paribas (Canada) c. Ikea Property Ltd., 2005 QCCA 297, [2005] R.R.A. 319, par. 121‑122). On comprend donc pourquoi le professeur Claude Masse, qui est favorable à l’application généralisée de la théorie, a reconnu dans un texte paru quelque temps avant l’entrée en vigueur du Code civil du Québec que cette dernière était « encore mal établie dans notre droit » (no 96; voir aussi Lluelles et Moore, no 2978).
[69]                        D’ailleurs, dans l’arrêt Samen Investments Inc. c. Monit Management Ltd., 2014 QCCA 826, une affaire décidée sous le régime du nouveau Code qui portait sur un contrat de mandat et qui est mentionnée par la Cour d’appel dans le pourvoi dont nous sommes saisis, le recours à la théorie afin de neutraliser la clause excluant la responsabilité ne semblait pas nécessaire (par. 119 (CanLII); la Cour d’appel écrivant justement en l’espèce que la confirmation de l’application de la théorie constituait une remarque incidente), et le tout aurait pu être tranché sur la base de la notion de faute lourde ou intentionnelle (voir Lluelles et Moore, no 2981, note 130). Pour ce qui est des autres affaires citées par la Cour d’appel, certaines portaient notamment sur une clause de non‑responsabilité dans un contrat d’adhésion (Société de gestion Complan (1980) inc. c. Bell Distribution inc., 2009 QCCS 2881, [2009] R.D.I. 569, par. 53, conf. par 2011 QCCA 320, par. 28 (CanLII); Thériault c. Dumas, 2000 CanLII 5214 (C.Q.), p. 5 et 9‑10), ou dans un contrat de consommation (Pruneau c. Société d’agriculture du comté de Richmond, 2006 QCCQ 12523, par. 70‑79 (CanLII)), ou encore n’exigeaient aucun examen de la théorie pour être résolues (Axa Assurances inc. c. Assurances générales des Caisses Desjardins inc., 2009 QCCS 862 (CanLII), [2009] R.J.Q. 1104, par. 267).
[70]                        Pour conclure sur ce point, vu le silence du Code sur la question, l’assise jurisprudentielle et doctrinale proposée par Prelco pour soutenir l’existence d’une règle d’ordre public d’application générale qui neutraliserait une clause de non‑responsabilité portant sur une obligation essentielle est trop incertaine pour être retenue. Tout tend à indiquer que le législateur a choisi de ne pas formuler une telle règle impérative pour réglementer ces clauses dans le Code civil du Québec à dessein, jugeant préférable de laisser aux parties avisées le soin de gérer entre elles les risques d’inexécution, et qu’il serait inopportun, dans les circonstances, de le faire à leur place. Tel qu’il a été expliqué précédemment, il est permis de conclure que le droit civil n’est pas dépourvu d’autres ressources pour faire face à des situations choquant réellement l’ordre public (Lluelles et Moore, nos 2969‑2977; voir aussi Cossette‑Lefebvre, no 41).
B.            La clause de non‑responsabilité serait inopérante parce qu’elle prive l’obligation de sa cause
[71]                        La Cour d’appel s’appuie sur un deuxième fondement pour en venir à sa conclusion : la réciprocité des obligations et l’absence totale de cause. Il s’agit d’un fondement distinct de l’ordre public. Pour la Cour d’appel, permettre à un débiteur d’invoquer une clause de non‑responsabilité pour se dégager de son manquement à une obligation essentielle s’oppose à l’idée que le débiteur doit sa prestation réciproque au créancier sans quoi l’obligation contractuelle est privée de sa cause.
[72]                        On comprend ici que la Cour d’appel fait allusion à l’exigence, reprise à l’art. 1371 C.c.Q., selon laquelle il est de l’essence d’une obligation découlant d’un acte juridique qu’il y ait une cause qui en justifie l’existence. La cause de l’obligation, dite « objective », doit être distinguée de la cause du contrat, dite « subjective » (art. 1410 al. 1 C.c.Q.). La notion de cause « subjective » s’intéresse au mobile qui incite chacune des parties à conclure le contrat, mobile qui doit être conforme à la loi ou à l’ordre public, sans quoi le contrat sera sanctionné par la nullité (art. 1411 C.c.Q.; Lluelles et Moore, nos 1066‑1072).
[73]                        La cause « objective », quant à elle, renvoie à la théorie classique de la cause en droit civil, soit la « raison logique, impersonnelle et abstraite [. . .] qui justifie l’adhésion d’une partie à ses obligations » (Jobin et Vézina, nos 358 et 363). Citant Henri Capitant, les professeurs Jobin et Vézina expliquent que la cause de l’obligation « est le but que les parties avaient en vue au moment de la formation du contrat, mais ce but est l’exécution de l’obligation corrélative dans le contrat synallagmatique » (no 361, citant De la cause des obligations (Contrats, Engagements unilatéraux, Legs) (3e éd. 1927); Lluelles et Moore, no 1063; Pineau, Burman et Gaudet, nos 144, 147 et 171). Ceci implique que les tribunaux doivent « contrôler l’existence » de cette interdépendance des obligations au moment de la formation du contrat (Lluelles et Moore, no 1064.3).
[74]                        Cette notion de cause objective est codifiée en droit québécois à l’art. 1371 C.c.Q., et ce, contrairement à la France qui l’a dispersée à travers son propre code civil (O. Deshayes, T. Genicon et Y.‑M. Laithier, « La Cause a-t-elle réellement disparu du Droit français des Contrats? » (2017), 13 E.R.C.L. 418, p. 419‑421). En effet, comme l’ont expliqué le juge LeBel et le professeur Berthold dans un texte doctrinal, l’Office de révision du Code civil avait proposé d’abandonner cette dernière notion pour le droit québécois, mais le législateur ne l’a pas suivi en 1994 (« La cause », dans V. Caron et autres, dir., Les oubliés du Code civil du Québec (2014), 193, p. 204 et 206). Selon ces auteurs, le lien entre la notion de cause de l’obligation et la notion de clause abusive est clair, puisque l’Office proposait l’abandon de la première, en partie parce que l’application de la seconde devait s’étendre à tous les contrats (Office de révision du Code civil, vol. II, t. 2, p. 564; voir aussi Pineau, « Théorie des obligations », no 8). En dernière analyse, le législateur a décidé de maintenir la notion de cause de l’obligation, de ne pas adopter une règle de portée générale pour la lésion entre majeurs, mais plutôt d’adopter une règle de portée limitée relative à la notion de clause abusive à l’art. 1437 C.c.Q.
[75]                        Il n’est pas contesté par les parties que certaines clauses contractuelles qui privent l’obligation de sa cause au sens de l’art. 1371 C.c.Q. peuvent porter atteinte à la validité de l’obligation.
[76]                        C’est le cas, par exemple, de certaines clauses de non-obligation qui excluent toutes les prestations normalement dues par le débiteur, de sorte que les obligations du créancier se trouvent sans prestation réciproque. L’auteur Berthold parle également de « stipulations de non-engagement », soit celles qui excluent « toutes les actions que l’une des parties se doit normalement de poser pour que soit mise en œuvre l’opération contractuelle » (Peut-on donner d’une clause et reprendre de l’autre? Essai sur la cause comme instrument de contrôle de la cohérence matérielle du contrat (2016), no 99 (italique omis)). Pour cet auteur, ce serait aussi le cas des clauses de non-recours, c’est-à-dire celles qui privent le créancier de l’obligation de tout recours pour en sanctionner l’inexécution (nos 94, 99 et 110; voir aussi Lluelles et Moore, nos 1064.6, 2968 et 2980). En supprimant toutes les obligations du débiteur, ces clauses privent l’obligation corrélative de sa cause et portent atteinte à la nature réciproque du rapport contractuel.
[77]                        Le nœud du problème dans le présent pourvoi est donc le suivant : une clause de non-responsabilité qui porte sur l’obligation essentielle du contrat a-t-elle pour effet de priver l’obligation de sa cause? Existe-t-il des circonstances dans lesquelles la clause de non-responsabilité est assimilable à une clause de non-obligation qui ne respecte pas l’exigence de l’art. 1371 C.c.Q.?
[78]                        Rappelons qu’il existe une différence conceptuelle entre la clause de non-obligation et la clause de non-responsabilité. La première supprime des obligations qui seraient normalement incluses dans le contrat, tandis que la deuxième supprime la responsabilité qui découlerait normalement de l’inexécution des obligations qui sont contenues dans le contrat (voir Cossette‑Lefebvre, no 28). L’autrice Leveneur‑Azémar explique que, contrairement à la clause de non‑obligation qui vise les prestations auxquelles s’engage le débiteur, « les clauses de non‑responsabilité n’entrent en jeu qu’au stade de l’exécution, en paralysant la mise en œuvre de la responsabilité du débiteur, qui était tenu d’une obligation, mais est défaillant » (Étude sur les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité (2017), no 14). En principe, une clause exonératoire ou limitative de responsabilité n’affecte que la sanction consistant dans le paiement de dommages‑intérêts. Ce n’est pas, du moins par sa nature, une clause qui exclut toute obligation ou sanction (nos 17‑18).
[79]                        Sur la validité d’une clause de non-responsabilité en cas de manquement à une obligation essentielle, deux thèses doctrinales s’affrontent.
[80]                        Certains auteurs critiquent la théorie selon laquelle une clause exonératoire ou limitative de responsabilité peut priver l’obligation corrélative de sa cause, comme le feraient certaines clauses de non-obligation. Selon ce point de vue, l’obligation du débiteur ne cesse pas d’exister du seul fait qu’une clause limite ou exclut sa responsabilité en cas d’inexécution. En fait, non seulement la clause de non‑responsabilité laisse l’obligation intacte, elle laisse également intactes les autres sanctions normalement disponibles en cas d’inexécution, telles que l’exception d’inexécution, l’exécution en nature, la résolution ou la résiliation du contrat, ou la réduction de l’obligation corrélative (Cossette-Lefebvre, no 29). D’autre part, puisque l’art. 1474 al. 1 C.c.Q. empêche un débiteur de se prévaloir d’une clause de non-responsabilité en cas de faute lourde ou intentionnelle, et qu’un refus arbitraire de s’exécuter constituerait une telle faute, le débiteur demeure tenu de s’exécuter : la clause d’exonération de responsabilité n’a pas pour effet de supprimer son obligation. Finalement, les auteurs qui défendent ce point de vue sont préoccupés par la possibilité que la cause ne soit invoquée pour produire des effets semblables à ceux de la lésion, dans des conditions où le législateur ne l’admet pas (voir généralement Cossette‑Lefebvre, no 26‑28).
[81]                        À l’opposé, d’autres soutiennent que les clauses de non‑responsabilité assimilables à des clauses de non‑recours peuvent priver une obligation de sa cause : « lorsque le paiement par équivalent reste le seul mode d’exécution des obligations du débiteur, la stipulation qui l’exclut purement et simplement a pour effet concret de vider de toute substance l’engagement de ce dernier et, par effet de miroir, de priver de cause celui de son créancier » (Berthold, no 124 et 143 (caractère gras omis), et, en France, J. Rochfeld, Cause et type de contrat (1999), no 485‑86; Aubert de Vincelles, no 8; P. Jestaz, « L’obligation et la sanction : à la recherche de l’obligation fondamentale », dans P. Jestaz, dir., Autour du droit civil — Écrits dispersés, Idées convergentes (2005), 325, p. 326). Les auteurs Lluelles et Moore, tout en critiquant la théorie du manquement à une obligation essentielle, reconnaissent qu’elle pourrait être justifiée par la notion d’absence totale de cause, en précisant que « cette idée n’aurait de pertinence que dans l’hypothèse où la clause dénierait tout recours au créancier victime d’une inexécution » (no 2980).
[82]                        Toujours selon ce point de vue, une simple clause limitative de responsabilité ne pourrait en soi priver une obligation de sa cause. Cependant, pour certains auteurs, la notion de cause objective devrait non seulement permettre de neutraliser une clause qui rend la cause inexistante, mais également dans les cas où la contreprestation est négligeable ou « dérisoire » au point de pouvoir être considérée inexistante (voir les explications de Lluelles et Moore, no 1064.4, et, dans un contexte différent, Canadian National Railway Company c. Ace European Group Ltd., 2019 QCCA 1374, par. 41‑42 et 45‑46 (CanLII)). Ceci a permis à un courant de la doctrine et de la jurisprudence françaises d’assurer une « équité minimale dans le contrat » (ibid.; voir, p. ex., F. Terré et autres, Droit civil : Les obligations (12e éd. 2019), nos 876‑878 et 884).
[83]                        Ainsi, certains auteurs avancent que les tribunaux doivent contrôler « la réalité de la contrepartie et non sa simple matérialité » (Lluelles et Moore, no 1064.5), sous réserve, évidemment, du fait que « la cause ne doit pas servir de prétexte pour annihiler la politique législative en matière de lésion » (no 1064.5 (italique omis); voir aussi G. Goldstein et N. Mestiri, « La liberté contractuelle et ses limites — Étude à la lueur du droit civil québécois », dans B. Moore, dir., Mélanges Jean Pineau (2003), 299, p. 336‑337). Les auteurs en concluent que cette tendance pourrait théoriquement s’appliquer à un cas de figure où une clause de non‑responsabilité porte sur l’obligation essentielle (Lluelles et Moore, nos 1064.5‑1064.6). Toutefois, ils affirment que, si une sanction existe, la solution préconisée par ce courant ne s’impose pas (no 1064.5; voir aussi Jobin et Vézina, no 361). Il convient de préciser que même le courant doctrinal réticent à cette approche reconnaît que la distinction entre une clause de non‑responsabilité et une clause de non‑obligation n’est parfois pas étanche (Leveneur‑Azémar, no 17). Chose certaine, si cette théorie devait s’appliquer, les auteurs Lluelles et Moore soulignent que la cause de l’obligation ne devrait permettre de contrôler le caractère dérisoire de la contrepartie que dans des « cas extrêmes » (no 1064.5).
[84]                        Comme nous le verrons, cette question ne se pose pas en ce qui concerne la cl. 7 du Contrat, vu la sanction prévue en cas d’inexécution. Nous ne sommes pas dans une situation où la contreprestation est dérisoire et encore moins inexistante. La sanction à l’égard de l’inexécution de l’obligation essentielle subsiste et on ne peut dire que l’obligation est dépourvue de cause objective. Dans ce contexte, le désaccord doctrinal n’est pas en jeu.
[85]                        À la lumière de ce qui précède, nous sommes d’avis qu’il n’est pas nécessaire de trancher la question dans le cadre du présent pourvoi. Les positions de part et d’autre ne sont pas dénuées de fondement. Il est donc plus prudent, compte tenu des circonstances du présent dossier, de ne pas résoudre le débat dans l’abstrait sans tenir compte des difficultés concrètes qui pourraient survenir à l’avenir.
[86]                        Ainsi, l’art. 1371 C.c.Q. vise les clauses contractuelles qui suppriment ou excluent toutes les obligations du débiteur et, ce faisant, privent l’obligation corrélative de sa cause. Lorsqu’un contrat est assorti de telles clauses, on peut alors dire que la nature réciproque du rapport contractuel est remise en question (art. 1371, 1378 al. 1, 1380 al. 1, 1381 al. 1 et 1458 C.c.Q.). Appliquer un critère plus exigeant équivaudrait à annuler ou à réviser un contrat en appréciant l’équivalence plutôt que l’existence de la prestation du débiteur, et à introduire de ce fait, de manière détournée, le concept de lésion que le Code délimite étroitement.
VII.      Application du droit aux faits de l’espèce
[87]                        Dans la présente affaire, Créatech s’est exécutée fautivement, après s’être engagée à livrer et à implanter, conjointement avec Prelco, une solution de gestion intégrée Microsoft Dynamics NAV au sein de cette entreprise, en contrepartie d’une somme estimée à 650 574 $.
[88]                        Au terme de son analyse, le juge de première instance a conclu qu’il n’y avait eu aucune faute lourde ou intentionnelle de la part de Créatech (par. 206‑208), que l’obligation qui lui incombait en était une de moyens (par. 205) et que sa faute simple portait sur une obligation essentielle du Contrat (par. 220). Le juge a retenu que le Contrat, y compris la cl. 7, était un contrat synallagmatique de services qui avait été librement négocié, de telle sorte qu’il ne s’agissait pas d’un contrat d’adhésion (par. 187), et que la créancière Prelco était une personne morale avisée et non un consommateur (par. 210‑211). En d’autres mots, le Contrat n’était pas visé par l’art. 1437 C.c.Q. ou la Loi sur la protection du consommateur. Enfin, le préjudice pour lequel Prelco demande réparation est un préjudice matériel et non un préjudice corporel ou moral au sens de l’art. 1474 C.c.Q. Ces conclusions n’ont pas été remises en cause.
[89]                        Le juge de première instance a conclu qu’il était en présence d’une clause limitative de responsabilité (par. 190‑191 et 225), conclusion qu’a reprise la Cour d’appel (par. 49). Cette limite est décrite ainsi au premier paragraphe de la clause : « Si tels dommages résultent de la déficience des services, la responsabilité de Créatech sera limitée au montant des honoraires payés relativement auxdits services déficients. »
[90]                        Prelco a raison de souligner qu’il faut, dans l’interprétation d’un contrat, tenir compte des règles interprétatives prévues par le Code, dont l’art. 1427, lequel exige que l’on donne à chacune des clauses « le sens qui résulte de l’ensemble du contrat ». Toutefois, ici, ce n’est pas l’interprétation de la clause qui est en jeu. Le juge a plutôt retenu que le manquement de Créatech rendait inopérante la cl. 7 du Contrat. Avec égards, cette conclusion découle d’une erreur de droit. Nous sommes également d’avis que la Cour d’appel a erré en droit dans la justification qu’elle présente pour confirmer la décision du juge de première instance de déclarer la cl. 7 inopérante en raison de la faute contractuelle de Créatech.
[91]                        Suivant la règle énoncée par notre Cour dans l’arrêt Glengoil et reprise dans le Code civil du Québec, la cl. 7 est valide et les parties étaient libres de l’adopter dans leur Contrat. Il faut comprendre que l’argument de Prelco repose sur une perception d’injustice. Cela dit, il n’y a en l’espèce aucune raison requérant l’intervention des tribunaux pour protéger une partie faible ou désavantagée économiquement. Par ailleurs, Prelco n’avance aucun argument cohérent fondé sur une justification d’intérêt général, telle la protection de la personne humaine, qui autoriserait une intervention judiciaire. Cette constatation nous permet de conclure qu’en l’absence de tout fondement législatif, un juge ne peut pas proposer, au nom de l’ordre public virtuel, une norme qui est en porte‑à‑faux avec l’économie du Code. La clause 7 ne viole en conséquence aucune règle d’ordre public formel ou virtuel, sans compter qu’aucune règle ponctuelle relative aux contrats nommés ne trouve application en ce qui concerne les faits en litige.
[92]                        Prelco a cherché à tort à présenter le manquement à une obligation essentielle comme une catégorie de faute distincte, qui serait plus sérieuse qu’une faute simple ou de qualité différente, tout en acceptant la conclusion factuelle du juge de première instance que Créatech n’a pas commis de faute lourde ou intentionnelle. Prelco n’offre aucune autorité au soutien de cette nouvelle qualification d’un fait générateur de responsabilité, qualification qui est en porte‑à‑faux avec la théorie générale de la responsabilité contractuelle. Nous notons aussi que, lorsque le législateur tient le débiteur responsable en cas de manquement à une obligation essentielle, comme il l’a fait à l’art. 1437 C.c.Q. au profit d’un consommateur ou d’un adhérent, une faute simple suffit à engager la responsabilité de ce débiteur dans la mesure où les conditions de la responsabilité contractuelle sont réunies.
[93]                        Qu’en est-il de l’argument, repris en partie par la Cour d’appel, selon lequel la cl. 7 serait inopérante en raison de la « réciprocité des obligations » ou par la « notion d’absence totale de cause de l’obligation » (motifs de la C.A., par. 39)?
[94]                        En l’espèce, la cl. 7 n’est pas une clause de non-obligation qui ferait échec à la réciprocité des obligations. Malgré les termes de la cl. 7, Créatech est tenue à des obligations importantes envers Prelco, ce que Prelco ne nie pas.
[95]                        Même s’il fallait donner raison à la position doctrinale selon laquelle une clause de non-recours peut priver l’obligation de sa cause — ce que nous ne faisons pas ici — la clause de non-responsabilité en l’espèce ne pourrait être qualifiée de la sorte. Il est vrai qu’elle est sévère et qu’elle limite sensiblement les sanctions qui peuvent être imposées à Créatech. Prelco a raison d’affirmer que la clause en question, en ce qui concerne les dommages-intérêts, s’apparente à une clause exonératoire de responsabilité. En effet, bien que le premier paragraphe de la cl. 7 donne ouverture à un recours en dommages‑intérêts limité aux sommes versées, le deuxième paragraphe a pour effet d’exclure tout droit à des dommages‑intérêts en réparation d’une liste non exhaustive de préjudices que lui cause le défaut du débiteur. Une clause limitative de responsabilité permettrait d’obtenir réparation pour ces préjudices, tout en limitant le montant de cette réparation. Toutefois, le premier paragraphe peut être assimilé à une autorisation d’exécution en nature par remplacement. À la lumière de l’art. 1602 al. 1 C.c.Q., qui prévoit que « [l]e créancier peut, en cas de défaut, exécuter ou faire exécuter l’obligation aux frais du débiteur », on comprend aisément le sens de la clause qui limite la responsabilité de Créatech au « montant des honoraires payés relativement auxdits services déficients ». Elle permet à Prelco à la fois de conserver le système de gestion intégré et d’obtenir des dommages‑intérêts à l’égard des services déficients, ainsi que d’être indemnisée des frais requis pour l’exécution en nature par remplacement. Enfin, ajoutons que ces limites assortissant la responsabilité s’appliquent, selon les termes choisis par les parties contractantes elles‑mêmes, « à moins que tel dommage ne résulte de la négligence grossière ou de l’inconduite volontaire de Créatech », termes conformes aux contraintes d’ordre public énoncées à l’art. 1474 al. 1 C.c.Q.
[96]                        En somme, la stipulation énoncée à la cl. 7 du Contrat a pour effet d’exclure toute réparation pour pertes de profits résultant d’une faute simple. En conséquence, le montant que peut réclamer Prelco aux termes de cette clause se limite à ce qui résulte « de la déficience des services » fournis par Créatech, auquel cas, « la responsabilité de Créatech sera limitée au montant des honoraires payés relativement auxdits services déficients ». En l’occurrence, ces dommages s’élèvent à 79 200 $, soit ceux relatifs à la réclamation de Prelco pour les honoraires payés à la firme Irisco.
[97]                        La conclusion du juge de première instance est sans équivoque : si l’on exclut les postes « logiciels » et « maintenance » du chef de réclamation concernant le trop‑payé pour les services rendus par Créatech, Prelco ne s’est pas acquittée de son fardeau de démontrer « quelle portion du 1 520 000 $ représente du travail inutile pour lequel [elle] ne tire aujourd’hui aucun avantage » (par. 233). Comme le travail de Créatech a été jugé utile, la clause fait obstacle à cette réclamation. Cela dit, il en aurait été autrement si le système avait été jugé inutile pour les besoins de Prelco.
[98]                        La cause est donc présente. Nous comprenons, de plus, que les objections de Prelco portent non pas sur l’existence de cette contreprestation, mais sur son importance. Or, en principe, l’exigence relative à la présence d’une cause que prévoit l’art. 1371 C.c.Q. est respectée lorsque la cause existe, puisque c’est son existence qui justifie l’obligation de l’autre partie. Compte tenu du manquement reproché à Créatech relativement à son obligation essentielle, la cl. 7 ne prive pas l’obligation contractuelle de sa cause, mais aménage l’étendue de la responsabilité de la débitrice pour la faute simple constatée par le juge de première instance.
[99]                        Même si nous reconnaissions, pour les besoins de la discussion, que le caractère dérisoire de la sanction permet de conclure à l’absence de cause, il ne serait même pas possible de soutenir que c’est le cas en l’espèce. En effet, la clause n’exclut pas toute sanction. En l’espèce, il faut plutôt conclure que, dès la formation du contrat, l’exécution en nature était possible, voire envisagée, en cas d’inexécution. En fait, Prelco a concédé ce point devant notre Cour, puisqu’elle a expliqué, dans son mémoire, qu’elle a donné à Créatech la « chance de corriger ses erreurs et de s’exécuter en nature ». Comme l’affirme Créatech, vu les circonstances du présent dossier, la clause de non‑responsabilité prévue au contrat pourrait être qualifiée d’équivalente à une clause d’exécution en nature par remplacement (art. 1602 C.c.Q.). La clause joue donc à l’égard de la responsabilité et non de l’existence même de l’obligation.
[100]                     On comprend que Prelco instrumentalise la notion de cause objective pour fonder son argument voulant que la cl. 7 doive être déclarée inopérante parce qu’elle consacre un déséquilibre des prestations et non pas, à strictement parler, une absence totale de contreprestation dans ce contrat synallagmatique. Or, ce n’est pas le but de l’art. 1371 C.c.Q. La cause de l’obligation ne permet pas au tribunal de créer un régime de lésion entre majeurs non protégés, régime qui a par ailleurs été exclu par le législateur.
[101]                     Il y a lieu de s’attarder sur un dernier point. En principe, dans les cas où une clause anéantit l’obligation corrélative, « c’est le contrat lui-même qui va succomber, par l’annulation de l’obligation corrélative » (Lluelles et Moore, no 2980, note 127; voir aussi l’art. 1416 C.c.Q.). Selon l’art. 1438 C.c.Q., cette nullité peut toutefois être partielle dans les cas qui s’y prêtent, c’est-à-dire « à moins qu’il n’apparaisse que le contrat doive être considéré comme un tout indivisible » (Jobin et Vézina, no 398; voir aussi Levesque, no 202; Pineau, Burman et Gaudet, nos 203 et 205; Karim, Les obligations, nos 2353‑2354 et 2357; Berthold, no 165; Lluelles et Moore, no 1876). Notre Cour s’est ralliée à cette position dans l’arrêt Fortin c. Chrétien, 2001 CSC 45, [2001] 2 R.C.S. 500, par. 34‑37. Comme l’explique le professeur Berthold, « en effaçant la stipulation contradictoire du contrat », le tribunal ne fait que rétablir l’échange conclu entre les parties (no 150). Il s’agit de neutraliser la clause juridiquement problématique au lieu de conclure de manière catégorique que « les parties à un contrat synallagmatique n’ont pas voulu procéder à un échange » (no 151 (nous soulignons; italique dans l’original omis)).
[102]                     Sans se pencher directement sur l’application de l’art. 1438 C.c.Q., le juge de première instance a souligné que les parties ont convenu du « partage des risques » et que Créatech a, en conséquence, consenti à un escompte sur ses taux réguliers (par. 20‑22). Créatech a d’ailleurs raison de soutenir qu’une partie peut souvent obtenir un « prix avantageux » en échange d’une clause limitative de responsabilité. Il est donc permis de croire que cela implique que le contrat est un tout indivisible. Pour sa part, Prelco soutient plutôt que la clause en question dans le présent pourvoi n’avait aucun lien avec le « partage de risques » négocié pour le « dépassement de coût » (transcription, p. 61). Puisque le contrat est valide, de même que la cl. 7, la question de la nullité — totale ou partielle — ne se pose pas dans le présent pourvoi et il n’est pas nécessaire de s’y attarder davantage.
VIII.   Conclusion
[103]                     En somme, comme aucun des fondements de la théorie du manquement à une obligation essentielle ne trouve application et aucun des arguments de l’intimée n’est retenu, nous sommes d’avis que le juge de première instance et la Cour d’appel ont commis une erreur de droit en jugeant inopérante la clause limitative de responsabilité prévue au Contrat. Cette clause n’est pas ambiguë et le juge de première instance ne pouvait l’écarter. La volonté des parties devait être respectée. La notion de cause de l’obligation ne pouvait, elle non plus, justifier la décision des tribunaux inférieurs dans la présente affaire.
[104]                     Pour ces motifs, l’appel est accueilli, l’arrêt de la Cour d’appel du Québec est infirmé en partie ainsi que le jugement de première instance condamnant Créatech à l’égard des chefs de réclamation de Prelco pour les réclamations des clients, les pertes de profits sur les ventes réalisées et les pertes de profits sur les ventes perdues. Créatech a droit aux dépens devant toutes les cours.
 
                    Pourvoi accueilli avec dépens devant toutes les cours.
                    Procureurs de lʼappelante : Borden Ladner Gervais, Montréal.
                    Procureurs de lʼintimée : Stein Monast, Québec.


Synthèse
Référence neutre : 2021CSC39 ?
Date de la décision : 15/10/2021

Analyses

parties ; Créatech ; Prelco ; ordre public ; obligations essentielles ; manquements ; clauses de non-responsabilité ; débiteur ; application ; faute ; cause ; règles ; Moore ; théorie du manquement ; dommages-intérêts ; contrats de gré


Parties
Demandeurs : 6362222 Canada inc.
Défendeurs : Prelco inc.
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 15 octobre 2021, 6362222 Canada inc. c. Prelco inc., 2021 CSC 39


Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2021-10-15;2021csc39 ?

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