Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme I... E..., Mme H... G..., Mme C... G..., Mme F... B... et Mme A... B..., ont demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner le centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice à leur verser, en réparation des préjudices résultant du décès de M. D... G... survenu dans cet établissement le 15 janvier 2019, les sommes respectives de :
- 651 859,91 euros pour Mme I... E... ;
- 25 000 euros pour Mme C... G... ;
- 25 000 euros pour Mme H... G... ;
- 20 000 euros pour Mme F... B... ;
- 20 000 euros pour Mme A... B....
Par un jugement n° 2104164 du 23 avril 2024, le tribunal administratif de Grenoble a condamné le centre hospitalier de Rives à verser, respectivement, à Mme I... E... une somme de 14 847 euros, à Mme H... G... une somme de 6 500 euros et à Mme C... G..., une somme de 6 500 euros, ces sommes étant assorties des intérêts au taux légal à compter du 23 mars 2021, ainsi qu'une somme de 250 euros chacune à Mme I... E..., Mme H... G... et Mme C... G... sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et a rejeté le surplus des conclusions de la demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés les 7 et 16 mai 2024, Mme I... E..., représentée par la SARL ANAE Avocats agissant par Me Lorin, demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :
1°) de réformer le jugement n° 2104164 du 23 avril 2024 du tribunal administratif de Grenoble en tant qu'il n'a pas fait droit à l'intégralité de ses conclusions ;
2°) de condamner le centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice à lui verser la somme de 651 859,91 euros, portant intérêts au taux légal à compter du 23 mars 2021, en réparation des préjudices résultant pour elle du décès de M. D... G..., son époux ;
3°) de condamner le centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice à lui verser une somme de 2 500 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- les fautes commises par le centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice sont en lien direct et certain avec le décès de M. G... ; en tout état de cause, la perte de chance en résultant ne saurait être évaluée à un taux inférieur à 70 % ;
- elle justifie :
* de la prise en charge des frais d'obsèques et de l'acquisition d'une concession à hauteur d'une somme totale de 4 694,33 euros ;
* d'un préjudice d'affection qui devra être évalué à 30 000 euros ;
* d'un préjudice économique qui devra être évalué à la somme totale de 617 165,58 euros à titre principal ou à la somme de 378 118,20 euros à titre subsidiaire.
Par un mémoire enregistré le 22 juillet 2024, l'office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales, représenté par la SELARL de la Grange et Fitoussi Avocats agissant par Me Fitoussi, conclut à sa mise hors de cause et à ce qu'une somme de 2 500 euros soit mise à la charge de tout succombant en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- aucune demande n'est formulée à son encontre ;
- aucun accident médical, ni aucune affections iatrogènes ou infection nosocomiale n'est survenue en l'espèce ;
- le centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice a commis des manquements dans la prise en charge de M. G... de nature à engager sa responsabilité.
Par des mémoires en défense enregistrés les 18 février et 13 mars 2025, le centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice, représenté par le cabinet Le Prado et Gilbert, demande à la cour :
1°) de rejeter la requête de Mme E....
2°) par la voie de l'appel incident, d'annuler le jugement n° 2104164 du 23 avril 2024 du tribunal administratif de Grenoble en tant qu'il l'a condamné à indemniser Mme E... ;
Il soutient que :
- la cause du décès de M. G... étant inconnue, il est impossible d'établir un lien de causalité directe et certain entre ce décès et les fautes commises par le centre hospitalier en s'abstenant de pratiquer certains examens de biologie médicale ;
- subsidiairement, la perte de chance d'éviter le décès résultant des manquements ne saurait être supérieure à un taux de 10 % ;
- le préjudice d'affection de Mme E... n'a pas été sous-évalué et la réalité de son préjudice économique n'est pas démontrée.
La requête a été communiquée à la caisse primaire d'assurance maladie du Puy-de-Dôme qui n'a pas produit.
Par une ordonnance du 27 février 2025 la clôture de l'instruction a été fixée au 27 mars 2025 à 16h30.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code de la sécurité sociale ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Vergnaud, première conseillère,
- les conclusions de Mme Cottier, rapporteure publique,
- et les observations de Me Pellissier, représentant Mme E....
Une note en délibéré, produite pour Mme E..., a été enregistrée le 1er juillet 2025.
Considérant ce qui suit :
1. Le 14 janvier 2019, M. G..., né le 3 novembre 1953, a été admis aux services des urgences du centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice vers 15h à raison d'une tentative de suicide médicamenteuse avec alcoolisation. Le 15 janvier à 13h46, il y a été retrouvé inanimé et en arrêt cardiaque sur le sol de la salle de bain de sa chambre d'hôpital et, après une tentative de réanimation, son décès a été déclaré à 14h05. Par un avis du 12 janvier 2021, la commission de conciliation et d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales de la région Rhône-Alpes, éclairée par un rapport d'expertise du 1er octobre 2020, a estimé que les manquements commis dans la prise en charge de M. G... étaient de nature à engager la responsabilité du centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice dans la survenue de ce décès. Le 23 mars 2021, les ayants-droits de M. G... ont adressé une demande d'indemnisation préalable au centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice, qui a été rejetée tacitement. Par un jugement du 23 avril 2024, dont seule Mme E..., veuve de M. G..., interjette appel, le tribunal administratif de Grenoble a condamné le centre hospitalier Bourg-Saint-Maurice à verser à Mme E... une somme de 14 847 euros, assortissant cette somme des intérêts au taux légal à compter du 23 mars 2021, ainsi qu'une somme de 250 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et a rejeté le surplus de ses conclusions.
Sur la responsabilité du centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice :
2. D'une part, aux termes de l'article L. 1142-1 du Code de la santé publique : " I - Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute. (...) ".
3. D'autre part, dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d'un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d'obtenir une amélioration de son état de santé ou d'échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l'établissement, et qui doit être intégralement réparé, n'est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d'éviter que ce dommage soit advenu. La réparation qui incombe à l'hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel, déterminée en fonction de l'ampleur de la chance perdue.
4. En premier lieu, il résulte de l'instruction et notamment du rapport d'expertise du 1er octobre 2020 que le centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice a notamment pratiqué un électrocardiogramme (ECG), a mis en place une surveillance électrocardioscopique de M. G... et l'a maintenue jusqu'au 15 janvier 2019 à 10h du matin. En revanche, il est constant qu'aucune investigation biologique autre que l'alcoolémie n'a été réalisée. En particulier aucune recherche d'anomalies ioniques ou d'altération de la fonction rénale pouvant potentialiser les risques d'accident cardiaques liées à l'ingestion de toxiques, et aucune mesure des gaz du sang ni aucune imagerie pulmonaire n'ont été réalisées, alors que le patient était pris en charge pour une ingestion médicamenteuse à visée suicidaire et montrait une saturation en oxygène anormalement basse et mal corrigée par l'oxygénothérapie. Ces manquements, non contestés, dans la réalisation des examens qu'impliquait l'état du patient, sont de nature à engager la responsabilité du centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice.
5. En second lieu, les experts relèvent que les causes de l'arrêt cardiaque de M. G... sont restées formellement inexpliquées en l'absence d'autopsie. Toutefois, il résulte de ce qui a été indiqué au point précédent que la prise en charge de la tentative de suicide médicamenteuse avec alcoolisation de M. G... n'a pas été conforme aux règles de l'art et aux bonnes pratiques médicales, le défaut d'investigation biologique sur les potentielles conséquences de l'ingestion de toxiques et le défaut de mesure des gaz du sang n'ayant pas permis la mise en œuvre d'une conduite thérapeutique susceptible de prévenir, notamment, le risque de survenue d'un accident cardiaque, alors que l'état alarmant du patient a justifié, ainsi qu'il a été dit, un suivi cardiologique particulier. Pour autant, compte tenu des antécédents sérieux du patient, des traitements en cours et de la gravité de l'intoxication médicamenteuse, les experts retiennent qu'une prise en charge adaptée aurait uniquement au mieux préservé des chances de survie, qui n'étaient que partielles. Ainsi, compte tenu de l'ensemble de ces éléments et alors même que les causes précises du décès n'auraient pas été formellement établies, les manquements commis dans la prise en charge de M. G... doivent être regardés, dès lors qu'aucune autre cause pouvant expliquer le décès brutal n'a été relevée, comme ayant entrainé pour lui une perte de chance d'éviter l'arrêt cardiaque qui a conduit à son décès. Au regard de ces éléments, le tribunal administratif de Grenoble a fait en l'espèce une juste appréciation du taux de cette perte de chance d'éviter le décès du patient en l'évaluant à 50 %.
Sur les préjudices :
6. En premier lieu, dans les circonstances de l'espèce, il sera fait une juste appréciation du préjudice d'affection de Mme E... résultant du décès de son époux en l'évaluant à la somme de 25 000 euros. Compte tenu du taux de perte de chance, une somme de 12 500 euros lui sera allouée à ce titre.
7. En deuxième lieu, il y a lieu d'indemniser Mme E... des frais d'obsèques de son époux, dont il résulte de l'instruction qu'ils s'élèvent à un montant de 4 281,33 euros, ainsi que des frais pour l'acquisition d'une concession, d'un montant de 413 euros. Compte tenu du taux de perte de chance, une somme totale de 2 347 euros lui sera allouée à ce titre.
8. En troisième lieu, le préjudice économique subi par une personne du fait du décès de son conjoint ou de l'un de ses parents est constitué par la perte des revenus de la victime qui étaient consacrés à son entretien, compte tenu le cas échéant de ses propres revenus. Il appartient au juge d'évaluer les revenus que percevait le foyer avant le décès, de déduire de ce montant la part de ces revenus correspondant à la consommation personnelle du défunt et de comparer le solde aux revenus perçus par chacun des membres du foyer après le décès.
9. D'une part, il ressort des avis d'imposition des années 2017, 2018 et 2019 produits par Mme E..., que le foyer constitué par M. G... et son épouse percevait un montant brut de revenus, hors abattement fiscal, de 94 933 euros en moyenne au titre des années 2016 à 2018 précédant le décès, correspondant à la pension de M. E..., à différents revenus d'activité de Mme E..., à des revenus de capitaux mobiliers et à des revenus fonciers. Il y a lieu en l'espèce de retenir une part d'autoconsommation de M. G... de 35 %. Les revenus annuels à la disposition de Mme E... doivent donc être regardés comme s'élevant à 61 706,45 euros avant le décès. Postérieurement au décès de son époux, il résulte de l'instruction, et notamment des avis d'impositions des années 2020 à 2022 que les revenus de Mme E..., qui recouvrent ses revenus d'activités, des revenus de capitaux mobiliers et des revenus fonciers, ont été supérieurs à ce montant pour les années 2019 à 2021, pour lesquels ils s'élèvent respectivement aux montants de 79 659 euros, 75 591 euros et 80 828 euros. Aucun préjudice économique n'est ainsi établi pour cette période.
10. D'autre part, si Mme E... a fait valoir ses droits à la retraite dans le courant de l'année 2022, il résulte de l'instruction que cette évolution de sa situation, qui a modifié ses revenus, est sans lien avec le décès de son époux et serait en tout état de cause survenue en l'absence de ce décès. Mme E... n'est donc pas fondée à imputer à la faute médicale la baisse de ses revenus liée à son départ à la retraite. Il résulte de l'instruction que, en l'absence du décès de M. E..., les revenus du foyer auraient, à compter du départ à la retraite de Mme E..., été composés des pensions, retraites et rentes de M. E..., qui s'élèvent à une moyenne de 33 137,33 euros pour les années 2016 à 2018 précédant le décès, de revenus fonciers et de revenus capitaux mobiliers, qui s'élèvent à une moyenne de 6 024,67 euros pour les mêmes années 2016 à 2018 et, enfin, des pensions de retraite de Mme E.... Il résulte, pour ce dernier poste, de l'attestation de paiement produite en appel par Mme E... qu'elle perçoit des pensions de retraite de quatre organismes verseurs différents, pour un montant mensuel total de 2 179,80 euros au 1er janvier 2023, soit un montant annuel de 26 157,60 euros. Le revenu total du foyer aurait ainsi été de 65 319,60 euros. En retenant la part d'autoconsommation précitée de M. G... de 35 %, les revenus annuels à disposition de Mme E... pour sa consommation propre et les charges fixes se seraient ainsi élevés à 42 457,74 euros. Mme E... produit devant la cour son avis d'imposition 2023, dont il résulte que, au titre de l'année 2022 correspondant à son départ à la retraite, elle a perçu un montant total de revenus, recouvrant des pensions, retraites et rentes, des bénéfices non commerciaux, des revenus de capitaux mobiliers et des revenus fonciers, pour un montant total de 53 684 euros. Ainsi, pour la période postérieure au départ à la retraite de Mme E..., il ne résulte pas davantage des pièces produites par Mme E..., y compris devant la cour, qu'un préjudice économique serait établi.
11. Il résulte de tout ce qui précède que Mme E... n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que par le jugement attaqué du 23 avril 2024 le tribunal administratif de Grenoble a condamné le centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice à lui verser la somme de 14 847 euros, outre intérêts au taux légal à compter du 23 mars 2021, au titre de l'indemnisation des préjudices subis du fait du décès de son époux.
Sur les frais liés au litige :
12. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative s'opposent à ce que les frais d'instance demandés par Mme E... soit mise à la charge du centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice, qui n'est pas partie perdante dans la présente instance. Par ailleurs, dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de rejeter les conclusions présentées sur le même fondement par l'office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales.
DECIDE :
Article 1er : La requête de Mme E... est rejetée.
Article 2 : Le surplus des conclusions présentées par le centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice est rejeté.
Article 3 : Les conclusions présentées par l'office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administratives sont rejetées.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à Mme I... E..., au centre hospitalier de Bourg-Saint-Maurice, à l'office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales et à la caisse primaire d'assurance maladie du Puy-de-Dôme.
Délibéré après l'audience du 30 juin 2025, à laquelle siégeaient :
M. Stillmunkes, président de la formation de jugement,
M. Gros, premier conseiller,
Mme Vergnaud, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 10 juillet 2025.
La rapporteure,
E. Vergnaud
Le président,
H. Stillmunkes
La greffière,
N. Lecouey
La République mande et ordonne au ministre chargé de la santé et de l'accès aux soins, en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,
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N° 24LY01379