COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Dinardo, [2008] 1 R.C.S. 788, 2008 CSC 24
Date : 20080509
Dossier : 31918
Entre :
Jean Dinardo
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : Les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement :
(par. 1 à 41)
La juge Charron (avec l’accord des juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish et Abella)
______________________________
R. c. Dinardo, [2008] 1 R.C.S. 788, 2008 CSC 24
Jean Dinardo Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Dinardo
Référence neutre : 2008 CSC 24.
No du greffe : 31918.
2008 : 25 janvier; 2008 : 9 mai.
Présents : Les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Chamberland, Rochon et Côté), J.E. 2007‑551, SOQUIJ AZ‑50418375, [2007] J.Q. no 1320 (QL), 2007 CarswellQue 1206, 2007 QCCA 287, qui a confirmé les déclarations de culpabilité inscrites par le juge Rancourt de la Cour du Québec. Pourvoi accueilli.
Marco Labrie et Catherine Sheitoyan, pour l’appelant.
Henri‑Pierre La Brie et Magalie Cimon, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La juge Charron —
1. Aperçu
[1] Monsieur Dinardo a été reconnu coupable d’agression sexuelle et d’exploitation sexuelle d’une personne ayant une déficience. Il a interjeté appel de sa condamnation au motif que le juge du procès s’était fondé sur des considérations erronées en matière de crédibilité et n’avait pas motivé suffisamment sa décision pour en permettre un examen valable en appel. La majorité de la Cour d’appel a rejeté l’appel de M. Dinardo. Toutefois, le juge Chamberland, dissident, était d’avis d’accueillir l’appel et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès sur le fondement de deux erreurs de droit. Premièrement, le juge du procès n’aurait pas suffisamment motivé le rejet des dénégations de culpabilité de M. Dinardo. Deuxièmement, il n’aurait pas expliqué comment il a résolu certains problèmes importants dans le témoignage de la plaignante pour parvenir à un verdict hors de tout doute raisonnable. M. Dinardo fonde son pourvoi de plein droit devant notre Cour sur ces deux moyens.
[2] Je souscris à l’opinion du juge Chamberland de la Cour d’appel, selon laquelle le juge du procès a commis une erreur de droit en n’expliquant pas comment il a résolu les importantes questions de crédibilité soulevées par le témoignage de la plaignante, plus particulièrement au regard de la déposition fournie par M. Dinardo au procès. Bien que le juge du procès soit présumé connaître le droit, je conclus, compte tenu de la preuve présentée et des questions en litige en l’espèce, que le juge du procès n’a pas suffisamment motivé sa décision pour en permettre un examen valable en appel sur la question de la crédibilité. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
2. Les faits et les décisions des juridictions inférieures
[3] En septembre 2004, M. Dinardo, un chauffeur de taxi, s’est rendu à la résidence pour personnes ayant une déficience intellectuelle appelée l’« Auberge », à Longueuil, pour y prendre la plaignante et la conduire à la « Maison des jeunes », à Boucherville. Pendant le trajet d’une durée de 15 minutes, l’accusé aurait touché les seins de la plaignante et lui aurait mis le doigt dans le vagin en lui disant « [ç]a sent bon » (d.a., p. 137). Aux dires de la plaignante, M. Dinardo l’aurait également invitée à lui toucher le pénis, mais elle aurait refusé.
[4] La plaignante, qui était âgée de 22 ans au moment du procès, est atteinte d’une légère déficience intellectuelle et du syndrome de Gilles de La Tourette. Au moment des faits reprochés, elle demeurait en semaine à la résidence l’Auberge. De façon régulière, les pensionnaires de cette résidence se rendaient à la Maison des jeunes pour des activités de jour. Règle générale, ils se déplaçaient en taxi.
[5] À son arrivée à la Maison des jeunes, la plaignante a raconté spontanément les faits allégués à une enseignante. À son retour à l’Auberge dans l’après‑midi, elle a fait un récit semblable à une employée de la résidence. Le chauffeur de taxi qui la raccompagnait a été témoin de ce récit. Plus tard dans la même journée, la plaignante a répété la même version des faits à une deuxième intervenante de la résidence.
[6] Monsieur Dinardo a été inculpé d’agression sexuelle et d’exploitation sexuelle d’une personne ayant une déficience, des infractions prévues respectivement à l’al. 271(1)a) et au par. 153.1(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. Au début du procès, le juge a tenu un voir‑dire pour déterminer si la plaignante était habile à témoigner. Durant le voir‑dire, la plaignante a donné des réponses contradictoires lorsqu’il lui a été demandé si elle savait ce que cela signifiait que de dire la vérité. Elle a d’abord affirmé qu’elle ne comprenait pas l’importance de dire la vérité, puis a déclaré qu’elle savait ce qu’était un mensonge et que ce n’était pas bien de mentir. Elle a ajouté que, si elle ne connaissait pas la réponse à une question, elle dirait simplement « [j]e m’en souviens plus » (d.a., p. 110-111).
[7] Lorsqu’elle a été contre‑interrogée, la plaignante a reconnu qu’elle inventait parfois des histoires pour « [m]e trouver comique » (d.a., p. 112). À titre d’exemple des « niaiseries » qu’elle racontait parfois, mentionnons qu’elle a déjà dit qu’un ami « m’a donné des coups de pied dans le cul [. . .] dans le derrière, puis c’est pas vrai » (d.a., p. 112). La plaignante a donné des réponses contradictoires lorsqu’il lui a été demandé si elle racontait souvent ce type d’histoires, mais elle a ajouté que sa famille d’accueil la réprimandait lorsqu’elle le faisait.
[8] Par suite de la déclaration de l’avocat de la défense selon laquelle « on peut lui faire dire à peu près n’importe quoi » (d.a., p. 123), le juge du procès a déclaré que la déficience de la plaignante, bien qu’évidente, ne l’empêchait pas pour autant de témoigner et qu’il lui appartiendrait par la suite d’évaluer sa crédibilité. Il a donc statué que la plaignante était habile à témoigner après avoir promis de dire la vérité. Cette décision n’est pas contestée. Toutefois, les difficultés manifestes que présentait le témoignage de la plaignante au voir‑dire et la déclaration du juge selon laquelle il lui faudrait régler les questions de crédibilité lors du procès fournissent des éléments contextuels pertinents pour l’examen en appel de la question de savoir si le juge du procès a suffisamment motivé sa décision.
[9] La plaignante a témoigné lors du procès et a donné des réponses cohérentes, pour l’essentiel, au sujet des éléments clés de son récit. Elle a également appelé l’accusé par son prénom (Jean) et elle a reconnu son tatouage sur le bras droit. Toutefois, sur de nombreux points, la plaignante a donné des réponses contradictoires, tout comme durant le voir‑dire. Qui plus est, en contre‑interrogatoire, elle a fait les déclarations troublantes qui suivent (d.a., p. 174-175) :
Q Cette histoire‑là que t’as contée à madame Thériault en arrivant, à la Maison des Jeunes là, ça se peut‑tu qu’elle soit inventée, cette histoire‑là?
R Oui.
Q Pourquoi t’as inventé cette histoire‑là?
R Bien, je l’ai inventée pour dire qu’il m’a touchée.
Q Tu l’as inventée pour dire qu’il t’a touchée?
R Oui.
Q Pourquoi? Tu l’aimais pas, le monsieur?
R Non je l’aimais pas.
Q Pourquoi?
R J’avais peur de lui.
Q T’avais peur de lui. Parce qu’il avait des tatous?
R Oui.
[10] En réinterrogatoire, la plaignante a tenu les propos suivants (d.a., p. 181- 182) :
Q . . . écoute‑moi bien, il t’a dit : « Ça se peut‑tu que t’aies inventé l’histoire à Nicole Thériault? »
R Ah, j’ai pas inventé.
Q Okay. Mais t’as dit oui. Est‑ce que tu sais . . . qu’est‑ce que tu veux dire par là, là? C’est quoi la . . . explique‑toi là, là‑dessus là?
R Je l’ai pas inventée.
Q Okay. Ta phrase, ça été : « J’ai inventé — suite à ce qu’il t’a dit — pour dire qu’il m’a touchée ».
R Oui.
Q Qu’est‑ce que tu veux dire par là?
R Il m’a touchée.
Q Okay. Mais quand tu lui as dit ça là, à Nicole Thériault, est‑ce que c’était une invention? Est‑ce que t’avais inventé ça?
R Non.
[11] À la fin du témoignage de la plaignante, le juge du procès a lui aussi posé quelques questions (d.a., p. 182) :
PAR LA COUR
J’en ai une, moi, X. Est‑ce que t’es capable de me dire ce que ça veut dire le mot « inventer »?
R Je le sais pas.
Q Tu ne le sais pas, hein? Alors quand t’as répondu tantôt là, que t’avais inventé là, tu ne sais pas qu’est‑ce que ça veut dire?
R Non.
[12] Quatre personnes ont témoigné au procès au sujet de la version des faits relatée par la plaignante. Mme Thériault, enseignante à la Maison des jeunes, a déclaré qu’à son arrivée, la plaignante lui a tout de suite dit : « [l]e chauffeur de taxi m’a touchée » (d.a., p. 210). Selon le chauffeur de taxi qui a reconduit la plaignante à l’Auberge à la fin de la journée, celle‑ci lui a dit, pendant le trajet, que « [c]e matin, le chauffeur qui est venu me conduire ici, il m’a touché un sein » (d.a., p. 246). À leur arrivée à l’Auberge, le chauffeur était présent lorsque la plaignante a raconté à Mme Lussier, la directrice adjointe de la résidence, les faits reprochés à M. Dinardo. Mme Duquette, « accompagnatrice » de la plaignante à l’Auberge, a déclaré que cette dernière lui a dit le même jour avoir été « agressée » par le chauffeur de taxi (d.a., p. 284). Mme Duquette a parlé de la prétendue agression à la directrice adjointe de la résidence et, selon ses dires, « l’histoire était la même des deux côtés » (d.a., p. 285).
[13] Deux des témoins ont également déclaré que la plaignante mentait parfois. Mme Thériault a affirmé ne pas avoir cru la plaignante au départ « parce qu’elle manipule » (d.a., p. 214). Elle a ajouté que la plaignante mentait à l’occasion pour attirer l’attention, mais que, lorsque cela se produisait, « elle avouait. Elle savait la différence » (d.a., p. 229). C’est pourquoi Mme Thériault a fini par croire qu’il y avait un fond de vérité aux accusations. Mme Duquette a également déclaré que la plaignante mentait parfois. Lorsqu’elle ne disait pas la vérité, la plaignante rougissait ou s’empêtrait dans ses mensonges. Pourtant, cette fois, la plaignante a répété le même récit plusieurs fois à diverses personnes. Mme Duquette croyait donc que la plaignante disait la vérité. Les deux témoins ont déclaré que le comportement de la plaignante, le jour où elle aurait été agressée, était différent de son comportement habituel.
[14] Monsieur Dinardo a témoigné et a nié les faits qui lui étaient reprochés. Il a déclaré que, à son arrivée à l’Auberge, une intervenante a accompagné la plaignante jusqu’à la voiture et a bouclé sa ceinture. Cette employée a ensuite placé les mains de la plaignante entre ses jambes pour l’empêcher de se frapper ou de frapper le chauffeur de taxi en raison de sa maladie. Il a ajouté que la plaignante a gardé les mains entre ses jambes pendant tout le trajet.
[15] Monsieur Dinardo a également déclaré que, compte tenu de la configuration de l’intérieur de son véhicule, il n’aurait pas pu toucher à la plaignante sans se pencher. M. Dinardo a rappelé qu’il n’avait jamais été déclaré coupable d’infractions de cette nature et n’avait fait l’objet dans le passé d’aucune plainte reliée à son travail.
[16] Dans ses motifs, le juge du procès a résumé les témoignages pour la poursuite et pour la défense : C.Q. Longueuil, no 505‑01‑053038‑044, 30 mars 2006. Après avoir rappelé le test énoncé dans R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742, et l’obligation qui incombe à la poursuite d’établir la culpabilité de l’appelant hors de tout doute raisonnable, le juge du procès a tiré ses conclusions sur la crédibilité. Il a déclaré que l’accusé « a bien témoigné » (par. 46), mais il n’a pas retenu sa « prétention » qu’il « lui était impossible de toucher au passager à cause de la console, de la tasse à café et de son carnet de notes » (par. 54). Le juge a rejeté cet argument en se fondant sur les photographies produites par M. Dinardo et sur le fait que la plaignante a pu voir le tatouage que l’accusé arbore à l’avant‑bras droit.
[17] Le juge du procès a ensuite apprécié la crédibilité de la plaignante. Il n’a pas fait mention de la preuve voulant que la plaignante, de son propre aveu, ait tendance à mentir. Il a plutôt souligné seulement que, « [l]orsque contre‑interrogée par l’avocat de l’accusé, elle ne s’est jamais démentie concernant les faits importants, sauf certains détails qui n’ont pas, selon le Tribunal, une importance telle qu’ils affecteraient sa crédibilité » (par. 70). Il a insisté sur le fait que la version des faits fournie par la plaignante était cohérente, soulignant que, « dans ce cas, il y a une forme de corroboration dans les faits et les déclarations de la victime, qui ne s’est jamais démentie » (par. 68). En outre, il a fait remarquer que la plaignante avait fait sa déclaration spontanément à son arrivée à la Maison des jeunes. L’accusé a été reconnu coupable des deux infractions.
[18] La Cour d’appel a rejeté l’appel à la majorité : [2007] J.Q. no 1320 (QL), 2007 QCCA 287. Le juge Rochon, avec l’accord de la juge Côté, a déclaré que, quoique succincts, les motifs du juge du procès indiquaient clairement pourquoi ce dernier n’avait pas cru M. Dinardo. Bien que le juge du procès n’ait pas suivi expressément la deuxième étape du test proposé dans W. (D.), cette démarche ne constitue pas une « formule sacramentelle » (par. 29). Le rejet par le juge du procès de la preuve présentée par l’accusé indiquait implicitement qu’elle ne soulevait pas de doute raisonnable. Il aurait été préférable que le juge le mentionne expressément, mais son omission de le faire ne constituait pas une erreur de droit.
[19] La majorité de la Cour d’appel a observé que le témoignage de la plaignante devait être évalué en tenant compte de sa déficience intellectuelle. Le juge Rochon a passé en revue dix incohérences décelées par M. Dinardo dans le témoignage de la plaignante, y compris ses propos au sujet des histoires inventées. Aucune de ces incohérences n’a été traitée expressément par le juge du procès. Le juge Rochon a conclu qu’elles se rapportaient principalement à des éléments périphériques au débat. En ce qui concerne les propos de la plaignante au sujet des histoires inventées, la majorité a déclaré que « [m]ême si je devais conclure que ce dernier élément nécessitait une explication du juge, l’examen de la preuve sur ces questions permet à une cour d’appel d’examiner la justesse de la décision » (par. 73).
[20] En outre, les juges majoritaires ont statué que le juge du procès avait commis une erreur en utilisant les déclarations antérieures compatibles de la plaignante pour corroborer son témoignage selon lequel une infraction avait été commise. Toutefois, la majorité a conclu que l’utilisation des déclarations à mauvais escient ne justifiait pas la tenue d’un nouveau procès, puisque l’accusé n’en avait pas subi de préjudice.
[21] Le juge Chamberland, dissident, a fait remarquer que le juge du procès, après avoir reconnu à deux reprises que l’accusé avait « bien témoigné », a conclu à la culpabilité de M. Dinardo sans lui expliquer pourquoi il rejetait ses dénégations de culpabilité. Le juge a expliqué pourquoi il ne croyait pas que la configuration de sa voiture empêchait M. Dinardo de toucher à la plaignante, mais il n’a pas examiné l’élément le plus important du témoignage de M. Dinardo — à savoir ses dénégations des gestes qui lui étaient reprochés.
[22] Le juge Chamberland a également conclu que le juge du procès avait commis une erreur en ne suivant pas expressément la deuxième étape du test énoncé dans W. (D.) — même s’il n’a pas cru l’argument de l’accusé, le juge n’a pas examiné la question de savoir si son témoignage suscitait un doute raisonnable. Il n’y avait pas de corroboration en l’espèce, et le témoignage de la plaignante posait problème. Le juge Chamberland était tout particulièrement préoccupé par les propos de la plaignante à la fin du contre‑interrogatoire, lorsque cette dernière a déclaré qu’elle avait inventé l’histoire d’agression « pour dire qu’il m’a touchée » (par. 116). Le juge Chamberland a souligné que plus d’un témoin avait déclaré que la plaignante mentait parfois. Dans ce contexte, le juge du procès avait l’obligation de traiter expressément des dénégations de l’accusé. Le juge Chamberland était d’avis d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
3. Analyse
[23] La majorité a affirmé à juste titre que la démarche énoncée dans W. (D.) n’est pas une formule sacro‑sainte. En fait, le juge Chamberland a lui‑même reconnu dans ses motifs de dissidence, au par. 112, que l’appréciation de la crédibilité ne se prête pas toujours à l’application des trois étapes distinctes proposées dans W. (D.); tout dépend du contexte. Ce qui importe, c’est de respecter la substance des directives formulées dans W. (D.). Dans une cause dont l’issue repose sur la crédibilité, comme en l’espèce, le juge du procès doit répondre à la question déterminante de savoir si la preuve offerte par l’accusé, appréciée au regard de l’ensemble de la preuve, soulève un doute raisonnable quant à sa culpabilité. En d’autres termes, le juge du procès doit déterminer si la preuve dans son ensemble établit la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. À mon avis, la meilleure façon de résoudre les problèmes de fond soulevés par la décision du juge du procès en l’espèce consiste à déterminer s’il l’a suffisamment motivée.
3.1 Suffisance des motifs
[24] Dans l’arrêt R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26, notre Cour a confirmé l’obligation des tribunaux de motiver leurs décisions. Les motifs sont utiles à diverses fins; ils servent notamment à expliquer la décision du tribunal et à faciliter l’examen en appel des conclusions tirées au procès. La portée de cette obligation dépend, bien entendu, des circonstances de l’affaire. Comme notre Cour l’a souligné, « l’obligation de donner des motifs est liée à leur fin, qui varie selon le contexte » (Sheppard, par. 24).
[25] L’arrêt Sheppard commande aux juridictions d’appel d’appliquer un critère fonctionnel pour déterminer si une décision est suffisamment motivée (par. 55). Il ne s’agit pas de se livrer à un exercice abstrait, mais de se demander si les motifs répondent bien aux questions en litige, compte tenu de l’ensemble de la preuve et des observations des avocats (R. c. D. (J.J.R.) (2006), 215 C.C.C. (3d) 252 (C.A. Ont.), par. 32). Un appel fondé sur l’insuffisance des motifs ne sera accueilli que si les lacunes des motifs exprimés par le juge du procès font obstacle à un examen valable en appel : Sheppard, par. 25.
[26] En première instance, les motifs « justifient et expliquent le résultat » (Sheppard, par. 24). Dans un litige dont l’issue est en grande partie liée à la crédibilité, on tiendra compte de la déférence due aux conclusions sur la crédibilité tirées par le juge de première instance pour déterminer s’il a suffisamment motivé sa décision. Les lacunes dans l’analyse de la crédibilité effectuée par le juge du procès, telle qu’il l’expose dans ses motifs, ne justifieront que rarement l’intervention de la cour d’appel. Néanmoins, le défaut d’expliquer adéquatement comment il a résolu les questions de crédibilité peut constituer une erreur justifiant l’annulation de la décision (voir R. c. Braich, [2002] 1 R.C.S. 903, 2002 CSC 27, par. 23). Comme notre Cour l’a indiqué dans R. c. Gagnon, [2006] 1 R.C.S. 621, 2006 CSC 17, l’accusé est en droit de savoir « pourquoi le juge du procès écarte le doute raisonnable » :
Apprécier la crédibilité ne relève pas de la science exacte. Il est très difficile pour le juge de première instance de décrire avec précision l’enchevêtrement complexe des impressions qui se dégagent de l’observation et de l’audition des témoins, ainsi que des efforts de conciliation des différentes versions des faits. C’est pourquoi notre Cour a statué — la dernière fois dans l’arrêt H.L. — qu’il fallait respecter les perceptions du juge de première instance, sauf erreur manifeste et dominante.
Cela ne veut pas dire que la cour d’appel peut se soustraire à son obligation de revoir le dossier pour s’assurer que les conclusions de fait pouvaient raisonnablement être tirées. Qui plus est, lorsque l’accusation est grave et que, comme en l’espèce, le témoignage d’un enfant contredit celui d’un adulte, qui nie les faits, l’accusé est en droit de savoir pourquoi le juge du procès écarte le doute raisonnable. [par. 20-21]
[27] Les motifs « revêtent une importance particulière » lorsque le juge doit « démêler des éléments de preuve embrouillés et contradictoires sur une question clé, à moins que le fondement de la conclusion du juge de première instance ressorte du dossier » (Sheppard, par. 55). En l’espèce, non seulement le témoignage de la plaignante était confus, mais il a été contredit par l’accusé. J’examinerai maintenant l’erreur que le juge du procès a commise, à mon avis, en n’expliquant pas comment il a concilié les déclarations contradictoires de la plaignante sur la possibilité qu’elle ait inventé une histoire. Je conclus en outre que le défaut du juge de fournir cette explication a causé un préjudice à l’accusé dans l’exercice du droit d’appel que lui confère la loi.
[28] Il ressort clairement du dossier que le témoignage de la plaignante préoccupait le juge du procès. Après que la plaignante a été appelée à préciser, en contre‑interrogatoire, si elle savait ce que cela signifiait que d’« inventer » une histoire, le juge Rancourt de la Cour du Québec lui a posé plusieurs questions complémentaires à cet égard (d.a., p. 182-183). Dans ses motifs, le juge n’a toutefois pas expliqué pourquoi les déclarations contradictoires de la plaignante ne l’ont pas amené à douter de sa crédibilité. Il a plutôt tiré la conclusion suivante :
Lorsque contre‑interrogée par l’avocat de l’accusé, elle ne s’est jamais démentie concernant les faits importants, sauf certains détails qui n’ont pas, selon le Tribunal, une importance telle qu’ils affecteraient sa crédibilité. [par. 70]
[29] Il est faux de dire que la plaignante s’est contredite uniquement sur des éléments insignifiants des faits reprochés. Elle s’est démentie dans ses réponses sur la principale question en litige, soit celle de savoir si M. Dinardo s’était effectivement livré aux actes qui lui étaient reprochés ou si elle avait inventé cette histoire de toutes pièces. Je suis en désaccord avec la majorité de la Cour d’appel, qui a conclu que « la preuve de la défense portait sur des éléments périphériques au débat » (par. 32). La défense reposait sur le manque de crédibilité et de fiabilité du témoignage de la plaignante en général et, bien sûr, sur le témoignage de M. Dinardo qui niait les allégations de la plaignante. Dans ce contexte, le juge du procès avait l’obligation d’expliquer, même succinctement, comment il avait résolu les problèmes que posait ce témoignage pour rendre un verdict hors de tout doute raisonnable.
[30] J’insiste sur le fait que, même si les motifs du juge du procès ne sont pas suffisants, selon le critère applicable, pour permettre un examen valable en appel en l’espèce, aucune règle générale n’exige que les motifs soient suffisamment détaillés pour permettre à la juridiction d’appel d’instruire toute l’affaire à nouveau. Il n’est pas nécessaire d’établir que le juge du procès avait conscience et a tenu compte de tous les éléments de preuve, ou encore qu’il a répondu à chaque argument soulevé par les avocats (Braich, par. 38). À cet égard, le juge Binnie a tenu les propos suivants dans Sheppard :
[D]ans la grande majorité des affaires criminelles, tant les questions litigieuses que le raisonnement qu’a suivi le juge de première instance pour arriver au résultat seront vraisemblablement clairs pour toutes les parties concernées. La responsabilité judiciaire vise l’équité fondamentale et non la perfection, et elle ne justifie pas qu’on opère un changement indu de perspective en s’attachant davantage à une dissection ésotérique des mots employés pour exprimer le raisonnement qui sous‑tend le résultat qu’à la justesse du résultat. [par. 60]
[31] Comme je l’ai expliqué au début de l’analyse, pour déterminer si les motifs sont suffisants, il faut se demander s’ils répondent aux questions en litige. En l’espèce, la sincérité de la plaignante constituait manifestement une question litigieuse — le juge du procès l’a d’ailleurs reconnu pendant le voir‑dire visant à déterminer si elle était habile à témoigner. Lors du procès, deux des témoins ont déclaré que la plaignante pouvait mentir et se montrer manipulatrice. Le juge du procès pouvait conclure qu’il était convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’accusé, mais il ne pouvait pas le faire sans expliquer comment il avait concilié les déclarations contradictoires de la plaignante, plus particulièrement au regard du témoignage de l’accusé qui en niait les allégations.
[32] Notre Cour a souligné dans Sheppard qu’il ne sera pas conclu à une erreur si le fondement de la conclusion du juge de première instance ressort « du dossier, même sans être précisé » (par. 55). Si les motifs du juge du procès comportent des lacunes, il incombera au tribunal d’appel de passer la preuve en revue et de décider si les motifs sur lesquels repose la déclaration de culpabilité ressortent clairement du dossier. Cette démarche ne permet pas aux tribunaux d’appel de réévaluer les éléments d’une affaire qui n’ont pas été résolus par le juge du procès. Dans les cas où le raisonnement du juge du procès ne ressort pas clairement de ses motifs ou du dossier, comme en l’espèce, le tribunal d’appel ne doit pas substituer sa propre analyse à celle du juge de première instance (Sheppard, par. 52 et 55).
[33] J’estime que l’appréciation de la crédibilité de la plaignante à laquelle se sont livrés les juges majoritaires de la Cour d’appel outrepassait la démarche préconisée dans Sheppard et dérogeait à la norme de contrôle applicable aux conclusions sur la crédibilité (R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122, p. 131). Plutôt que de se demander si les motifs sur lesquels reposait la déclaration de culpabilité ressortaient clairement d’un examen du dossier, la majorité s’est assurée que le juge du procès n’avait pas commis d’erreur en procédant à sa propre analyse de la preuve, y compris des propos de la plaignante sur la possibilité qu’elle invente des histoires. Les juges majoritaires ont examiné le témoignage troublant, que le juge Rochon a qualifié de « propos étonnants » (par. 70), ainsi que les questions complémentaires posées par le juge du procès à la plaignante à la fin de son témoignage. Ils ont conclu que les questions du juge du procès « contribu[aient] à clarifier des réponses de la victime qui, à première vue, peuvent paraître troublantes » (par. 73) et que le dossier permettait un examen valable en appel.
[34] En toute déférence, je ne comprends pas très bien comment l’examen des questions posées par le juge du procès à la plaignante aurait permis de concilier ses déclarations contradictoires. Au contraire, ces questions font ressortir à quel point le défaut du juge du procès d’expliquer clairement pourquoi il a ajouté foi au témoignage de la plaignante, malgré les problèmes qu’il posait, crée un obstacle très réel à l’examen en appel. Pendant toute l’instance, la plaignante a fait des déclarations contradictoires quant à savoir si elle savait ce que c’était que d’inventer une histoire et ses réponses aux questions du juge du procès n’ont guère permis d’éclaircir ce point. Étant donné que le juge n’a pas fourni d’explication dans ses motifs, il est tout simplement impossible de savoir comment il est arrivé à la conclusion que la plaignante était un témoin crédible.
[35] Les juges majoritaires ont également déclaré que « [l]es propos du juge sur le témoignage de la victime doivent être examinés en fonction du fait que la victime souffre d’une légère déficience intellectuelle » (par. 48). La déficience intellectuelle de la plaignante doit être prise en compte dans l’évaluation de son témoignage, j’en conviens, mais je ne crois pas que cela abaisse la norme de preuve applicable ni ne décharge le juge du procès de son obligation d’expliquer comment il a concilié les incohérences dans le témoignage de la plaignante. Je ne veux pas donner à penser qu’il faille procéder à une analyse de la crédibilité plus poussée dans le cas de témoins ayant une déficience intellectuelle. En fait, dans tous les cas où un témoignage pose des problèmes importants, il faut fournir une explication si ce témoignage doit servir de fondement à la déclaration de culpabilité de l’accusé. Les propos tenus par notre Cour méritent d’être répétés :
[L]’accusé est en droit de savoir pourquoi le juge du procès écarte le doute raisonnable.
(Gagnon, par. 21)
Le seul indice du raisonnement suivi par le juge du procès est le poids qu’il a accordé aux déclarations antérieures compatibles de la plaignante en tant que preuve corroborante. C’était là une erreur de droit, comme l’a conclu à juste titre la majorité de la Cour d’appel. Toutefois, comme je le préciserai, compte tenu des motifs dans leur ensemble et du contexte du procès, je ne peux me rallier à la conclusion de la majorité voulant qu’aucun tort n’ait été causé par l’utilisation de ces déclarations.
3.2 Déclarations antérieures compatibles
[36] Règle générale, les déclarations antérieures compatibles sont inadmissibles (R. c. Stirling, [2008] 1 R.C.S. 272, 2008 CSC 10). Ces déclarations sont exclues principalement parce que, d’une part, elles n’ont pas de force probante (Stirling, par. 5) et que, d’autre part, elles constituent du ouï‑dire lorsqu’elles sont utilisées pour la véracité de leur contenu.
[37] Dans certaines circonstances, les déclarations antérieures compatibles peuvent être admissibles en tant que partie intégrante du récit des faits. Une fois admises en preuve, ces déclarations peuvent être utilisées dans le but limité d’aider le juge des faits à comprendre comment les faits relatés par le plaignant ont été divulgués à l’origine. La difficulté, c’est de faire la distinction entre [traduction] « l’utilisation du récit des faits dans le but inadmissible de “confirmer la véracité des déclarations faites sous serment” » et « l’utilisation du témoignage narratif dans le but admissible d’établir l’existence d’une plainte et le moment de son dépôt, ce qui pourrait alors aider le juge des faits dans son appréciation de la véracité ou de la crédibilité des déclarations » McWilliams’ Canadian Criminal Evidence (4eéd. (feuilles mobiles)), p. 11‑44 et 11‑45 (en italique dans l’original); voir aussi R. c. F. (J.E.) (1993), 85 C.C.C. (3d) 457 (C.A. Ont.), p. 476).
[38] Dans R. c. G.C., [2006] O.J. No. 2245 (QL), la Cour d’appel de l’Ontario a fait remarquer que les déclarations antérieures compatibles d’un plaignant pouvaient aider le tribunal à évaluer la probabilité qu’il soit sincère, notamment dans les cas d’allégations d’agressions sexuelles commises contre des enfants. Le juge Rouleau, qui a rédigé les motifs unanimes de la Cour d’appel, s’est exprimé ainsi :
[traduction] Bien qu’elle ait été admise à bon droit au procès, la preuve d’une plainte antérieure ne peut servir à corroborer la survenance de l’incident en cause. Elle ne peut servir à prouver la véracité de son contenu. Toutefois, cette preuve peut servir à « étayer l’allégation principale en constituant un cadre logique pour sa présentation », comme nous l’avons vu plus haut, et à apprécier la sincérité de la plaignante. À cet égard, l’arrêt R. c. F. (J.E.) précise ce qui suit, à la p. 476 :
Le fait que les déclarations ont été faites est admissible en preuve pour aider le jury à suivre le déroulement des événements, de la perpétration de l’infraction jusqu’à l’engagement de poursuites, afin qu’il puisse comprendre la conduite de la plaignante et apprécier sa sincérité. Toutefois, il faut prévenir les jurés de l’importance de ne pas considérer le contenu des déclarations comme une preuve de la perpétration d’un crime.
Le juge du procès était conscient de l’utilisation limitée qui pouvait être faite de cette preuve, comme le montrent ses motifs :
[J]’ai été vraiment frappé, même si le fait de dire à quelqu’un qu’on a été agressé ne confirme pas en soi l’agression. J’ai été frappé par la manière dont elle en a parlé, cela tend à confirmer le récit [de la plaignante] — c’est‑à‑dire comment ils lisaient un livre et comment ils en sont venus à parler de l’abus sexuel des enfants.
Dans les cas d’agressions sexuelles commises contre de jeunes enfants, les tribunaux ont reconnu qu’il était difficile d’obtenir de la victime un récit détaillé des faits. Dans certains cas, la manière dont l’enfant finit par divulguer les faits peut servir d’outil utile au juge du procès dans son appréciation de la sincérité de l’enfant, soit en renforçant ou en affaiblissant la force probante logique de son témoignage. Il en est ainsi en l’espèce. [Je souligne; par. 20‑22.]
[39] Le raisonnement de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire G.C. s’applique tout autant aux faits de l’espèce. Les déclarations antérieures compatibles de la plaignante n’étaient pas admissibles en preuve suivant les exceptions habituelles à la règle du ouï‑dire. Ainsi, ces déclarations ne pouvaient servir à confirmer son témoignage au procès. Toutefois, à la lumière de la preuve selon laquelle la plaignante avait du mal à replacer les événements dans leur contexte temporel et qu’elle s’embrouillait facilement et mentait à l’occasion, il importe de noter que la spontanéité de sa déclaration initiale ainsi que la répétition des éléments essentiels de ses allégations fournissent un contexte très utile à l’appréciation de sa crédibilité.
[40] La Cour d’appel a conclu à bon droit que le juge du procès avait commis une erreur en jugeant que le contenu des déclarations antérieures compatibles de la plaignante corroborait son témoignage au procès, soulignant dans ses motifs qu’« il y a une forme de corroboration dans les faits et les déclarations de la victime, qui ne s’est jamais démentie » (par. 68). Contrairement aux juges majoritaires de la Cour d’appel, j’estime toutefois que l’utilisation des déclarations à mauvais escient par le juge du procès a causé un tort à l’accusé. Le juge a conclu à la culpabilité de M. Dinardo en accordant un poids considérable aux déclarations antérieures de la plaignante en tant que preuve corroborante. De toute évidence, il croyait que la cohérence des déclarations de la plaignante ajoutait à la crédibilité de son récit. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi sur ce fondement également.
4. Dispositif
[41] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
Pourvoi accueilli.
Procureurs de l’appelant : Catherine Sheitoyan, Montréal; Marco Labrie, Longueuil, Québec.
Procureur de l’intimée : Poursuites criminelles et pénales du Québec, Longueuil, Québec.