COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Alberta (Éducation) c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CSC 37
Date : 20120712
Dossier : 33888
Entre :
Province d’Alberta, représentée par le ministre de l’Éducation, et autres
Appelants
et
Canadian Copyright Licensing Agency, connue sous la raison sociale « Access Copyright »
Intimée
- et -
Canadian Publishers’ Council, Association of Canadian Publishers, Canadian Educational Resources Council, Association canadienne des professeures et professeurs d’université, Fédération canadienne des étudiantes et étudiants, Association des universités et collèges du Canada, Association des collèges communautaires du Canada, CMRRA-SODRAC Inc., Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson-Glushko, Canadian Authors Association, Canadian Freelance Union, Société canadienne des auteurs, illustrateurs et artistes pour enfants, League of Canadian Poets, Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada, Playwrights Guild of Canada, Professional Writers Association of Canada, Writers’ Union of Canada et Centre for Innovation Law and Policy of the Faculty of Law University of Toronto
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis
Motifs de jugement :
(par. 1 à 38)
Motifs dissidents :
(par. 39 à 60)
La juge Abella (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Moldaver et Karakatsanis)
Le juge Rothstein (avec l’accord des juges Deschamps, Fish et Cromwell)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
alberta c. canadian copyright licensing agency
Province d’Alberta, représentée par le ministre de l’Éducation, Province de la Colombie‑Britannique, représentée par le ministre de l’Éducation, Province du Manitoba, représentée par le ministre de l’Éducation, Citoyenneté et Jeunesse, Province du Nouveau‑Brunswick, représentée par le ministre de l’Éducation, Province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, représentée par le ministre de l’Éducation, Territoires du Nord‑Ouest, représentés par le ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Formation, Province de la Nouvelle‑Écosse, représentée par le ministre de l’Éducation, Territoire du Nunavut, représenté par le ministre de l’Éducation, Province d’Ontario, représentée par le ministre de l’Éducation, Province de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, représentée par le ministre de l’Éducation, Province de la Saskatchewan, représentée par le ministre de l’Éducation, Territoire du Yukon, représenté par le ministre de l’Éducation, Airy and Sabine District School Area Board, Algoma District School Board, Algonquin and Lakeshore Catholic District School Board; Asquith‑Garvey District School Area Board, Atikokan Roman Catholic Separate School Board, Avon Maitland District School Board, Bloorview MacMillan School Authority, Bluewater District School Board, Brant Haldimand Norfolk Catholic District School Board, Bruce‑Grey Catholic District School Board, Campbell Children’s School Authority, Caramat District School Area Board, Catholic District School Board of Eastern Ontario, Collins District School Area Board, Connell and Ponsford District School Area Board, Conseil des écoles catholiques du Centre‑Est de l’Ontario, Conseil des écoles publiques de l’Est de l’Ontario, Conseil des écoles séparées catholiques de Dubreuilville, Conseil des écoles séparées catholiques de Foleyet, Conseil scolaire de district catholique Centre‑Sud, Conseil scolaire de district catholique de l’Est Ontarien, Conseil scolaire de district catholique des Aurores Boréales, Conseil scolaire de district catholique des Grandes Rivières, Conseil scolaire de district catholique du Nouvel‑Ontario, Conseil scolaire de district catholique Franco‑Nord, Conseil scolaire de district des écoles catholiques du Sud‑Ouest, Conseil scolaire de district du Centre Sud‑Ouest, Conseil scolaire de district du Grand Nord de l’Ontario, Conseil scolaire de district du Nord‑Est de l’Ontario, District School Board of Niagara, District School Board Ontario North East, Dufferin‑Peel Catholic District School Board, Durham Catholic District School Board, Durham District School Board, Foleyet District School Area Board, Gogama District School Area Board, Gogama Roman Catholic Separate School Board, Grand Erie District School Board, Greater Essex County District School Board, Halton Catholic District School Board, Halton District School Board, Hamilton‑Wentworth Catholic District School Board, Hamilton‑Wentworth District School Board, Hastings & Prince Edward District School Board, Hornepayne Roman Catholic Separate School Board, Huron Perth Catholic District School Board, Huron‑Superior Catholic District School Board, James Bay Lowlands Secondary School Board, Kawartha Pine Ridge District School Board, Keewatin‑Patricia District School Board, Kenora Catholic District School Board, Lakehead District School Board, Lambton Kent District School Board, Limestone District School Board, Missarenda District School Area Board, Moose Factory Island District School Area Board, Moosonee District School Area Board, Moosonee Roman Catholic Separate School Board, Murchison and Lyell District School Area Board, Nakina District School Area Board, Near North District School Board, Niagara Catholic District School Board, Niagara Peninsula Children’s Centre School Authority, Nipissing‑Parry Sound Catholic District School Board, Northeastern Catholic District School Board, Northern District School Area Board, Northwest Catholic District School Board, Ottawa Children’s Treatment Centre School Authority, Ottawa Catholic District School Board, Ottawa‑Carleton District School Board, Parry Sound Roman Catholic Separate School Board, Peel District School Board, Peterborough Victoria Northumberland and Clarington Catholic District School Board, Rainbow District School Board, Rainy River District School Board, Red Lake Area Combined Roman Catholic Separate School Board, Renfrew County Catholic District School Board, Renfrew County District School Board, Simcoe County District School Board, Simcoe Muskoka Catholic District School Board, St. Clair Catholic District School Board, Sudbury Catholic District School Board, Superior North Catholic District School Board, Superior‑Greenstone District School Board, Thames Valley District School Board, Thunder Bay Catholic District School Board, Toronto Catholic District School Board, Toronto District School Board, Trillium Lakelands District School Board, Upper Canada District School Board, Upper Grand District School Board, Upsala District School Area Board, Waterloo Catholic District School Board, Waterloo Region District School Board, Wellington Catholic District School Board, Windsor‑Essex Catholic District School Board, York Catholic District School Board et York Region District School Board
Appelants
c.
Canadian Copyright Licensing Agency, connue sous la raison sociale « Access Copyright »
Intimée
et
Canadian Publishers’ Council, Association of Canadian Publishers, Canadian Educational Resources Council, Association canadienne des professeures et professeurs d’université, Fédération canadienne des étudiantes et étudiants, Association des universités et collèges du Canada, Association des collèges communautaires du Canada, CMRRA‑SODRAC Inc., Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson‑Glushko, Canadian Authors Association, Canadian Freelance Union, Société canadienne des auteurs, illustrateurs et artistes pour enfants, League of Canadian Poets, Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada, Playwrights Guild of Canada, Professional Writers Association of Canada, Writers’ Union of Canada et Centre for Innovation Law and Policy of the Faculty of Law University of Toronto
Intervenants
Répertorié : Alberta (Éducation) c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright)
No du greffe : 33888.
2011 : 7 décembre; 2012 : 12 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (le juge en chef Blais et les juges Noël et Trudel), 2010 CAF 198, [2011] 3 R.C.F. 223, 405 N.R. 354, 85 C.P.R. (4th) 349, [2010] A.C.F. no 952 (QL), 2010 CarswellNat 4045, qui a infirmé en partie une décision de la Commission du droit d’auteur, www.cb‑cda.gc.ca/decisions/2009/Access‑Copyright‑2005‑2009‑Schools.pdf, [2009] D.C.D.A. no 6 (QL). Pourvoi accueilli, les juges Deschamps, Fish, Rothstein et Cromwell sont dissidents.
Wanda Noel, James Aidan O’Neill et Ariel A. Thomas, pour les appelants.
Neil Finkelstein et Claude Brunet, pour l’intimée.
Barry B. Sookman et Daniel G. C. Glover, pour les intervenants Canadian Publishers’ Council, Association of Canadian Publishers et Canadian Educational Resources Council.
Argumentation écrite seulement par Wendy Matheson, Andrew Bernstein et Alexandra Peterson, pour les intervenantes l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université et la Fédération canadienne des étudiantes et étudiants.
Marcus A. Klee, pour les intervenantes l’Association des universités et collèges du Canada et l’Association des collèges communautaires du Canada.
Timothy Pinos, Casey M. Chisick et Jason Beitchman, pour l’intervenante CMRRA‑SODRAC Inc.
Argumentation écrite seulement par David Fewer et Jeremy de Beer, pour l’intervenante la Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson‑Glushko.
Argumentation écrite seulement par Marian Hebb, Warren Sheffer et Brendan van Niejenhuis, pour les intervenantes Canadian Authors Association, Canadian Freelance Union, la Société canadienne des auteurs, illustrateurs et artistes pour enfants, League of Canadian Poets, l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada, Playwrights Guild of Canada, Professional Writers Association of Canada et Writers’ Union of Canada.
Argumentation écrite seulement par Howard P. Knopf et Ariel Katz, pour l’intervenant Centre for Innovation Law and Policy of the Faculty of Law University of Toronto.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Abella, Moldaver et Karakatsanis rendu par
La juge Abella —
[1] De nombreux auteurs créent des œuvres littéraires, notamment des manuels scolaires, qu’ils destinent à la vente aux établissements d’enseignement des niveaux élémentaire et secondaire à la grandeur du Canada. La photocopie de courts extraits de ces oeuvres est monnaie courante dans les écoles canadiennes, et les copies ainsi tirées constituent souvent un outil didactique et administratif important pour les enseignants. La question qu’il faut trancher en l’espèce est celle de savoir si le fait, pour les enseignants, de faire des photocopies en vue de les distribuer en classe aux élèves peut constituer une utilisation équitable pour l’application de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C‑42.
Contexte
[2] Access Copyright représente les auteurs et les éditeurs d’oeuvres littéraires et artistiques publiées et reproductibles. Elle gère la reproduction de ces oeuvres en délivrant des licences et en percevant les redevances pour le compte des titulaires du droit d’auteur qui lui sont affiliés. Lorsque aucune entente d’octroi de licence en contrepartie de redevances n’intervient entre elle et les utilisateurs qui photocopient les oeuvres de son répertoire, Access Copyright peut demander à la Commission du droit d’auteur d’homologuer un tarif de redevances.
[3] Les enseignants des niveaux élémentaire et secondaire de partout au pays photocopient souvent des extraits de manuels ou d’autres publications qui figurent dans le répertoire d’Access Copyright. Entre 1991 et 1997, cette société a conclu avec chacune des provinces (sauf le Québec) et chacun des territoires une entente sur les redevances exigibles pour la reproduction d’oeuvres de son répertoire en vue d’une utilisation dans les écoles de ces ressorts. En 1999, les provinces qui sont parties au pourvoi et les conseils scolaires de l’Ontario (la « coalition ») ont conclu une entente d’une durée de cinq ans prévoyant l’augmentation du montant des redevances, lequel était fixé au prorata du nombre d’élèves, et non en fonction du nombre de pages reproduites.
[4] En 2004, au moment de renouveler l’entente, Access Copyright a demandé la modification du calcul des redevances, de sorte que leur montant tienne compte du volume et de la teneur de l’objet de la reproduction. Les parties n’ont pu s’entendre, en raison surtout de leur désaccord sur les modalités de l’« enquête sur le volume ». Access Copyright a donc déposé un projet de tarif auprès de la Commission du droit d’auteur conformément au par. 70.13(2) de la Loi.
[5] Avant que la Commission ne rende sa décision, les parties ont convenu des modalités de l’enquête sur le volume, laquelle a eu lieu de février 2005 à mars 2006. Conformément aux conditions arrêtées, des renseignements (l’auteur de la copie, son destinataire, la fin poursuivie, etc.) étaient consignés sur une étiquette d’enregistrement par des observateurs postés près des photocopieurs.
[6] À partir des données recueillies grâce aux étiquettes, pour chacun des épisodes de reproduction, les photocopies ont été attribuées à l’une de quatre catégories. Les trois premières catégories rassemblent les copies faites par un enseignant pour lui‑même ou pour un élève à sa demande. Les parties conviennent que les copies appartenant à ces catégories — et qui représentent environ 1,7 million de pages — correspondent à une utilisation équitable.
[7] Les copies font partie de la catégorie 4 lorsque l’enseignant les fait de son propre chef puis demande aux élèves d’en prendre connaissance. Elles résultent de la reproduction de courts extraits de manuels et elles sont distribuées aux élèves par l’enseignant en guise de complément au manuel principal utilisé.
[8] À l’audience devant la Commission, Access Copyright a fait valoir que les copies de la catégorie 4 ne respectaient pas le critère relatif à l’utilisation équitable établi par la juge en chef McLachlin dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut‑Canada, [2004] 1 R.C.S. 339. La coalition a répliqué que les copies de la catégorie 4 — soit environ 16,9 millions de pages — résultaient d’une utilisation équitable pour l’application des art. 29 et 29.1 de la Loi et ne devaient donc être assujetties à aucun tarif.
[9] Se fondant sur la preuve provenant des étiquettes employées lors de l’enquête sur le volume, la Commission conclut que les copies de la catégorie 4 ont été produites « aux fins d’étude privée ou de recherche », deux fins permises à l’art. 29 de la Loi. Or, eu égard aux éléments qui, selon CCH, permettent de conclure au caractère équitable de l’utilisation, elle estime que ces copies ne résultent pas d’une utilisation équitable et sont par conséquent assujetties au tarif. La Commission rejette également la prétention de la coalition selon laquelle ces copies bénéficient de l’exception prévue à l’art. 29.4 de la Loi pour les établissements d’enseignement ([2009 D.C.D.A. no 6 (QL)).
[10] Saisie d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour d’appel fédérale a renvoyé à la Commission la question liée à l’art. 29.4 au motif que l’un des volets du critère applicable aux « établissements d’enseignement » n’avait pas été considéré. Elle a néanmoins jugé raisonnable la conclusion de la Commission selon laquelle les copies de la catégorie 4 ne remplissaient pas les conditions de l’utilisation équitable (2010 CAF 198, [2011] 3 R.C.F. 223).
[11] La coalition n’interjette appel devant notre Cour que sur la question de l’utilisation équitable et elle fait valoir que la conclusion de la Commission ne respecte pas le critère établi dans CCH, ce qui la rend déraisonnable. Je fais droit à sa prétention. Je suis donc d’avis de renvoyer l’affaire à la Commission pour qu’elle la réexamine à la lumière des présents motifs.
Analyse
[12] Comme il est expliqué dans le pourvoi connexe Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada, 2012 CSC 36, (« SOCAN c. Bell ») l’utilisation équitable s’entend de certaines activités qui, sans cette exception, pourraient violer le droit d’auteur. Énoncé dans l’arrêt CCH, le critère qui permet de déterminer si une utilisation est équitable ou non comporte deux volets. Premièrement, l’utilisation a‑t‑elle pour objet l’« étude privée ou [la] recherche », la « critique ou [le] compte rendu », ou encore, la « communication de nouvelles », soit l’une ou l’autre des fins permises aux art. 29, 29.1 et 29.2 de la Loi? Deuxièmement, l’utilisation est‑elle « équitable »? Il incombe à la personne qui invoque l’« utilisation équitable » de satisfaire aux deux volets. Selon la Cour, un certain nombre d’éléments permettent de déterminer si une utilisation est « équitable » : le but, la nature et l’ampleur de l’utilisation, l’existence de solutions de rechange à l’utilisation, la nature de l’oeuvre et l’effet de l’utilisation sur l’oeuvre.
[13] Tenant pour avéré, sur la foi des étiquettes, que les copies ont été faites aux fins permises de « recherche » ou d’« étude privée », la Commission ne pousse pas l’analyse plus loin au premier volet du critère énoncé dans CCH. Elle assimile également à la reproduction aux fins susmentionnées celle qui a lieu, selon l’étiquette, « aux fins de critique ou de compte rendu ».
[14] En l’espèce, les parties conviennent généralement que le premier volet du critère est respecté et que l’utilisation — en l’occurrence la photocopie — a lieu à la fin permise de recherche ou d’étude privée. Le litige porte essentiellement sur le deuxième volet : les copies de la catégorie 4 résultent‑elles d’une utilisation « équitable » au regard des éléments énoncés dans CCH? J’ai des réserves sur l’application que fait la Commission de plusieurs de ces éléments.
[15] À mon avis, le problème principal réside dans la manière dont elle conçoit l’élément qui correspond au « but de l’utilisation ». Parce que les copies de la catégorie 4 ne sont pas faites à la demande d’un élève, la Commission conclut au second volet que la reproduction n’a plus pour fin la recherche ou l’étude privée. Elle invoque à l’appui de sa conclusion le fait que, dans l’affaire CCH, la Grande bibliothèque produisait des copies à la demande d’avocats. En l’espèce, puisque les copies de la catégorie 4 ne résultent pas d’une telle demande, la Commission estime que l’utilisation a pour but prédominant la fin poursuivie par l’enseignant, c’est‑à‑dire « l’étude non privée » ou « l’enseignement ». Cet élément fait selon elle pencher la balance du côté de l’utilisation inéquitable. La Cour d’appel fédérale convient avec la Commission que le but ou le motif réel de la reproduction est l’enseignement, non l’étude privée.
[16] Access Copyright a fait valoir qu’il fallait déterminer le but de l’utilisation du point de vue de la personne qui fait la copie, en l’occurrence l’enseignant, ce dont conviennent la Commission et la Cour d’appel fédérale. Elle a cité à l’appui trois arrêts fondamentaux de ressorts du Commonwealth selon lesquels la fin que poursuit la personne qui reproduit l’œuvre est déterminante. Dans Sillitoe c. McGraw‑Hill Book Company (U.K.) Ltd., [1983] F.S.R. 545 (Ch. Div.), un importateur et vendeur de « notes d’étude » qui reproduisait de larges extraits d’œuvres littéraires faisait valoir que son produit constituait un outil complémentaire offert aux étudiants qui se livraient à la recherche et à l’étude privée. La cour a écarté l’utilisation équitable dont s’excipait le vendeur, puisqu’il ne s’adonnait pas lui‑même à la recherche ou à l’étude privée, mais facilitait seulement le travail d’autres personnes (p. 558).
[17] Dans Sillitoe, la conclusion de la cour se fonde sur l’arrêt University of London Press, Ltd. c. University Tutorial Press, Ltd., [1916] 2 Ch. 601, rendu dans une affaire où un éditeur avait reproduit des examens antérieurs qu’il avait ensuite vendus à des étudiants qui préparaient les leurs. Selon l’éditeur, il s’agissait d’une utilisation équitable [traduction] « aux fins d’étude privée » par des étudiants se préparant à subir leurs examens universitaires. Estimant que la maison d’édition ne pouvait invoquer à son propre bénéfice l’exception de l’utilisation équitable, la cour a rejeté sa thèse selon laquelle la publication avait pour but l’« étude privée » :
[traduction] L’on ne saurait prétendre que la simple publication nouvelle d’une œuvre protégée par le droit d’auteur constitue une « utilisation équitable » parce qu’elle intervient aux fins d’étude privée; nul ne pourrait non plus publier à nouveau impunément à l’intention d’étudiants un cahier des questions auquel il ajouterait seulement les réponses. À mon sens, il n’y a d’« utilisation équitable » ni dans un cas ni dans l’autre. [p. 613]
[18] Dans l’affaire néo‑zélandaise Copyright Licensing Ltd. c. University of Auckland, [2002] 3 N.Z.L.R. 76 (H.C.), plusieurs universités avaient distribué aux étudiants des cahiers de cours contenant des extraits d’œuvres protégées et avaient exigé en contrepartie des frais à divers titres. Les universités ont prétendu que la reproduction constituait une utilisation équitable aux fins de recherche ou d’étude privée. La cour a statué que la [traduction] « fin » est celle que poursuit la personne qui « reproduit » (par. 43 et 52). Comme les personnes qui produisaient les copies, en l’occurrence les universités, n’étaient pas celles qui les utilisaient aux fins de recherche ou d’étude privée, la reproduction ne constituait pas une utilisation équitable.
[19] En toute déférence, je ne trouve pas cette jurisprudence très utile. D’abord, les tribunaux du Royaume‑Uni conçoivent la « fin » de l’utilisation plus restrictivement que ne le fait la Cour dans CCH. Par exemple, comme l’art. 178 de la Copyright, Designs and Patents Act 1988 (U.K.), 1988, ch. 48 définit [traduction] l’« étude privée » de manière à exclure tout objet commercial, ils étendent l’absence de caractère commercial à la recherche et à l’étude privée: voir G. D’Agostino, « Healing Fair Dealing? A Comparative Copyright Analysis of Canada’s Fair Dealing to U.K. Fair Dealing and U.S. Fair Use » (2008), 53 McGill L.J. 309, à la p. 339. Cette position s’oppose manifestement à celle de la Cour dans CCH, à savoir que les fins permises doivent être interprétées « de manière large » et que la « recherche » ne s’entend pas uniquement de celle effectuée dans un contexte non commercial ou privé (par. 51).
[20] Mais surtout, et le juge Linden de la Cour d’appel fédérale le souligne dans CCH, 2002 CAF 187, [2002] 4 C.F. 213, au par. 132 (infirmé pour d’autres motifs), dans ces affaires relatives aux cahiers de cours, les intéressés étaient de toute évidence animés par un motif inavoué, tel un motif commercial. S’appuyant sur les fins permises que sont la « recherche » ou l’« étude privée », ils tentaient en fait de s’attribuer les fins de leurs clients ou des étudiants afin d’échapper à des allégations de violation du droit d’auteur.
[21] Donc, dans la mesure où elles sont pertinentes, ces affaires permettent d’affirmer non pas que la « recherche » et l’« étude privée » sont incompatibles avec l’enseignement, mais plutôt que l’auteur des copies ne peut dissimuler la fin distincte qu’il poursuit en l’amalgamant avec la recherche ou l’étude à laquelle s’adonne l’utilisateur final.
[22] Comme il est mentionné dans le pourvoi connexe SOCAN c. Bell, l’utilisation équitable est un « droit des utilisateurs ». Il convient d’adopter le point de vue de ces derniers pour déterminer, au premier volet du critère de l’arrêt CCH, s’il y a utilisation à une fin permise (CCH, par. 48 et 64). Il ne s’ensuit toutefois pas que le but de l’auteur des copies ne compte pas au second volet. Lorsque, comme dans les affaires relatives aux cahiers de cours, sous le couvert d’une fin permise à l’utilisateur, l’auteur des copies se livre à une utilisation distincte qui est de nature à rendre l’utilisation inéquitable, cette autre fin distincte est également prise en compte dans l’analyse du caractère équitable.
[23] Cependant, en l’espèce, l’enseignant ne poursuit pas une telle fin distincte. Il n’a pas de motif inavoué lorsqu’il fournit des copies à ses élèves. On ne saurait non plus soutenir qu’il poursuit une fin d’« enseignement » totalement distincte, car il est là pour faciliter la recherche et l’étude privée des élèves. Il est à mon avis axiomatique que la plupart des élèves sont incapables de trouver ou de demander les documents que requièrent leurs propres recherche et étude privée et qu’ils dépendent à cet égard de l’enseignant. Ils étudient ce qu’on leur dit d’étudier, et la fin que poursuit l’enseignant lorsqu’il fait des copies est celle de procurer à ses élèves le matériel nécessaire à leur apprentissage. L’enseignant/auteur des copies et l’élève/utilisateur qui s’adonne à la recherche ou à l’étude privée poursuivent en symbiose une même fin. Dans le contexte scolaire, enseignement et recherche ou étude privée sont tautologiques.
[24] Or, la Commission vient artificiellement enfoncer un coin entre ces fins réunies en une seule en établissant une distinction entre les copies produites par l’enseignant à la demande d’un élève (catégories 1 à 3) et celles produites en l’absence d’une telle demande (catégorie 4). Dans CCH, la Cour ne laisse aucunement entendre que les photocopies d’ouvrages juridiques doivent avoir été « demandées » à la Grande bibliothèque pour que l’on puisse considérer qu’elles ont été faites aux fins « de recherche ». Au contraire, elle conclut que les copies d’ouvrages juridiques « sont nécessaires au processus de recherche et en font donc partie » :
La reproduction d’ouvrages juridiques est effectuée aux fins de recherche en ce qu’il s’agit d’un élément essentiel du processus de recherche juridique. . . . Le service de photocopie [de la Grande bibliothèque] contribue simplement à faire en sorte que les juristes de l’Ontario aient accès aux ouvrages nécessaires à la recherche que demande l’exercice du droit. [Italiques ajoutés; par. 64.]
[25] De même, les photocopies que l’enseignant distribue à l’élémentaire ou au secondaire constituent un élément essentiel de la recherche et de l’étude privée des élèves. Le fait que des copies sont fournies sur demande et d’autres pas n’altère en rien leur importance pour les élèves lorsqu’ils s’adonnent à ces deux activités.
[26] En tout respect, je ne peux faire miens non plus les propos de la Commission, auxquels adhère la Cour d’appel fédérale, les deux instances prenant appui sur University of London Press, à savoir que les photocopies, parce qu’elles sont utilisées collectivement par les élèves en classe, ne sont pas faites à l’une des fins de l’utilisation équitable, soit l’étude « privée ». Rappelons que la cour dit seulement que l’éditeur ne peut invoquer les fins de recherche et d’étude privée poursuivies par les élèves pour dissimuler une fin inéquitable distincte, en l’occurrence une fin commerciale. La cour ne statue pas que lorsqu’ils sont en classe les élèves ne peuvent jamais être considérés comme s’adonnant à l’« étude privée ».
[27] À mon humble avis, l’adjectif « privée » n’exige pas de l’utilisateur qu’il consulte une œuvre protégée dans un splendide isolement. Étudier et apprendre sont des activités intrinsèquement personnelles, qu’on s’y adonne seul ou avec d’autres. En s’attachant au lieu physique de l’enseignement dispensé en classe plutôt qu’à la notion d’étude, la Commission dissocie encore de manière artificielle l’enseignement dispensé par l’enseignant et l’étude à laquelle se livre l’élève.
[28] Sa qualification erronée du rôle de l’enseignant, auquel elle prête une motivation indépendante et distincte de celle des élèves utilisateurs, fausse l’examen d’un autre élément, celui de « l’ampleur de l’utilisation ». La Commission reconnaît que l’enseignant ne reproduit généralement que des extraits relativement courts de chacun des manuels. Puisqu’elle conclut que l’enseignant ne reproduit que de « courts extraits », la Commission doit se demander si la proportion entre chacun des courts extraits et l’œuvre complète est équitable. Or, elle cite plutôt un passage du par. 68 de l’arrêt CCH où la Cour dit que « lorsque, dans un court laps de temps, un usager . . . présente de nombreuses demandes visant de multiples décisions judiciaires publiées dans les mêmes recueils », l’utilisation peut être inéquitable. Elle conclut dès lors que l’enseignant peut être assimilé à l’usager [de la Grande bibliothèque] et que la reproduction répétée de mêmes exemplaires d’un manuel — ceux que se partagent plus d’une classe ou bon nombre d’élèves d’une même classe — rend généralement l’utilisation inéquitable.
[29] En toute déférence, il s’agit d’une approche erronée. À la différence de l’usager individuel considéré dans CCH, l’enseignant fait de multiples copies des exemplaires de classe, non pas à son propre usage, mais à celui de ses élèves. De plus, comme il est souligné dans le pourvoi connexe SOCAN c. Bell, l’élément de l’« ampleur » ne commande pas une appréciation quantitative en fonction de l’utilisation globale ; il appelle un examen du rapport entre l’extrait et, non pas la quantité totale de ce qui est diffusé, mais bien l’œuvre complète. Dans CCH, la Cour fait observer que le nombre total de pages reproduites ressortit à un autre élément, celui de la « nature de l’utilisation ».
[30] En fait, la Commission tient déjà compte de la diffusion d’ordre quantitatif lorsqu’elle se penche sur la nature de l’utilisation et elle constate que de multiples copies ont été distribuées à des classes entières. Lorsqu’elle revient sur la même considération au moment d’apprécier l’« ampleur de l’utilisation », elle confond les deux éléments, ce qui a pour effet d’évincer la proportionnalité de l’analyse du caractère équitable.
[31] J’ai également des réserves quant à la manière dont la Commission soupèse le troisième élément, celui des « solutions de rechange à l’utilisation ». La balance risque de pencher en faveur d’une utilisation inéquitable lorsqu’un équivalent non protégé peut remplacer l’œuvre ou que l’utilisation de cette dernière n’est pas raisonnablement nécessaire eu égard à la fin visée (CCH, par. 57). Tout en précisant que l’on ne s’attend pas à ce que les élèves n’utilisent que des œuvres du domaine public, la Commission conclut que les établissements d’enseignement disposent d’une solution de rechange à la reproduction des manuels : ils peuvent simplement acquérir des exemplaires pour tous les élèves ou les mettre à leur disposition à la bibliothèque.
[32] À mon avis, l’achat de livres pour tous les élèves ne constitue pas une solution de rechange réaliste à la reproduction par l’enseignant de courts extraits complémentaires. D’abord, les écoles ont déjà acquis des exemplaires qui sont conservés dans les salles de classe ou à la bibliothèque, et dont les enseignants tirent des copies. L’enseignant ne fait que faciliter l’accès au nombre limité d’exemplaires en produisant des copies pour tous les élèves qui en ont besoin. En outre, l’achat d’exemplaires supplémentaires pour les distribuer aux élèves n’est pas une solution raisonnable étant donné que, selon la Commission, les enseignants ne photocopient que de courts extraits pour complémenter les manuels utilisés. La solution préconisée par la Commission obligerait les écoles à acheter, pour chacun des élèves, un exemplaire de tous les manuels, magazines et journaux qui figurent dans le répertoire d’Access Copyright et qu’utilise l’enseignant. Cette avenue est manifestement impraticable. La reproduction de courts extraits est donc raisonnablement nécessaire eu égard aux fins visées que sont la recherche et l’étude privée des élèves.
[33] Enfin, l’examen de la Commission se révèle discutable en ce qui concerne « l’effet de l’utilisation sur l’œuvre », l’élément en fonction duquel on détermine si l’utilisation nuit à l’oeuvre originale ou y fait concurrence. Access Copyright souligne que les ventes de manuels scolaires ont diminué de plus de 30 pour cent en 20 ans. Toutefois, comme le fait valoir la coalition, rien ne prouve que cette diminution résulte des photocopies faites par les enseignants. En outre, elle relève plusieurs autres considérations susceptibles d’expliquer la baisse, dont l’enseignement par semestre, la diminution du nombre d’inscriptions, l’augmentation de la durée de vie des manuels, le recours accru aux outils électroniques, dont Internet et l’apprentissage axé sur une grande variété de ressources.
[34] Malgré l’absence de preuve sur ce point, la Commission estime néanmoins que l’effet des photocopies, bien qu’il soit impossible à quantifier, est « suffisamment important » pour que l’on conclue à une concurrence avec les œuvres originales qui rend l’utilisation inéquitable. Elle invoque à l’appui sa conclusion selon laquelle les écoles copient « plus d’un quart de milliard de pages de manuels scolaires chaque année », même si ce nombre englobe les pages pour lesquelles les établissements paient déjà des redevances. Les copies de la catégorie 4, qui sont l’objet du litige, représentent moins de sept pour cent de ces pages.
[35] Dans CCH, parce que les maisons d’édition juridiques n’ont pas établi que le marché de leurs œuvres a fléchi à cause des copies produites par la Grande bibliothèque, la Cour se dit non convaincue de l’effet préjudiciable allégué. De même, outre le simple fait que les ventes ont chuté sur une période de 20 ans, Access Copyright n’avance rien qui soit susceptible de démontrer l’existence d’un quelconque lien entre la photocopie de courts extraits et la diminution des ventes de manuels scolaires.
[36] De plus, je vois difficilement comment les photocopies peuvent concurrencer les manuels sur le marché, car au dire de la Commission, les enseignants n’en reproduisent que de courts extraits à titre complémentaire. Selon toute vraisemblance, si ces photocopies n’étaient pas tirées, les élèves seraient tout simplement privés du complément d’information ou se verraient contraints de consulter le seul exemplaire que possède l’école.
[37] Dans CCH, la Cour opine que ce qu’il faut entendre par « équitable » est une question de fait et « une question de degré » (par. 52, citant Hubbard. c. Vosper, [1972] 1 All E.R. 1023 (C.A.), à la p. 1027). C’est donc en fonction de la norme de la raisonnabilité — celle appliquée en l’espèce par la Cour d’appel fédérale — qu’il faut contrôler la décision de la Commission sur la question de savoir si la photocopie équivaut à une utilisation équitable. Comme j’estime que la Commission conclut au caractère inéquitable à l’issue d’une application erronée des éléments énoncés dans CCH, sa décision est déraisonnable.
[38] Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens et de renvoyer l’affaire à la Commission pour qu’elle l’examine à nouveau, à la lumière des présents motifs.
Version française des motifs des juges Deschamps, Fish, Rothstein et Cromwell rendus par
Le juge Rothstein —
I. Introduction
[39] Le présent pourvoi porte sur l’utilisation équitable prévue à l’art. 29 de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C‑42 (« Loi »). Ce qu’il faut entendre par équitable est une question de fait (CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut‑Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S. 339, au par. 52) (« CCH »). En outre, qu’une utilisation soit équitable ou non est « une question d’impression » (CCH, par. 52, citant Hubbard c. Vosper, [1972] 1 All E.R. 1023 (C.A.), à la p. 1027). De l’avis de notre Cour dans CCH, les éléments proposés par le juge Linden de la Cour d’appel fédérale (2002 CAF 187, [2002] 4 C.F. 213, au par. 150) offrent « un cadre d’analyse utile pour statuer sur le caractère équitable d’une utilisation dans des affaires ultérieures » (par. 53). Bien que la prise en compte de ces éléments soit utile à l’analyse, il ne s’agit pas d’une exigence de la loi.
[40] Lors du contrôle judiciaire, l’application de ces éléments aux faits par la Commission du droit d’auteur appelle la déférence. Un examen véritablement déférent exige de la cour de révision qu’elle se garde de s’engager par inadvertance dans un contrôle plus approfondi fondé sur la norme de la décision correcte.
[41] Selon la juge Abella, la Commission a mal apprécié plusieurs éléments énoncés dans l’arrêt CCH, ce qui rendrait sa conclusion déraisonnable. En toute déférence, je ne suis pas de son avis. J’estime que, sur le plan des principes, la Commission n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle dans son interprétation de ces éléments et, sauf sur un point relativement peu important, ni son analyse factuelle, ni sa prise en compte des éléments à partir des faits de l’espèce, ni ses conclusions ne sont déraisonnables. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.
II. Utilisation équitable
A. But de l’utilisation
(1) De quel point de vue doit‑on déterminer la fin poursuivie?
[42] À mon humble avis, il n’est pas déraisonnable de conclure, comme le fait la Commission, que la fin poursuivie par l’enseignant importe et qu’elle est prédominante eu égard aux faits de l’espèce. Voici ce qu’elle dit au par. 98 de ses motifs ([2009] C.C.D.A. no 6 (QL)):
Par contre, en ce qui a trait aux copies d’extraits faites à l’initiative de l’enseignant pour ses élèves ou à la demande de l’étudiant avec instruction de lire, nous estimons que c’est la fin que poursuit l’enseignant qui doit prédominer. La plupart du temps, cette fin réelle ou principale est l’enseignement ou l’étude « non privée ». Nous accordons une certaine importance au fait que le rôle de l’enseignant se compare difficilement à celui du personnel de la Grande bibliothèque, objet de l’arrêt CCH. Ce personnel effectue des copies à la demande de sa clientèle. L’enseignant qui décide [de] ce qu’il reproduit et à qui il le remet, [comme lorsqu’il] dicte à l’étudiant sa conduite, le fait pour accomplir son travail, qui est d’enseigner. [Suivant] ce critère, l’utilisation tend donc à être inéquitable. [Je souligne.]
[43] Selon moi, même si l’on considère que le choix des extraits et leur reproduction à l’intention des élèves font partie intégrante de l’étude privée de ces derniers, l’enseignant poursuit aussi une fin qui lui est propre. Il fait les copies dans le dessein d’instruire et d’éduquer ses élèves, ce qui est l’essence même de l’enseignement. Cette fin ne peut être ignorée et elle ne l’est pas par la Commission. Le rôle de l’enseignant qui photocopie des extraits choisis diffère grandement de celui, complètement passif, du personnel de la Grande bibliothèque dans l’affaire CCH. Soulignant cette différence au par. 98 de ses motifs, la Commission conclut au vu des faits que la fin poursuivie par l’enseignant prédomine dans les circonstances, une conclusion factuelle qui n’est en rien déraisonnable.
[44] Je ne crois pas non plus que la Commission établit à tort une distinction entre les copies que fait l’enseignant à la demande d’un élève et celles qu’il fait de sa propre initiative. Selon moi, cette distinction est raisonnable au vu de CCH et elle est conforme à celui‑ci. Dans l’affaire CCH, c’était clairement à la demande des avocats que le personnel de la Grande bibliothèque réalisait les photocopies. Autrement dit, sans demande de la part d’un avocat, aucune copie n’était produite. Il n’est ni artificiel ni déraisonnable d’inférer, comme le fait la Commission, à partir du constat que la copie résulte de l’initiative de l’enseignant, que cette reproduction sert principalement la fin que poursuit ce dernier, soit l’enseignement. Il s’agit d’une appréciation réaliste des tenants et aboutissants de l’enseignement en classe.
[45] Au paragraphe 88 de ses motifs, la Commission explique que, l’utilisation en cause ayant plus d’une fin, il faut se demander, au premier volet du critère établi dans CCH, si l’une ou l’autre fin est permise par la Loi. Dans l’affirmative, il convient de déterminer la fin principale de l’utilisation dans le cadre de l’analyse portant sur le caractère équitable de celle-ci. Les parties reconnaissent que la Cour doit statuer sur le pourvoi uniquement en fonction de son appréciation de l’analyse de la Commission à la seconde étape du critère de l’arrêt CCH, à savoir celle relative au caractère équitable. On ne saurait donc laisser entendre que la conclusion tirée par la Commission relativement à un élément — celui du « but de l’utilisation » — , à savoir que les copies ont principalement été faites à la fin d’enseignement poursuivie par l’enseignant, contredit celle qu’elle tire à la première étape, à savoir que les copies de la catégorie 4 ont été faites à une fin permise.
(2) Sens du terme « étude privée »
[46] J’estime que la Commission et la Cour d’appel fédérale n’ont pas tort de faire équivaloir « enseignement » et « étude non privée » et de conclure au caractère inéquitable de l’utilisation compte tenu de la fin poursuivie (Commission, par. 98; [2010] C.A.F. 198, [2011] 3 R.C.F. 223, aux par. 37‑38).
[47] Je conviens certes avec la juge Abella qu’« [é]tudier et apprendre sont des activités intrinsèquement personnelles » (par. 27) en ce que chacun voue individuellement son esprit à l’acquisition de connaissances. Or, l’étude peut avoir lieu dans différents contextes. Dans la Loi sur le droit d’auteur, le législateur précise que pour être équitable, l’utilisation d’une œuvre protégée doit avoir pour fin l’« étude privée » (par. 29), ce qui porte à croire qu’il conçoit que l’étude peut être privée ou non. C’est ce que font observer les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale dans CCH, aux par. 128‑129. Le législateur ne parle pas pour ne rien dire (Canada (Procureur général) c. JTI‑Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610, au par. 110), et les mots qu’il choisit doivent donc être interprétés de manière à avoir un sens. On ne saurait interpréter la disposition en cause de manière à dépouiller l’adjectif « privée » de tout sens.
[48] La Commission invoque la jurisprudence à l’appui de sa position (par. 90), et la Cour d’appel fédérale juge sa conclusion raisonnable et la confirme en ces termes :
Selon toute vraisemblance, l’expression « étude privée » signifie précisément cela : étude personnelle. . . . Interpréter de façon large et libérale signifie que l’on reconnaît une portée généreuse aux dispositions en question, ce qui ne veut pas dire que le texte de loi doit se voir attribuer un sens qu’on ne peut normalement lui prêter. Lorsque des élèves étudient collectivement des documents en classe, ils ne se livrent pas à une étude « privée »; on peut dire qu’ils « étudient », tout simplement. [par. 38]
[49] Je fais mienne la distinction établie par la Cour d’appel fédérale. Ainsi, on pourrait soutenir que le terme « étude privée » employé dans la Loi renvoie à la situation du chercheur, de l’étudiant ou de l’élève qui consulte une œuvre dans le cadre d’une étude individuelle. Une telle interprétation n’écarte pas pour autant la possibilité que l’intéressé collabore avec autrui. J’hésite à partager l’opinion que paraît exprimer la Commission au par. 90 de ses motifs, à savoir que la reproduction effectuée à la demande d’un enseignant ne peut jamais avoir comme fin l’étude privée. À mon sens, la reproduction effectuée à l’initiative d’un enseignant aurait en fait comme fin l’étude privée si, par exemple, le matériel était adapté aux besoins d’apprentissage spéciaux ou aux intérêts particuliers d’un seul élève ou d’un petit nombre d’élèves. Mais le législateur n’a pu vouloir que le terme « étude privée » s’entende de la situation où des dizaines, des centaines, voire des milliers de copies sont faites à l’échelle d’une école, d’un district scolaire ou d’une province dans le cadre établi d’un programme d’enseignement. La conclusion que tire la Commission au par. 98, à savoir que, en ce qui concerne les copies de la catégorie 4, « [l]a plupart du temps, cette fin réelle ou principale est l’enseignement ou l’étude “ non privée” », est raisonnable eu égard aux faits de l’espèce.
B. Ampleur et nature de l’utilisation
[50] Je conviens avec ma collègue que, par souci de cohérence de l’analyse, « l’élément de l’ “ ampleur ”. . . appelle un examen du rapport entre l’extrait et, non pas la quantité totale de ce qui est diffusé, mais bien l’œuvre complète » (par. 29). Le nombre de copies et la portée de la diffusion ressortissent plutôt à l’élément « nature de l’utilisation » (CCH, au par. 55). Je conviens également que pour statuer sur le caractère équitable, il importe d’éviter la double prise en compte qui consiste à considérer un même aspect de l’utilisation dans l’examen de plus d’un élément.
[51] Je suis toutefois d’avis que l’analyse à laquelle se livre la Commission au chapitre de l’« ampleur de l’utilisation » demeure axée sur le rapport entre l’extrait photocopié et l’œuvre complète. Dans l’application de cet élément aux faits, elle souligne que « les [exemplaires] de classe font l’objet “de nombreuses demandes visant . . . les mêmes recueils” » (par. 104, citant CCH, au par. 68). Cette constatation de fait ne permet pas de conclure que la Commission tient compte à tort du nombre total de copies d’un extrait qui sont distribuées à une classe entière.
[52] Selon mon interprétation de ce passage des motifs de la Commission, même si les extraits photocopiés par les enseignants sont généralement courts, la reproduction ultérieure par ces derniers d’autres extraits des mêmes ouvrages — les exemplaires de classe — rend inéquitable le rapport global entre les pages copiées et l’œuvre entière dans un laps de temps donné. La Commission conclut d’ailleurs :
Pour ce qui est des copies faites à l’initiative de l’enseignant pour ses élèves, il existe des facteurs qui vont dans les deux sens. . . . [I]l semble que l’enseignant se limite généralement à reproduire des extraits relativement courts d’un ouvrage comme mesure d’appoint au manuel scolaire principal. Par contre, il nous semble plus que probable que les [exemplaires] de classe font l’objet « de nombreuses demandes visant . . . les mêmes recueils », ce qui tendrait à rendre inéquitable l’ampleur de l’utilisation dans son ensemble. [Je souligne.]
Ce constat va dans le même sens que celui de notre Cour dans CCH, à savoir que « [l’ampleur de l’]utilisation peut être inéquitable lorsque, dans un court laps de temps, un usager . . . présente de nombreuses demandes visant de multiples décisions judiciaires publiées dans les mêmes recueils » (au par. 68). Dans ce contexte, il n’est pas déraisonnable que la Commission compare l’enseignant à l’usager de la Grande bibliothèque puisqu’elle reconnaît par ailleurs que la fin poursuivie par l’enseignant doit prédominer.
[53] En ce qui concerne la « nature de l’utilisation », la Commission s’attache au fait que de multiples copies d’un même extrait sont distribuées à l’ensemble de la classe (Commission, au par. 100). Suivant mon interprétation, ses motifs ne révèlent donc pas de double prise en compte; elle considère la « nature » et l’« ampleur » séparément et tient compte pour chacun de ces éléments d’aspects différents de l’utilisation avant de conclure au caractère inéquitable de l’utilisation.
[54] Tout compte fait, sauf s’il est démontré que Commission relève déraisonnablement que « les [exemplaires] de classe font l’objet “de nombreuses demandes” » — et je rappelle que dans leur mémoire les appelants disent expressément que [traduction] « les conclusions de fait tirées par la Commission ne sont pas contestées » (par. 50) — , j’estime qu’il n’y a pas lieu de revenir sur son appréciation de l’« ampleur » et de la « nature » de l’utilisation.
C. Solutions de rechange à l’utilisation de l’œuvre
[55] Suivant l’analyse de ma collègue (au par. 32 de ses motifs), l’appréciation de cet élément par la Commission est déraisonnable, car « l’achat de livres pour tous les élèves ne constitue pas une solution de rechange réaliste à la reproduction par l’enseignant de courts extraits complémentaires ». Je conviens que l’achat d’un exemplaire pour chacun des élèves ne paraît pas réaliste lorsqu’il s’agit d’utiliser de courts extraits pour complémenter un manuel principal.
[56] En revanche, à supposer que les mêmes ouvrages constituant les exemplaires de classe feront l’objet de nombreuses demandes de reproduction de courts extraits, ce que conclut la Commission au par. 104 de ses motifs, il n’est pas déraisonnable que cette dernière conclut ensuite au par. 107 que, du point de vue pratique, les établissements d’enseignement ont la possibilité de se procurer un plus grand nombre d’exemplaires pour les distribuer aux élèves ou les mettre à leur disposition à la bibliothèque ou en classe, au lieu de photocopier les ouvrages en cause. L’achat d’exemplaires supplémentaires ne constitue peut-être pas une solution de rechange non protégée de la nature de celles considérées dans CCH, mais il s’agit d’un fait pertinent dont la Commission peut tenir compte dans une affaire où elle constate que les mêmes ouvrages sont systématiquement copiés. En outre, la Commission se penche sur les ressources dont disposent les établissements d’enseignement et elle arrive à la conclusion que, dans la présente affaire, « [l]e fait que l’établissement dispose de moyens limités ne [. . .] semble pas constituer une fin de non‑recevoir à ce titre » (par. 107). Lorsque de nombreux courts extraits sont tirés d’un ouvrage, l’inexistence de solutions de rechange non protégées par le droit d’auteur ne rend pas automatiquement l’utilisation équitable. Partant, je ne suis pas convaincu du caractère déraisonnable de l’analyse à laquelle se livre la Commission en ce qui concerne l’élément correspondant aux « solutions de rechange » à l’utilisation.
D. Effet de l’utilisation sur l’oeuvre
[57] Je conviens avec la juge Abella que la preuve ne semble pas étayer la conclusion de la Commission selon laquelle les photocopies de la catégorie 4 « [font] concurrence à l’original au point [de rendre l’utilisation non] équitable » (Commission, au par. 111). À supposer même que la Commission puisse raisonnablement inférer de la diminution des ventes de livres que la photocopie nuit aux œuvres, il appert du par. 111 de ses motifs que sa conclusion est fondée sur le nombre total de transactions de photocopie au pays — soit 250 millions de pages, dont la plupart sont déjà visées par le tarif — , et non sur les 16,9 millions de copies de la catégorie 4. En effet, ce sont ces dernières qu’il fallait comparer aux œuvres pour déterminer si « [l]a concurrence que la reproduction . . . exerce . . . sur le marché de l’œuvre originale » est suffisamment importante (CCH, au par. 59). Je suis porté à juger cette conclusion déraisonnable.
[58] Néanmoins, je ne crois pas qu’une telle conclusion déraisonnable à l’égard de ce seul élément suffise à vicier toute l’analyse. Comme le dit la Cour dans CCH, aucun élément n’est à lui seul déterminant (par. 59‑60), et le caractère équitable ou inéquitable de l’utilisation demeure une question de fait. Au dire des appelants eux-mêmes, la Commission accorde en l’espèce plus d’importance au « but » de l’utilisation et à son « ampleur » qu’aux autres éléments (M.A., par. 45). L’analyse de la Commission étant à mon avis raisonnable en ce qui concerne ces deux éléments, ainsi que d’autres, je ne puis conclure que sa décision est déraisonnable à cause de cette seule inférence.
III. Conclusion
[59] La décision d’un tribunal administratif peut sans conteste être déclarée déraisonnable (voir p. ex. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471). Or, je ne crois pas que l’on puisse conclure, à l’issue d’un contrôle au regard d’une norme déférente, qu’une décision complexe et fondée sur l’examen de multiples éléments est déraisonnable sur la foi de quelques affirmations discutables ou conclusions préliminaires de la part du tribunal administratif en cause. C’est tout particulièrement vrai lorsque, comme dans l’analyse relative au caractère équitable de l’utilisation, les questions qui se posent ont trait aux faits.
[60] Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour dit que la cour de révision doit s’attacher « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » du tribunal et à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (par. 47). À mon humble avis, l’analyse détaillée et exhaustive de la Commission et la décision qui en résulte sont à la fois intelligibles et transparentes et elles se justifient. On ne saurait prétendre que sa conclusion n’appartient pas aux issues possibles raisonnables. Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Pourvoi accueilli avec dépens, les juges Deschamps, Fish, Rothstein et Cromwell sont dissidents.
Procureurs des appelants : Wanda Noel, Ottawa; Fasken Martineau DuMoulin, Ottawa.
Procureurs de l’intimée : McCarthy Tétrault, Toronto; Norton Rose Canada, Montréal.
Procureurs des intervenants Canadian Publishers’ Council, Association of Canadian Publishers et Canadian Educational Resources Council : McCarthy Tétrault, Toronto.
Procureurs des intervenantes l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université et la Fédération canadienne des étudiantes et étudiants : Torys, Toronto.
Procureurs des intervenantes l’Association des universités et collèges du Canada et l’Association des collèges communautaires du Canada : Osler, Hoskin & Harcourt, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante CMRRA‑SODRAC Inc. : Cassels Brock & Blackwell, Toronto.
Procureur de l’intervenante la Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson‑Glushko : Université d’Ottawa, Ottawa.
Procureurs des intervenantes Canadian Authors Association, Canadian Freelance Union, la Société canadienne des auteurs, illustrateurs et artistes pour enfants, League of Canadian Poets, l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada, Playwrights Guild of Canada, Professional Writers Association of Canada et Writers’ Union of Canada : Hebb & Sheffer, Toronto; Stockwoods, Toronto.
Procureurs de l’intervenant Centre for Innovation Law and Policy of the Faculty of Law University of Toronto : Macera & Jarzyna, Ottawa.