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17/02/2023 | FRANCE | N°14PA02419

France | France, Cour administrative d'appel de Paris, 4ème chambre, 17 février 2023, 14PA02419


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La SNCF a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner solidairement les sociétés Hoffmann et Co. Elektrokohle AG, Mersen S.A., Morgan advanced materials PLC, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, SGL Carbon SE, Mersen France Amiens S.A.S., Morgan Carbon France et Schunk Electrographite à lui verser la somme de 14 200 000 euros, à parfaire, en réparation des préjudices résultant, pour elle, des pratiques anticoncurrentielles de ces sociétés.

Par un jugement nos 1308641 - 1301400/3

-1 du 1er avril 2014, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
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Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La SNCF a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner solidairement les sociétés Hoffmann et Co. Elektrokohle AG, Mersen S.A., Morgan advanced materials PLC, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, SGL Carbon SE, Mersen France Amiens S.A.S., Morgan Carbon France et Schunk Electrographite à lui verser la somme de 14 200 000 euros, à parfaire, en réparation des préjudices résultant, pour elle, des pratiques anticoncurrentielles de ces sociétés.

Par un jugement nos 1308641 - 1301400/3-1 du 1er avril 2014, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

I) Par une requête n°14PA02419 et des mémoires enregistrés les 2 juin 2014, 4 juillet 2014, 19 juin 2015, 13 septembre 2016, 7 octobre 2016, 12 janvier 2017, 13 janvier 2017, 9 février 2017, 13 février 2017, 28 février 2017 et 7 septembre 2018, SNCF Mobilités, qui a repris les droits de l'établissement public Société nationale des chemins de fer français (SNCF) en ce qui concerne l'exploitation des trains, à compter du 1er janvier 2015, représentée par Me Celaya, a demandé à la Cour :

1°) de réformer le jugement du tribunal administratif de Paris en ce qu'il a rejeté sa demande au motif qu'elle n'aurait pas justifié de l'existence d'un préjudice réel et certain directement lié au comportement anticoncurrentiel des sociétés intimées sanctionnées par la décision de la Commission européenne du 3 décembre 2003 ;

2°) de déclarer les sociétés intimées solidairement responsables des préjudices subis par SNCF Mobilités du fait des surcoûts payés sur ses achats de produits en conséquence de leur entente anticoncurrentielle tant auprès des sociétés intimées que de sociétés étrangères à l'entente sanctionnée ;

3°) à titre principal, de condamner les sociétés intimées, solidairement, à lui verser la somme de 9 118 044 euros représentant le montant de son préjudice ;

4°) subsidiairement, de désigner un expert pour une plus complète information de la Cour avec pour mission de chiffrer le préjudice subi par SNCF Mobilités du fait du surcoût payé sur ses achats de balais et bandes en carbone tant auprès des sociétés intimées que de sociétés étrangères au cartel ;

5°) de mettre à la charge des sociétés intimées, solidairement, une somme de 30 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, outre les dépens.

Par un arrêt avant dire droit du 13 juin 2019, la Cour a annulé le jugement du tribunal administratif de Paris nos 1308641-1301400/3-1 du 1er avril 2014 et, avant de statuer sur l'évaluation du préjudice subi par SNCF Mobilités, a ordonné qu'il soit procédé à une expertise afin d'évaluer les surcoûts subis par la SNCF au cours de la période de responsabilité sur la base d'une estimation par extrapolation des données disponibles concernant ses achats de balais et de bandes d'usure en carbone et graphite pour les pantographes de ses trains, réalisés auprès des sociétés appartenant au cartel, de leurs filiales et d'autres fournisseurs, en comparant les coûts supportés sur ces deux catégories de produits et ceux qui auraient dû l'être en l'absence d'entente.

L'expert a déposé son rapport le 15 juillet 2020, complété par des observations le 13 janvier 2021et le 24 février 2021.

Saisi de pourvois présentés par les sociétés Mersen et Mersen France Amiens, Morgan Carbon France, Morgan Advanced Materials PLC, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, Schunk GmbH, Schunk Carbon Technology et Schunk Hoffmann Carbon Technology, SGL Carbon SE, le Conseil d'Etat statuant au contentieux a, par une décision n°432981, 433423, 433477, 433563, 433564 du 12 octobre 2020, annulé l'arrêt du 13 juin 2019 en tant qu'il retient la responsabilité de la société Morgan Carbon France pour la période antérieure à l'année 1997 et a renvoyé, dans la mesure de la cassation prononcée, l'affaire devant la Cour.

II) Par des mémoires, enregistrés sous le n°21PA01276, le 20 novembre 2020, le 8 février 2021 et le 3 mai 2021, SNCF Voyageurs venant aux droits de SNCF Mobilités ci-après dénommée la SNCF, représentée par Me Celaya, demande, dans le dernier état de ses écritures, à la Cour :

1)° de condamner les sociétés intimées, autres que Morgan Carbon France, solidairement, à lui verser la somme de 9 118 044 euros au titre de la réparation de son préjudice en retenant le taux d'intérêt légal capitalisé dès la date du dommage ;

2°) de condamner la société Morgan Carbon France, solidairement avec les autres sociétés intimées, à hauteur de la somme de 3 024 449 euros du préjudice ;

3°) de condamner les sociétés intimées, solidairement, à lui verser une somme de 250 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, outre les dépens.

La SNCF soutient que :

- le rapport final de l'expert comporte plusieurs erreurs qui n'apparaissaient pas dans le pré-rapport

et qui entrainent une réduction du montant du préjudice de la SNCF ;

- le rapport, contrairement au pré-rapport, supprime de l'assiette du dommage subi par la SNCF les achats de bandes effectués auprès de la société Hoffmann avant le 28 septembre 1994, date à laquelle la Commission fait débuter sa participation au cartel, alors qu'il n'y a pas lieu d'écarter " l'effet d'ombrelle " pour la société Hoffmann qui est acquise pour tous les fournisseurs sur le marché ;

- il convient donc d'intégrer dans l'évaluation du préjudice de la SNCF le montant des achats à la société Hoffmann antérieurs à 1994 soit 1 724 331 euros correspondant à un préjudice supplémentaire de 1 182 771 euros ;

- l'expert a introduit à tort une réfaction de 10% des taux de surprix des achats estimés auquel il a abouti pour les balais et les bandes ;

- les informations manquantes ne concernent que le fichier DB4, la réfaction de 1% des achats tracés ne doit pas être globale, mais limitée aux achats inclus dans ce fichier DB4 et le montant total des achats de la SNCF à prendre en compte pour l'assiette du préjudice subi doit donc être augmenté de 163 642 euros, correspondant à un préjudice additionnel de 45 666 euros ;

- les achats de la SNCF à prendre en compte pour déterminer l'assiette de son dommage doivent donc intégrer ceux réalisés après décembre 1999 en exécution des contrats-cadre conclus avant cette date tels qu'identifiés par l'expert, soit un montant de 3 170 167, 33 euros mais aussi ceux effectués sur les premières années du cartel négociés en 1988 avant le mois d'octobre, soit 2 144 839,34 euros, ce qui engendre un préjudice additionnel de 826 949 euros ;

- les corrections qui doivent être apportées au montant de préjudice retenu par le rapport d'expertise portent ce montant à 8 399 897 euros et comporte la correction de l'erreur affectant la feuille de calcul accompagnant le rapport d'expertise : 276 510 euros, la prise en compte des achats à la société Hoffmann avant 1994 : 1 182 771 euros, la suppression de la réfaction de 10 % sur les achats estimés : 294 508 euros, la suppression de la réfaction de 10 % sur les taux de surprix des balais et des bandes : 327 231 euros, la suppression de l'assiette de la réfaction de 1 % sur les achats tracés de balais : 45 666 euros ;

- il n'est pas justifié d'utiliser un taux de surprix qui augmenterait au cours des premières années du cartel (option B), il convient de retenir un taux moyen stable sur la période, ce qui correspond à la méthode classique d'évaluation qui reconnaît que l'intensité du cartel a pu varier au cours du temps et permet de prendre en compte ces variations ;

- les intérêts au taux légal doivent courir à compter de la date à laquelle le préjudice est survenu ;

Par des mémoires enregistrés les 20 novembre 2020 et 31 mars 2021 et une pièce complémentaire enregistrée le 30 juillet 2021, la SGL Carbon SE, (anciennement SGL Carbon AG), représentée par le cabinet Freshfields Bruckhaus Deringer, a formulé ses observations à la suite du rapport d'expertise et demande de condamner la SNCF au paiement des frais d'expertise.

Elle soutient que :

- l'assiette du préjudice se limite à l'année 1999 et un taux progressif doit être appliqué ;

- la configuration n°2-B envisagée par le rapport d'expertise doit être retenue comme base de calcul du préjudice ;

- la décision du Conseil d'Etat n°432981 rendue le 12 octobre 2020 modifie le point de départ des intérêts dans le calcul du préjudice, les intérêts légaux ne pouvant commencer à courir qu'à compter du 1er février 2013, date de la demande, le taux d'intérêt légal devra être remplacé par le taux d'inflation pour la période allant de 1988 au 31 janvier 2013 ;

- le taux de surprix de la société Gerken de 19% calculé par l'expert est erroné et en conséquence :

- s'agissant des balais, considérer que la preuve du quantum d'un préjudice n'est pas rapportée ou à défaut que ce taux est de 6,6% au maximum ou à défaut ne peut excéder celui du cartel et modifier les calculs du préjudice des balais en conséquence ;

- s'agissant des bandes, considérer que la preuve du quantum d'un préjudice n'est pas rapportée ou à défaut que ce taux doit être réduit compte tenu de la prise en compte nécessaire des coûts de production dans l'analyse ;

- l'expertise comporte des erreurs dans l'estimation des surprix, l'absence de données s'agissant des fournisseurs homologués des balais ne permet pas d'établir le quantum du préjudice et le calcul de surprix des bandes doit prendre en compte les coûts de fabrication et la technologie des bandes collées qui renforce la pression concurrentielle sur les bandes traditionnelles en introduisant une tendance temporelle linéaire ;

- l'incohérence de l'expertise sur la prise en compte de l'effet d'ombrelle de la société Gerken qui pratiquait un surprix de 19% soit près du double de celui du cartel.

Par des mémoires enregistrés les 20 novembre 2020, 31 mars 2021 et 2 août 2021, la société Morgan Advanced Materials PLC (anciennement Morgan Crucible PLC) et la société Morgan Carbon France, représentées par le cabinet Clifford Chance Europe LLP demandent à la Cour de procéder, sur la base du présent mémoire et du rapport rédigé par RBB Economics, à l'ensemble des corrections nécessaires sur le montant du préjudice retenu par l'expert qui ne saurait excéder 1 195 133 euros pour les balais et 520 206 euros pour les bandes (montants de préjudice obtenus après application de l'ensemble des corrections selon la configuration n°2 B et avec application des intérêts composés).

Elles soutiennent que :

- l'expert qui avait précisé que sa mission n'incluait pas la remise en cause des sujets juridiques tranchés par la Cour, propose finalement plusieurs options visant à intégrer de telles remises en cause dans le calcul du préjudice a, ainsi, excédé sa mission, dans des conditions qui démontrent sa dépendance à l'égard du conseil économique de la SNCF ;

- la SNCF ne peut invoquer les prétendues carences des parties défenderesses dans l'administration de la preuve ;

- les erreurs et incohérences relevées mettent en cause la fiabilité des fichiers remis par la SNCF, et de nombreuses autres erreurs demeurent qui peuvent toutefois être corrigées par un taux de réfaction supérieur, au moins égal à 10 % ;

- le taux de surprix des balais retenu par l'expert suppose que Gerken, placé supposément sous son "ombrelle", ait augmenté ses prix deux fois plus que les membres du cartel pendant la période du cartel ;

- le taux de surprix des bandes qui ne prend pas en compte l'évolution des principaux coûts de fabrication à travers le temps est incohérent avec l'analyse économétrique de type " pendant-après " choisie qui nécessite d'identifier et de mesurer l'effet sur les prix de l'ensemble des facteurs pertinents influant sur les prix ;

- la décision du Conseil d'Etat n°432981 rendue le 12 octobre 2020 confirme que les intérêts légaux ne peuvent commencer à courir qu'à compter de la date de leur demande, mais indique que le préjudice doit comprendre une composante destinée à tenir compte de l'érosion monétaire depuis la manifestation du préjudice.

Par des mémoires enregistrés les 20 novembre 2020, 31 mars 2021 et 11 août 2021, les sociétés Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, Schunk Hoffmann Carbon Technology Ag, venant aux droits de la société Hoffmann et co. Elektrokohle AG, Schunk Carbon Technology SAS, venant aux droits de la société Schunk Electrographite représentées par le cabinet Steptoe et Johnson LLP demandent à la Cour :

1°) de procéder à l'ensemble des corrections nécessaires sur le montant du préjudice retenu par l'expert qui ne saurait excéder 1 195 133 euros pour les balais et 520 206 euros pour les bandes ;

2°) d'écarter définitivement l'existence d'une responsabilité d'Hoffmann pour la période précédant le 28 septembre 1994 ;

3°) d'appliquer le taux d'inflation français au préjudice subi par la SNCF entre 1988 et 2012 et le taux d'intérêt légal à partir de février 2013 ;

Elles soutiennent que :

- l'expert a corrigé un nombre d'erreurs et reconnaît à juste titre que les ventes basées sur des contrats conclus avant octobre 1988 ainsi que les ventes d'Hoffman avant 1994 ne peuvent pas être prises en compte mais l'expert ne peut pas demander à la Cour de se prononcer sur la portée de l'infraction établie par une décision devenue définitive de la Commission ;

- l'emploi des deux fichiers DB2 et DB4 à l'appui de l'analyse de l'expert est de nature à invalider l'ensemble de son analyse. En effet, les fichiers, dont il n'est pas possible de démontrer l'exactitude puisqu'ils constituent des documents unilatéraux produits par la demanderesse, ont été construits suivant des méthodologies qui n'ont pas été communiquées. Le rapport d'expertise, fondé sur des données incohérentes et inexactes, soumises à une méthodologie de tri et de collecte non communiquée par la SNCF, ne peut ainsi être employé aux fins de la quantification du préjudice subi par la SNCF ;

- le taux de surprix des bandes ne prend pas en compte les principaux coûts de fabrication des bandes. L'expert justifie cette omission par l'impossibilité de constituer un indice composite de coûts pour les bandes, à la différence des balais. Or, l'absence d'introduction des coûts de production (soit sous forme directe soit sous forme d'indice composite) génère une erreur importante dans l'estimation de l'effet du cartel sur le prix ;

- le taux de surprix de la société Gerken de 19% calculé par l'expert est erroné, le surprix pratiqué par la société Gerken est hautement supérieur au surprix praticable par une entreprise bénéficiant du seul effet d'ombrelle.

- l'hypothèse selon laquelle Hoffmann aurait profité de l'effet d'ombrelle du cartel pour pouvoir augmenter ses prix avant le 28 septembre 1994 doit être écartée, la participation d'Hoffmann au cartel n'ayant été établie par la Commission qu'à compter de septembre 1994, il n'y a donc pas de participation au cartel et donc pas de faute d'Hoffmann pour la période allant de 1988 à septembre 1994 ;

- pour le surplus, il y a lieu de se référer aux rapports économiques rédigés par RBB Economics et Laborde Advisory.

Par des mémoires enregistrés le 23 novembre 2020, le 31 mars 2021 et le 5 août 2021, les sociétés Mersen SA (anciennement le Carbone-Lorraine S.A) et Mersen France Amiens S.A.S, représentées par le cabinet Signature Litigation AARPI, demandent à la Cour de constater que le montant du préjudice ne saurait excéder 1 195 133 euros pour les balais et 520 206 euros pour les bandes ;

Elles soutiennent que :

- l'expertise ne répond pas à l'exigence d'indépendance et de contradiction qui doit présider à toute expertise judiciaire et présente de nombreuses lacunes ;

- la SNCF ne peut invoquer les prétendues carences des parties défenderesses dans l'administration de la preuve ;

- s'agissant de l'évaluation du taux de surprix, il convient de retenir la configuration B en ce qu'elle prend en compte l'évolution progressive du cartel et applique ainsi un taux progressif sur des années pleines ;

- il convient de corriger le taux de surprix appliqué par l'expert aux balais en prenant en compte les variables exogènes concernant les fournisseurs homologués en appliquant un taux de réfaction de 27,40 %, pour les balais ainsi que les coûts de production ; par ailleurs, le taux de surprix des balais de 19% pour Gerken est irréaliste et ne saurait être supérieur à 6,6 % ;

- dans une logique identique à celle appliquée par l'expert s'agissant de la pression concurrentielle exercée par Hoffman sur les bandes avant 1994, il est indispensable de prendre en compte la pression concurrentielle exercée par Gerken sur toute la période où son approvisionnement en bloc n'était aucunement contraint par les membres du cartel, soit jusqu'à janvier 1995 ; il convient donc de réduire le surprix des balais de 65 % sur la période 1988 à 1994, ce qui conduit à minorer la valorisation du préjudice allégué de 1,5 million d'euros ;

- le taux de surprix des bandes doit prendre en compte la pression concurrentielle résultant de l'arrivée de la technologie des bandes collées sur le marché en intégrant une variable de tendance temporelle linéaire pour éviter de surestimer le surprix ainsi que les coûts de fabrication, le préjudice estimé pour les bandes, sur la base des intérêts composés, s'élève alors à 0,69 million d'euros au lieu des 1,41 million d'euros estimés par l'expert ;

- il convient enfin d'appliquer, dans le calcul du préjudice allégué, l'impact de l'érosion monétaire.

L'expert a déposé son rapport le 15 juillet 2020 et des observations complémentaires le 13 janvier 2021 et 24 février 2021.

Par ordonnance du 11 avril 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 10 mai 2022.

Vu :

- les autres pièces du dossier ;

- l'ordonnance du 25 mars 2021, par laquelle le président de la Cour a taxé les frais de l'expertise réalisée par M. B....

Vu :

- la décision n° 2004/420/CE de la Commission européenne du 3 décembre 2003 ;

-les arrêts du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 8 octobre 2008, Le Carbone-Lorraine c/ Commission des Communautés européennes, Schunk et Schunk Kohlenstofftechnik c/ Commission des Communautés européennes et SGL Carbon AG c/ Commission des Communautés européennes ;

- les arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes du 12 novembre 2009, Le Carbone-Loraine c/ Commission des Communautés européennes et SGL Carbon AG c/ Commission des Communautés européennes ;

- le code civil ;

- la loi n° 2014-872 du 4 août 2014 portant réforme ferroviaire ;

- le décret n° 83-109 du 18 février 1983, relatif aux statuts de la Société nationale des chemins de fer français, modifié ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Briançon, rapporteure,

- les conclusions de Mme Lipsos, rapporteure publique,

- et les observations de :

Me Celaya, représentant la SNCF,

Me Sultan, représentant les sociétés Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, Hoffmann et co. Elektrokohle AG et Schunk Electrographite,

Me Rouhette représentant les sociétés Mersen SA et Mersen France Amiens S.A.S,

Me Albinet substituant Me Gautier Martin représentant les sociétés Morgan Advanced Materials PLC et Morgan Carbon France,

Me Jérôme Philippe, représentant la société SGL Carbon SE.

Considérant ce qui suit :

1. La Commission européenne a, par une décision n° 2004/420/CE du 3 décembre2003, publiée au journal officiel de l'Union européenne le 28 avril 2004, infligé des amendes aux sociétés Conradty, Hoffmann et Co. Elektrokohle AG, Le Carbone Lorraine, désormais dénommée Mersen, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH et SGL Carbon AG, désormais appelée SGL Carbon SE, après avoir estimé que l'ensemble de ces sociétés, ainsi que la société Morgan Crucible Company PLC, désormais appelée Morgan Advanced Materials PLC, dispensée du paiement d'une amende, avaient participé à une infraction unique et continue aux stipulations de l'article 81, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne, d'octobre 1988 à décembre 1999, consistant, dans le secteur des produits à base de carbone pour applications mécaniques et électriques, à fixer de façon directe ou indirecte les prix de vente et d'autres conditions de transaction applicables aux clients, à répartir les marchés, notamment par l'attribution de clients, et à mener des actions coordonnées de restrictions quantitatives, hausses des prix et boycottages à l'encontre des concurrents qui n'étaient pas membres du cartel. Le tribunal de première instance des Communautés européennes, puis la Cour de justice de l'Union européenne ont successivement rejeté, les 8 octobre 2008 et 12 novembre 2009, les recours introduits par les sociétés Carbone Lorraine, Schunk et SGL Carbon SE contre cette décision de la Commission européenne. La SNCF, aux droits de laquelle sont venus SNCF Mobilités à compter du 1er janvier 2015, puis la société SNCF Voyageurs à compter du 1er janvier 2020, demande de condamner solidairement les sociétés Hoffmann et Co. Elektrokohle AG, Mersen, Morgan Advanced Materials PLC, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, SGL Carbon SE, et trois de leurs filiales, Mersen France Amiens, Morgan Carbon France et Schunk Electrographite, à réparer le préjudice résultant du surcoût qu'elle a supporté sur ses achats de balais et de bandes d'usure en carbone et en graphite imputable à ces pratiques anticoncurrentielles. Par un arrêt avant dire droit du 13 juin 2019, la Cour a annulé le jugement du tribunal administratif de Paris du 1er avril 2014 et, avant de statuer sur l'évaluation du préjudice subi par SNCF Mobilités, a ordonné qu'il soit procédé à une expertise afin d'évaluer les surcoûts subis par la SNCF. Saisi de pourvois présentés par les sociétés Mersen et Mersen France Amiens, Morgan Carbon France, Morgan Advanced Materials PLC, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, Schunk GmbH, Schunk Carbon Technology et Schunk Hoffmann Carbon Technology, SGL Carbon SE, le Coneil d'Etat statuant au contentieux a, par une décision du 12 octobre 2020, annulé l'arrêt du 13 juin 2019 en tant qu'il retient la responsabilité de la société Morgan Carbon France pour la période antérieure à l'année 1997 et a renvoyé, dans la mesure de la cassation prononcée, l'affaire devant la Cour.

Sur le dossier n° 21PA01276 :

2. Les pièces et mémoires produits après renvoi de l'affaire à la Cour, qui ont été enregistrés sous le n°21PA01276, doivent être enregistrés dans l'instance n°14PA2419. Il y a lieu, en conséquence, de radier le n° 21PA01276 des registres du greffe.

Sur la requête n° 14PA2419 :

En ce qui concerne la régularité de la procédure d'expertise :

3. Par l'arrêt avant dire droit du 13 juin 2019, la Cour a ordonné " une expertise contradictoire afin de permettre à l'expert d'évaluer les surcoûts subis par la SNCF au cours de la période de responsabilité définie par le présent arrêt, assortis des intérêts au taux légal à compter de la date à laquelle le préjudice est survenu, sur la base d'une estimation par extrapolation des données disponibles concernant ses achats de balais et de bandes d'usure en carbone et graphite pour les pantographes de ses trains, réalisés auprès des sociétés appartenant au cartel, de leurs filiales et d'autres fournisseurs, en comparant les coûts supportés sur ces deux catégories de produits et ceux qui auraient dû l'être en l'absence d'entente ".

4. Aux termes de l'article R. 621-1 du code de justice administrative : " La juridiction peut, soit d'office, soit sur la demande des parties ou de l'une d'elles, ordonner, avant dire droit, qu'il soit procédé à une expertise sur les points déterminés par sa décision. L'expert peut se voir confier une mission de médiation. Il peut également prendre l'initiative, avec l'accord des parties, d'une telle médiation. Si une médiation est engagée, il en informe la juridiction. Sous réserve des exceptions prévues par l'article L. 213-2, l'expert remet son rapport d'expertise sans pouvoir faire état, sauf accord des parties, des constatations et déclarations ayant eu lieu durant la médiation. ".

5. Le respect du caractère contradictoire de la procédure d'expertise implique que les parties soient mises à même de discuter devant l'expert des éléments de nature à exercer une influence sur la réponse aux questions posées par la juridiction saisie du litige. Lorsqu'une expertise est entachée d'une méconnaissance de ce principe ou lorsqu'elle a été ordonnée dans le cadre d'un litige distinct, ses éléments peuvent néanmoins, s'ils sont soumis au débat contradictoire en cours d'instance, être régulièrement pris en compte par le juge, soit lorsqu'ils ont le caractère d'éléments de pur fait non contestés par les parties, soit à titre d'éléments d'information dès lors qu'ils sont corroborés par d'autres éléments du dossier.

6. D'une part, il ne résulte pas de l'instruction que les parties, qui ont participé à plusieurs réunions d'expertise et ont présenté de nombreux dires devant l'expert désigné par le président de la Cour par une ordonnance du 1er juillet 2019, n'auraient pas été à même de débattre des choix arrêtés par l'expert quant aux méthodes à retenir pour calculer le préjudice. Il résulte au contraire de l'instruction que les parties ont exprimé leur point de vue tout au long du déroulement des opérations d'expertise, laquelle s'est déroulée en trois phases, une phase d'analyse de la qualité et la pertinence des données numériques fournies par la SNCF, une phase de travaux dédiée aux modèles de calcul des taux de surprix sur les achats de bandes d'usure et de balais en carbone et une troisième phase consacrée à déterminer l'assiette complète des achats de la SNCF affectés par le cartel. Après avoir rédigé un pré-rapport, exposant notamment ses méthodes d'analyse et de détermination du préjudice, qu'il a soumis aux parties, lesquelles ont présenté de nombreux dires à la suite desquels des modifications importantes ont été apportées, l'expert a rédigé un rapport final daté du 15 juillet 2020. Si ce rapport a fait l'objet de plusieurs critiques formulées par les parties s'agissant des données utilisées, les erreurs signalées ont été corrigées et le rapport a été complété par des observations en date des 13 janvier 2021 et 24 février 2021 versées au débat contradictoire. Ainsi, la circonstance que l'expert n'a pas retenu les méthodes de détermination du préjudice préconisées par les sociétés ayant participé à l'entente n'est pas de nature à démontrer un manque d'indépendance de sa part ni l'absence de respect du principe du contradictoire.

7. D'autre part, s'il est reproché à l'expert d'avoir pris l'initiative d'interpréter la portée de l'arrêt de la Cour et de la décision du Conseil d'Etat et de modifier ainsi la consistance de la mission qui lui avait été confiée, il s'est en réalité borné dans son rapport à soumettre plusieurs scénarios pour permettre à la Cour de se prononcer sur des points de droit restant encore en débat, s'agissant, d'une part, de l'assiette du préjudice à retenir et, d'autre part, de l'interprétation donnée par le Conseil d'Etat dans sa décision n°432811 du 12 octobre 2020 de la mention figurant dans l'arrêt avant dire droit de la Cour s'agissant du mode de calcul des intérêts au taux légal . Le Conseil d'Etat a en effet a indiqué, au point 15 de sa décision, que cette mention de l'arrêt devait être regardée comme ordonnant à l'expert de tenir compte de l'érosion monétaire pour évaluer le préjudice, par une méthode de calcul appropriée. L'expert n'a donc pas modifié de son propre chef sa mission. Il résulte de ce qui précède que le moyen tiré de l'irrégularité de la procédure d'expertise ne peut qu'être écarté.

Au fond :

Sur la responsabilité des entreprises membres du cartel :

8. Lorsqu'une personne publique est victime, à l'occasion de la passation d'un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible de mettre en cause la responsabilité quasi-délictuelle non seulement de l'entreprise avec laquelle elle a contracté, mais aussi des entreprises dont l'implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché, et de demander au juge administratif leur condamnation solidaire. Les entreprises dont les pratiques anticoncurrentielles ont eu pour effet d'augmenter le prix de marchés conclus par leurs victimes sont susceptibles d'engager leur responsabilité du fait de ce surcoût, alors même que ces marchés ont été conclus avec des entreprises ne participant pas à cette entente.

9. La Commission européenne a établi que les sociétés Conradty, Hoffmann et Co. Elektrokohle AG, Le Carbone Lorraine, désormais dénommée Mersen, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, SGL Carbon AG, désormais dénommée SGL Carbon SE et la société Morgan crucible company PLC ont enfreint les dispositions de l'article 81, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne et, à compter du 1er janvier 1994, de l'article 53, paragraphe 1, de l'accord sur l'Espace économique européen en participant à un ensemble d'accords et de pratiques concertées dans le secteur des produits à base de carbone et de graphite pour applications électriques et mécaniques. La Commission européenne a découvert des indices révélant que le cartel reconstitué après la Seconde Guerre mondiale fonctionnait dès l'entrée en vigueur, le 1er janvier 1958, des règles de concurrence de la Communauté économique européenne, mais a limité la procédure d'infraction à la période comprise entre octobre 1988 et décembre 1999, au cours de laquelle elle a recueilli de très nombreux éléments de preuve concernant une série ininterrompue de réunions régulières et d'autres types de contacts. Ainsi, comme l'a relevé le Conseil d'Etat, dans sa décision n°432811 du 12 octobre 2020, compte tenu de la décision devenue définitive de la Commission européenne et notamment de ses points 77 et 245, dès lors que les filiales des sociétés mères membres de ce cartel étaient également impliquées dans les pratiques anticoncurrentielles, la SNCF est fondée à demander la condamnation solidaire des entreprises et de leurs filiales pour la période comprise entre octobre 1988 et décembre 1999.

10. En revanche, ainsi que cela ressort de la même décision du Conseil d'Etat, la responsabilité de la société Morgan Carbon France, filiale de la société Morgan Crucible PLC, n'est engagée, solidairement avec les autres membres du cartel, qu'à compter de 1997, dès lors que, sur la période antérieure, elle n'était pas encore impliquée dans les pratiques anticoncurrentielles, n'étant devenue la filiale de la société Morgan Crucible PLC, membre du cartel, qu'à compter de cette année.

11. Par ailleurs, si la société Hoffmann et Co. Elektrokohle AG, devenue Schunk Hoffmann Carbon Technology AG, n'est impliquée dans les pratiques anticoncurrentielles qu'à compter de septembre 1994, comme l'a retenu la Commission européenne, et si sa participation au cartel a cessé en octobre 1999, date de sa reprise par Schunk, cette seule circonstance ne permet pas d'arrêter sa période de responsabilité à octobre 1999 au lieu de décembre 1999 dès lors que les contrats définissant les prix étaient signés pour des périodes de un à trois ans.

12. Enfin, si pour la société Le Carbone Lorraine S.A., désormais dénommée Mersen, la Commission a retenu, au point 194 de sa décision, une période de responsabilité s'écoulant d'octobre 1988 à juin 1999, date à laquelle cette société a mis fin à sa participation au cartel, il n'est ni établi ni même allégué par cette société que cette circonstance aurait eu une incidence sur les prix pratiqués et que la condamnation prononcée à son encontre devrait être réduite en conséquence.

Sur l'évaluation du préjudice :

13. Toute personne ayant subi un préjudice causé par une infraction à l'article 101 ou 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) a le droit d'en obtenir réparation. Cette réparation consiste à placer la partie lésée dans la situation où elle se serait trouvée si l'infraction ne s'était pas produite. L'estimation des taux de surprix repose dès lors sur la comparaison des prix effectivement payés par la victime et des prix dits contrefactuels qu'elle aurait payés en l'absence de cartel. En l'espèce, par conséquent, le préjudice subi par la SNCF résulte donc de la différence entre le prix effectivement payé et celui qui aurait été acquitté en l'absence d'entente anticoncurrentielle, pour l'acquisition, tant auprès de sociétés ayant participé à l'entente que d'entreprises tierces, d'une part, de balais de traction en carbone utilisés sur les trains, principalement les locomotives, pour conduire l'électricité, et, d'autre part, de bandes d'usure en carbone et graphite pour les pantographes assurant l'alimentation des trains en électricité.

En ce qui concerne les données utilisées :

14. La SNCF, qui n'a pas pu présenter les documents contractuels ni les factures et commandes d'origine, a produit quatre fichiers de données numériques répertoriant les commandes. Deux de ces fichiers intitulés DB2 pour les balais et DB4 pour les bandes, qui ont été extraits, directement ou indirectement, des systèmes administratifs et comptables de la SNCF, ont été retenus. Ces fichiers ont fait l'objet depuis 2014 d'une analyse détaillée permettant de déceler et corriger les enregistrements erronés. A l'issue de nombreux échanges entre les parties, l'expert a estimé que ces deux fichiers informatiques présentaient un degré de fiabilité suffisamment élevé, les erreurs réelles et pertinentes n'ayant en réalité un impact que de 0,84% et 5,16% des lignes de commande des fichiers DB2 et DB4 (54 et 58 lignes sur respectivement 6391 lignes de balais et 1125 lignes de bandes). Il résulte de l'instruction que ces données doivent être regardées comme suffisantes pour évaluer les taux de surprix des balais et des bandes, mais aussi pour déterminer l'assiette des achats à laquelle appliquer ces taux.

15. Si les sociétés Morgan Advanced Materials PLC et Morgan Carbon France soutiennent que de nombreuses erreurs demeurent et qu'il conviendrait en conséquence d'appliquer un taux de réfaction au moins égal à 10 %, il résulte de l'instruction que, en tout état de cause, l'expert a opéré non seulement une réfaction globale de 1 % des achats tracés, pour tenir compte de l'absence des avoirs et des commandes annulées, mais a aussi opéré une réfaction de 10 % au montant des achats estimés pour tenir compte du caractère global de la méthode d'extrapolation employée. L'expert a enfin appliqué une réfaction de 10 % aux taux de surcoût des achats estimés au motif que ces taux avaient été calculés à partir de données postérieures à 1991, pour les balais, et à 1996, pour les bandes. Il résulte de l'instruction que cette approche a suffisamment pris en compte les incertitudes concernant les données.

En ce qui concerne les achats à prendre en compte pour établir l'assiette du préjudice :

16. Pour déterminer l'assiette du préjudice, il y a lieu de retenir la somme des achats tracés et des achats estimés. Les achats estimés doivent être calculés à l'aide de ratios établis entre les achats tracés et l'utilisation correspondante de la flotte ferroviaire, soit, pour les balais, le nombre de trains-kilomètres parcourus annuellement par les trains équipés et, pour les bandes, le nombre de passagers-kilomètres parcourus annuellement par les passagers des TGV. Les données disponibles dans les fichiers DB2 et DB4 ne couvrant qu'une partie de la période observée, il y a lieu, les parties s'accordant au demeurant sur ce point, de reconstituer les données manquantes par extrapolation des achats tracés sur la période 1988 à 1994 pour les balais, et sur la période 1988 à 1996 pour les bandes.

17. D'une part, les prix étant déterminés lors de la signature des contrats et non à la date des commandes, seuls sont affectés par les pratiques anticoncurrentielles les achats en lien avec un fait générateur fautif survenu au cours de la période d'existence du cartel. Doivent donc être inclus dans l'assiette du préjudice tous les achats effectués en application des contrats conclus entre octobre 1988 et décembre 1999, ce qui correspond à la configuration 1 du rapport d'expertise qui inclut, outre les achats pendant la période de cartel retenue par la décision de la Commission, ceux effectués en 2000 et 2001 en exécution de contrats-cadres conclus pendant la période de cartel, soit avant décembre 1999. Il en résulte également que doivent être exclus les achats effectués, certes pendant la période de cartel en 1988, 1989 et 1990, mais en exécution de contrats-cadres conclus avant octobre 1988. Contrairement à ce que soutiennent les parties défenderesses, la période de responsabilité définie par la Commission n'est pas prolongée du fait de l'adoption de cette méthode, laquelle n'est que la conséquence des modalités de passation des marchés à bons de commandes et du caractère pluriannuel des contrats signés pour les achats de la SNCF. La prise en compte de l'ensemble des achats effectués en application des contrats conclus entre octobre 1988 et décembre 1999 n'est donc pas contraire à la décision n°2004/420/CE du 3 décembre 2003 de la Commission européenne.

18. D'autre part, il résulte de l'instruction, et notamment des énonciations de la même décision de la Commission européenne, que la société Hoffmann n'était pas, avant septembre 1994, date à laquelle elle a été reconnue membre du cartel, un " tailleur " sous la dépendance des membres du cartel pour son approvisionnement en blocs de carbone mais seulement un fournisseur extérieur en situation de concurrence avec les autres intervenants sur le marché, dont la Commission n'a pu établir qu'elle aurait pratiqué avant 1994 des prix non concurrentiels. S'agissant plus spécifiquement des marchés signés avec la SNCF avant 1994, rien ne permet également de conclure que cette société aurait profité de " l'ombrelle du cartel " pour pouvoir augmenter ses prix. Dès lors, le montant des achats estimés doit être diminué du montant des commandes signées avec la société Hoffmann entre octobre 1988 et le 28 septembre 1994 et, pour la période postérieure, du montant des commandes passées dans le cadre de contrats conclus avant cette date.

19. En revanche, la société Gerken, certes non membre du cartel, mais qui, en sa qualité de fournisseur, était durant toute la période sous le contrôle du cartel, a pratiqué des prix fixés, délibérément ou non, à un niveau supérieur à celui résultant de conditions normales de concurrence et a pu ainsi bénéficier de " l'effet d'ombrelle ". Dès lors, il convient d'intégrer dans l'assiette du préjudice tous les achats effectués par la SNCF auprès de cette société en application des contrats conclus entre octobre 1988 et décembre 1999.

En ce qui concerne les taux de surprix des balais et des bandes :

20. Pour déterminer ces taux, il y a lieu de retenir le modèle économétrique " pendant-après " permettant de comparer les prix réels observés pendant la période du cartel avec ceux pratiqués après son démantèlement, tout en tenant compte de plusieurs facteurs exogènes, tels que les fournisseurs homologués et les coûts de fabrication ayant pu influer sur les variations de prix, qui doivent être neutralisés.

21. En premier lieu, compte tenu de l'absence de données sur les fournisseurs homologués de balais, dont le nombre permet de déterminer la pression concurrentielle, l'expert a raisonné par comparaison avec le modèle pris en compte pour les bandes en appliquant au taux de surprix la même réduction, de 20,40 %, que celle observée pour les bandes après introduction de la variable concernant les fournisseurs homologués. Si cette méthode a été critiquée notamment par les sociétés SGL et Mersen, il ressort des dernières observations de l'expert des 13 janvier et 24 février 2021 que, d'une part, il a porté à 27,40 % ce taux de réfaction, le taux de surprix des balais, modifié, étant alors de 10,48 %, et, d'autre part, qu'il a précisé qu'aucun élément ne permettait de considérer que des différences significatives existaient entre l'homologation des deux types de fournisseurs donnant lieu à une intensité concurrentielle plus forte entre les fournisseurs de balais qu'entre ceux des bandes. Il ne résulte pas de l'instruction que cette approche, ainsi complétée, ne doive être retenue.

22. En second lieu, pour ce qui concerne les bandes, d'une part, les sociétés en défense soutiennent que l'expert aurait dû prendre en compte les coûts de main-d'œuvre et de l'énergie en tant que variables exogènes. A l'appui de cette critique, elles s'appuient notamment sur une fiche méthodologique de la Cour d'appel de Paris qui décrit l'hypothèse dans laquelle les coûts de fabrication baissant après la fin du cartel, ceci conduit à majorer le dommage en attribuant, à tort, la totalité de la baisse des prix à l'entente. Toutefois, en l'espèce, il résulte de l'instruction que les coûts de production ont augmenté pendant et après le fonctionnement du cartel tandis que le prix des bandes a baissé après sa disparition. Dans ces conditions, alors même que cette approche introduit un biais, celui-ci ne peut avoir pour effet de majorer artificiellement l'estimation du préjudice.

23. D'autre part, si les sociétés en défense estiment également qu'il convient d'introduire une tendance temporelle linéaire, afin de prendre en compte les effets de la technologie dite " des bandes collées ", plus légère et moins consommatrice en énergie et en main-d'œuvre et qui renforce la pression concurrentielle du fait de l'augmentation des fournisseurs homologués, il résulte toutefois de l'instruction que le recours à cette méthode doit être limité aux cas où des variables explicatives n'existent pas ou ne sont pas disponibles, ce qui n'est pas le cas en l'espèce, l'expert ayant disposé de données telles que les parts annuelles des bandes collées dans le total des bandes achetées et le nombre de fournisseurs homologués.

24. Enfin, les sociétés en défense contestent également l'évaluation faite par l'expert du taux de surprix de la société non-cartelliste Gerken, principal fournisseur de balais, évalué à 19 %, en ce qu'il ne saurait dépasser celui des cartellistes qui est de 10 % et que ce taux de 19 % supposerait que cette société, bénéficiant de " l'effet d'ombrelle ", ait pu fixer ses prix à un niveau plus élevé que ce que les conditions de concurrence auraient permis de faire, soit deux fois plus que les membres du cartel pendant la période de l'entente, et cela en gagnant des parts de marché. Toutefois, il ressort du rapport d'expertise et de la décision de la Commission que ce taux s'explique par la dépendance de cette société vis-à-vis des cartellistes, celle-ci s'approvisionnant en blocs bruts de carbone et de graphite auprès d'eux à des niveaux tels qu'elle était contrainte de répercuter ce coût en augmentant les prix et que rien ne permet d'établir que la société Gerken aurait poursuivi une stratégie de gain de parts de marché agressive en fixant ses prix à un niveau très inférieur à ceux des membres de l'entente. Au demeurant, ces conclusions reposent sur des prix observés tant pendant qu'après le cartel dans une situation dans laquelle les produits concernés n'étaient pas substituables, comme l'a souligné l'expert dans ses observations du 13 janvier 2021.

En ce qui concerne la progressivité du préjudice:

25. Le montant du préjudice est obtenu en appliquant les taux de surprix moyens à l'assiette des achats affectés par le cartel. Si la procédure d'infraction et de responsabilité des auteurs a été limitée à la période comprise entre octobre 1988 et décembre 1999, la Commission a relevé que le cartel fonctionnait, déjà en 1988, depuis de nombreuses années. Dans ces conditions, il n'y a pas lieu d'appliquer un taux progressif aux surprix moyens pour tenir compte de la montée en puissance du cartel au cours des premières années de la période de responsabilité retenue.

Sur les condamnations :

26. Ainsi qu'il a été dit ci-dessus, le préjudice global subi par la SNCF résulte de l'ensemble des achats effectués en application des contrats conclus entre octobre 1988 et décembre 1999 y compris les achats auprès de la société Gerken, à l'exclusion des commandes signées avec la société Hoffmann entre octobre 1988 et le 28 septembre 1994, auxquels il convient d'appliquer les taux de surprix moyens des balais et des bandes tels que définis ci-dessus, à un taux constant. Conformément à ce qu'a jugé le Conseil d'Etat au point 15 de sa décision et contrairement à ce que soutient la SNCF, il convient de tenir compte, pour la période antérieure au 1er février 2013, date de l'enregistrement de sa requête en référé-provision, de l'érosion monétaire. En conséquence, le montant du préjudice indemnisable résultant du taux de surprix et de l'érosion monétaire calculé selon la méthode d'actualisation proposée par l'expert jusqu'au 1er février 2013, doit être fixé à la somme de 2 834 791 euros pour les balais et 1 207 145 euros pour les bandes, soit la somme totale de 4 041 936 euros. Ce montant doit être décomposé, pour déterminer la somme due par les entreprises condamnées solidairement, selon les périodes définies aux points 9, 10 et 11 du présent arrêt.

27. En conséquence, la société Morgan Carbon France doit être condamnée solidairement avec les sociétés SGL Carbon SE, Mersen et Mersen France Amiens, Morgan Advanced Materials PLC, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH et Schunk Carbon Technology SAS, venant aux droits de la société Schunk Electrographite et la société Schunk Hoffmann Carbon Technology AG (anciennement Hoffmann et Co. Elektrokohle AG), pour la période courant de janvier 1997 à décembre 1999, à verser à la société SNCF Mobilités la somme de 2 064 397 euros au titre du préjudice correspondant aux achats rattachés à cette période.

28. La société Schunk Hoffmann Carbon Technology AG (anciennement Hoffmann et Co. Elektrokohle AG) et les sociétés SGL Carbon SE, Mersen et Mersen France Amiens, Morgan Advanced Materials PLC, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH et Schunk Carbon Technology SAS, venant aux droits de la société Schunk Electrographite, doivent être condamnées solidairement, au titre de la période courant de septembre 1994 à décembre 1996, à verser à la société SNCF Mobilités la somme de 877 567 euros au titre du préjudice correspondant aux achats rattachés à cette période.

29. Enfin, les sociétés SGL Carbon SE, Mersen et Mersen France Amiens, Morgan Advanced Materials PLC, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH et Schunk Carbon Technology SAS, venant aux droits de la société Schunk Electrographite, doivent être condamnées solidairement, au titre de la période courant d'octobre 1988 à août 1994, à payer à la société SNCF Mobilités la somme de 1 099 972 euros au titre du préjudice correspondant aux achats rattachés à cette période.

Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :

31. Les sommes mentionnées aux points 27, 28 et 29 seront assorties des intérêts au taux légal à partir du 1er février 2013. La société SNCF Mobilités a demandé la capitalisation des intérêts dans son mémoire enregistré le 3 mai 2021. A cette date, il était dû plus d'une année d'intérêts. Dès lors, conformément aux dispositions de l'article 1343-2 du code civil, il y a lieu de faire droit à cette demande.

Sur les frais d'expertise :

32. Les frais d'expertise, taxés et liquidés à la somme de 35 298,13 euros T.T.C. par ordonnance du président de la Cour du 25 mars 2021 sont mis à la charge solidaire des sociétés SGL Carbon SE, Mersen et Mersen France Amiens, Morgan Advanced Materials PLC, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, Schunk Carbon Technology SAS, venant aux droits de la société Schunk Electrographite, Schunk Hoffmann Carbon Technology Ag, venant aux droits de la société Hoffmann et co. Elektrokohle AG et Morgan Carbon France.

Sur les frais du litige :

33. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge des sociétés Morgan Advanced Materials PLC et SGL Carbon SE, la somme de 2 000 euros à verser chacune à la société SNCF Mobilités au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il y a lieu, dans les mêmes conditions, de mettre la somme de 1 000 euros à la charge de la société Morgan Carbon France. Il y a également lieu de mettre la somme de 2 000 euros à la charge, d'une part, à titre global et solidaire, des sociétés Mersen et Mersen France Amiens, et, d'autre part, à titre global et solidaire, des sociétés Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, Schunk GmbH, Schunk Carbon Technology et Schunk Hoffmann Carbon Technology. Ces dispositions font, en revanche, obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de la société SNCF Mobilités qui n'est pas la partie perdante.

D E C I D E :

Article 1er : Le dossier enregistré sous le n°21PA01276 est rayé des registres du greffe de la Cour et les documents qui y ont été produits sont rattachés à l'instance enregistrée sous le n°14PA2419.

Article 2: Les sociétés SGL Carbon SE, Mersen et Mersen France Amiens, Morgan Advanced Materials PLC, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH et Schunk Carbon Technology SAS, venant aux droits de la société Schunk Electrographite, sont condamnées solidairement à payer à la société SNCF Mobilités la somme de 1 099 972 euros.

Article 3 : Les sociétés mentionnées à l'article 2 et la société Schunk Hoffmann Carbon Technology Ag, venant aux droits de la société Hoffmann et co. Elektrokohle AG, sont condamnées solidairement à payer à la société SNCF Mobilités la somme de 877 567 euros.

Article 4 : Les sociétés mentionnées à l'article 3 et la société Morgan Carbon France sont condamnées solidairement à payer à la société SNCF Mobilités la somme de 2 064 397 euros.

Article 5 : Les sommes mentionnées aux articles 2, 3 et 4 porteront intérêts au taux légal à partir du 1er février 2013. Les intérêts échus à la date du 3 mai 2021 puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.

Article 6 : Les frais d'expertise, taxés et liquidés à la somme de 35 298,13 euros sont mis à la charge solidaire des sociétés Mersen et Mersen France Amiens, Morgan Advanced Materials PLC, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, Schunk Carbon Technology SAS, venant aux droits de la société Schunk Electrographite, Schunk Hoffmann Carbon Technology Ag, venant aux droits de la société Hoffmann et co. Elektrokohle AG et Morgan Carbon France.

Article 7 : La société Morgan Advanced Materials PLC et la société SGL Carbon SE verseront, chacune, la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative à la société SNCF Mobilités. Les sociétés Mersen et Mersen France Amiens lui verseront la même somme à titre global et solidaire. Les sociétés Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, Schunk GmbH, Schunk Carbon Technology et Schunk Hoffmann Carbon Technology lui verseront la même somme à titre global et solidaire. La société Morgan Carbon France lui versera la somme de 1 000 euros sur le même fondement.

Article 8: Le présent arrêt sera notifié à la société SNCF Mobilités, à Hoffmann et co. elektrokhole ag, à Mersen SA, à Morgan advanced materials - anciennement Morgan Crucible PLC, à Schunk Gmbh, à Schunk Kohlenstofftechnik Gmbh, à SGL Carbon SE- anciennement SGL Carbon Ag, à Mersen France Amiens S.A.S, à Morgan Carbon France, à Schunk Electrographite.

Copie en sera adressée à l'expert.

Délibéré après l'audience du 16 décembre 2022, à laquelle siégeaient :

- Mme Heers, présidente de chambre,

- Mme Briançon, présidente assesseure,

- Mme Saint-Macary, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 17 février 2023.

La rapporteure,

C. BRIANÇON

La présidente,

M. A...

La greffière,

V.BREME

La République mande et ordonne au ministre chargé des transports en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 14PA02419, 21PA01276


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Paris
Formation : 4ème chambre
Numéro d'arrêt : 14PA02419
Date de la décision : 17/02/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

39-02 MARCHÉS ET CONTRATS ADMINISTRATIFS. - FORMATION DES CONTRATS ET MARCHÉS. - PERSONNE PUBLIQUE VICTIME, À L'OCCASION DE LA PASSATION D'UN MARCHÉ PUBLIC, DE PRATIQUES ANTICONCURRENTIELLES - EVALUATION DU PRÉJUDICE - 1) PRINCIPE - 2) CAS DE MARCHÉS À BONS DE COMMANDE - 3) ESPÈCE - APPLICATION D'UN MODÈLE ÉCONOMÉTRIQUE « PENDANT-APRÈS ».

39-02 1) Toute personne ayant subi un préjudice causé par une infraction à l'article 101 ou 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) a le droit d'en obtenir réparation. Cette réparation consiste à placer la partie lésée dans la situation où elle se serait trouvée si l'infraction ne s'était pas produite. L'estimation des taux de surprix repose dès lors sur la comparaison des prix effectivement payés par la victime, tant auprès de sociétés ayant participé à l'entente que d'entreprises tierces [RJ1], et des prix dits contrefactuels qu'elle aurait payés en l'absence de cartel. ...2) Seuls sont affectés par les pratiques anticoncurrentielles les achats en lien avec un fait générateur fautif survenu au cours de la période d'existence du cartel. Dans le cas de marchés à bons de commande ayant un caractère pluriannuel, les prix étant déterminés lors de la signature des contrats et non à la date des commandes, doivent être exclus les achats effectués, certes pendant la période de cartel, mais en exécution de contrats-cadres conclus antérieurement ; inversement, sont pris en considération les achats postérieurs effectués en exécution de contrats-cadres conclus pendant la période du cartel....3) Application en l'espèce d'un modèle économétrique « pendant-après » permettant de comparer les prix réels observés pendant la période du cartel avec ceux pratiqués après son démantèlement, tout en tenant compte de plusieurs facteurs exogènes, tels que les fournisseurs homologués et les coûts de fabrication ayant pu influer sur les variations de prix, qui doivent être neutralisés.


Références :

[RJ1]

CE, 12 octobre 2020, Société Mersen et autres, nos 432981, 433423, 433477, 433563, 433564, aux Tables.


Composition du Tribunal
Président : Mme HEERS
Rapporteur ?: Mme BRIANCON
Rapporteur public ?: Mme LIPSOS
Avocat(s) : CUATRECASAS,GONCALVES PEREIRA,SLP

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.paris;arret;2023-02-17;14pa02419 ?
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