R. c. Law, [2002] 1 R.C.S. 227, 2002 CSC 10
Ka Lam Law, Kam Sun Chan et
2821109 Canada Inc. Appelants
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Le procureur général de l’Ontario Intervenant
Répertorié : R. c. Law
Référence neutre : 2002 CSC 10.
No du greffe : 27870.
2001 : 4 octobre; 2002 : 7 février.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel du nouveau-brunswick
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Fouille, perquisition ou saisie abusive -- Exclusion d’éléments de preuve -- Vol à l’établissement des accusés d’un coffre‑fort contenant des documents de nature commerciale révélant de présumées infractions en matière de TPS de la part des accusés -- Coffre‑fort retrouvé par la police -- Policier ne participant pas à l’enquête sur le vol mais soupçonnant les accusés de fraude fiscale a photocopié des documents et a transmis les photocopies au fisc -- La photocopie des documents constitue-t‑elle une fouille, perquisition ou saisie abusive? -- Les photocopies sont‑elles admissibles en tant que preuve de violations de la Loi sur la taxe d’accise? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 8, 24(2).
On a signalé le vol d’un coffre-fort appartenant aux accusés, qui a été ensuite retrouvé, ouvert, dans un champ. La police a fait enquête sur le vol. Avant que le coffre ne soit rendu aux accusés, un policier ne participant pas à l’enquête sur le vol mais soupçonnant ces derniers de fraudes fiscales a photocopié, sans mandat, certains documents de nature financière s’y trouvant et a par la suite transmis les photocopies à Revenu Canada. Le ministère public a, en vertu de la Loi sur la taxe d’accise, intenté des procédures sommaires contre les accusés relativement à des contraventions aux exigences de déclaration et à l’obligation de remettre les taxes. Le ministère public a demandé que les photocopies soient admises en preuve. Le juge de première instance a conclu que la photocopie des documents constituait une fouille abusive au sens de l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés et a écarté les photocopies en vertu du par. 24(2) de la Charte. Comme le ministère public n’a présenté aucun autre élément de preuve, le juge de première instance a acquitté les accusés de toutes les accusations. La Cour du Banc de la Reine a confirmé la décision du juge de première instance d’écarter les éléments de preuve. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont accueilli l’appel du ministère public. Il s’agit de déterminer si les éléments de preuve que constituent les photocopies et qui révèlent de présumées infractions en matière de TPS de la part des accusés devraient être écartés.
Arrêt : Le pourvoi est accueilli.
La conduite policière portant atteinte à une attente raisonnable en matière de vie privée est une fouille abusive au sens de l’art. 8 de la Charte. Lorsqu’une personne abandonne ses biens, elle renonce en fait à son droit à la vie privée à leur sujet. Toutefois, la simple récupération par la police des biens perdus ou volés ne suffit pas pour conclure que le propriétaire a volontairement renoncé à son attente à la préservation de leur caractère confidentiel. En l’espèce, les accusés ont conservé une attente raisonnable résiduelle, mais limitée, quant à la préservation du caractère confidentiel du contenu de leur coffre volé. L’existence d’un droit résiduel à la vie privée ne diminue en rien l’obligation qu’a la police d’enquêter sur le vol d’un objet ou de s’acquitter de toute responsabilité, en matière d’application de la loi, raisonnablement liée à l’enlèvement de cet objet. La prise de possession du coffre‑fort des accusés par la police pouvait servir uniquement à enquêter sur le vol, et ne pouvait servir à confirmer des intuitions n’ayant absolument aucun rapport. De plus, dans la mesure où le policier visait un autre objectif d’application de la loi, à savoir enquêter sur des infractions en matière de TPS, il n’avait aucun motif raisonnable et probable de saisir les biens des accusés, à savoir les documents se trouvant dans le coffre. La fouille était abusive étant donné qu’aucune des conditions d’application des exceptions reconnues à l’exigence d’obtention d’un mandat n’a été remplie. En outre, la fouille n’a pas été effectuée par une « personne autorisée » au sens de la Loi sur la taxe d’accise, de sorte qu’on ne peut pas invoquer un moyen de défense autorisé par la loi.
Les éléments de preuve devraient être écartés. Même si leur utilisation ne porterait pas atteinte à l’équité du procès (vu qu’ils sont matériels et susceptibles d’être découverts et qu’ils n’ont pas été obtenus par mobilisation des accusés contre eux-mêmes) et que leur exclusion pourrait compromettre la preuve du ministère public, la résolution de la question du par. 24(2) repose sur la question de savoir si la violation de l’art. 8 est suffisamment grave pour l’emporter sur l’intérêt de l’État à ce que la preuve soit admise. Les méthodes et le comportement du policier ainsi que son inobservation des procédures policières normales, en plus de son défaut de laisser le fisc se charger de l’enquête lorsqu’il aurait pu le faire, ont rendu sa conduite suffisamment grave pour que les photocopies soient écartées. Il faut toutefois soupeser ce facteur par rapport à la nature quasi criminelle de l’infraction et au fait qu’elle était l’objet d’une procédure sommaire. L’utilisation des éléments de preuve déconsidérerait l’administration de la justice beaucoup plus que ne le ferait leur exclusion.
Jurisprudence
Arrêts appliqués : R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; arrêts mentionnés : R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; 143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 339; R. c. LeBlanc (1981), 64 C.C.C. (2d) 31; United States c. Procopio, 88 F.3d 21 (1996); R. c. Arp, [1998] 3 R.C.S. 339; R. c. Colarusso, [1994] 1 R.C.S. 20; R. c. Annett (1984), 17 C.C.C. (3d) 332; R. c. Spinelli (1995), 101 C.C.C. (3d) 385; United States c. Sumlin, 909 F.2d 1218 (1990); Coolidge c. New Hampshire, 403 U.S. 443 (1971); United States c. O’Bryant, 775 F.2d 1528 (1985); R. c. Belnavis, [1997] 3 R.C.S. 341; R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613; R. c. Kokesch, [1990] 3 S.C.R. 3.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 8, 24(2).
Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, ch. E-15, art. 288 [aj. 1990, ch. 45, art. 12], 327.
Doctrine
Canada. Rapport du Groupe de travail établi conjointement par le ministère des Communications et le ministère de la Justice. L’ordinateur et la vie privée. Ottawa : Information Canada, 1972.
LaFave, Wayne R. Search and Seizure : A Treatise on the Fourth Amendment, 3rd ed. St. Paul, Minn. : West Publishing Co., 1996.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick (2000), 225 R.N.-B. (2e) 85, 578 A.P.R. 85, [2000] G.S.T.C. 37, 2001 D.T.C. 5656, [2000] A.N.-B. no 76 (QL), qui a infirmé un jugement de la Cour du Banc de la Reine (1998), 204 R.N.-B. (2e) 191, 520 A.P.R. 191, [1998] G.S.T.C. 111, 2001 D.T.C. 5661, [1998] A.N.-B. no 347 (QL), qui avait confirmé une décision de la Cour provinciale. Pourvoi accueilli.
Éric J. Doiron et Michel C. Léger, pour les appelants.
Bernard Laprade et François Lacasse, pour l’intimée.
W. Graeme Cameron, pour l’intervenant.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Bastarache -- On a signalé le vol d’un coffre‑fort appartenant aux appelants, qui a été ensuite retrouvé, ouvert, dans un champ à Moncton (Nouveau‑Brunswick). La police a fait enquête sur le vol et, au cours de l’enquête, a mis le coffre dans une salle de pièces à conviction. Avant qu’il ne soit rendu aux appelants, un policier soupçonnant ces derniers de fraudes fiscales a sorti le coffre, a photocopié certains documents de nature financière s’y trouvant et a par la suite transmis les photocopies à Revenu Canada. Il s’agit de déterminer si les éléments de preuve que constituent les photocopies et qui révèlent de présumées infractions en matière de TPS de la part des appelants devraient être écartés, suivant le par. 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés, dans le cadre des procédures sommaires intentées en vertu de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, ch. E‑15. Je conclus que ces éléments de preuve devraient être écartés.
I. Les faits
2 Les appelants Law et Chan sont les administrateurs de la société appelante 2821109 Canada Inc. (la « société »). En 1992, celle‑ci a commencé à exploiter un restaurant à Moncton, Fu Lam City. Par suite d’une introduction par effraction dans le restaurant le 31 octobre 1993, la disparition d’un coffre‑fort est signalée à la police. Les agents locaux de la GRC retrouvent le coffre après que deux personnes ont indiqué l’avoir vu ouvert et abandonné dans un champ. Il contenait des documents ayant trait au restaurant, comme des chéquiers et un registre des dépenses.
3 L’agent Michael White, de la section d’enquête médico‑légale du service de police de Moncton, se voit confier le coffre et son contenu. White termine les tests de dactyloscopie le 1er novembre et ne trouve aucune empreinte identifiable. Les documents sont remis aux appelants deux semaines plus tard, après que ceux‑ci ont demandé à plusieurs reprises s’ils leur seraient rendus et quand ils le seraient.
4 Entre‑temps, un policier ne participant pas à l’enquête de l’agent White, Paul Desroches, fait savoir qu’il s’y intéresse. Le caporal Desroches, qui travaille pour l’unité du renseignement criminel du service de police de Moncton, a commencé à soupçonner les appelants peu après l’ouverture du restaurant. Il témoigne, d’une part, que ses soupçons ne s’appuient sur aucune preuve mais qu’il a [traduction] « la forte impression » qu’ils ne remettent pas toutes leurs taxes et, d’autre part, qu’il [traduction] « ne savait pas ce qu’il allait trouver ». Avant l’introduction par effraction, le caporal Desroches a noté les numéros d’immatriculation des véhicules de plusieurs clients. Il a recueilli des renseignements sur le dossier [traduction] « Crimes asiatiques » et a demandé à Revenu Canada si les taxes du restaurant avaient été payées. Revenu Canada lui a répondu que le restaurant était en règle.
5 Le jour où White a terminé les tests de dactyloscopie, Desroches apprend qu’il y a eu introduction par effraction et que la police est en possession du coffre des appelants. Il dit à White que cela l’intéresse d’examiner les documents qui s’y trouvent et, [traduction] « par curiosité », accompagne un autre agent au restaurant. Il se livre aussi à un examen rapide des documents, dont bon nombre contiennent des « caractères chinois » et sont incompréhensibles pour lui. Il demande à l’avocat du ministère public s’il peut photocopier les documents retrouvés, mais on ne sait pas s’il lui a révélé les raisons de cette demande. Sur le conseil de cet avocat, il sort les documents de la section médico‑légale et les photocopie dans les deux jours qui suivent. Il en garde plusieurs copies et met le registre ainsi que les autres originaux dans une boîte, qu’il laisse dans une salle de pièces à conviction. Il n’a entrepris aucune démarche pour obtenir un mandat de perquisition et n’a pas demandé non plus aux appelants la permission de photocopier les documents.
6 Après avoir fait les photocopies, Desroches communique à deux reprises avec un enquêteur de Revenu Canada, Don Duguay, pour lui offrir des copies des documents. Le 8 novembre, Duguay se rend au poste pour rencontrer Desroches, qui sort la boîte de documents de la salle des pièces à conviction sans signer le registre approprié; il témoigne que cette irrégularité de procédure n’est pas illégitime puisqu’il s’agit d’un [traduction] « bien trouvé » et non vraiment d’une pièce à conviction en soi. L’agent White n’a pas été mis au courant du déplacement des objets; contrairement aux procédures policières normales, aucune inscription n’a été faite sur la feuille intitulée « movement of exhibits ».
7 À partir des renseignements contenus dans les documents, les enquêteurs de Revenu Canada perquisitionnent le restaurant des appelants en mai 1994. S’appuyant sur l’art. 327 de la Loi sur la taxe d’accise, Revenu Canada intente par la suite des procédures sommaires contre les appelants relativement à huit différentes contraventions aux exigences de déclaration prescrites par l’art. 238 et à l’obligation de remettre les taxes prévues dans la partie IX (Taxe sur les produits et services). L’intimée demande que les photocopies soient admises en preuve à l’appui d’une déclaration de culpabilité. Après avoir tenu un voir‑dire, le juge de la Cour provinciale conclut que la photocopie des documents constitue une fouille abusive au sens de l’art. 8 de la Charte et écarte les photocopies en vertu du par. 24(2) de la Charte. L’intimée l’avise qu’elle ne présenterait aucun autre élément de preuve, et le juge acquitte les appelants de toutes les accusations.
8 Le juge Godin, de la Cour du Banc de la Reine, confirme la décision du juge de première instance sur le voir‑dire. Le ministère public interjette appel de nouveau devant la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick, et les juges majoritaires de la cour (les juges Larlee et Ryan) accueillent l’appel. D’après eux, il n’y a pas eu atteinte à l’art. 8 de la Charte et il n’y a pas lieu d’examiner la possibilité d’écarter les éléments de preuve en vertu du par. 24(2). Dissident, le juge Rice fait preuve d’une très grande retenue à l’égard des conclusions de la cour de première instance. Les appelants cherchent à faire rétablir la décision du juge de première instance.
II. Les dispositions législatives pertinentes
9 Charte canadienne des droits et libertés
8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
24. . . .
(2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, ch. E‑15
288. (1) Une personne autorisée peut, en tout temps raisonnable, pour l’application ou l’exécution de la présente partie, inspecter, vérifier ou examiner les documents, les biens ou les procédés d’une personne, dont l’examen peut aider à déterminer les obligations de celle‑ci ou d’une autre personne selon la présente partie ou son droit à un remboursement. À ces fins, la personne autorisée peut :
a) sous réserve du paragraphe (2), pénétrer dans un lieu où est exploitée une entreprise, est exercée une activité commerciale, est gardé un bien, est faite une chose en rapport avec une entreprise ou une activité commerciale ou sont tenus, ou devraient l’être, des documents;
b) requérir les propriétaire ou gérant du bien, de l’entreprise ou de l’activité commerciale ainsi que toute autre personne présente sur le lieu de lui donner toute l’aide raisonnable et de répondre à toutes les questions pertinentes à l’application ou à l’exécution de la présente partie et, à cette fin, requérir le propriétaire ou le gérant de l’accompagner sur le lieu.
(2) Lorsque le lieu mentionné à l’alinéa (1)a) est une maison d’habitation, une personne autorisée ne peut y pénétrer sans la permission de l’occupant, à moins d’y être autorisée par un mandat décerné en application du paragraphe (3).
III. Historique des procédures judiciaires
10 Au voir‑dire, le juge McKee, de la Cour provinciale, conclut sans hésitation que les photocopies faites par le caporal Desroches constituent une « fouille » au sens de l’art. 8 de la Charte. Après avoir souligné que la fouille avait été effectuée sans mandat, il se demande si elle est autorisée par d’autres dispositions législatives. D’après lui, la seule autre source d’autorisation est l’art. 288 de la Loi sur la taxe d’accise, qui permet seulement aux personnes autorisées d’effectuer des fouilles. Puisque le caporal Desroches n’est ni un inspecteur ni le ministre aux termes de cette loi et que la fouille n’est pas liée à l’enquête sur le vol du coffre‑fort, il n’existe aucune autorisation légale. Le juge McKee refuse également d’appliquer la théorie des « objets bien en vue », faisant valoir que, même si la police agissait légalement lors de la fouille, les photocopies n’ont pas été découvertes par inadvertance et elles n’étaient pas un élément de preuve manifeste aux yeux du caporal Desroches. Il souligne en outre que ni le consentement des appelants ni l’urgence de la situation ne peuvent écarter la présomption d’abus. À la Cour du Banc de la Reine, le juge Godin confirme ces conclusions : (1998), 204 R.N.‑B. (2e) 191.
11 Les juges McKee et Godin sont tous deux d’avis d’écarter, en vertu du par. 24(2) de la Charte, les éléments de preuve que constituent les photocopies. Même si ce dernier conclut que la preuve n’a pas été obtenue par mobilisation des accusés contre eux‑mêmes suivant le premier volet de R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, il fait remarquer que « les policiers ont pris avantage d’un acte criminel qui avait été perpétré contre les intimés, soit l’entrée par effraction dans le restaurant et le vol du coffre‑fort, pour recueillir des éléments de preuve qui ne seraient pas venus à l’attention de la police » (par. 16). Il juge qu’en ce sens, l’équité du procès en souffrirait. Le juge McKee ne tire pas une telle conclusion, mais il estime que, selon les circonstances, la violation de la Charte est « suffisamment sérieu[se] » pour justifier l’exclusion de la preuve en vertu du par. 24(2). Citant les méthodes et le comportement du policier Desroches ainsi que son inobservation des procédures policières normales, le juge McKee conclut que l’utilisation de la preuve aurait pour effet de déconsidérer l’administration de la justice.
12 À la Cour d’appel ((2000), 225 R.N.‑B. (2e) 85), les juges majoritaires portent principalement leur attention sur la question de savoir si les accusés ont, à l’égard du coffre‑fort, une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée de nature à entraîner l’application de l’art. 8. Selon eux, toute attente en ce sens disparaît dès que le coffre est volé et qu’il se retrouve entre les mains de la police (au par. 10) :
À mon avis, les documents ayant tombé entre les mains des voleurs et d’autres individus, il ne subsistait dans ces circonstances aucune attente raisonnable de protection de vie privée des intimés.
Ayant conclu à l’absence d’attente en matière de protection de la vie privée, les juges majoritaires estiment inutile de chercher à déterminer si la prétendue « fouille » a été effectuée d’une manière raisonnable. Cela dit, ils sont d’avis que la conduite de la police a été raisonnable. Ils sont convaincus que le caporal Desroches avait le droit de photocopier le contenu du coffre, car les accusés étaient à l’origine de l’enquête sur le vol et le coffre était déjà ouvert lorsque les policiers en ont légalement pris possession. Les juges majoritaires concluent également que le caporal Desroches a agi de bonne foi au cours de toute l’enquête. Il pouvait donc pousser son examen du coffre au‑delà de ce qu’exigeait le vol. Ayant conclu à l’absence de violation de l’art. 8 de la Charte, les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont pas examiné le par. 24(2).
13 Le juge Rice exprime sa dissidence, concluant que la possession légale du coffre‑fort par les policiers ne les autorise pas à examiner et à photocopier son contenu. D’après lui, les appelants conservent leur droit à la protection de la vie privée relativement aux documents qui s’y trouvent et, plus particulièrement, n’ont pas renoncé à leur droit à la confidentialité de ceux‑ci. Il est donc d’avis qu’il y a eu violation de l’art. 8. Quant au par. 24(2), il fait observer qu’un tribunal d’appel ne doit pas s’ingérer à la légère dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance d’écarter des éléments de preuve obtenus illégalement. Il cite les motifs majoritaires de R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, dans lesquels le juge Cory a conclu, au par. 68 :
. . . les cours d’appel ne devraient intervenir, relativement à l’analyse qu’un tribunal d’instance inférieure a effectuée en vertu du par. 24(2), que si ce tribunal a commis une « erreur manifeste quant aux principes ou aux règles de droit applicables » ou s’il a tiré une conclusion déraisonnable . . .
Ne pouvant pas trouver d’erreur manifeste ou de conclusion déraisonnable dans la décision du juge McKee, le juge Rice est d’avis de rejeter l’appel du ministère public.
IV. Les questions en litige
14 Pour répondre à la question de savoir si les éléments de preuve que constituent les photocopies doivent être écartés, il faut déterminer (1) si la conduite du policier constitue une fouille, une perquisition ou une saisie abusive au sens de l’art. 8 de la Charte et, (2) dans l’affirmative, si, eu égard aux circonstances, l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, de sorte qu’ils doivent être écartés en vertu du par. 24(2).
V. Analyse
1. L’article 8
a) Y a‑t‑il eu fouille, perquisition ou saisie?
15 Il est établi depuis longtemps que l’art. 8 de la Charte a pour objet principal la protection du droit à la vie privée de l’accusé contre l’ingérence abusive de l’État. Par conséquent, la conduite policière portant atteinte à une « attente raisonnable en matière de vie privée » est considérée comme une « fouille » ou « perquisition » au sens de cette disposition : Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128. On peut également qualifier une telle conduite de « saisie », qui se produit essentiellement « lorsque les autorités prennent quelque chose appartenant à une personne sans son consentement » : R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, le juge La Forest, p. 431. En l’espèce, il ne fait aucun doute que la prise du coffre‑fort était autorisée puisque les appelants en avaient signalé le vol à la police. La question qui se pose est de savoir si les appelants peuvent raisonnablement s’attendre à ce que le caractère confidentiel du contenu du coffre soit préservé, après avoir signalé le vol de ce coffre à la police.
16 La Cour a adopté une approche libérale en matière de protection de la vie privée. Cette protection s’étend non seulement à la résidence d’une personne et à ses objets personnels, mais aussi aux renseignements qu’elle décide de garder confidentiels, en l’espèce en mettant les documents qui les contiennent dans un coffre‑fort : Dyment, précité, le juge La Forest, p. 429. Comme un groupe d’étude sur l’ordinateur et la vie privée l’a souligné en 1972, la vie privée sur le plan de l’information « découle du postulat selon lequel l’information de caractère personnel est propre à l’intéressé, qui est libre de la communiquer ou de la taire comme il l’entend » : Rapport du groupe d’étude établi conjointement par le ministère des Communications et le ministère de la Justice, L’ordinateur et la vie privée (1972), p. 13. Bien que cela soit moins le cas des documents commerciaux que celui des documents personnels, cette distinction est traditionnellement appliquée au domaine réglementaire et comporte ses propres limites : 143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 339. Dans d’autres situations, le contrôle qu’a un propriétaire sur des documents commerciaux confidentiels touche son autonomie individuelle et, par conséquent, « revêt [. . .] une importance capitale sur le plan de l’ordre public » : Dyment, précité, le juge La Forest, p. 427.
17 Les tribunaux n’ont pas manqué de relever des cas où il était déraisonnable de s’attendre à ce que des biens ou des renseignements personnels demeurent privés. La Cour a conclu qu’une personne pouvait en fait abandonner ses propres biens en renonçant à tout droit à la vie privée à leur égard : voir Stillman, précité. On a également laissé entendre que, lorsque les policiers récupéraient des biens jetés ou volés, ils pouvaient en déduire l’abandon pour les fins de leur enquête : R. c. LeBlanc (1981), 64 C.C.C. (2d) 31 (C.A.N.‑B.), cité dans Dyment, précité, p. 435; voir également United States c. Procopio, 88 F.3d 21 (1st Cir. 1996). Toutefois, la simple récupération par la police des biens perdus ou volés ne suffit pas pour conclure que le propriétaire a volontairement renoncé à son attente à la préservation de leur caractère confidentiel. Il faut encore résoudre la question suivante : dans les faits, le propriétaire pouvait‑il raisonnablement s’attendre à ce que le caractère confidentiel de l’objet soit préservé ou a‑t‑il renoncé à son attente à cet égard?
18 En l’espèce, les appelants ne se sont pas volontairement départis de leurs documents personnels. Au contraire, ceux‑ci se trouvaient dans un coffre‑fort qui a été volé à leur établissement puis abandonné par les voleurs en plein champ. En outre, le vol du coffre a été signalé à la police le matin même où il s’est produit, bien avant que le coffre soit retrouvé. On peut donc déduire l’existence d’une attente subjective en matière de vie privée : Edwards, précité. Dans ces circonstances, je ne peux que conclure que les appelants ont conservé une attente raisonnable résiduelle, mais limitée, quant à la préservation du caractère confidentiel du contenu de leur coffre volé. Bref, on se serait attendu à ce que les biens volés, après avoir été retrouvés, conservent le caractère confidentiel qu’ils avaient avant le vol.
19 L’existence d’un droit résiduel à la vie privée ne diminue en rien l’obligation qu’a la police d’enquêter sur le vol d’un objet ou de s’acquitter de toute responsabilité, en matière d’application de la loi, raisonnablement liée à l’enlèvement de cet objet. Toute attente en matière de vie privée doit être raisonnable. Ainsi, il peut s’avérer nécessaire d’inspecter une valise laissée sans surveillance pour vérifier si elle contient des explosifs, un portefeuille égaré à des fins d’identification ou un véhicule abandonné pour trouver des éléments prouvant le vol. Il se peut qu’une enquête plus approfondie soit nécessaire pour déterminer le mobile du vol ou en identifier l’auteur. Toutefois, lorsque les policiers ne peuvent pas raisonnablement conclure à l’abandon des biens de la part de leur propriétaire, ils sont limités dans leur enquête par le droit à la vie privée que l’art. 8 de la Charte garantit au propriétaire.
20 D’après moi, conclure autrement autoriserait la police à examiner sans réserve tout objet déclaré volé dès qu’elle aurait un soi‑disant soupçon ou une simple intuition. Même si une personne déclarait une chose aussi mineure que le vol d’un chandail, selon le raisonnement de l’intimée, la police aurait le droit de faire des tests d’ADN sur ce chandail pour faire avancer une enquête en cours relativement à un meurtre. C’est particulièrement inquiétant compte tenu de l’éventail des objets que les gens sont susceptibles de déclarer volés : un sac à main, un ordinateur, une voiture et peut‑être même une maison mobile. La perquisition ou fouille non autorisée de tels objets constitue précisément le genre d’investigations que visent à prévenir l’attente « résiduelle » en matière de vie privée et aussi le processus d’obtention du mandat de perquisition.
21 L’intimée cite R. c. Arp, [1998] 3 R.C.S. 339, à l’appui de la thèse selon laquelle la preuve légalement obtenue par la police à une fin peut, sans autorisation supplémentaire, servir à une autre fin. Dans cette affaire, l’accusé avait volontairement remis des échantillons de cheveux et de poils pubiens aux policiers, qui les ont ensuite utilisés dans le cadre d’une autre enquête, sans rapport avec la première. À mon avis, l’intimée peut difficilement comparer les échantillons de substances corporelles fournis par suite d’un consentement inconditionnel et raisonnablement éclairé (comme dans Arp) et un coffre‑fort volé à l’établissement de l’accusé (comme en l’espèce). Si on ne peut pas tenir l’État responsable d’un tel vol, on ne peut pas non plus dire que l’accusé a renoncé à son droit à ce que l’objet volé demeure confidentiel. Il a été conclu dans Arp que, dans les circonstances, même en supposant que l’accusé eût conservé une telle attente en matière de vie privée, son consentement s’appliquait à la nouvelle enquête. L’arrêt Arp n’aide pas l’intimée.
22 La présente affaire se compare le mieux avec l’affaire Dyment, précitée, où un médecin a recueilli à des fins médicales une éprouvette du sang qui coulait d’une victime inconsciente. Après avoir recueilli le sang de la victime, le médecin en a fourni un échantillon à un policier, qui l’a ensuite analysé pour déterminer si la victime était en état d’ébriété. Les juges majoritaires de la Cour ont convenu avec le juge La Forest que tout consentement à la prise de sang « vis[ait] uniquement l’utilisation de l’échantillon à des fins médicales » (p. 431). La Cour a tiré une conclusion similaire dans R. c. Colarusso, [1994] 1 R.C.S. 20, où les juges majoritaires étaient d’accord pour dire (p. 55) que lorsqu’un mandataire de l’État obtient légalement un renseignement personnel, « on ne saurait faire abstraction de l’objet limité pour lequel il a été [obtenu] ». Par analogie avec la présente affaire, la prise de possession par la police du coffre‑fort des appelants visait uniquement l’objet de celle‑ci, à savoir l’enquête sur le vol, et ne pouvait servir à confirmer des intuitions n’ayant absolument aucun rapport.
23 Selon moi, cette restriction a comme principal but de décourager les procédures policières par lesquelles « [u]n bien est saisi par un mandataire de l’État pour une fin relativement à laquelle les exigences en matière de fouille et de perquisition sont peut‑être moins sévères; on permet ensuite à un autre mandataire de l’État [. . .] de s’emparer des fruits (les renseignements obtenus) de la fouille ou de la perquisition en vue de leur utilisation aux fins de l’application de la loi, et ce, sans égard aux conditions préalables légitimement sévères à remplir dans le cas de fouilles ou de perquisitions à ces fins » : Colarusso, précité, le juge La Forest, p. 64. J’estime qu’une telle façon de contourner l’exigence d’obtenir un mandat est exactement ce qui s’est produit en l’espèce. Il est vrai que les biens ont été mis à la disposition de différents policiers plutôt que de passer d’un coroner à un policier, comme dans Colarusso, précité. Cependant, cette distinction n’aide pas l’intimée. Peu importe les rapports entre les policiers White et Desroches, l’autorisation que le premier détenait quant à la prise de possession du coffre ne pouvait pas exonérer le second des exigences rigoureuses applicables à la fouille du coffre et à l’analyse de son contenu.
24 L’intervenant, le procureur général de l’Ontario, cite R. c. Annett (1984), 17 C.C.C. (3d) 332 (C.A. Ont.), dans laquelle la police avait fouillé la voiture de l’accusé à la recherche de drogue sous [traduction] « prétexte » de mener une enquête en vertu de la Loi sur les permis d’alcool. En appel, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que la fouille autorisée par la Loi n’était pas devenue illégale ou abusive du fait que les policiers s’attendaient à trouver des stupéfiants. La caractéristique distinctive de l’affaire Annett, cependant, est que tous les aspects de la fouille étaient autorisés par la loi, de sorte qu’il restait seulement à déterminer si les intentions secrètes des policiers avaient rendu la fouille abusive. Par contre, en l’espèce, le caporal Desroches ne disposait pas du pouvoir explicite d’examiner et de photocopier le contenu du coffre des appelants.
25 J’estime que la meilleure analogie fournie par l’intervenant est le cas où les policiers fouillent une voiture dans le cadre de l’enquête sur son vol plutôt que dans l’exécution d’une obligation légale explicite. Il est clair que les policiers [traduction] « agissent légalement » dans de tels cas puisque la protection des biens fait partie des obligations que leur imposent la common law et la loi. L’obligation de la police de fouiller une voiture volée n’est toutefois pas absolue. Comme l’intervenant le reconnaît, [traduction] « un policier pourrait être justifié d’inspecter entièrement l’espace du conducteur et du passager d’une voiture volée dans le cadre d’une enquête sur le vol, mais pourrait ne pas avoir le droit, sans mandat, d’examiner les fichiers contenus dans un ordinateur portatif se trouvant dans le coffre de la voiture fermé à clé »; voir également R. c. Spinelli (1995), 101 C.C.C. (3d) 385 (C.A.C.‑B.), le juge Southin, par. 36.
26 À mon avis, le raisonnement même de l’intervenant tend à démontrer l’existence d’une violation de l’art. 8 en l’espèce. Le caporal Desroches a commencé son enquête sur le coffre des accusés après que la police eut terminé son enquête sur le vol de ce coffre. Pendant toute la période pertinente, le coffre se trouvait sous la garde de la police et, en ce qui a trait au vol, pouvait être remis à ses propriétaires légitimes. Le caporal Desroches a néanmoins examiné les documents s’y trouvant, les a photocopiés et, à des fins n’ayant rien à voir avec le vol, en a fourni des copies à un autre organisme chargé de l’application de la loi. Évaluant ces actes, je ne me prononce pas sur la question de savoir si l’examen, la photocopie et, même, la traduction de documents pourraient dans d’autres cas être raisonnablement nécessaires dans le cadre de l’enquête relative à leur vol ou la poursuite d’un objectif légitime d’application de la loi. De tels actes peuvent s’avérer nécessaires dans les cas où l’apparence du document même laisse croire à l’exercice d’activités illégales, comme l’envisage la théorie des « objets bien en vue ». Il suffit de dire que le caporal Desroches a agi comme si le coffre avait été abandonné par ses propriétaires et, pour ce motif, il a porté atteinte à l’attente raisonnable des appelants en matière de vie privée.
27 L’intimée invoque la théorie des objets bien en vue, soutenant que la preuve qui se présente à la vue d’un policier « agissant légalement » peut être admissible si elle est découverte par inadvertance. Plusieurs des arrêts cités par l’intimée portent sur ce qu’on peut qualifier de fouilles d’objets bien en vue : voir United States c. Sumlin, 909 F.2d 1218 (8th Cir. 1990); Coolidge c. New Hampshire, 403 U.S. 443 (1971); United States c. O’Bryant, 775 F.2d 1528 (11th Cir. 1985). En l’espèce, je conviens avec le juge McKee que la preuve incriminante n’était pas immédiatement apparente au caporal Desroches et qu’elle n’avait pas été non plus découverte par inadvertance. Au contraire, elle a été découverte seulement après qu’il eut examiné, fait traduire et photocopié plusieurs documents. Le caporal Desroches a admis que les documents ne paraissaient pas irréguliers à première vue. Il a témoigné qu’ils contenaient une série de chiffres et une série de caractères chinois et qu’il ne possédait pas les connaissances nécessaires en comptabilité et en chinois pour en juger de la teneur. N’ayant détecté aucun élément incriminant par le seul usage de ses sens, le caporal Desroches ne peut pas se fonder sur la théorie des objets bien en vue pour établir l’existence de motifs de fouille raisonnables et probables ou pour éviter l’obligation d’avoir des motifs raisonnables et probables; voir W. R. LaFave, Search and Seizure : A Treatise on the Fourth Amendment (3e éd. 1996), p. 395‑398.
28 Je conclus que la conduite de la police en l’espèce équivalait à une fouille au sens de l’art. 8 de la Charte. Même si un accusé raisonnable se serait attendu à ce que l’État se livre à un certain examen de son coffre volé — une analyse d’empreintes, une vérification de sécurité, un examen du contenu en vue de l’identification de l’auteur du vol — il se serait par ailleurs attendu à ce que le contenu du coffre reste privé. De plus, dans la mesure où le policier visait un autre objectif d’application de la loi (à savoir enquêter sur des infractions en matière de TPS), il n’avait aucun motif raisonnable et probable de soupçonner les appelants. C’est précisément ce genre de conduite que le processus d’obtention du mandat de perquisition vise à prévenir.
b) La fouille était‑elle abusive?
29 Comme la Charte protège seulement contre les fouilles, les perquisitions et les saisies « abusives », il était loisible à l’intimée d’établir selon la prépondérance des probabilités que la conduite du caporal Desroches était raisonnable dans les circonstances. En l’absence d’autorisation judiciaire, une fouille, une perquisition ou une saisie ne sera raisonnable que si des dispositions législatives l’autorisent et si ces dispositions et la manière dont la fouille est effectuée sont raisonnables : Hunter c. Southam Inc., précité; Collins, précité. J’estime qu’aucune de ces conditions d’application des exceptions reconnues à l’exigence d’obtention d’un mandat n’est remplie dans le présent pourvoi. Je conclus que la fouille était abusive.
30 L’intervenant a avancé l’argument intéressant selon lequel en signalant à la police le vol de leur coffre‑fort, les appelants ont consenti à la saisie du contenu du coffre, renonçant ainsi à leur droit à la vie privée. Il prétend que la conduite des appelants [traduction] « représentait, au minimum, un consentement absolu de la part des appelants à ce que la police prenne possession du coffre‑fort et de son contenu ». Je ne suis pas d’accord. Si les appelants s’étaient attendus à ce que les policiers ouvrent le coffre et en examinent le contenu, on peut difficilement imaginer qu’ils auraient attiré leur attention sur ce coffre étant donné qu’il contenait des documents incriminants. Une telle conduite n’indique aucunement le consentement des appelants à ce que le coffre soit fouillé, mais démontre plutôt que les appelants croient dans une certaine mesure que la police n’examinera pas le contenu des documents se trouvant dans le coffre. De plus, je ne peux pas me résigner à accepter l’idée voulant qu’une personne signalant un vol à la police doive fixer des conditions préalables à l’enquête, comme s’il lui fallait affirmer son droit à la vie privée pour le faire respecter. Cette idée est contraire à l’art. 8 de la Charte, qui garantit le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives. Il est également vrai qu’il n’était pas nécessaire que la remise du coffre soit demandée pour « rétablir » l’attente des appelants en matière de vie privée.
31 Enfin, l’intimée soutient que le par. 288(1) de la Loi sur la taxe d’accise constitue la source d’un pouvoir légal distinct permettant la fouille de documents dont l’examen peut aider à déterminer l’assujettissement à la taxe. Aux termes de cette disposition, une « personne autorisée », soit une personne autorisée par le ministre, peut « inspecter, vérifier ou examiner » ces documents. Comme le juge de première instance l’a souligné, toutefois, le policier en l’espèce n’avait pas l’autorisation du ministre pour procéder à la vérification de l’entreprise des appelants, de sorte qu’on ne peut pas invoquer un moyen de défense autorisé par la loi. J’en conclus que la conduite du policier en l’espèce constitue une fouille abusive au sens de l’art. 8 de la Charte.
2. Le paragraphe 24(2)
32 Les éléments de preuve obtenus en violation de l’art. 8 de la Charte ne seront pas écartés à moins que, eu égard aux circonstances, leur utilisation ne soit susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Bien que la décision d’écarter un élément de preuve doive être raisonnable, la cour siégeant en révision ne modifiera pas les conclusions du juge de première instance concernant le par. 24(2) en l’absence d’une « erreur manifeste quant aux principes ou aux règles de droit applicables » ou d’une « conclusion déraisonnable » : Stillman, précité, par. 68; voir aussi R. c. Belnavis, [1997] 3 R.C.S. 341, par. 35. En l’espèce, je confirme la conclusion du juge de première instance quant au par. 24(2) mais, pour les motifs que j’exposerai plus loin, j’estime qu’il est nécessaire d’effectuer une analyse distincte relativement à ce paragraphe.
33 Dans Collins, précité, la Cour a regroupé en trois catégories les facteurs à examiner pour l’application du par. 24(2) : (1) l’effet de l’utilisation de la preuve sur l’équité du procès à venir; (2) la gravité de la conduite de la police; (3) l’effet de l’exclusion de la preuve sur l’administration de la justice. Au procès, les juges sont tenus de prendre ces trois facteurs en considération. En général, il est beaucoup plus facile d’écarter des éléments de preuve si leur utilisation porte atteinte à l’équité du procès que si leur admission reviendrait à approuver une violation constitutionnelle grave : Collins, précité, p. 284.
a) L’équité du procès
34 La notion d’équité du procès s’attache en fin de compte aux effets continus de l’auto‑incrimination sur l’accusé, de sorte que les principaux (mais non les seuls) éléments dont il faut tenir compte à cette étape sont la nature de la preuve obtenue et celle du droit violé : Collins, précité, p. 284. L’arrêt de principe sur cette question est Stillman, précité, dans lequel on a conclu que l’utilisation de la preuve « obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même » portait généralement atteinte à l’équité du procès, que cette preuve émane de l’accusé ou qu’elle soit une preuve dérivée. La preuve est considérée comme ayant été obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même lorsque « l’accusé, en violation de ses droits garantis par la Charte, est forcé de s’incriminer sur l’ordre de l’État au moyen d’une déclaration, de l’utilisation de son corps ou de la production de substances corporelles » : Stillman, précité, le juge Cory, par. 80.
35 En l’espèce, en faisant des photocopies, le caporal Desroches n’a pas obtenu des éléments de preuve en mobilisant les appelants contre eux‑mêmes. Ces éléments de preuve n’émanaient pas directement des appelants et n’étaient pas dérivés de leur collaboration forcée avec l’État. Même s’ils n’auraient probablement pas été découverts sans la violation constitutionnelle, les originaux existaient indépendamment de cette violation et n’ont pas été produits avec la participation des appelants. Le facteur concernant l’équité du procès, dont il est question dans Collins, précité, n’a pas pour effet d’écarter les éléments de preuve.
36 En tirant cette conclusion, je suis, cela dit en tout respect, en désaccord avec le juge de la cour supérieure, selon qui l’équité du procès a été compromise par la conduite du policier, celui‑ci ayant profité de l’acte criminel perpétré contre les appelants (c.‑à‑d. l’introduction par effraction dans leur établissement) pour recueillir des éléments de preuve dont il n’aurait pas eu connaissance autrement. Dans Collins, précité, p. 284, la Cour a conclu que les facteurs pertinents quant à l’équité du procès comprennent « la nature de la preuve obtenue par suite de la violation et la nature du droit violé, plutôt que la façon dont ce droit a été violé. » D’après moi, le comportement que le juge Godin a décrit est davantage lié à la manière dont les droits garantis aux appelants par la Charte ont été violés qu’à la nature de la preuve obtenue ou à la nature du droit violé. Je conclus que ce facteur se rapporte davantage à la gravité de la violation de la Charte et n’a pas pour effet de rendre le procès inéquitable.
b) La gravité de la violation
37 Dans cette étape de l’arrêt Collins, précité, l’analyse porte sur la fouille non autorisée qu’a effectuée le caporal Desroches plutôt que sur l’équité du procès qui a suivi. La gravité de cette action dépend, premièrement, de « la question de savoir si elle a été commise de bonne foi ou par inadvertance ou si elle est de pure forme, ou encore s’il s’agit d’une violation délibérée, volontaire ou flagrante » : R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, p. 652. Il est aussi pertinent de déterminer si le policier aurait pu obtenir la preuve par d’autres moyens, puisque si tel était le cas, son mépris de la Charte est dénué de motif et flagrant : Collins, précité, p. 285.
38 J’estime que le juge de première instance a droit à ce qu’on fasse preuve de retenue sur ce point. Après examen de la preuve, le juge McKee a conclu que les méthodes et le comportement du caporal Desroches ainsi que son inobservation des procédures policières normales avaient rendu sa conduite « suffisamment sérieu[se] » pour que les photocopies soient écartées. Il ressort du dossier que le caporal Desroches a essentiellement assumé le rôle d’un fonctionnaire des taxes d’accise en se chargeant lui‑même d’appliquer la réglementation alors qu’il aurait facilement pu laisser cette responsabilité à l’organisme compétent. Il est très improbable que le caporal Desroches ait mal compris la portée de son pouvoir. Son mépris des procédures établies ainsi que son défaut d’agir conformément aux règles lorsqu’il aurait pu le faire constituent des facteurs qui appuient la conclusion du juge de première instance relativement au par. 24(2) : voir Collins, précité, p. 285; R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3, p. 32‑35. Je conclus que la violation des droits garantis aux appelants par l’art. 8 était grave en l’espèce.
c) L’effet sur l’administration de la justice
39 Dans la troisième étape de l’arrêt Collins, précité, l’analyse se concentre sur la question de savoir si l’exclusion de la preuve aurait un effet préjudiciable sur l’administration de la justice. En général, la réponse à cette question repose, d’une part, sur la question de savoir si les éléments de preuve obtenus de façon inconstitutionnelle constituent une partie vitale de la preuve du ministère public et, d’autre part, lorsqu’il n’y a pas atteinte à l’équité du procès, sur la gravité de l’accusation sous‑jacente. En l’espèce, il est admis que les éléments de preuve sont essentiels pour établir la preuve du ministère public et, pour cette raison, on ne peut les écarter qu’au risque de miner l’administration de la justice. Il faut toutefois soupeser ce facteur par rapport à la nature quasi criminelle de l’infraction et au fait qu’elle était l’objet d’une procédure sommaire. Comme le juge de première instance, je conclus que c’est l’utilisation de cette pièce maîtresse de la preuve du ministère public, et non pas son exclusion, qui serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
d) Conclusion relative au par. 24(2)
40 J’estime que la présente affaire se compare à l’affaire Collins, précitée, en ce que l’utilisation des éléments de preuve ne porterait pas atteinte à l’équité du procès (ceux‑ci étant matériels et susceptibles d’être découverts et n’ayant pas été obtenus par mobilisation des accusés contre eux‑mêmes), mais que leur exclusion pourrait compromettre la preuve du ministère public. La résolution de la question du par. 24(2) repose donc sur le deuxième facteur de l’arrêt Collins, soit la question de savoir si la violation de l’art. 8 est suffisamment grave pour l’emporter sur l’intérêt de l’État à ce que la preuve soit admise.
41 J’ai déjà souligné que le juge de première instance avait droit à ce qu’on fasse preuve de retenue sur ce point. Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que « l’utilisation de cette preuve déconsidérerait l’administration de la justice beaucoup plus que ne le ferait son exclusion » : Kokesch, précité, le juge Sopinka, p. 35.
VI. Dispositif
42 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
Pourvoi accueilli.
Procureurs des appelants : Doiron & Bastarache, Moncton; Michel C. Léger & Associés, Shediac (Nouveau-Brunswick).
Procureur de l’intimée : Le procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenant : Le ministère du Procureur général, Toronto.