COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Tercon Contractors Ltd. c. Colombie-Britannique (Transports et Voirie), 2010 CSC 4, [2010] 1 R.C.S. 69
Date : 20100212
Dossier : 32460
Entre :
Tercon Contractors Ltd.
Appelante
et
Sa Majesté la Reine du chef de la Colombie‑Britannique,
représentée par le ministère des Transports et de la Voirie
Intimée
‑ et ‑
Procureur général de l'Ontario
Intervenant
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 80)
Motifs dissidents :
(par. 81 à 142)
Le juge Cromwell (avec l'accord des juges LeBel, Deschamps, Fish et Charron)
Le juge Binnie (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella et Rothstein)
______________________________
Tercon Contractors Ltd. c. Colombie‑Britannique (Transports et Voirie), 2010 CSC 4, [2010] 1 R.C.S. 69
Tercon Contractors Ltd. Appelante
c.
Sa Majesté la Reine du chef de la Colombie‑Britannique,
représentée par le ministère des Transports et de la Voirie Intimée
et
Procureur général de l'Ontario Intervenant
Répertorié : Tercon Contractors Ltd. c. Colombie‑Britannique (Transports et Voirie)
No du greffe : 32460.
2009 : 23 mars; 2010 : 12 février.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (les juges Donald, Mackenzie et Lowry), 2007 BCCA 592, 73 B.C.L.R. (4th) 201, 40 B.L.R. (4th) 26, 289 D.L.R. (4th) 647, [2008] 2 W.W.R. 410, 249 B.C.A.C. 103, 414 W.A.C. 103, 66 C.L.R. (3d) 1, [2007] B.C.J. No. 2558 (QL), 2007 CarswellBC 2880, qui a infirmé une décision de la juge Dillon, 2006 BCSC 499, 53 B.C.L.R. (4th) 138, [2006] 6 W.W.R. 275, 18 B.L.R. (4th) 88, 51 C.L.R. (3d) 227, [2006] B.C.J. No. 657 (QL), 2006 CarswellBC 730. Pourvoi accueilli, la juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Abella et Rothstein sont dissidents.
Chris R. Armstrong, Brian G. McLean, William S. McLean et Marie‑France Major, pour l'appelante.
J. Edward Gouge, c.r., Jonathan Eades et Kate Hamm, pour l'intimée.
Malliha Wilson et Lucy McSweeney, pour l'intervenant.
Version française du jugement des juges LeBel, Deschamps, Fish, Charron et Cromwell rendu par
Le juge Cromwell —
I. Introduction
[1] La province a accepté la soumission d'une entreprise non admise à participer à l'appel d'offres, puis elle a pris des mesures pour dissimuler ce fait. De mon point de vue, la principale question que soulève le pourvoi est celle de savoir si, grâce à la clause de non‑recours en indemnisation (« clause de non‑recours ») qu'elle a insérée dans le contrat, la province parvient à échapper à la responsabilité civile découlant de ces actes. À l'instar de la juge de première instance, je conclus par la négative.
[2] Le pourvoi fait suite au contrat issu du document de l'appel d'offres et intervenu entre l'appelante Tercon Contractors Ltd., le soumissionnaire, et l'intimée Sa Majesté la Reine du chef de la Colombie‑Britannique (la « province »), l'auteur de l'appel d'offres. Le dénouement de l'affaire tient à l'interprétation des clauses du contrat relatives à l'admissibilité à soumissionner et à l'exclusion de toute indemnité pour la participation à la demande de propositions.
[3] La juge de première instance conclut que la province a contrevenu aux stipulations expresses du contrat intervenu avec Tercon en acceptant la proposition d'un autre soumissionnaire qui n'était pas admissible, puis en confiant les travaux à ce même soumissionnaire. Pour faire court, une proposition a été acceptée et le marché a été accordé à une entreprise qui n'aurait même pas dû être admise à participer au processus. La juge de première instance conclut également que par ces actes et d'autres mesures connexes, la province a manqué à son obligation tacite d'équité envers les soumissionnaires et qu'elle a agi [traduction] « de manière inacceptable » (2006 BCSC 499, 53 B.C.L.R. (4th) 138, par. 150). Elle se penche ensuite sur la clause de non‑recours qui, selon la province, ferait obstacle à toute demande d'indemnisation [traduction] « pour [l]a participation » à l'appel d'offres. Elle estime que, correctement interprétée, la clause ne faisait pas obstacle au recours en dommages‑intérêts de Tercon. Elle statue en effet que les parties n'ont pas envisagé que la clause empêche un tel recours intenté pour l'iniquité dont a fait preuve la province en se mettant en rapport avec une entreprise qui n'était même pas admise à soumissionner.
[4] La province s'est adressée à la Cour d'appel, qui lui a donné raison, se prononçant uniquement sur la clause de non‑recours et statuant qu'elle était claire et non équivoque et qu'elle faisait obstacle à l'indemnisation pour toute inexécution (2007 BCCA 592, 73 B.C.L.R. (4th) 201).
[5] Dans le pourvoi formé par Tercon, la Cour est appelée à déterminer si l'adjudicataire était admis à participer à la demande de propositions (« DP ») et, dans la négative, si la clause de non‑recours fait obstacle au recours en dommages‑intérêts de Tercon.
[6] En toute déférence, j'estime que la juge de première instance tranche correctement les deux questions. La province n'est pas du tout parvenue, selon moi, à convaincre la Cour qu'elle n'avait pas manqué à ses obligations contractuelles. Suivant le contrat issu de l'appel d'offres, seules six entreprises présélectionnées pouvaient prendre part à l'appel d'offres. La juge statue qu'en considérant l'offre d'un soumissionnaire inadmissible, la province a manqué à ses obligations contractuelles expresses et tacites, et ce, d'une manière qui portait outrageusement atteinte à l'intégrité et à l'efficacité commerciale du processus d'appel d'offres. Sans oublier qu'à son avis, la province a agi de manière inacceptable en [traduction] « veillant à ce que [l'identité du véritable soumissionnaire] ne soit pas révélée » (par. 150). La juge ajoute que cette inexécution [traduction] « a sapé l'assise du processus [d'appel d'offres] » (par. 146), lequel était décrit en détail dans le contrat et, qui plus est, avait obtenu l'approbation ministérielle exigée par la loi.
[7] Pour ce qui concerne l'application de la clause de non‑recours, la province soutient que les parties étaient libres de limiter leur responsabilité comme elles l'ont fait. Statuer sur cette prétention exige que l'on interprète le libellé de la clause dont les parties ont convenu, au vu du contrat dans son entier. J'estime que, correctement interprétée, la clause de non‑recours ne protège pas la province contre l'action en dommages‑intérêts intentée par Tercon pour la mise en rapport de la province avec une entreprise qui n'était même pas admise à soumissionner, sans compter le manquement à son obligation tacite d'équité envers les soumissionnaires. Autrement dit, la responsabilité de la province ne résulte pas de la participation de Tercon au processus, mais bien de l'iniquité dont la province s'est rendue coupable en se mettant en rapport avec une entreprise non admise à prendre part à ce processus.
[8] Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir le jugement de première instance.
II. Bref aperçu des faits
[9] Je reviendrai plus en détail sur les faits, mais pour l'heure, en voici un bref résumé. En 2000, le ministère des Transports et de la Voirie (également appelé la « province ») a lancé une demande d'expression d'intérêt (« DEI ») pour la conception et la construction d'une route dans le nord‑ouest de la Colombie‑Britannique. Elle a reçu six soumissions, dont celles de Tercon et de Brentwood Enterprises Ltd. Plus tard la même année, la province a fait savoir aux six entreprises intéressées qu'elle entendait désormais concevoir elle‑même la route et demander des propositions pour sa construction.
[10] Lancée officiellement le 15 janvier 2001, la DP précisait que seules les six entreprises intéressées initialement étaient admises à soumissionner. Elle comportait aussi une clause écartant tout recours en indemnisation [traduction] « pour [l]a participation à la DP » (clause 2.10).
[11] Incapable de présenter seule une soumission concurrentielle, Brentwood s'est jointe à Emil Anderson Construction Co. (« EAC »), qui n'était pas un soumissionnaire admissible, et une proposition commune a été présentée au nom de Brentwood. La liste des adjudicataires possibles a été ramenée à deux entreprises — Brentwood et Tercon —, puis le ministère a finalement opté pour la première.
[12] Tercon a intenté une action en dommages‑intérêts, alléguant que le ministère avait examiné puis accepté une soumission inadmissible et que, n'eût été ce manquement, elle aurait obtenu le contrat. Elle a eu gain de cause en première instance et obtenu une indemnité d'environ 3,5 millions de dollars plus l'intérêt avant jugement, mais elle a été déboutée en Cour d'appel. Tercon se pourvoit devant notre Cour sur autorisation.
III. Les questions en litige
[13] Notre Cour doit déterminer si la juge de première instance a eu tort ou non de tirer les conclusions suivantes :
1. la province a manqué à une obligation contractuelle en considérant la proposition d'un soumissionnaire inadmissible;
2. la clause de non‑recours ne faisait pas obstacle au recours en dommages‑intérêts de l'appelante pour les inexécutions contractuelles relevées par le tribunal.
IV. Analyse
A. La proposition de Brentwood était‑elle admissible?
[14] La première question est celle de savoir si la proposition de Brentwood était présentée par un soumissionnaire admissible. La juge de première instance conclut que, malgré sa forme, la proposition provenait essentiellement d'une coentreprise formée de Brentwood et d'EAC et qu'elle était donc inadmissible. La province invoque trois motifs à l'encontre de cette conclusion :
(i) une coentreprise étant dépourvue de la personnalité morale, elle ne pouvait contracter avec une telle entité et elle ne l'a pas fait;
(ii) elle n'a pas adjugé le marché à EAC, et EAC n'avait envers elle aucune responsabilité en cas d'inexécution contractuelle;
(iii) aucune disposition de la DP n'interdisait aux proposants de s'associer à des tiers en coentreprise : Brentwood, proposant initial, demeurait simplement en lice et accroissait sa capacité d'exécuter les travaux.
[15] Ce sont les principaux arguments invoqués par la province, mais celle‑ci a défendu une thèse beaucoup plus large en plaidoirie orale, faisant valoir à certains moments qu'elle n'était pas contractuellement tenue de se mettre en rapport seulement avec des soumissionnaires admissibles. Il faut donc revenir sur cette question préliminaire avant d'analyser les points plus précis de son argumentation.
1. Les obligations contractuelles de la province dans le processus d'appel d'offres
[16] La juge de première instance conclut — ce qui n'a pas été contesté au procès — que seules les six entreprises intéressées initialement, devenues admissibles à l'issue de la DEI, pouvaient donner suite à la DP. Cette conclusion n'est pas contestée en appel même si, en plaidoirie orale, la province a laissé entendre qu'elle n'avait pas d'obligation contractuelle concomitante. La juge estime également — et relève l'absence de contestation sur ce point — que la coentreprise formée de Brentwood et d'EAC n'était pas un soumissionnaire admissible. Cette conclusion n'est pas non plus contestée en appel. Ces deux conclusions sont cruciales en l'espèce et elles offrent une toile de fond importante pour trancher une question en litige, à savoir l'admissibilité de la proposition de Brentwood. Il convient donc d'examiner ce contexte en détail. Je ferai brièvement état du cadre juridique applicable avant de me pencher sur les conclusions de la juge de première instance.
2. Les principes juridiques
[17] Le dépôt d'une soumission conforme en réponse à un appel d'offres peut faire naître entre le soumissionnaire et le propriétaire un contrat — le contrat A — dont les conditions sont celles figurant dans le dossier d'appel d'offres. Le contrat peut également comporter des clauses tacites, suivant les principes formulés dans l'arrêt Société hôtelière Canadien Pacifique Ltée c. Banque de Montréal, [1987] 1 R.C.S. 711; voir aussi les arrêts M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619, et Martel Building Ltd. c. Canada, 2000 CSC 60, [2000] 2 R.C.S. 860. L'élément clé réside toutefois dans l'emploi du mot « peut ». L'existence d'un contrat A et d'un contrat B dépend entièrement des échanges entre les parties. Il ne s'agit pas d'une conception artificielle imposée par les tribunaux, mais d'une description des conséquences juridiques des échanges intervenus entre les parties. Dans l'arrêt M.J.B., la Cour souligne que ce sont les conditions expresses et tacites de l'appel d'offres qui déterminent chaque fois s'il y a ou non un contrat A et, le cas échéant, quelles en sont les conditions. Comme le dit le juge Iacobucci au par. 19 :
L'important [. . .] c'est que la présentation d'une soumission en réponse à un appel d'offres peut donner naissance à des obligations contractuelles tout à fait distinctes des obligations découlant du contrat d'entreprise qui doit être conclu dès l'acceptation de la soumission, selon que les parties auront voulu établir des rapports contractuels par la présentation d'une soumission. Advenant la formation d'un tel contrat, ses modalités sont régies par les conditions de l'appel d'offres. [Je souligne.]
3. Les conclusions de la juge de première instance concernant l'existence du contrat A
[18] La province a nié au procès que la présentation d'une soumission conforme par Tercon a fait naître un lien contractuel entre elles. La juge du procès motive abondamment sa décision de donner tort à la province sur ce point. Il appert que la province n'aurait pas persisté dans cette voie devant la Cour d'appel, mais aurait plutôt invoqué l'existence d'un contrat A. La province défend la même thèse dans l'argumentation écrite présentée à notre Cour, mais en réponse à des questions posées lors de sa plaidoirie, elle a laissé entendre qu'il n'existait pas de contrat A. Vu la position de la province en Cour d'appel et l'argumentation écrite qu'elle nous a présentée, il est désormais trop tard pour revenir sur la question de l'existence d'obligations contractuelles entre Tercon et la province. Et même s'il était loisible à la province de faire valoir cet argument aujourd'hui, je ne relève pas d'erreur de droit ni d'erreur de fait manifeste et dominante dans les motifs soigneusement rédigés par la juge de première instance sur ce point.
[19] La juge de première instance n'a pas mécaniquement appliqué le modèle du contrat A et du contrat B. Elle s'est plutôt demandé si l'examen détaillé des échanges entre les parties révélait qu'un contrat A en avait résulté. C'est ce qu'il convenait de faire. Elle conclut à l'issue d'un examen minutieux des dispositions de la DP qu'il y avait intention que la présentation d'une soumission conforme crée un lien contractuel. Par exemple, elle relève que les soumissions devaient être irrévocables pendant 60 jours et que chaque soumissionnaire devait verser 50 000 $ à titre de garantie, montant qui passait à 200 000 $ si sa proposition était retenue. Toute modification de la proposition avant la date de clôture devait être faite par écrit, porter les signatures requises et être reçue avant cette date. La DP donnait en outre le détail des critères d'évaluation, précisant qu'il s'agissait des seuls applicables. L'ébauche d'un accord de partenariat y était jointe. Des dispositions précises et non négociables sur les coûts y étaient prévues. Le soumissionnaire devait adhérer en substance à cette forme de contrat, sinon il perdait le montant de la garantie. À la clause 2.9, le ministère se réservait le droit d'annuler la DP, mais il devait alors rembourser les proposants des frais engagés pour la préparation des propositions, jusqu'à concurrence de 15 000 $ chacun. Le formulaire de proposition que devait signer le soumissionnaire portait qu'il s'engageait à signer un accord revêtant essentiellement la forme de celui compris dans les documents de la DP. Le proposant reconnaissait en outre que si son offre était retenue, l'omission de négocier de bonne foi avec le ministère en vue de la conclusion d'une entente et de signer l'accord de partenariat pouvait entraîner la perte du dépôt de garantie.
[20] En résumé, comme le conclut la juge, la DP décrivait un projet précis, invitait un certain nombre de proposants admissibles à soumissionner et indiquait que les propositions seraient considérées au regard de critères établis. Il devait y avoir négociation de l'accord de construction en partenariat, mais à l'intérieur de certaines limites et elle ne devait pas porter sur les éléments fondamentaux du processus d'appel d'offres ou du contrat final.
[21] Il n'y a donc pas lieu de modifier la conclusion de la juge selon laquelle il y avait intention de faire en sorte que la présentation d'une soumission conforme fasse naître des obligations contractuelles. J'ajoute cependant que l'appel d'offres considéré en l'espèce ne correspondait pas au modèle classique du contrat A et du contrat B où le soumissionnaire présente une offre irrévocable et s'engage à conclure le contrat B aux mêmes conditions s'il est choisi. Le modèle du partenariat adopté en l'espèce était plus complexe et supposait des négociations de bonne foi en vue de la conclusion du contrat B revêtant la forme indiquée dans les documents de l'appel d'offres. Toutefois, cette particularité ne doit pas nous faire perdre de vue la principale question en litige. Point n'est besoin d'exposer toutes les conditions du contrat A, encore moins celles du contrat B, pour circonscrire les obligations respectives du soumissionnaire et de la province. La question qu'il nous faut trancher est beaucoup plus étroite : la présentation d'une soumission conforme par Tercon a‑t‑elle fait naître des obligations contractuelles et, dans l'affirmative, l'obligation que la province n'examine que les propositions de soumissionnaires admissibles en faisait‑elle partie? La juge de première instance estime qu'il y a eu offre, acceptation et contrepartie dans l'appel d'offres et dans la présentation d'une soumission par Tercon. Même si la province pouvait contester cette conclusion à ce stade avancé de l'instance, elle n'aurait à mon avis aucun motif valable de le faire.
4. La conclusion de la juge de première instance sur l'admissibilité
[22] Nulle partie n'a contesté en première instance que seules les six entreprises intéressées initialement, qui s'étaient rendues admissibles en répondant à la DEI, étaient admises à soumissionner. Ce point échappe donc au présent pourvoi. La question est de savoir ce qu'il en est de cette condition d'admissibilité. Le contexte de cette limitation de l'admissibilité au processus d'appel d'offres est donc susceptible de nous éclairer.
[23] D'abord, il convient de répéter qu'il ne fait aucun doute que la province était contractuellement tenue de n'accepter que les propositions de soumissionnaires admissibles. Même en l'absence d'une stipulation expresse, cette obligation peut être inférée. Dans l'arrêt M.J.B., par exemple, notre Cour a statué que l'obligation tacite de n'accepter que les soumissions conformes était nécessaire à l'efficacité commerciale du processus d'appel d'offres, signalant au par. 41 qu'un soumissionnaire doit consacrer efforts et sommes d'argent à la préparation de sa soumission et verser une garantie, de sorte qu'il est « évident » qu'il serait « déraisonnable » qu'il doive satisfaire à ces exigences si le propriétaire « peut, dans les faits, contourner ce processus et accepter une soumission non conforme ». Mais encore une fois, ce sont les échanges entre les parties qui déterminent s'il y a lieu d'inférer l'existence d'une telle obligation. Cependant, en l'espèce, toute inférence est inutile, car l'obligation de considérer seulement les propositions de soumissionnaires admissibles figurait expressément dans le dossier d'appel d'offres et dans l'approbation ministérielle requise du processus qui y était décrit.
[24] Rappelons qu'au début de l'année 2000, la province a lancé une DEI pour un projet où l'entrepreneur était appelé à concevoir une route puis à la construire. Suivant la DEI, le nombre de proposants devait être ramené à trois, qu'il s'agisse d'entrepreneurs ou d'équipes d'entrepreneurs et de consultants, tous qualifiés. Chaque proposant devait préciser la structure juridique de l'équipe, le rôle de chacun de ses membres ainsi que le pourcentage de sa contribution à l'ensemble du projet, et remettre un organigramme indiquant la tâche de chacun. Toute modification touchant la direction de l'équipe ou les postes clés devait être notifiée par écrit à la province, qui se réservait le droit d'écarter le proposant si la modification compromettait substantiellement l'aptitude à mener le projet à bien.
[25] Six équipes, dont Tercon et Brentwood, ont manifesté leur intérêt. Le comité d'évaluation et le comité de révision indépendant ont recommandé de retenir trois proposants, dont Tercon en tête de liste. Classée cinquième, Brentwood ne figurait pas sur cette liste. Comme elle n'avait pas d'expertise dans les domaines du forage et du dynamitage, Brentwood avait énuméré les membres clés de son équipe dotés de cette expertise. EAC n'a pas participé au processus ni joué de rôle dans la soumission de Brentwood. Les résultats de cette évaluation n'ont pas été communiqués, et la province a mis fin au processus après avoir décidé de se charger elle‑même de la conception du projet et de demander des propositions en vue de la mise sur pied d'un partenariat pour la construction de la route.
[26] Il était clair dès le départ que seules les entreprises qui avaient manifesté leur intérêt pourraient présenter une proposition. C'est ce que prévoyait l'approbation du processus donnée par le ministre des Transports et de la Voirie (« ministre ») avant le lancement de la DP. Il convient de se pencher brièvement sur le rôle du ministre.
[27] Suivant l'article 23 de la loi applicable à l'époque — la Ministry of Transportation and Highways Act, R.S.B.C. 1996, ch. 311 —, le ministre devait lancer un appel d'offres pour la construction d'une route, sauf s'il était d'avis qu'un autre moyen permettrait la réalisation des travaux à un coût concurrentiel. L'article prévoyait notamment ce qui suit :
[traduction]
23 (1) Le ministre procède à un appel d'offres par annonce publique ou, lorsque c'est impossible, par avis public, pour la construction et la réparation d'un immeuble gouvernemental, d'une route ou d'un ouvrage public, sauf dans les cas suivants :
. . .
c) il estime qu'un autre processus d'adjudication de marché permettra la réalisation des travaux à un coût concurrentiel.
(2) Le ministre veille à ce que toutes les soumissions reçues soient ouvertes en public à la date, à l'heure et à l'endroit indiqués dans l'annonce ou dans l'avis.
(3) Les prix doivent être communiqués lors de l'ouverture des soumissions.
(4) Lorsqu'il estime qu'il n'est pas opportun d'adjuger le marché au soumissionnaire le moins disant, le ministre en informe le lieutenant‑gouverneur en conseil et obtient l'autorisation de ne pas retenir ce soumissionnaire, sauf s'il en résulte un retard préjudiciable à l'intérêt public.
. . .
[28]Il ressort de ces dispositions qu'à défaut de l'approbation d'un autre processus par le ministre, le marché devait en l'espèce être attribué par voie d'appel d'offres et que, sauf autorisation du lieutenant‑gouverneur de choisir un autre adjudicataire, le marché devait être adjugé au soumissionnaire le moins disant. Un autre processus d'adjudication a fait l'objet d'une approbation ministérielle conformément à l'al. 23(1)c). Le ministre a donné avis de son approbation, en vertu de cette disposition, du processus décrit dans un document joint en annexe et de sa conclusion qu'il s'agissait d'un processus d'adjudication de marché permettant la réalisation des travaux à un coût concurrentiel. Le document joint en annexe décrivait en sept paragraphes numérotés le processus approuvé.
[29]Ce document faisait état du contexte (mentionné précédemment) de la DEI publique, précisant que seules les entreprises retenues à l'issue du processus d'expression d'intérêt pourraient présenter une proposition et seraient invitées à le faire. L'approbation ministérielle visait en fait les entreprises jugées admissibles par suite de la DEI. S'il s'agissait seulement des trois proposants sélectionnés dans le cadre de cette première évaluation, Tercon en faisait partie, mais non Brentwood. Or, nul ne laisse entendre que ce point est décisif à quelque égard, et il semble clair que, finalement, les six entreprises ayant donné suite à la DEI, dont Tercon et Brentwood, étaient tenues pour admissibles. L'approbation ministérielle décrit ensuite brièvement le processus. Les propositions des entreprises présélectionnées devaient être évaluées [traduction] « en fonction des critères énoncés dans la DP ».
[30]Il ne fait donc aucun doute que la participation au processus de DP approuvé par le ministre était réservée aux entreprises qui avaient répondu à la DEI.
[31]Dans son mémoire, la province laisse entendre que le ministre a approuvé la clause de non‑recours figurant dans la DP. Or, selon le dossier de la Cour, aucun élément n'étaye sa prétention. Nous disposons du texte de l'approbation ministérielle. Suivant la date qui y est apposée, elle aurait été rédigée le 23 août 2000 et signée le 19 octobre de la même année. Elle vise le processus énoncé dans le document de deux pages qui y est joint. Aucune mention n'y est faite de la non-responsabilité de la province. La DP, qui renferme la clause de non‑recours litigieuse, porte la date du 15 janvier 2001 et elle a été envoyée aux soumissionnaires admissibles avec lettre d'accompagnement datée du même jour quelque trois mois après l'approbation ministérielle.
[32]La DP est un document volumineux renfermant des instructions détaillées à l'intention des proposants, des formulaires à remplir, un calendrier des travaux, des dispositions précises sur la fixation du prix du contrat, une ébauche de l'accord final de construction en partenariat et bien d'autres éléments. Toutefois, ce qui importe le plus pour les besoins du présent pourvoi c'est le libellé des instructions aux proposants et, plus particulièrement, les conditions d'admissibilité des soumissionnaires.
[33]La DP rappelle de manière non équivoque que l'admissibilité à soumissionner est limitée comme le prévoit l'approbation ministérielle. Elle souligne aussi que l'identité du proposant importe. Le paragraphe 1.1 dispose que seules les six équipes ayant répondu à la DEI sont admissibles. L'article 8 prévoit que [traduction] « proposant » — l'équivalent de « soumissionnaire » — [traduction] « s'entend d'une équipe admise à répondre à la DP suivant le libellé du par. 1.1 des instructions aux proposants ». L'alinéa 2.8a) de la DP précise que seuls les six proposants devenus admissibles en répondant à la DEI peuvent soumissionner et qu'aucune proposition d'une autre personne ne sera examinée. En somme, il ne pouvait y avoir que six participants, et le « contrat A » ne pouvait naître de la présentation d'une proposition présentée par une autre personne.
[34]La DP aborde aussi la question de la modification substantielle visant un proposant, notamment en ce qui concerne la composition de son équipe et son aptitude financière à entreprendre les travaux et à les mener à bien. L'alinéa 2.8b) prévoit notamment ce qui suit :
[traduction] Lorsque de l'avis du ministère, depuis que le proposant est devenu admissible en répondant à la DEI, une modification substantielle le concernant s'est produite, notamment en ce qui a trait à la composition de son équipe [. . .] ou à son aptitude financière ou autre à entreprendre les travaux ou à les mener à bien, il peut exiger du proposant d'autres renseignements établissant qu'il est en mesure d'exécuter les travaux. Lorsque, à son seul gré, il estime que la modification fait en sorte que le proposant n'est pas suffisamment apte à exécuter les travaux, le ministère se réserve le droit de l'écarter et de rejeter sa proposition.
[35]Le proposant devait fournir un organigramme indiquant la composition et la structure de son équipe et le rôle de ses membres. Lorsque les membres de son équipe n'étaient pas les mêmes que ceux mentionnés dans sa réponse à la DEI, il devait s'en expliquer : sous‑al. 4.2b)i). Une liste de sous‑traitants et de fournisseurs devait également être remise, et tout changement qui y était apporté devait être notifié au ministère : al. 4.2e).
[36]La DP prévoyait un mécanisme permettant au proposant de s'assurer qu'il était toujours admissible. Le proposant désireux de savoir si un changement substantiel compromettait son admissibilité à soumissionner pouvait en communiquer la nature au ministère en vue d'obtenir une décision préalable confirmant ou non qu'il était toujours admissible : al. 2.8b).
[37]Brentwood a tenté de se prévaloir de ce mécanisme, et la juge de première instance relate sa démarche en détail aux par. 17 à 23 de ses motifs. Pour résumer, Brentwood n'avait pas d'expertise en matière de forage et de dynamitage et lorsque la DP a été lancée, le cautionnement qu'elle pouvait offrir était limité par d'autres engagements, la période de construction était écourtée, des sous‑traitants pouvaient ne plus être disponibles et le matériel dont elle disposait pour exécuter les travaux était restreint. Elle a d'ailleurs envisagé de ne pas présenter de proposition du tout. Elle a cependant conclu avec EAC une entente préalable à la soumission prévoyant qu'elles réaliseraient les travaux en coentreprise et que, dès l'adjudication du marché, elles concluraient un accord de coentreprise et se répartiraient à parts égales les coûts, les dépenses, les pertes et les bénéfices. La juge signale qu'il est courant dans ce secteur d'activité qu'avant le dépôt d'une soumission, des entrepreneurs conviennent de la création d'une coentreprise dont les modalités seront arrêtées dès l'adjudication du contrat. Elle ajoute que Brentwood et EAC ont toujours agi dans le respect de cette pratique établie.
[38]Conformément à l'al. 2.8b) de la DP, Brentwood a fait parvenir au gestionnaire du projet, M. Tasaka, une proposition préliminaire qui signalait la modification substantielle de la structure de son équipe résultant de son intention de former une coentreprise avec EAC. Selon la juge de première instance, Brentwood l'a fait parce qu'elle pensait que sa proposition serait rejetée si elle était présentée au nom d'une coentreprise sans que le ministère n'ait donné son approbation au préalable en application de cette disposition de la DP. La province n'a jamais répondu par écrit comme elle était censée le faire suivant l'al. 2.8b).
[39]Tous les intéressés semblent avoir tenu la coentreprise Brentwood/EAC pour inadmissible du fait que la composition de l'équipe n'était pas simplement modifiée, mais qu'un nouveau soumissionnaire voyait en fait le jour. Sans analyser en détail tous les éléments de preuve mentionnés par la juge de première instance, on peut à juste titre affirmer que même si la proposition de Brentwood a été présentée en son seul nom, elle provenait essentiellement de la coentreprise Brentwood/EAC et elle a été considérée en conséquence. Selon la juge,
[traduction] [l]a proposition était essentiellement celle d'une coentreprise, ce qui a dû être évident pour tout le monde. Le [comité d'évaluation du projet] a arrêté son choix sur la coentreprise Brentwood/EAC. Il estimait que Tercon avait les moyens et la détermination nécessaires pour réaliser les travaux, mais il a préféré la proposition de Brentwood/EAC. [par. 53]
[40]Dans sa plaidoirie orale, la province a laissé entendre que la juge lui avait imputé à tort l'obligation de vérifier la soumission de Brentwood, ce qui allait à l'encontre de l'avis des juges majoritaires de notre Cour dans l'arrêt Double N Earthmovers Ltd. c. Edmonton (Ville), 2007 CSC 3, [2007] 1 R.C.S. 116. Je ne crois pas que cela ait été le cas. Il ressort des conclusions détaillées de la juge que la province (1) savait pertinemment que la soumission de Brentwood était en fait celle d'une coentreprise formée avec EAC, (2) qu'elle estimait que la proposition de cette coentreprise était inadmissible et (3) qu'elle s'est activement employée à gommer ce fait. Nulle vérification ne s'imposait à cet égard, et la juge n'a pas imputé d'obligation de vérification à la province.
5. La thèse de la province
[41]Je me penche maintenant sur les deux premiers arguments de la province :
(i) une coentreprise étant dépourvue de la personnalité morale, la province ne pouvait contracter avec elle et elle ne l'a pas fait;
(ii) elle n'a pas adjugé le marché à EAC, et EAC n'avait envers elle aucune responsabilité en cas d'inexécution du contrat.
[42]Je ne peux faire droit à ces prétentions. Il ne s'agit pas de savoir si la province a contracté avec une coentreprise ou si EAC avait des obligations contractuelles envers elle, mais bien si la province a considéré une proposition inadmissible. Il faut déterminer si la proposition provenait d'un soumissionnaire admissible.
[43]Au procès, nul n'a contesté l'inadmissibilité d'une coentreprise comptant en son sein un soumissionnaire inadmissible. La province affirme qu'elle n'avait pas à se demander si la proposition provenait d'une autre entreprise que celle nommée : la proposition était présentée au nom de Brentwood, un soumissionnaire admissible. Je suis pourtant d'avis que la juge de première instance n'a pas eu tort d'écarter cet argument. Une preuve plus qu'abondante étayait ses conclusions selon lesquelles (1) la soumission de Brentwood, en dépit des apparences, était en fait présentée par la coentreprise avec EAC, (2) la province le savait et estimait qu'elle ne pouvait ni considérer la proposition de cette coentreprise ni adjuger le contrat à celle‑ci, (3) l'existence de la coentreprise jouait en faveur de Brentwood dans le cadre du processus d'évaluation des propositions et, enfin, (4) la province s'est employée à masquer cette réalité en révisant et en rédigeant la documentation.
[44]Comme Brentwood faisait partie des entreprises ayant initialement répondu à la DEI, elle était bien sûr admise à soumissionner, sauf modification substantielle de la composition de son équipe. EAC n'avait pas donné suite à la DEI. En 1998, elle avait conseillé le ministère relativement au projet et, à l'automne 2000, ce dernier lui avait demandé de préparer une soumission interne aux fins de comparaison (ce qu'elle n'a cependant pas fait) puisqu'elle n'était pas admise à soumissionner.
[45]Rappelons qu'après le lancement de la DP, Brentwood et EAC ont conclu un accord préalable à la proposition prévoyant que les travaux seraient entrepris au nom de la coentreprise, que celle‑ci les financerait et les gèrerait et qu'un accord de coentreprise interviendrait si le contrat leur était adjugé. Brentwood a informé le ministère par écrit qu'elle formait une coentreprise avec EAC [traduction] « afin de présenter une soumission plus concurrentielle ». Le document télécopié constituait en fait la proposition préliminaire visée à l'al. 2.8b) de la DP et, suivant la juge de première instance, Brentwood l'avait envoyé parce qu'elle pensait que faute de démarches préalables, la soumission présentée au nom de la coentreprise pouvait être rejetée. La province n'y a jamais donné suite par écrit comme l'exigeait l'al. 2.8b). Cependant, des discussions ont eu lieu avec le gestionnaire du projet, M. Tasaka, qui, selon la juge de première instance, était conscient de l'inadmissibilité d'une coentreprise formée de Brentwood et d'EAC. Comme le dit la juge, la province paraît avoir estimé que la soumission de Brentwood/EAC pouvait être considérée si elle était présentée au nom de Brentwood.
[46]Dans la proposition finale, EAC a donc été qualifiée de [traduction] « membre important » de l'équipe. Le lien juridique entre Brentwood et EAC n'était pas précisé, et EAC figurait dans la liste des sous‑traitants, même si, comme l'indique la juge de première instance, la relation entre les deux parties ne s'apparentait en rien à celle créée par un contrat de sous‑traitance. La juge conclut — et nul ne conteste — que Brentwood et EAC ont toujours eu l'intention commune de former une coentreprise et de rendre celle‑ci officielle une fois le contrat obtenu et que le rôle d'EAC a été occulté à dessein dans la proposition afin d'éviter toute inobservation apparente de l'al. 2.8a) de la DP.
[47]Il est apparu clairement au cours du processus de sélection que la soumission était en fait présentée au nom d'une coentreprise. Le comité d'évaluation du projet (« CEP ») a demandé plus de précisions sur les liens d'affaires entre Brentwood et EAC. Brentwood a alors révélé l'existence de l'accord préalable prévoyant la formation d'une coentreprise à parts égales si sa soumission était retenue. Le CEP en a déduit que Brentwood et EAC avaient une même participation aux risques et aux bénéfices découlant du marché, ce qui a contribué à le convaincre qu'elles pourraient faire preuve de souplesse dans la négociation du volet « risques/bénéfices » de l'accord de partenariat. Manifestement, le CEP n'a pas considéré EAC comme un sous‑traitant même si elle était présentée de la sorte dans la soumission. Dans son rapport de l'étape 6, le CEP renvoie systématiquement à la coentreprise formée de Brentwood et d'EAC ou à « Brentwood/EAC » pour parler du proposant. La juge de première instance conclut que c'est bien parce qu'elles formaient une coentreprise que le CEP a arrêté son choix sur elles. Le rapport a par la suite été modifié de façon que seule l'équipe Brentwood y figure comme proposant officiel. La juge de première instance y voit [traduction] « l'évidence qu'une coentreprise n'était pas admissible à soumissionner » (par. 56).
[48]Il ressort des conclusions de la juge de première instance et du dossier que la question de savoir si le soumissionnaire était Brentwood avec l'appui des autres membres de l'équipe ou — comme c'était effectivement le cas —, la coentreprise, ne tenait pas seulement à la forme, mais également au fond. La juge indique au par. 121 de ses motifs que la raison d'être de la coentreprise était essentiellement d'arriver à un prix plus concurrentiel que celui qu'aurait pu offrir un proposant appuyé d'une équipe comme le permettait l'al. 2.8b) de la DP. La coentreprise rendait possible le partage à parts égales des risques et des bénéfices ainsi que de la gestion du projet tout en soustrayant le soumissionnaire aux limitations de la sous‑traitance prévues dans le dossier d'appel d'offres. Comme l'explique la juge, la présentation d'une proposition par une coentreprise constituait une [traduction] « inexécution importante » du contrat issu de l'appel d'offres : [traduction] « . . . en formant une coentreprise avec EAC, Brentwood pouvait proposer un prix plus concurrentiel que celui offert en réponse à la DEI, ce qui touchait à l'essence même du processus d'appel d'offres » (par. 126).
[49]La province reproche à la juge de première instance de faire primer la forme sur le fond. À mon avis, c'est plutôt à sa thèse qu'on peut imputer pareille dérive. Elle avait en main une soumission qu'elle savait provenir d'une coentreprise, elle a encouragé sa présentation et elle a pris des mesures pour masquer le fait qu'elle était formulée par une coentreprise. Elle a ainsi conféré un avantage concurrentiel à celle‑ci dans le processus d'appel d'offres, et il appert on ne peut plus clairement du dossier que l'existence de la coentreprise a été considérée comme un atout lors du processus de sélection. La province soutient néanmoins qu'il n'y a là rien d'irrégulier dans la mesure où le nom de Brentwood figurait sur la soumission, puis dans le contrat B. S'il est un argument qui fait primer la forme sur le fond, c'est bien celui‑là.
[50]Certes, la province avait obtenu un avis juridique et elle n'a pas agi à l'encontre de celui‑ci. Or, les faits établis selon la juge de première instance relativement à cet avis juridique n'appuient pas vraiment la prétention de la province. La juge relève que le conseiller juridique de la province ne disposait pas des éléments de contexte nécessaires pour déterminer si la soumission de Brentwood était admissible, il n'a jamais examiné les conditions d'admissibilité à soumissionner énoncées dans la DP et on ne lui a pas demandé de se pencher sur la question de l'admissibilité, ce qu'il n'a pas fait de son propre chef non plus. Comme le dit la juge, le conseiller juridique [traduction] « paraît avoir supposé au départ que Brentwood avait été irrévocablement retenue » (par. 70).
[51]La proposition de la coentreprise Brentwood/EAC ayant été retenue, les négociations en vue de la conclusion de l'accord de partenariat ont commencé. De l'avis de la juge de première instance, tous convenaient alors que la coentreprise n'était pas un soumissionnaire admissible, et le ministère estimait que le contrat ne pouvait être conclu avec elle. Brentwood et EAC ont signé un accord préalable modifié stipulant que, malgré la lettre d'intention du ministère adressée à Brentwood et selon laquelle la relation juridique entre les deux entreprises serait celle existant entre un entrepreneur et un sous‑traitant, le contrat serait exécuté par les deux entreprises, et les bénéfices partagés entre elles à parts égales. L'accord prévoyait aussi que la gestion des travaux relèverait d'un comité constitué d'un nombre égal de représentants des deux entreprises, que le cautionnement exigé par le propriétaire serait fourni par les deux entreprises et qu'EAC dédommagerait Brentwood de la moitié des pertes ou des coûts découlant de l'exécution des travaux. Suivant l'annexe B4 de la DP, tous les sous‑contrats devaient être joints à la proposition, mais nul contrat intervenu entre Brentwood et EAC ne l'avait été.
[52]La province ne relève aucune erreur manifeste et dominante dans ces nombreuses conclusions de fait tirées en première instance. J'estime donc qu'il nous faut trancher en tenant pour acquis, conformément à ces conclusions, que malgré les apparences, le soumissionnaire était en fait la coentreprise formée de Brentwood et d'EAC, le ministère le savait, l'existence de la coentreprise a été considérée comme un atout lors du processus d'évaluation et la présentation d'une proposition par une coentreprise a fait bénéficier Brentwood d'un avantage concurrentiel dans le processus d'appel d'offres.
[53]La prétention du ministère voulant que tout ce qui importe c'est la forme de l'accord, et non sa teneur, ne saurait tenir. Je conviens avec la juge de première instance que la proposition était en fait présentée par une coentreprise. Sa conclusion est inattaquable.
[54]Je passe maintenant au troisième argument de la province :
(iii) aucune disposition de la DP n'empêchait un proposant de conclure un accord de coentreprise; cette mesure permettait seulement à Brentwood, l'un des proposants initiaux, de demeurer en lice et d'accroître sa capacité d'exécuter les travaux.
[55]L'argument soulève la question de savoir si la coentreprise était un soumissionnaire admissible. La province prétend que c'était le cas, car selon elle, il appert de l'al. 2.8b) de la DP que chacun des soumissionnaires bénéficierait de l'appui d'une équipe, que la composition de cette équipe pouvait changer et que la province se réservait le droit d'approuver ou non la modification d'une équipe. Je ne puis adhérer à ce raisonnement.
[56]Il faut considérer l'art. 2.8 dans son ensemble et au vu de l'approbation ministérielle dont il est question précédemment. Conformément à cette approbation, l'al. 2.8a) prévoit que seuls les six proposants tenus pour admissibles à l'issue de la DEI peuvent présenter une proposition et que les propositions présentées par d'autres personnes [traduction] « ne seront pas examinées ». Suivant l'article 8, [traduction] « proposant » s'entend d'une équipe admise à répondre à la DP. L'alinéa 2.8b) — relatif aux changements substantiels — ne saurait être interprété de façon à contrecarrer les dispositions expresses de la DP et l'approbation ministérielle du processus. Considérées globalement, les dispositions relatives aux changements substantiels ne permettent pas l'adjonction d'une nouvelle entité comme celle qui a eu lieu en l'espèce. La procédure suivie dans les faits n'a pas été celle prévue dans le dossier d'appel d'offres et, n'ayant pas été approuvée par le ministre, elle n'était pas légalement autorisée.
[57]Qui plus est, à supposer même (et je ne suis pas disposé à le faire) que le passage de l'équipe Brentwood ayant répondu à la DEI à la coentreprise Brentwood/EAC qui a présenté la soumission constituait un changement substantiel pour les besoins de l'al. 2.8b), il reste que la province ne l'a jamais avalisé par écrit comme l'exigeait cette disposition. La juge du procès fait observer que la province jugeait la soumission inadmissible et que ses préposés ont occulté la véritable identité du proposant dans les documents en cause.
[58]La juge de première instance conclut également qu'il y avait une obligation contractuelle tacite d'agir de bonne foi et que la province a manqué à cette obligation en ne traitant pas tous les soumissionnaires sur un pied d'égalité du fait de la modification des conditions d'admissibilité et de l'octroi d'un avantage concurrentiel à Brentwood. Cette conclusion de la juge affermit considérablement celle qu'elle tire au sujet de l'admissibilité. Je m'abstiens de reprendre ses conclusions détaillées, mais j'en cite le résumé (par. 138) :
[traduction] Au vu de l'ensemble de la conduite [de la province], il ne fait pour moi aucun doute que celle‑ci a manqué à son obligation d'équité à l'endroit de [Tercon] lorsqu'elle a modifié les conditions d'admissibilité à l'avantage de Brentwood du point de vue concurrentiel. Au mieux, elle a fait abstraction de renseignements importants au détriment de Tercon. Au pire, elle a dissimulé le fait que le soumissionnaire retenu était une coentreprise inadmissible. Dans ces circonstances, la province ne saurait faire valoir que la formation d'une coentreprise était seulement envisagée. Elle ne peut non plus prétendre avoir ignoré l'existence de la coentreprise alors qu'elle a délibérément conçu le contrat B de façon qu'EAC en accepte les modalités dans un contrat distinct conclu avec Brentwood, réduisant ainsi le risque [pour la province] que le contrat ne puisse être opposable à EAC si les accords projetés tournaient court. [. . .] [La province] était [. . .] prête à courir le risque que les soumissionnaires non retenus la poursuivent : ce risque s'est matérialisé.
[59]Pour clore sur ce point, sa conclusion selon laquelle la soumission était en fait celle d'une coentreprise formée de Brentwood et d'EAC qui n'était pas admise à soumissionner suivant la DP n'est à mon avis entachée d'aucune erreur. L'inobservation qui en découle touche non seulement les conditions d'admissibilité énoncées dans le dossier d'appel d'offres, mais aussi l'obligation tacite d'agir équitablement vis‑à‑vis de tous les soumissionnaires.
B. La clause de non‑recours
1. Introduction
[60]Rappelons que la DP renferme une clause de non‑recours, dont voici le texte :
[traduction]
2.10 . . .
Sauf ce que prévoient expressément les présentes instructions, un proposant ne peut exercer aucun recours en indemnisation pour sa participation à la DP, ce qu'il est réputé accepter lorsqu'il présente une soumission. [Je souligne.]
[61]La juge de première instance statue que le libellé de la clause ne fait pas obstacle à l'indemnisation pour les inexécutions relevées. À son avis, la clause est équivoque et, conformément à la règle contra proferentem, elle l'interprète en faveur de Tercon. Elle opine en outre que l'inexécution reprochée à la province est fondamentale et qu'il n'est ni juste ni raisonnable de faire respecter la clause de non‑recours étant donné la nature de l'inexécution. La province fait valoir que la juge a interprété erronément la clause et qu'elle a eu tort de recourir au principe de l'inexécution fondamentale.
[62]En ce qui concerne son application aux clauses d'exonération, je crois que le temps est venu de donner le coup de grâce au principe de l'inexécution fondamentale comme le juge en chef Dickson y était enclin il y a plus de 20 ans : Hunter Engineering Co. c. Syncrude Canada Ltée, [1989] 1 R.C.S. 426, p. 462. Je souscris à la démarche analytique qui s'impose, selon mon collègue le juge Binnie, pour s'attaquer à une question touchant à l'applicabilité d'une clause d'exonération. Malheureusement, je ne puis faire mienne son interprétation de la clause litigieuse en l'espèce. À mon sens, la clause ne fait pas obstacle au recours en dommages‑intérêts de Tercon et, même si j'ai tort sur ce point, la clause est au mieux équivoque et doit être interprétée contra proferentem comme le préconise la juge de première instance. Vu ma conclusion concernant l'interprétation, je n'ai pas à appliquer les autres volets de la démarche analytique du juge Binnie.
[63]J'estime que la clause de non‑recours ne s'applique pas aux inexécutions imputées à la province. Le processus de DP mis en place par celle‑ci supposait la participation d'un nombre limité d'entreprises. La mise en concurrence avec un soumissionnaire inadmissible n'en faisait pas partie et elle était même expressément exclue. La présentation d'une proposition par une autre entreprise ne pouvait faire naître un « contrat A ». La province a donc ignoré le fondement même de sa propre DP et elle a attribué le marché à une entreprise non admise à y prendre part. C'est ce dont Tercon lui fait grief. La clause de non‑recours ne fait pas obstacle au recours de Tercon, car elle ne s'applique qu'à l'indemnisation demandée [traduction] « pour [l]a participation à la DP », et non au recours qui fait suite à la participation d'une autre entreprise, elle inadmissible. De plus, le texte de la clause ne limite pas selon moi la responsabilité de la province pour le manquement à son obligation tacite de faire preuve d'équité à l'égard des soumissionnaires. Je m'explique en exposant brièvement les principes juridiques essentiels, puis en les appliquant aux faits de l'espèce.
2. Les principes juridiques
[64]Le principe fondamental d'interprétation applicable en l'espèce veut qu'une clause contractuelle ne doive pas être considérée isolément mais en harmonie avec les autres et à la lumière de son objet et du contexte commercial dans lequel elle s'inscrit. La démarche suivie dans l'arrêt M.J.B. est éclairante. La Cour devait y interpréter une clause de réserve qui s'apparentait quelque peu à la clause de non‑recours qui nous intéresse. La clause de réserve stipulait que le marché ne serait pas nécessairement attribué au soumissionnaire le moins disant ni même attribué du tout. La question était celle de savoir si elle faisait obstacle à une action en justice pour non‑respect de la clause tacite voulant que le propriétaire n'accepte que les soumissions conformes. Pour l'interpréter, la Cour examine son libellé au vu du contrat dans son ensemble, de son objet et de son contexte commercial. Le juge Iacobucci conclut au par. 44 : « . . . la clause de réserve n'est qu'une condition du contrat A et elle doit être interprétée de façon à s'harmoniser avec le reste du dossier d'appel d'offres. Agir autrement, ce serait saper le reste de l'entente entre les parties. »
[65]De même, il faut en l'espèce examiner la clause de non‑recours de la DP à la lumière de son objet et du contexte commercial dans lequel elle s'inscrit, ainsi que de l'ensemble de ses conditions. Il faut se demander si l'exclusion de toute indemnisation pour [traduction] « [l]a participation à la DP », correctement interprétée, soustrait la province à sa responsabilité lorsqu'elle se rend coupable d'iniquité en prenant en considération la proposition d'une entreprise qui n'était pas du tout censée participer à la DP.
3. Application à la présente espèce
[66]Compte tenu du libellé de la clause dans son contexte plus général ainsi que de l'objet et du contexte commercial de la DP, j'estime que le recours échappe à la clause de non‑recours.
[67]D'abord, il convient de rappeler que pour interpréter le contrat issu de l'appel d'offres, la Cour tient dûment compte du contexte commercial particulier de la demande de propositions. Au final, le caractère fructueux du processus dépend de son intégrité et de son efficacité commerciale : voir, p. ex., les arrêts Martel, par. 88; M.J.B., par. 41, et Double N Earthmovers, par. 106. Comme l'affirment les juges Iacobucci et Major dans l'arrêt Martel, au par. 116 : « Il est [. . .] impératif que tous les soumissionnaires soient traités sur un pied d'égalité [. . .] Un soumissionnaire devrait à tout le moins être assuré que l'évaluation de sa soumission initiale ne sera pas biaisée par quelque avantage sous‑entendu dans le dossier d'appel d'offres et dont ne bénéficie qu'un seul soumissionnaire éventuel. »
[68]Ce facteur importe particulièrement dans le contexte de la passation de marchés publics. C'est pourquoi il faut non seulement protéger les intérêts des parties, mais également assurer la transparence du processus vis‑à‑vis des citoyens en général. Ce souci ressort des dispositions législatives qui régissaient le processus dans la présente affaire et dont l'objectif était d'assurer la transparence et l'équité des appels d'offres. Comme le dit le juge Orsborn (maintenant Juge en chef) dans l'arrêt Cahill (G.J.) & Co. (1979) Ltd. c. Newfoundland and Labrador (Minister of Municipal and Provincial Affairs), 2005 NLTD 129, 250 Nfld. & P.E.I.R. 145, par. 35 :
[traduction] Le propriétaire — en l'occurrence l'État — est maître du processus d'appel d'offres. Il peut déterminer les paramètres de la conformité d'une soumission et de l'admissibilité d'un soumissionnaire. Il s'en suit évidemment que lorsque le propriétaire — en l'occurrence l'État — établit les règles, il doit les respecter au moment d'évaluer les offres et d'attribuer le contrat principal.
[69]L'exigence que seules soient examinées des soumissions conformes est généralement considérée comme un élément favorisant l'intégrité et l'efficacité commerciale du processus d'appel d'offres. J'ai déjà mentionné que cette exigence est souvent inférée parce que, pour reprendre les propos de la Cour dans l'arrêt M.J.B., il est déraisonnable qu'un soumissionnaire doive se conformer au processus d'appel d'offres si le propriétaire peut le contourner en acceptant une soumission non conforme. J'ajoute qu'il est encore moins concevable qu'un soumissionnaire admissible prenne part à une DP si la province peut échapper à toute responsabilité malgré l'inobservation d'une condition expresse relative à l'admissibilité à soumissionner, une condition qui formait l'assise de la DP en entier et qui bénéficiait de l'approbation ministérielle requise par la loi.
[70]La limitation du nombre de soumissionnaires admissibles constituait l'assise de la DP, et l'entreprise admise à soumissionner malgré cette restriction se voyait conférer un avantage concurrentiel considérable. À mon sens, l'intégrité et l'efficacité commerciale du processus d'appel d'offres commandent donc une interprétation qui permet une application de la clause de non‑recours compatible avec la limitation du nombre de soumissionnaires admissibles, laquelle formait l'assise même de la DP.
[71]Il en va de même de l'obligation tacite d'équité. Comme le disent les juges Iacobucci et Major au nom de la Cour dans l'arrêt Martel, « [l]'existence présumée d'une obligation de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d'égalité est compatible avec l'objectif de protéger et de promouvoir l'intégrité du mécanisme d'appel d'offres » (par. 88). J'estime que seul un libellé clair peut écarter la responsabilité consécutive au non‑respect d'une exigence aussi fondamentale applicable au processus d'appel d'offres, spécialement lorsqu'il s'agit de passer un marché public.
[72]La juste interprétation de la clause de non‑recours doit aussi s'appuyer sur le cadre législatif examiné précédemment. L'admissibilité restreinte constituait un élément essentiel de l'autre processus approuvé par le ministre. Il est donc peu probable que les parties aient vraiment voulu, en stipulant la clause de non‑recours, supprimer un aspect essentiel de ce processus. La clause ne fait évidemment obstacle qu'aux demandes d'indemnisation. Cependant, il demeure peu probable que l'examen et l'acceptation d'une soumission inadmissible confèrent un autre recours efficace, sans compter que l'exclusion de l'indemnisation du préjudice causé par un tel manquement supprime en fait toute la raison d'être du processus d'approbation ministérielle. Quel que soit le recours possible en droit administratif, il est peu probable qu'il permette d'obtenir réparation pour l'octroi d'un marché à un soumissionnaire inadmissible. La province ne plaide pas qu'une injonction aurait pu être obtenue et, de toute manière, je peux concevoir de nombreuses difficultés d'ordre pratique qui justifient de ne pas s'attarder davantage à cette avenue possible.
[73]La province insiste sur l'expérience commerciale de Tercon. Elle soutient en fait que l'entreprise a convenu de la clause de non‑recours et qu'elle doit en accepter les conséquences. L'argument comporte toutefois deux failles. Il préjuge du règlement par la Cour de la véritable question en litige : quelle est la portée de la clause de non‑recours? Les conséquences résultant de l'adhésion à cette clause dépendent de son interprétation. En outre, la province passe sous silence sa propre expérience commerciale et le fait que des parties rompues aux usages commerciaux peuvent rédiger des clauses très claires de non‑recours ou de responsabilité limitée lorsqu'elles entendent le faire. Ce n'est manifestement pas le cas de la curieuse clause que la province a insérée dans sa DP. À titre d'exemple, la clause de responsabilité limitée visée dans l'arrêt Hunter disposait que « [n]onobstant toute autre disposition du présent contrat ou toute disposition législative applicable, ni le vendeur ni l'acheteur n'est tenu de verser à l'autre des dommages‑intérêts spéciaux ni des dommages‑intérêts pour un préjudice indirect ou encore pour la perte d'usage résultant directement ou indirectement d'une inexécution, fondamentale ou autre, du présent contrat » (p. 450). La Cour a jugé ce texte clair et non équivoque. Dans l'affaire Guarantee Co. of North America c. Gordon Capital Corp., [1999] 3 R.C.S. 423, la clause en litige prévoyait que des procédures judiciaires en vue de l'indemnisation de « tout sinistre visé aux présentes ne doivent pas être engagées [. . .] après l'expiration d'un délai de 24 mois suivant la découverte du sinistre » (par. 5). Là encore, la Cour conclut à la clarté du libellé. Dans l'arrêt Fraser Jewellers (1982) Ltd. c. Dominion Electric Protection Co. (1997), 34 O.R. (3d) 1, la Cour d'appel de l'Ontario conclut également au caractère non équivoque de la clause de responsabilité limitée, qui disposait notamment que si la défenderesse [traduction] « était tenue responsable d'un préjudice consécutif à une défaillance du service ou du matériel, quelle qu'elle soit, elle n'était tenue de verser que la totalité des frais de service annuels ou 10 000 $, selon le moindre des deux montants, à titre d'indemnité convenue, et non de pénalité, à l'exclusion de toute autre réparation » (p. 4). Ces exemples et bien d'autres que l'on pourrait citer montrent que des parties expérimentées sont en mesure de rédiger des clauses de responsabilité limitée ou de non‑recours à la fois claires et exhaustives.
[74]Passons maintenant au texte de la clause insérée au contrat par la province. Il vise les demandes d'indemnisation d'un préjudice découlant de la [traduction] « participation à la DP ». Rappelons que l'une des assises de la DP était la limitation du nombre d'entreprises admises à y prendre part. Il faut donc interpréter ce texte au regard de cette limitation. Tant l'approbation ministérielle que le texte de la DP elle‑même sont clairs : seuls les six proposants s'étant rendus admissibles en répondant à la DEI pouvaient soumissionner, et aucune proposition d'une autre personne ne serait examinée. La participation à un concours ouvert aux seules personnes admises à y prendre part était donc au cur de la « participation à la DP ». Un processus ouvert à d'autres entreprises — ce qui était le cas du processus suivi dans les faits selon la juge de première instance — ne saurait s'entendre de « la DP », et le fait d'y prendre part ne saurait véritablement être considéré comme une « participation à la DP ».
[75]La province nous exhorte à conclure que l'énoncé écartant toute indemnisation « pour [l]a participation à la DP » signifie qu'il ne saurait y avoir d'indemnisation d'un préjudice résultant de la [traduction] « présent[ation d']une soumission », ce qui pourtant serait incompatible avec le texte de la clause dans son ensemble. Il y est d'ailleurs stipulé à la toute fin que le proposant [traduction] « est réputé accepter [qu'il ne peut exercer aucun recours en indemnisation] lorsqu'il présente une soumission ». Si la « participation à la DP » et la « présent[ation d']une soumission » devaient s'entendre de la même chose, on s'expliquerait difficilement que des termes différents soient employés dans la même clause brève pour exprimer la même idée. L'aval donné par le ministre à la limitation du nombre de participants étaye l'interprétation habituelle voulant que l'emploi des termes différents visait délibérément à ne pas écarter l'indemnisation en cas d'inobservation de cette exigence fondamentale liée à l'admissibilité.
[76]Pareille interprétation de la clause de non‑recours ne la prive pas de sens, mais assure sa compatibilité avec les autres clauses de la DP. Un parallèle peut être établi entre la présente espèce et l'affaire M.J.B., où la Cour conclut à la compatibilité de la clause de réserve avec la condition tacite que seule une soumission conforme puisse être acceptée. Il y a également compatibilité en l'espèce entre les conditions d'admissibilité de la DP et la clause de non‑recours. Toute action intentée pour quelque manquement aux dispositions de la DP n'échappe pas à l'application de la clause de non‑recours. Ce n'est que lorsque le non‑respect du processus de DP par la province est tel que la démarche suivie est totalement étrangère à ce processus qu'on ne peut conclure que les parties ont voulu l'application de la clause de non‑recours. Ce qui importe en l'occurrence selon moi c'est que la DP, au vu de sa conception, de ses dispositions expresses et de son approbation légale, avait pour assise l'admissibilité des seuls six proposants ayant répondu à la DEI. La mise en concurrence avec des tiers n'était pas envisagée et elle ne faisait pas partie du processus; en fait, la DP l'excluait expressément. En bref, l'admissibilité des seuls proposants qui avaient répondu à la DEI était l'assise même la DP. Comme le dit la juge de première instance, l'acceptation de la proposition d'un soumissionnaire inadmissible [traduction] « sape l'assise du processus » établi par la DP : par. 146. La clause écartant toute indemnisation pour la participation à la DP ne saurait soustraire une partie à la responsabilité découlant d'une telle atteinte.
[77]Une autre disposition de la DP valide cette interprétation. Comme je le signale précédemment, à la clause 2.9, la province se réserve le droit d'annuler unilatéralement la DP et celui de proposer la tenue d'un nouvel appel d'offres ouvert à d'autres soumissionnaires. Si la clause de non‑recours avait une portée suffisamment large pour écarter la responsabilité résultant de l'acceptation de propositions présentées par des soumissionnaires non admissibles, point n'aurait été besoin de prévoir cette faculté de mettre fin à la DP et d'en lancer une nouvelle en élargissant le cercle des soumissionnaires éventuels. Il est aussi révélateur que la province ne se soit pas réservé le droit d'accepter la proposition d'un soumissionnaire inadmissible ou de modifier de son seul chef les règles d'admissibilité. La DP prévoit expressément l'exact contraire. À mon sens, rien de tout cela n'appuie la thèse que la clause de non‑recours devrait être interprétée de façon à la rendre applicable au comportement de la province en l'espèce.
[78]Selon moi, conclure le contraire va à l'encontre du texte de la clause interprété eu égard au contexte de la DP dans son ensemble et à la lumière de l'objet et du contexte commercial de celle‑ci. En somme, je ne peux faire droit à la prétention selon laquelle, en écartant toute indemnité pour la participation à la DP, les parties ont pu vouloir faire obstacle à tout recours en dommages‑intérêts intenté pour l'iniquité dont aurait pu faire preuve la province en permettant à une entreprise de participer à un processus auquel elle n'était pas admise à prendre part. Je ne peux conclure que la clause visait à supprimer les conditions d'admissibilité de la DP, à priver de sa raison d'être l'approbation ministérielle du nouveau processus exigée par la loi, dont les conditions d'admissibilité en question formaient un élément clé, non plus qu'à permettre à la province d'échapper à toute responsabilité après avoir appliqué des critères d'admissibilité différents défavorisant des soumissionnaires sur le plan concurrentiel et pris des mesures pour dissimuler cette réalité. Je ne puis non plus arriver à la conclusion que les parties ont voulu, en employant le libellé de la clause de non‑recours, exclure toute indemnité pour le préjudice infligé par un comportement comme celui reproché à la province en l'espèce, un comportement qui porte directement atteinte à l'intégrité de l'appel d'offres lancé et à son efficacité commerciale.
[79]Si toutefois j'avais tort d'interpréter la clause comme je le fais, je statuerais, à l'instar de la juge de première instance, que son texte est pour le moins équivoque. Si, comme le prétend la province, l'énoncé [traduction] « participation à la DP » pouvait raisonnablement s'entendre de la « présent[ation d']une proposition », il pourrait aussi bien équivaloir au fait de « se mesurer aux autres participants admissibles ». Toute ambiguïté dans le cadre du contrat commande que la clause soit interprétée au détriment de la province et en faveur de Tercon suivant la règle contra proferentem : voir, p. ex., Hillis Oil and Sales Ltd. c. Wynn's Canada, Ltd., [1986] 1 R.C.S. 57, p. 68‑69. Dès lors, la clause ne ferait pas obstacle au recours en dommages‑intérêts de Tercon.
V. Dispositif
[80]Je conclus que la juge de première instance n'a pas commis d'erreur en statuant que la province n'avait pas respecté le contrat issu de l'appel d'offres et que la clause de non‑recours figurant dans ce contrat ne faisait pas obstacle à l'action en dommages‑intérêts intentée par Tercon pour cette inexécution. Je suis donc d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler l'ordonnance de la Cour d'appel et de rétablir le jugement de première instance. Les parties ayant réglé entre elles la question des dépens, il n'est donc pas nécessaire de rendre d'ordonnance à ce sujet.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Abella et Rothstein rendus par
[81]Le juge Binnie (dissident) — Le présent pourvoi soulève une question de droit importante, celle de savoir si le tribunal peut refuser à la partie coupable d'inexécution — et dans l'affirmative, à quelles conditions — le bénéfice d'une clause d'exonération de la responsabilité à laquelle a consenti l'autre partie alors qu'elle n'était frappée d'aucune inaptitude. Les tribunaux appelés à se prononcer en la matière s'en sont traditionnellement remis au principe de l'inexécution fondamentale, un principe auquel le juge en chef Dickson proposait d'asséner le coup de grâce il y a 21 ans dans l'arrêt Hunter Engineering Co. c. Syncrude Canada Ltée, [1989] 1 R.C.S. 426, p. 462.
[82]Nous devrions saisir l'occasion qui nous est à nouveau donnée d'éliminer le jargon associé à l'« inexécution fondamentale ». Qualifier l'inexécution contractuelle de « fondamentale », « monumentale » ou « phénoménale » n'est pas spécialement utile. En fait, le tribunal n'a pas le pouvoir discrétionnaire de refuser de faire respecter une clause de non‑recours valide et applicable, sauf lorsque le demandeur (en l'espèce, l'appelante Tercon) fait valoir une considération d'ordre public prépondérante qui l'emporte sur l'intérêt public lié à la liberté de contracter et qui fait obstacle à ce qui, autrement, constitueraient les droits contractuels des parties. Tercon invoque l'intérêt public lié à la transparence et à l'intégrité du processus gouvernemental d'appel d'offres (visant en l'occurrence la construction d'une route), mais à mon sens, même s'il s'agit d'une condition importante, son inobservation n'a pas rendu inapplicable les clauses du contrat auxquelles Tercon avait consenti. La clause de non‑recours n'a rien d'intrinsèquement déraisonnable. Tercon est une grande entreprise dotée d'une vaste expérience. Contrairement à mon collègue le juge Cromwell, j'estime que même s'il n'a pas respecté ses obligations contractuelles, le ministère intimé bénéficie de la clause de non‑recours. Il n'y a donc pas de raison de ne pas faire respecter celle‑ci. Je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
I. Survol
[83]Le contrat avait pour objet la construction d'une route au coût de 35 millions de dollars dans la vallée isolée de la Nass, en Colombie‑Britannique (le « projet Kincolith »). Le ministère intimé a accepté de Brentwood Enterprises Ltd. une soumission qui n'était pas conforme aux conditions de son appel d'offres. Écartée à l'étape ultime du processus, Tercon a réclamé une indemnité équivalant au profit escompté advenant l'obtention du contrat.
[84]Tercon a allégué que même si la soumission retenue avait été présentée au nom de Brentwood, ce soumissionnaire admissible entendait en fait exécuter les travaux en coentreprise avec un soumissionnaire inadmissible, Emil Anderson Construction Co. (« EAC »), au su et avec l'appui du ministère. La juge de première instance lui a donné raison. Le ministère intimé a invoqué divers moyens de défense, dont le fait que Brentwood seule était signataire du contrat intervenu. Ce moyen a été rejeté par les juridictions inférieures. Devant notre Cour, le ministère fait valoir comme moyen de fond qu'en dépit de l'inobservation des règles de l'appel d'offres, il peut se prévaloir de la clause de non‑recours en indemnisation que prévoit clairement la demande de propositions (« DP »). Une clause stipule en effet qu'[traduction] « un proposant ne peut exercer aucun recours en indemnisation pour sa participation à la DP, ce qu'il est réputé accepter lorsqu'il présente une soumission » (clause 2.10 de la DP).
[85]S'opposent donc en l'espèce des considérations d'ordre public privilégiant un appel d'offres équitable, ouvert et transparent et la liberté de personnes compétentes et expérimentées de définir leurs liens contractuels dans un contexte commercial. Je conviens avec Tercon que, dans le secteur de la construction, il est dans l'intérêt public que les appels d'offres se déroulent de manière ordonnée et équitable. Mais il est également dans l'intérêt public que des personnes rompues aux usages d'un domaine conservent la faculté d'organiser leurs propres affaires. Vu les faits de la présente espèce, la Cour ne devrait pas reformuler les conditions arrêtées par les parties ni refuser de leur donner effet.
[86]Je conviens avec les juridictions inférieures que le ministère intimé n'a pas respecté les conditions de sa propre DP en accordant le marché à Brentwood alors qu'il savait que les travaux seraient exécutés en coentreprise avec EAC. L'adjonction de cet autre entrepreneur à la taille et aux moyens financiers plus grands que ceux de Brentwood a opposé à Tercon un concurrent plus puissant que Brentwood seule. Toutefois, je conviens aussi avec la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique que la clause de non‑recours en indemnisation est claire et non équivoque et qu'aucune règle de droit ou autre fondement juridique ne nous permet de passer outre à la liberté des parties de convenir (ou non) de cette condition ni de soustraire Tercon à son application en l'espèce.
II. Le processus d'appel d'offres
[87]Depuis près de trois décennies, le modèle du contrat A et du contrat B appliqué pour la première fois dans l'arrêt La Reine du chef de l'Ontario c. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 111, prédomine dans le droit applicable en matière d'appel d'offres. Suivant l'analyse du juge Estey dans cet arrêt, le processus défini par les conditions de l'appel d'offres peut faire naître des relations contractuelles (« contrat A ») antérieures au marché projeté (« contrat B ») et tout à fait indépendantes de celui‑ci. Le non‑respect du contrat A, dépendant de sa teneur, peut donner ouverture à un recours contractuel pour inexécution même si le contrat B ne voit pas le jour et même si, comme en l'espèce, il est octroyé à un concurrent. Cette construction juridique permet au soumissionnaire non retenu d'exercer un recours contractuel contre le propriétaire qui ne respecte pas les règles de l'appel d'offres qu'il a lui‑même établies. Cependant, l'existence du contrat A relève de l'interprétation, elle n'est pas dictée par une règle de droit.
[88]Dans l'arrêt Ron Engineering, le juge Estey conclut que suivant son interprétation du contrat, le gouvernement de l'Ontario pouvait conserver le cautionnement de soumission de 150 000 $ même s'il avait appris un peu plus d'une heure après l'ouverture des soumissions que Ron Engineering avait commis une erreur de 750 058 $ dans le calcul du montant offert et qu'elle souhaitait retirer sa soumission. Le juge Estey dit :
On n'a pas demandé à l'entrepreneur de signer un contrat qui différait en quoi que ce soit de sa soumission, mais simplement de signer un contrat conforme aux instructions adressées aux soumissionnaires et à sa propre soumission. [p. 127]
Autrement dit, les parties ne pouvaient revenir sur le marché conclu, aussi draconien que cela ait pu paraître à Ron Engineering. La Cour n'était pas disposée à substituer des conditions « justes et raisonnables » à celles dont les parties avaient convenu.
[89]Dans l'arrêt M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619, le contrat A renfermait une clause « de réserve » portant que le propriétaire n'était tenu d'accepter ni la soumission la plus basse ni aucune soumission. Invoquant l'intention présumée des parties, la Cour infère du contrat, malgré la clause de réserve, l'obligation tacite du propriétaire de n'accepter qu'une soumission conforme. Le propriétaire n'était pas tenu d'accepter la soumission conforme la plus basse, mais suivant son interprétation, la clause de réserve ne « réservait » pas au propriétaire le droit d'accepter une soumission non conforme. L'arrêt M.J.B. ne tranche pas la question soulevée dans le présent pourvoi, car même s'il y avait eu inexécution du contrat A, aucune clause n'avait pour objet d'écarter l'obligation du propriétaire de verser une indemnité en cas de non‑respect du contrat A.
[90]Dans l'arrêt Naylor Group Inc. c. Ellis‑Don Construction Ltd., 2001 CSC 58, [2001] 2 R.C.S. 943, la Cour donne effet aux règles régissant le système de soumissions au détriment d'un entrepreneur dont la soumission se fondait sur ce qui s'est révélé être une mauvaise interprétation de l'obligation de négocier collectivement avec la Fraternité internationale des ouvriers en électricité. La Cour y confirme que « [l]'existence et le contenu du contrat A dépendent des faits de chaque affaire » (par. 36). Ellis‑Don tentait d'échapper à ses obligations contractuelles en invoquant une décision de la Commission des relations de travail — rendue après le dépôt de sa soumission — qui reconnaissait contre toutes attentes les droits de négociation collective du syndicat. La Cour statue que le contrat A ne prévoyait aucune mesure réparatrice en pareil cas et elle n'en accorde aucune, même si le résultat se révèle coûteux pour Ellis‑Don.
[91]Dans l'arrêt Martel Building Ltd. c. Canada, 2000 CSC 60, [2000] 2 R.C.S. 860, s'appuyant sur l'arrêt M.J.B., la Cour conclut que le contrat A obligeait tacitement le propriétaire à évaluer les soumissions de façon équitable et uniforme. Mais au vu des faits, elle rejette la prétention du soumissionnaire éconduit selon laquelle il n'avait pas été traité avec équité.
[92]Enfin, dans l'affaire Double N Earthmovers Ltd. c. Edmonton (Ville), 2007 CSC 3, [2007] 1 R.C.S. 116, à l'issue d'un appel d'offres pour la fourniture de machinerie lourde devant servir au déplacement des déchets dans une décharge, un soumissionnaire non retenu prétendait que la ville d'Edmonton avait contrevenu au contrat A en acceptant une soumission non conforme pour ce qui était de l'année de fabrication des machines. La Cour refuse de conclure à l'obligation tacite du propriétaire « de vérifier si les soumissionnaires respecteront vraiment les engagements qu'ils ont pris dans leur soumission » (par. 50). Les juges majoritaires reconnaissent que le propriétaire est tenu de traiter tous les soumissionnaires « équitablement et sur un pied d'égalité », mais ils estiment néanmoins que « [l]e meilleur moyen pour le propriétaire de s'assurer que toutes les soumissions sont traitées de façon équitable est de les évaluer d'après leur contenu réel et non en fonction des renseignements révélés ultérieurement » (par. 52). Ainsi, il est donné effet à leur interprétation des conditions expresses du contrat A malgré l'allégation de duplicité formulée par Double N Earthmovers contre le propriétaire.
[93]Dans l'ensemble, bien que l'arrêt Ron Engineering et ceux rendus dans sa foulée préconisent un processus d'appel d'offres équitable et transparent, l'assise du contrat A demeure l'intention présumée (et parfois inférée) des parties, et non quelque règle de droit abstraite imposée par un tiers. Ce n'est qu'en de rares circonstances que le tribunal relèvera une partie de ses engagements.
[94]Dans l'arrêt M.J.B., la Cour souligne que, pour les conditions implicites, l'accent est mis sur « l'intention des parties elles‑mêmes » (par. 29). Le tribunal appelé à statuer sur l'existence alléguée d'une condition implicite « doit se garder de chercher à déterminer l'intention de parties raisonnables » (souligné dans l'original). Ainsi, « en présence d'une preuve d'intention contraire de la part de l'une ou l'autre des parties, l'on ne peut conclure à l'existence d'une condition implicite sur ce fondement ».
[95]Tercon est une grande entreprise expérimentée et, comme le fait observer le juge Donald de la Cour d'appel, elle [traduction] « a déjà obtenu des dommages‑intérêts du [ministère] dans une autre affaire d'irrégularité du processus d'appel d'offres » (2007 BCCA 592, 73 B.C.L.R. (4th) 201, par. 15). Voir Tercon Contractors Ltd. c. British Columbia (1993), 9 C.L.R. (2d) 197 (C.S.C.‑B.), conf. par [1994] B.C.J. No. 2658 (QL) (C.A.). Tercon aurait donc été plus consciente que la plupart des autres entreprises du risque que posait la clause de non‑recours en indemnisation. Elle a néanmoins décidé de participer au processus aux conditions proposées par le ministère.
III. Demande de Tercon visant à la soustraire à l'application de la clause de non‑recours à laquelle elle a consenti
[96] Dans ces circonstances, il faut premièrement se demander si un élément législatif ou un argument juridique valable s'oppose à la liberté des parties d'exclure dans leur contrat l'obligation qu'aurait le ministère de verser une indemnité en cas d'inexécution du contrat A. S'il n'y en a pas, il convient deuxièmement de déterminer si, au vu des faits de l'espèce, il existe un autre obstacle à l'application de la clause de non‑recours. Pour le premier volet, Tercon invoque la Ministry of Transportation and Highways Act, R.S.B.C. 1996, ch. 311 (« Loi sur les transports » ou « Loi »), pour le second, le principe de l'inexécution fondamentale.
A. L'argument de nature législative
[97] L'article 4 de la Loi sur les transports dispose qu'avant d'accorder un contrat de voirie, [traduction] « le ministre lance l'appel d'offres de manière à informer raisonnablement le public de sa tenue », sauf dans certains cas, notamment lorsque [traduction] « c) le ministre estime qu'un autre processus d'adjudication de marché permettra la réalisation des travaux à un coût concurrentiel ». En l'espèce, le ministre a approuvé un « autre processus ». La raison en est — comme le signale le juge Cromwell — que le ministère prévoyait initialement qu'un seul entrepreneur se chargerait de la conception et de la construction de la route moyennant un prix fixe. Il a lancé une demande d'expression d'intérêt (« DEI ») et reçu six réponses, dont celles de Tercon et de Brentwood. Estimant que les travaux ne se prêtaient pas au modèle « conception‑construction », EAC n'a pas manifesté son intérêt.
[98] Après réflexion, le ministère a renoncé à ce modèle. Il a décidé de concevoir lui‑même la route et de ne passer un marché que pour sa construction, comme l'avait préconisé EAC. Cette dernière ne pouvait cependant pas soumissionner même si le ministère s'était rangé à son avis sur les modalités qu'il convenait d'établir pour l'appel d'offres. Le ministère a réservé la participation au nouveau processus aux six entrepreneurs ayant initialement répondu à la DEI, qu'il avait tous jugés aptes à exécuter les travaux. Il devait toutefois obtenir du ministre l'approbation visée à l'art. 4, et il l'a obtenue.
[99] Lors de l'audition du pourvoi, la question s'est posée de savoir si le ministre avait effectivement approuvé un « autre processus » qui non seulement tenait pour admissibles les six participants à la DEI (conférant ainsi un avantage à Tercon et aux cinq autres entreprises), mais renfermait également une clause « écartant tout recours » en indemnisation d'un préjudice découlant du non‑respect de ses conditions (assurément perçue comme un élément défavorable). Dans son mémoire, le ministère soutient ce qui suit :
[traduction] Dans la présente affaire, le ministre a approuvé un autre processus [en application du par. 4(2) de la Transportation Act de la Colombie‑Britannique]. Ce processus était énoncé dans les instructions aux proposants, qui comprenaient la clause « écartant tout recours ». Avalisé par le ministre, l'ensemble des conditions (dont la clause « écartant tout recours ») était conforme à l'article 4 de la Transportation Act. [par. 70]
[100] Tercon a soutenu à l'audience que le contrat A ne pouvait légalement comprendre la clause de non‑recours, car
[traduction] [l]a raison d'être de la [Transportation Act] est de rendre le ministre responsable de ses actes, de protéger la foi dans l'intégrité du processus d'appel d'offres. C'est pourquoi le ministre doit engager sa responsabilité en cas d'inexécution du contrat A lorsqu'il considère puis accepte la proposition d'une coentreprise . . .
. . .
MADAME LA JUGE ABELLA : Puis‑je seulement vous poser une question? Allez‑vous jusqu'à prétendre, Maître, qu'il ne peut jamais y avoir de clause « écartant tout recours », qu'un gouvernement ne peut jamais stipuler une telle clause?
MAÎTRE McLEAN : Oui. Sous le régime de cette loi, à cause de sa raison d'être. [Transcription, p. 27]
[101] Certes la Loi favorise « l'intégrité du processus d'appel d'offres », mais aucune de ses dispositions n'empêche les parties de faire figurer dans leur accord commercial une clause écartant toute indemnisation ni ne peut vraisemblablement être interprétée comme ayant cet effet.
[102] Dans l'arrêt Hunter, le juge en chef Dickson fait observer que dans le contexte ordinaire du commerce, « les clauses de limitation ou d'exclusion de responsabilité sont négociées dans le cadre de l'ensemble du contrat. Comme elles le font pour les autres conditions du contrat, les parties négocient les conséquences de l'exécution insuffisante » (p. 461). De plus, Hall fait remarquer que [traduction] « [b]on nombre de raisons valables justifient les parties contractantes de recourir à une clause exonératrice, le plus souvent pour répartir le risque » (G. R. Hall, Canadian Contractual Interpretation Law (2007), p. 243). Tercon est une entreprise avertie et expérimentée, et si elle a jugé commercialement opportun de présenter une soumission malgré la clause de non‑recours en indemnisation, c'était sa décision. La « raison d'être de la Loi » ne faisait aucunement obstacle à la convention des parties sur ce point.
[103] Tercon prétend aujourd'hui devant nous que, dans les faits, lorsqu'il a approuvé la DP, le ministre n'a pas approuvé la clause de non‑recours comme telle, si bien que le contrat était en quelque sorte ultra vires du pouvoir du ministère. Or, cette thèse n'a été ni formulée devant les tribunaux inférieurs ni examinée par eux. Le détail du processus d'approbation ministérielle n'a pas été mis en preuve. Il n'est pas du tout évident que l'art. 4 exigeait du ministre qu'il approuve les conditions précises de la DP. Il s'agit d'un point de droit administratif que Tercon aurait dû soulever, si elle le souhaitait, à l'interrogatoire préalable ou lors de la présentation de la preuve au procès. La preuve ne nous a pas incités à explorer la question, et il est désormais trop tard pour que Tercon s'engage dans cette voie. Je poursuis donc l'analyse en tenant pour acquis que la clause de non‑recours ne dérogeait pas aux exigences légales.
B. La notion d'inexécution fondamentale
[104] La juge de première instance s'est penchée sur l'applicabilité de cette notion. Tercon soutenait qu'en raison de l'inexécution fondamentale dont il s'était rendu coupable, le ministère n'avait plus droit à la protection découlant de la clause de non‑recours en indemnisation.
[105] Hunter est l'arrêt de principe en la matière. Une clause d'exonération de la responsabilité y était également en cause. Les appelantes Hunter Engineering et Allis‑Chalmers Canada Ltd. fournissaient des boîtes d'engrenage pour les convoyeurs à courroie utilisés par Syncrude pour l'exploitation de sables bitumineux dans le nord de l'Alberta. Le matériel s'est révélé défectueux. L'objet du litige était une clause générale d'exclusion de la garantie limitant le délai de poursuite et plafonnant au prix unitaire du produit défectueux le montant de l'indemnité qu'Allis‑Chalmers pouvait être tenue de verser. Le juge en chef Dickson conclut que « [c]ompte tenu des dispositions du contrat, Allis‑Chalmers ne peut être tenue responsable qu'aux termes du principe de l'inexécution fondamentale » (p. 451).
[106] Ce principe de droit datant des années 1950 était en grande partie attribuable à lord Denning (voir, p. ex., Karsales (Harrow) Ltd. c. Wallis, [1956] 1 W.L.R. 936 (C.A.)). Il devait s'appliquer indépendamment de l'intention des parties lorsque le défendeur avait à ce point manqué à ses obligations contractuelles qu'il avait privé le demandeur de la quasi‑totalité du bénéfice censé découler du contrat. Ainsi, le cocontractant innocent était dès lors relevé de ses obligations, et le défendeur pouvait en outre être tenu responsable des conséquences de son inexécution « fondamentale » même si les parties avaient clairement et expressément écarté toute responsabilité. Voir de façon générale S. M. Waddams, The Law of Contracts (5e éd. 2005), par. 478; J. D. McCamus, The Law of Contracts (2005), p. 765 et suiv.
[107] Dans l'arrêt Hunter, les cinq juges de la Cour s'entendent sur l'issue du pourvoi et donnent effet à la clause d'exclusion. Le juge en chef Dickson et la juge Wilson font tous deux ressortir qu'une telle clause n'est pas intrinsèquement déraisonnable et qu'il faut la faire respecter sauf motif impérieux de ne pas donner effet au libellé employé par les parties. Certaines divergences d'opinions apparaissent ensuite.
[108] Le juge en chef Dickson (avec l'accord du juge La Forest) fait remarquer que le principe de l'inexécution fondamentale a « engendré un grand nombre de difficultés » (p. 460), la plus évidente tenant à la détermination du caractère fondamental de l'inexécution. Les parties devaient en effet se livrer à des « jeux de caractérisation » (p. 460) qui détournaient leur attention de la question véritable, celle de savoir ce dont elles avaient elles‑mêmes voulu convenir. Il est donc d'avis de « donner le coup de grâce » au principe, les situations où il est invoqué pouvant être réglées plus directement et plus efficacement sous l'angle de l'« iniquité » considérée au moment de la formation du contrat :
Il est préférable d'interpréter les conditions du contrat dans le but de déterminer exactement ce que les parties ont convenu. Si d'après son interprétation juste, le contrat écarte la responsabilité pour le genre d'inexécution qui s'est produit, la partie fautive sera généralement soustraite à la responsabilité. Ce n'est que lorsque le contrat est inique, comme cela pourrait se produire dans le cas où il y a inégalité de pouvoir de négociation entre les parties, que les tribunaux devraient modifier les conventions que les parties ont formées librement. [p. 462]
Le juge en chef Dickson explique que « [l]es tribunaux n'appliquent pas aveuglément les conventions draconiennes ou iniques » (p. 462), mais qu'« il y a beaucoup à gagner à aborder directement la question de la protection des plus faibles contre l'exploitation des plus forts, plutôt que de s'en remettre au principe juridique artificiel de l'"inexécution fondamentale" » (p. 462). Faire respecter une clause de non‑recours en pareil cas pourrait porter atteinte à l'intégrité de l'appareil judiciaire. Sous ce rapport, ce serait contraire à l'ordre public. Toutefois, une clause de non‑recours valide sera appliquée conformément à son libellé.
[109] La juge Wilson (avec l'appui de la juge L'Heureux‑Dubé) exprime son désaccord, opinant que les tribunaux doivent continuer d'exercer un certain pouvoir discrétionnaire et refuser d'appliquer une clause d'exclusion en cas d'inexécution fondamentale lorsque le principe de l'iniquité préalable à l'inexécution (privilégié par le juge en chef Dickson) ne s'applique pas. Elle s'oppose surtout à ce que l'examen judiciaire d'une clause d'exonération se fasse au regard d'une norme générale de raisonnabilité : « . . . les tribunaux [. . .] sont fort mal placés pour déterminer le caractère juste ou raisonnable de dispositions contractuelles négociées par les parties » (p. 508). Elle préconise plutôt une démarche a posteriori fondée sur la common law visant à établir « un équilibre entre ce qui est manifestement souhaitable, c'est‑à‑dire permettre aux parties de conclure leurs propres contrats [. . .] et ce qui est manifestement peu souhaitable, c'est‑à‑dire recourir aux tribunaux pour faire respecter des contrats en faveur de parties qui elles‑mêmes refusent catégoriquement de les exécuter » (p. 510).
[110] La juge Wilson propose un double critère dont le premier volet consiste à déterminer l'existence d'une inexécution fondamentale, à savoir une situation « où le fondement même du contrat a été miné, c'est‑à‑dire lorsque l'objet même du contrat n'a pas été réalisé » (p. 500). Le tribunal qui conclut à l'existence d'une inexécution fondamentale n'écarte pas automatiquement la clause d'exclusion, mais il poursuit son examen pour déterminer si l'auteur de l'inexécution fondamentale devrait, compte tenu des circonstances de celle‑ci, échapper à sa responsabilité :
Il n'y a aucune règle de droit absolue qui dit que les clauses d'exclusion sont automatiquement frappées d'invalidité en cas d'inexécution fondamentale. Il faut leur donner une interprétation naturelle et juste afin de pouvoir saisir et apprécier parfaitement le sens et l'effet de la clause d'exclusion sur laquelle les parties se sont accordées au moment de la passation du contrat. J'estime toutefois qu'après avoir déterminé l'intention qu'avaient les parties au moment où elles ont conclu le contrat, la cour doit encore décider si elle appliquera ce contrat dans le contexte d'événements subséquents tels qu'une inexécution fondamentale de la part de la partie qui s'adresse aux tribunaux pour le faire respecter. [. . .] [L]a question qui se pose est essentiellement celle de savoir si, suite aux faits survenus, la cour devrait prêter son concours à A pour obliger B à respecter cette clause. [Je souligne; p. 510‑511.]
[111] La juge Wilson rappelle qu'« en règle générale », les tribunaux doivent faire respecter la clause d'exclusion même en cas d'inexécution fondamentale (p. 515), sous réserve de leur pouvoir résiduel d'écarter son application :
Il se peut que [dans Photo Production Ltd. c. Securicor Transport Ltd., [1980] A.C. 827 (H.L.)] lord Wilberforce ait raison d'affirmer qu'on devrait laisser des parties ayant négocié à armes égales vivre avec leurs contrats, quels que soient les événements subséquents. Je crois cependant qu'il y a un certain intérêt à ce que les tribunaux soient revêtus d'un pouvoir résiduel de refuser pour des motifs de principe de prêter leur concours à une partie, lorsque cela est indiqué. [Je souligne; p. 517.]
La juge Wilson précise qu'il sera rarement indiqué d'écarter une clause d'exclusion. Elle ajoute qu'une telle clause peut très bien avoir été acceptée en pleine connaissance de cause par une partie qui « tenait beaucoup à [. . .] avoir » le contrat (p. 509). Elle ne précise toutefois pas les circonstances dans lesquelles il conviendrait de l'écarter, car dans Hunter, elle ne voit pas de raisons d'empêcher la défenderesse Allis‑Chalmers de bénéficier de son application.
[112] Dans un jugement incisif de deux paragraphes, le juge McIntyre, le cinquième à se prononcer, souscrit à la conclusion de la juge Wilson en ce qui concerne la clause d'exclusion, mais il trouve « inutile de s'arrêter davantage à la notion d'inexécution fondamentale en l'espèce » (p. 481).
[113] Cette orientation apparemment bicéphale du droit a valu jusqu'à ce que, dans l'arrêt Guarantee Co. of North America c. Gordon Capital Corp., [1999] 3 R.C.S. 423, la Cour ravive la notion moribonde d'inexécution fondamentale tout en (ré)affirmant que « la question de savoir si l'inexécution fondamentale empêche la partie qui en est l'auteur de continuer d'invoquer une clause d'exclusion est une question d'interprétation plutôt que de règle de droit » (par. 52). En d'autres termes, la question est celle de savoir si les parties ont voulu, lors de la formation du contrat, que la clause d'exclusion (prévoyant le délai de prescription) s'applique « à la suite d'une inexécution de contrat, qu'elle soit fondamentale ou autre » (par. 63). La Cour souligne donc que ce n'est pas la qualification qui compte (« fondamentale ou autre »), mais bien l'intention des parties au moment de contracter. Elle ajoute :
En cas d'inexécution fondamentale, la seule restriction à l'exécution du contrat tel que rédigé consisterait à refuser d'appliquer une exonération de responsabilité dans le cas où il serait inique de le faire, selon le juge en chef Dickson, ou [notez l'emploi du ou disjonctif] injuste, déraisonnable ou par ailleurs contraire à l'ordre public, selon l[a] juge Wilson. [Je souligne; par. 52.]
(Voir aussi le par. 64.)
La difficulté n'a pas résulté du renvoi à l'« ordre public », une notion dont la pertinence en matière d'exécution des contrats n'a jamais été mise en doute, mais bien des considérations plus générales évoquées par les mots « injuste » et « déraisonnable », qui paraissent ouvrir la voie à l'exercice a posteriori d'un très grand pouvoir judiciaire discrétionnaire.
[114] Les observations subséquentes de la Cour dans l'arrêt ABB Inc. c. Domtar Inc., 2007 CSC 50, [2007] 3 R.C.S. 461, doivent être considérées dans ce contexte. L'arrêt porte sur la responsabilité du fabricant en droit civil québécois, mais la Cour y signale ce qui suit au sujet de la common law :
Une fois l'inexécution fondamentale constatée, le tribunal doit encore analyser la clause limitative selon les règles générales d'interprétation des contrats. Dans la mesure où les termes sont raisonnablement susceptibles d'une seule interprétation, le tribunal ne pourra déclarer la clause limitative de responsabilité inapplicable, même pour des motifs d'équité ou de raisonnabilité, puisque cela reviendrait à réécrire le contrat négocié entre les parties. [Je souligne; par. 84.]
Même si elle renvoie encore à la notion d'« inexécution fondamentale », la Cour exclut nettement tout pouvoir discrétionnaire de passer outre aux conditions d'un contrat valide pour de vagues considérations « d'équité ou de raisonnabilité ». Elle ne remet cependant pas en cause le pouvoir résiduel — mentionné dans l'arrêt Guarantee Co. — de refuser de donner effet à une clause de non‑recours pour des motifs liés à l'ordre public.
[115] Je conviens avec le professeur Waddams de ce qui suit :
[traduction] [I]l est certes incontournable que les tribunaux se réservent le pouvoir suprême de déterminer si des valeurs privilégiées par la société l'emportent sur celles favorables à l'applicabilité. [par. 557]
[116] L'ordre public, qu'on a pourtant mémorablement comparé à un « cheval rétif », joue un rôle fondamental en droit contractuel pour ce qui est de la formation et de l'exécution du contrat, mais aussi (parfois) lorsqu'un tribunal est appelé à déclarer un contrat non applicable. Comme l'a signalé le juge en chef Duff :
[traduction] Dans un système soumis à la règle de droit, il incombe aux tribunaux de donner effet aux stipulations contractuelles et testamentaires suivant les règles et les principes de droit établis. Or, il arrive parfois que l'on ne puisse appliquer ceux‑ci normalement parce que le droit lui‑même reconnaît une considération d'ordre public prépondérante qui prime les intérêts de l'intéressé et ce qui, autrement, constituerait ses droits.
(Re Millar Estate, [1938] R.C.S. 1, p. 4)
Se reporter généralement à B. Kain et D. T. Yoshida, « The Doctrine of Public Policy in Canadian Contract Law », dans T. L. Archibald et R. S. Echlin, dir., Annual Review of Civil Litigation, 2007 (2007), 1.
[117] Le juge en chef Duff reconnaît donc que la liberté contractuelle prime souvent les autres valeurs sociétales, mais pas toujours. Le pouvoir résiduel du tribunal d'écarter l'application existe bien, mais la certitude et la stabilité des rapports contractuels commandent de l'exercer rarement. Le juge en chef Duff adopte le point de vue selon lequel l'ordre public [traduction] « ne doit être invoqué que lorsqu'il est manifeste que le préjudice infligé au public est foncièrement incontestable et ne tient pas seulement aux conclusions bien personnelles de quelques magistrats » (p. 7). Même s'il renvoie à des considérations d'ordre public liées à la nature du contrat en entier, je reconnais qu'il peut y avoir des considérations d'ordre public bien établies se rapportant directement à la nature de l'inexécution et conférant alors au tribunal le pouvoir limité d'écarter la clause de non‑recours.
[118] Il arrive que l'exercice de ce que le professeur Waddams appelle le [traduction] « pouvoir suprême » de refuser de faire respecter un contrat puisse se justifier, même en contexte commercial. On peut abuser de la liberté contractuelle comme de toute autre liberté. Considérons le cas de fournisseurs de lait qui, pour accroître leur profit, altèrent une formule pour nourrissons en y ajoutant une substance toxique, causant ainsi maladies et décès. En Chine, de tels fournisseurs sont fusillés. Au Canada, les tribunaux devraient‑ils en pareil cas faire respecter une clause contractuelle écartant la responsabilité civile? Je ne crois pas. Considérons également le cas de ces gens sans scrupules — résidant heureusement dans un autre pays — qui ont vendu de l'huile de cuisson toxique à des consommateurs qui ne se doutaient de rien, créant ainsi une crise sanitaire publique d'une ampleur considérable. Dans de telles circonstances, nos tribunaux devraient‑ils faire respecter une clause de non‑recours de façon à écarter la responsabilité contractuelle pour le préjudice ainsi causé? Je ne le crois pas non plus. Cependant, point n'est besoin que l'inexécution contractuelle équivaille à un acte criminel ou à une fraude pour qu'il y ait véritablement abus.
[119] L'affaire Plas‑Tex Canada Ltd. c. Dow Chemical of Canada Ltd., 2004 ABCA 309, 245 D.L.R. (4th) 650, constitue un cas d'inexécution contractuelle moins extrême. La Cour d'appel de l'Alberta a refusé d'appliquer une clause de responsabilité limitée au bénéfice de la défenderesse, Dow, qui avait sciemment fourni de la résine plastique défectueuse à un client qui s'en était servi pour la fabrication de conduites de gazoducs. Au lieu de signaler à l'acheteur la défectuosité dont elle connaissait l'existence, Dow avait tenté de se protéger en limitant sa responsabilité dans les contrats de vente. Après quelques années, les gazoducs ont commencé à se fissurer, causant d'importants dommages matériels et compromettant la santé de la population ainsi exposée à un risque grave de fuites et d'explosions. La Cour d'appel a conclu qu'un [traduction] « contractant ne saurait agir de façon inique avec la certitude qu'il pourra échapper à toute responsabilité grâce à une clause d'exonération » (par. 53). (Voir également McCamus, p. 774, et Hall, p. 243.) Ainsi, dans cette affaire, la défenderesse Dow a manifesté un tel mépris pour ses obligations contractuelles et fait preuve d'une telle insouciance pour les conséquences du non‑respect de celles‑ci qu'il était exclu que les tribunaux lui prêtent leur concours. Les considérations d'ordre public visant à réprimer l'abus de la liberté contractuelle l'emportaient sur celles qui privilégient celle‑ci.
[120] Le comportement qui se rapproche de l'acte criminel grave ou de la fraude monumentale n'est qu'un exemple de considération d'ordre public bien établie et « foncièrement incontestable » pouvant primer la liberté de contracter, elle aussi d'ordre public. Lorsque l'inexécution du contrat se traduit par des actes répréhensibles de cette nature, le tribunal doit examiner très attentivement les circonstances. De tels actes peuvent empêcher le défendeur de se retrancher derrière la clause de non‑recours. Mais le demandeur désireux de se soustraire à l'application d'une telle clause doit faire valoir la considération d'ordre public prépondérante qui, à son avis, l'emporte sur l'intérêt public lié à l'application des contrats. Pour les motifs qui suivent, je ne crois pas que Tercon invoque une considération d'ordre public applicable qui satisfait à cette exigence.
[121] En résumé, dans l'état actuel du droit, le tribunal doit répondre à plusieurs questions lorsqu'une partie lui demande de la soustraire à l'application d'une clause de non‑recours ou d'une autre stipulation contractuelle à laquelle elle a précédemment consenti.
[122] Évidemment, il lui faut d'abord déterminer, par voie d'interprétation, si même la clause de non‑recours s'applique aux faits mis en preuve, ce qui dépend de l'intention des parties qu'il dégage du contrat. De toute évidence, lorsque la clause ne s'applique pas, point n'est besoin de poursuivre l'examen. Lorsqu'elle s'applique, il doit en deuxième lieu se demander si la clause était inique au moment de la formation du contrat, « comme cela pourrait se produire dans le cas où il y a inégalité de pouvoir de négociation entre les parties » (Hunter, p. 462). Cette deuxième considération touche à la formation du contrat, non à l'inexécution.
[123] Lorsque la clause de non‑recours est jugée valide et applicable, le tribunal peut se demander dans un troisième temps s'il convient tout de même de refuser de la faire respecter en raison d'une considération d'ordre public prépondérante, dont la preuve incombe à la partie qui veut se soustraire à l'application de la clause, qui l'emporte sur le très grand intérêt public lié à l'application des contrats.
IV. Application aux faits de l'espèce
[124] J'examine maintenant les questions en litige dans l'ordre susmentionné.
A. Le ministère a‑t‑il respecté le contrat A?
[125] La juge de première instance conclut que les parties ont voulu faire naître un lien contractuel dès le dépôt de la soumission (le contrat A) : 2006 BCSC 499, 53 B.C.L.R. (4th) 138, par. 88. Je suis d'accord. Si les parties n'avaient pas eu l'intention de conclure le contrat A, il n'aurait pas été nécessaire d'écarter toute obligation d'indemnisation en cas d'inexécution.
[126] Le ministère soutient qu'il n'y a pas eu inexécution du contrat A. Il lui était loisible de conclure le contrat B avec Brentwood, et il l'a fait. Il n'avait pas de lien contractuel avec EAC. Il n'aurait eu aucun recours direct contre EAC en cas d'exécution insuffisante. J'estime qu'après avoir obtenu le contrat B, Brentwood jouissait effectivement d'une grande latitude pour arrêter les modalités d'exécution des travaux et choisir ses partenaires. La juge du procès pouvait néanmoins conclure comme elle le fait que, dans sa DP, le ministère n'a pas agi avec l'équité et la transparence auxquelles Tercon était en droit de s'attendre au vu du libellé du contrat A. Elle conclut qu'au terme d'un processus inéquitable, le contrat B n'a pas été adjugé à Brentwood (le soumissionnaire admissible), mais bien à une coentreprise formée de Brentwood et d'EAC. Je conclus donc qu'il y a eu inexécution du contrat A et je poursuis l'analyse en conséquence.
B. Quelle est la juste interprétation de la clause de non‑recours en indemnisation, et les actes du ministère tombent‑ils sous le coup de celle‑ci?
[127] C'est à cette étape que je me dissocie de mon collègue le juge Cromwell. La clause de non‑recours figurant dans la DP est libellée comme suit :
[traduction]
2.10 . . .
Sauf ce que prévoient expressément les présentes instructions, un proposant ne peut exercer aucun recours en indemnisation pour sa participation à la DP, ce qu'il est réputé accepter lorsqu'il présente une soumission.
À mon avis, la « participation à la DP » a débuté par la « [présentation d']une soumission ». Le processus ne se résumait pas au choix final de l'adjudicataire, et Tercon y a participé. La soumission de Tercon a été considérée. Selon moi, nier la participation de Tercon au motif que le ministère a finalement choisi la coentreprise inadmissible dont faisait partie Brentwood, et non Brentwood elle‑même (qui était admissible), mène la Cour dans l'impasse relevée par la juge Wilson dans l'arrêt Hunter :
. . . les clauses d'exclusion, comme toutes les stipulations d'un contrat, doivent recevoir une interprétation juste et naturelle. Il est évident que, si les tribunaux donnent aux clauses d'exclusion des interprétations forcées et artificielles afin d'éviter, par des moyens indirects et détournés, les conséquences de ce qui leur semble ex post facto avoir été une clause injuste et déraisonnable, il en résultera une grande incertitude et des complications inutiles dans la rédaction de contrats. [p. 509]
Le professeur McCamus va dans le même sens :
[traduction] . . . le droit régissant les clauses d'exonération sera assurément plus prévisible, et non moins, si la considération sous‑jacente est ouvertement reconnue, comme elle l'est dans Hunter, au lieu d'être occultée et prise en compte indirectement par le moyen détourné de l'interprétation forcée du libellé en cause. [p. 778]
[128] Je conviens avec la juge de première instance que le ministère a été fautif dans la mise en uvre de la DP. Cependant, en toute déférence pour les tenants de l'avis contraire, sa conclusion selon laquelle le processus a cessé dès lors d'être la DP me parait être le fruit d'« interprétations forcées et artificielles afin d'éviter, par des moyens indirects et détournés, les conséquences de ce qui leur semble ex post facto avoir été une clause injuste et déraisonnable ».
[129] Sur le plan de l'interprétation, je suis d'accord avec le juge Donald qui exprime l'avis unanime de la Cour d'appel :
[traduction] La juge de première instance dit que le mot « participation » est ambigu. Avec déférence, je ne suis pas d'accord. Il renvoie à la part que prend l'entrepreneur à l'étape du contrat A du processus de DP. Je ne vois pas quel autre sens pourrait avoir ce mot.
[Je souligne; par. 16.]
Par conséquent, je conclus qu'à première vue, la clause de non‑recours s'applique aux faits établis selon le dossier de la Cour.
C. La clause de non‑recours était‑elle inique au moment de la formation du contrat A?
[130] Pour ce volet, l'accent est mis sur la formation du contrat. Tercon avance deux arguments : premièrement, son pouvoir de négociation était moins grand que celui du ministère et, deuxièmement (je le rappelle), la clause de non‑recours va à l'encontre de la raison d'être de la Loi sur les transports.
(1) Inégalité du pouvoir de négociation
[131] Dans l'arrêt Hunter, le juge en chef Dickson affirme à la p. 462 : « Ce n'est que lorsque le contrat est inique, comme cela pourrait se produire dans le cas où il y a inégalité de pouvoir de négociation entre les parties, que les tribunaux devraient modifier les conventions que les parties ont formées librement. » Appliquant ce critère à l'espèce dont la Cour était saisie, il conclut :
Je n'ai aucun doute que l'iniquité n'est pas en cause en l'espèce. Allis‑Chalmers et Syncrude sont d'importantes sociétés commerciales ayant une grande expérience des affaires. Les deux parties savaient ou auraient dû savoir ce qu'elles faisaient et ce qu'elles avaient négocié au moment de conclure le contrat. [p. 464]
Tercon n'a ni le pouvoir ni l'autorité du ministère, mais c'est une entreprise importante parfaitement en mesure de défendre ses intérêts commerciaux. Elle n'a pas à donner suite à un appel d'offres dont les conditions ne lui conviennent pas. Il n'y avait pas d'inégalité déterminante du pouvoir de négociation.
(2) Raison d'être de la Loi sur les transports
[132] J'ai déjà signalé que Tercon s'en remet à la raison d'être de la Loi, qui favorise indubitablement la transparence et l'intégrité du processus d'appel d'offres. J'ai également fait état des motifs pour lesquels je rejette la thèse de Tercon selon laquelle cette « raison d'être » fait obstacle à la faculté des parties de convenir des conditions commerciales courantes qu'elles jugent indiquées dans les circonstances. En outre, la clause de non‑recours n'est pas aussi draconienne que le laisse entendre
Tercon. L'inexécution du contrat A donnait ouverture à d'autres recours (dont l'exécution en nature et l'injonction).
[133] En l'espèce, l'injonction était effectivement une avenue possible. Bien que Tercon n'ait pas été informée des négociations avec les autres soumissionnaires, la juge de première instance relève que son propriétaire, Glenn Walsh, [traduction] « avait rencontré des représentants d'EAC et de Brentwood après [les rencontres de Brentwood et d'EAC avec le ministère et Bill Swain, de Brentwood] »; interrogé quant à savoir si Tercon allait poursuivre, M. Walsh avait répondu « non » sans autre commentaire. Si Tercon avait alors tenté d'en savoir plus et sollicité une injonction (en droit privé, et non en droit public), la clause de non‑recours ne se serait pas appliquée, mais Tercon ne l'a pas fait. Il n'y a pas pour autant préclusion ou renonciation. Certes, il n'est pas facile d'obtenir une injonction dans bon nombre de processus d'appel d'offres (quoique, en l'espèce, l'impossibilité d'obtenir des dommages‑intérêts aurait sans doute joué en faveur de Tercon). Simplement, l'absence de recours est partielle, et non totale.
[134] Le projet de Kincolith, dont le calendrier et le budget étaient serrés, présentait un défi de taille. En décrochant le contrat A, le soumissionnaire n'obtenait pas un marché à prix fixe, mais bien le droit de négocier le détail du contrat de construction. Dans un cadre aussi mouvant, tous les participants pouvaient s'attendre à des difficultés lors du processus d'adjudication. Le droit de la construction n'existerait pas sans les litiges. Dans les circonstances, il est raisonnable de penser que les soumissionnaires ont accepté (même avec réticence) que l'appel d'offres du ministère exclue toute indemnisation et qu'ils ont rajusté leurs soumissions en conséquence. Les contribuables de la Colombie‑Britannique n'étaient pas disposés à payer deux fois le profit de l'entrepreneur — d'abord à la coentreprise Brentwood/EAC pour la construction effective de la route, puis à Tercon, qui réalisait le « profit » sans avoir couru le risque associé à l'exécution du contrat B. La Cour ne doit pas s'empresser de déclarer « contraire à la Loi » une clause de non‑recours négociée par des entreprises rompues aux usages du domaine de la construction.
D. À supposer que la clause de non‑recours était valable au moment de la formation du contrat, une considération d'ordre public prépondérante justifie‑t‑elle le tribunal de refuser de la faire respecter?
[135] Si la clause de non‑recours n'était pas invalide au départ, je ne crois pas que l'exécution du contrat par le ministère s'éloigne à ce point de la norme qu'une considération d'ordre public prépondérante justifie le tribunal d'écarter la protection découlant de la clause contractuelle de non‑recours. Il est certes dans l'intérêt public que le processus d'appel d'offres soit équitable et transparent, mais cette considération ne suffit pas à justifier le refus de faire respecter le contrat A en l'espèce. Un processus de DP s'est déroulé et Tercon y a participé.
[136] En droit de la construction, les litiges naissent souvent à la suite d'allégations d'inadmissibilité de soumissionnaires et de soumissions. Si, dans la présente affaire, on faisait droit à la demande parce que le propriétaire a choisi une
coentreprise formée de deux soumissionnaires dont un était admissible et l'autre non, par souci de cohérence, faudrait‑il également écarter la clause de non‑recours lorsque le propriétaire accepte une soumission inadmissible sous quelque autre rapport, laissant ainsi peu de place à l'application d'une telle clause? D'un point de vue plus réaliste et rationnel, les parties s'attendaient en l'espèce, même si cette éventualité ne les enchantait guère, à ce que la clause excluant toute indemnisation s'applique advenant même le non‑respect des critères d'admissibilité de la soumission (et de son auteur).
[137] Les actes du ministère ont certes contrevenu au contrat A, mais j'estime qu'ils n'étaient pas répréhensibles au point de faire en sorte qu'une considération d'ordre public prépondérante justifie la répression d'un abus contractuel comme dans l'affaire Plas‑Tex. Brentwood n'était pas étrangère au processus de DP. Il s'agissait d'un concurrent légitime. Tous les soumissionnaires savaient que le proposant retenu n'exécuterait pas seul le contrat de construction routière (le contrat B). Il fallait pouvoir compter sur une « équipe » pluridisciplinaire pour mener le projet à bien. La question était celle de savoir si EAC serait sous‑traitant principal (ce à quoi Tercon n'aurait pu s'opposer) ou « proposant » dans le cadre de la coentreprise avec Brentwood. Une certaine latitude était accordée à tous les soumissionnaires pour la constitution de leur « équipe ». L'alinéa 2.8b) de la DP prévoyait en effet que lorsque [traduction] « depuis que le proposant est devenu admissible en répondant à la DEI, une modification substantielle le concernant s'est produite, notamment en ce a trait à la composition de son équipe [. . .], [le ministère] peut exiger du proposant d'autres renseignements [. . .] et [il] se réserve le droit de l'écarter et de rejeter sa soumission ». Puis, « le proposant admissible qui estime qu'une modification substantielle le concernant a pu se produire peut à son gré présenter au ministère une soumission préliminaire avant la date de clôture et avant de formuler une proposition. [. . .] Dans les trois jours ouvrables qui suivent la réception de la soumission préliminaire, le ministère lui fait savoir par écrit s'il est toujours admissible. »
[138] La DP a été lancée le 15 janvier 2001. Dans une télécopie datée du 24 janvier 2001, Brentwood a informé le ministère de la [traduction] « modification substantielle qu'elle se proposait d'apporter à la composition de son équipe » en vue de la formation d'une coentreprise avec EAC. Le ministère voyait le changement d'un bon oeil. EAC était une société de plus grande taille, dotée d'une plus grande expertise dans le forage de roches et le dynamitage (ce qui comptait pour une grande partie des travaux) et elle affichait une meilleure santé financière. Elle figurait à titre de sous‑traitant dans la proposition modifiée de Brentwood. Finalement, le ministère n'a pas approuvé la modification signalée le 14 janvier 2001, vraisemblablement parce qu'il craignait que la modification de la « composition de [l']équipe [du proposant] » ne puisse, suivant la DP, englober la modification du proposant lui‑même.
[139] Le ministère a obtenu un avis juridique, et il n'a pas agi à l'encontre de celui‑ci. Le 29 mars 2001, le ministère signalait dans un courriel interne qu'un avocat du ministère (nommé dans le courriel) avait conclu que la coentreprise n'était pas un proposant admissible, mais que le contrat B pouvait en toute légalité être rédigé de façon à tenir compte des préoccupations de Brentwood et d'EAC et à éviter toute contestation des proposants non retenus.
[140] Je ne veux pas minimiser la différence entre le fait, pour EAC, d'être un sous‑traitant ou un coentrepreneur. Je ne mésestime pas non plus les conclusions de la juge de première instance selon lesquelles le ministère a fait preuve d'un manque d'équité et de transparence en établissant un contrat B qui ne correspondait manifestement pas à la réalité. Tercon a raison de dénoncer le comportement du ministère. Seulement, au vu de la jurisprudence, l'inconduite n'était pas répréhensible au point que l'ordre public justifie le tribunal de refuser au ministère la protection de la clause de non‑recours en indemnisation à laquelle Tercon a librement consenti.
[141] Dans le secteur de la construction de la Colombie‑Britannique, des gens compétents dotés d'une grande expérience répondent à des appels d'offres et concluent des contrats avec l'État en toute connaissance de cause. Aucune loi de cette province et aucun principe de common law ne l'emporte en l'espèce sur leur faculté de convenir d'un processus d'appel d'offres, y compris d'une responsabilité limitée ou d'une absence de recours advenant le non‑respect des conditions applicables. L'entrepreneur qui estime qu'il n'est pas dans son intérêt commercial de répondre à un appel d'offres aux conditions proposées est libre de s'en abstenir. Comme le fait observer le juge Donald, si un nombre suffisant d'entrepreneurs refusent de soumissionner, le ministère sera bien obligé de modifier sa façon de faire. Tant que des entrepreneurs seront disposés à soumissionner à de telles conditions, je ne crois pas qu'il revienne aux tribunaux de les soustraire aux conséquences de leurs actes. La perte du profit escompté par Tercon est théorique. Selon moi, les conditions du contrat auxquelles elle a consenti font obstacle à sa demande.
V. Dispositif
[142] Je suis d'avis de rejeter le pourvoi sans dépens.
Pourvoi accueilli, la juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Abella et Rothstein sont dissidents.
Procureurs de l'appelante : McLean & Armstrong, West Vancouver.
Procureur de l'intimée : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.
Procureur de l'intervenant : Procureur général de l'Ontario, Toronto.