Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 16 janvier 2015 et 30 janvier 2015, présentés par le ministre de l'intérieur ; le ministre demande à la Cour d'annuler le jugement n° 1211343 en date du 17 décembre 2014 par lequel le Tribunal administratif de Nantes a, à la demande de M. E..., annulé la décision implicite née le 30 septembre 2012 par laquelle la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a rejeté le recours formé devant elle contre la décision de l'autorité consulaire française à Dars-Es-Salam (Tanzanie) du 5 juin 2012 refusant de délivrer à ce dernier un visa de long séjour pour établissement familial en tant que conjoint de réfugié statutaire et a enjoint au ministre de délivrer à l'intéressé le visa de long séjour sollicité ;
le ministre soutient que :
- le tribunal a commis une erreur d'appréciation en jugeant que n'était pas établi le risque de troubles à l'ordre public en cas de délivrance d'un visa à M. E... alors que la venue de celui-ci en France provoquerait la réaction des associations de victimes du génocide rwandais ;
- la venue de l'intéressé en France porterait également préjudice aux relations bilatérales entre la France et le Rwanda ;
- M.E..., en sa qualité de beau-frère du président D...assassiné en 1994, était membre de son cercle rapproché, baptisé " Akazu ", et ne pouvait donc avoir ignoré les préparatifs du génocide des Tutsis ; il ne démontre pas, par ailleurs, avoir exercé son influence au sein de ce groupe pour empêcher ledit génocide ;
- M. E...a participé aux massacres en étant physiquement présent les 12 et 17 avril 1994 au barrage routier de Kiyovu ;
- le risque de troubles à l'ordre public réside également dans le retentissement qu'aurait la venue de l'intéressé en France compte tenu des réactions des associations de victimes du génocide rwandais et du gouvernement rwandais à son acquittement ;
- le tribunal aurait du prendre en compte la circonstance de l'appartenance de M. E...au cercle rapproché du président D...comme l'a fait le Conseil d'Etat s'agissant de la veuve de ce dernier ;
Vu le jugement et la décision attaquée ;
Vu le mémoire en défense, enregistré au greffe de la Cour le 3 mars 2015 présenté pour M. E...par Me Poulain, avocat ; il conclut au rejet des moyens développés par le ministre ;
Vu le nouveau mémoire, enregistré au greffe de la Cour le 18 mars 2015, présenté par le ministre de l'intérieur qui maintient ses conclusions initiales par les mêmes moyens ;
Vu le nouveau mémoire, enregistré au greffe de la Cour le 29 juin 2015 présenté pour M. E...qui maintient ses conclusions à fin de rejet du recours du ministre par les mêmes moyens ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Vu le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
Vu le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 3 juillet 2015 :
- le rapport de M. Lenoir, président de chambre ;
- les conclusions de Mme Grenier, rapporteur public ;
- et les observations de Me Poulain, avocat de M. E...et de M. A...représentant le ministre de l'intérieur ;
1. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que M.E..., ressortissant rwandais né en 1938, a exercé, entre 1974 et 1989, les fonctions de sous-préfet de diverses régions de ce pays, puis a séjourné au Canada de 1989 à 1993 avant de revenir au Rwanda à la fin de l'année 1993 où il a fait partie du cercle des conseillers du présidentD..., son beau-frère ; qu'après être parti en exil au moment des massacres planifiés perpétrés au Rwanda entre avril et juillet 1994, il a été poursuivi devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda pour génocide et crimes contre l'humanité et condamné, pour ce motif, à vingt ans de réclusion par un jugement prononcé en première instance le 29 décembre 2008 ; que ce jugement a été annulé par un arrêt de la Chambre d'appel du Tribunal pénal international pour le Rwanda du 18 novembre 2009 prononçant l'acquittement de l'intéressé ; que le 8 mars 2012, M. E...a sollicité auprès du consulat général de France à Dar-es-Salam (Tanzanie) la délivrance d'un visa de long séjour en qualité de conjoint de réfugié statutaire, demande motivée par son souhait de rejoindre son épouse, Mme C...E..., titulaire d'un titre de séjour en qualité de réfugié et domiciliée... ; que cette demande a été rejetée par le consul de France à Dar-es-Salam par décision du 5 juin 2012, ce refus étant implicitement confirmé par la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France qui avait été saisie le 31 juillet 2012 d'un recours préalable par l'intéressé ; qu'à la suite de la demande de communication des motifs de cette décision faite par M.E..., la commission l'a informé de ce que sa venue présentait un risque de menace à l'ordre public tel que le refus opposé ne portait pas une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale ; que le ministre de l'intérieur demande l'annulation du jugement en date du 17 décembre 2014 par lequel le Tribunal administratif de Nantes a annulé la décision précitée de la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France et lui a enjoint de délivrer à M. E... le visa de long séjour sollicité ;
2. Considérant qu'il appartient en principe aux autorités consulaires de délivrer au conjoint d'un réfugié statutaire le visa qu'il sollicite afin de mener une vie familiale normale et que ces autorités ne peuvent, en conséquence, opposer un refus à une telle demande que pour des motifs d'ordre public ; que figurent au nombre de ces motifs la circonstance que l'étranger sollicitant la délivrance d'un tel visa ait été impliqué, même comme complice passif, dans la commission de crimes contre l'humanité ou de crimes graves contre les personnes dès lors que sa venue en France, eu égard à l'impact qu'elle aurait sur l'image de la France, au soupçon de complaisance à l'encontre des crimes commis qui pourrait en résulter, aux principes qu'elle mettrait en cause ou au retentissement de sa présence sur le territoire national, serait de nature à porter atteinte à l'ordre public ;
3. Considérant, en premier lieu, que si le ministre de l'intérieur soutient que M. E... aurait directement participé aux massacres de masse planifiés qui ont suivi l'attentat ayant entraîné, le 6 avril 1994, la mort du président du Rwanda, M.D..., et aurait, en particulier, été présent sur deux barrages routiers où de tels massacres auraient été perpétrés, ces allégations ne sont aucunement corroborées par les pièces du dossier ; qu'au surplus et ainsi qu'il est dit au point 1, M. E...a été définitivement acquitté par le juge d'appel des chefs d'inculpation ayant justifié les poursuites effectuées auprès du Tribunal Pénal International pour le Rwanda après que les juges de la Chambre d'appel du tribunal, qui se sont expressément prononcés sur les faits reprochés, ont indiqué que M. E...n'avait pas bénéficié d'un procès équitable en première instance, compte tenu d'une condamnation prononcée en dépit du fait qu'il justifiait ne pas avoir été impliqué dans les massacres évoqués plus haut durant la période du 11 au 17 avril 1994 ; qu'aucun des éléments produits par le ministre à l'appui de son recours, éléments qui se limitent à des commentaires publiés dans des revues, à des résumés de " blogs " ou des rapports d'accusation devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda, à des rapports ne mentionnant pas expressément le rôle exercé par M. E...ou à des articles de presse non assortis de documents probants, n'établissent que M. E...aurait, par ses écrits ou ses discours participé à la préparation et à la mise en oeuvre de la planification des massacres au titre du génocide rwandais ou aurait été tenu au courant de celle-ci ; que le ministre n'apporte, par les documents qu'il produit, aucun élément de nature à établir que M. E...aurait participé, ou au moins laissé commettre, des crimes ou exactions, qui auraient été ignorés par la Chambre d'appel du Tribunal pénal international pour le Rwanda lorsqu'elle a prononcé son acquittement ou qu'il aurait appelé au meurtre des membres de la minorité tutsie ou des opposants politiques de toute origine au régime du président D...; que le ministre ne peut donc se prévaloir de la participation de M. E...à la commission de crimes contre l'humanité ou de crimes graves contre les personnes, ou tout au moins de sa complicité passive envers de tels crimes, pour soutenir qu'un motif d'ordre public s'opposerait ainsi à ce qu'il rejoigne son épouse ;
4. Considérant, en deuxième lieu, que la circonstance que, sans avoir participé directement aux crimes de masse mentionnés ci-dessus, un ressortissant rwandais sollicitant le visa de long séjour délivré aux membres de la famille d'un réfugié ait exercé des responsabilités ou ait été membre d'une des organisations ou institutions ayant planifié ou mis en oeuvre les crimes en question suffit, dès lors que l'intéressé n'a pas immédiatement démissionné de ses fonctions ou ne démontre pas avoir agi pour prévenir ou limiter ces crimes, à constituer un motif d'ordre public justifiant le refus de délivrance du visa ; que, toutefois, en l'espèce, le ministre, qui se borne à faire état du fait que M. E... faisait partie du cercle restreint des conseillers et membres de la famille du président D...dénommé " Akazu ", n'apporte pas d'élément suffisant de nature à établir que ce " cercle familial " aurait contribué à l'élaboration d'un plan mettant en oeuvre les crimes commis lors du génocide rwandais ; qu'il n'établit pas davantage que ce même cercle aurait eu, au lendemain de la mort du présidentD..., une influence sur les auteurs des massacres et que M. E... aurait pu ainsi avoir l'opportunité de s'opposer à ceux-ci ; que le motif d'ordre public ainsi allégué par le ministre n'est donc pas non plus établi ;
5. Considérant, en troisième lieu, que s'il est toujours loisible aux autorités consulaires d'apprécier, avant toute décision de délivrance d'un visa, si cette délivrance est de nature à altérer les relations diplomatiques entre la France et le pays d'origine du demandeur, ce motif ne peut, en revanche, justifier le refus de délivrance d'un visa opposé au membre de la famille d'un réfugié statutaire, ayant la même nationalité que le demandeur, dès lors que le droit de mener une vie familiale normale de ce réfugié et de sa famille ne peut être affecté par des décisions prises par l'Etat dont est originaire l'étranger ayant fui les persécutions dont il était victime et à la suite desquelles il a obtenu l'asile en France ; que le motif d'ordre public allégué par le ministre et tiré des répercussions d'une décision de délivrance d'un visa en faveur de M. E... sur les relations diplomatiques entre la France et le Rwanda doit donc également être écarté ;
6. Considérant, en quatrième lieu, que si le ministre soutient que la venue de M. E... en France serait susceptible de provoquer des troubles à l'ordre public dès lors qu'elle susciterait de vives réactions de la part des associations de défense des victimes du génocide, la production de quelques articles de presse et d'autres documents à eux seuls insuffisamment probants tirés de la consultation de sites d'expression publique n'est pas de nature à caractériser le risque de tels troubles ;
7. Considérant, en cinquième lieu, qu'à supposer que le ministre ait entendu également faire valoir qu'outre son implication dans les crimes commis au Rwanda, le comportement passé de M. E... justifiait le refus du visa sollicité dès lors que le retentissement de sa venue aurait des conséquences telles qu'elle constituerait une menace à l'ordre public, il n'a pas soumis au juge, ainsi qu'il lui aurait été loisible de le faire, des documents de nature à établir la réalité du comportement ainsi allégué ;
8. Considérant enfin que la circonstance qu'un titre de séjour ait été refusé à MmeD..., veuve du président assassiné et belle-soeur de M. E..., pour les mêmes motifs que ceux invoqués à l'encontre de ce dernier et que ce refus ait été confirmé par le Conseil d'Etat est sans influence sur l'appréciation portée sur la légalité du refus de délivrance d'un visa opposé au conjoint d'une personne ayant obtenu la qualité de refugié ;
9. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que le recours du ministre de l'intérieur doit être rejeté ;
DÉCIDE :
Article 1er : Le recours du ministre de l'intérieur est rejeté.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. B...E...et au ministre de l'intérieur.
Délibéré après l'audience du 3 juillet 2015, à laquelle siégeaient :
M. Lenoir, président de chambre,
M. Francfort, président-assesseur,
M. Durup de Baleine, premier conseiller.
Lu en audience publique le 24 juillet 2015.
Le président-assesseur,
J. FRANCFORT
Le président-rapporteur,
H. LENOIR
Le greffier,
F. PERSEHAYE
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 15NT00126