LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
CZ
COUR DE CASSATION
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Arrêt du 18 juin 2025
Cassation partielle
M. HUGLO, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 667 FS-D
Pourvoi n° S 23-10.595
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 18 JUIN 2025
La société Perspectives, anciennement dénommée société [T] & associés, société d'exercice libéral à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 3], prise en la personne de M. [E] [T], agissant en qualité de liquidatrice judiciaire de la société Scop Seafrance, a formé le pourvoi n° S 23-10.595 contre l'arrêt rendu le 17 novembre 2022 par la cour d'appel de Douai (chambres réunies : chambre 2 commerciale section 1 et chambre 5 sociale section D), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société DFDS A/S, société de droit danois, dont le siège est [Adresse 7], Danemark,
2°/ à la société DFDS Seaways, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 4],
3°/ à l'Unédic délégation AGS CGEA d'Amiens, dont le siège est [Adresse 1],
4°/ au procureur général près la cour d'appel de Douai, dont le siège est [Adresse 2],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Brinet, conseiller, les observations de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de la société Perspectives, de la SAS Hannotin Avocats, avocat des sociétés DFDS A/S et DFDS Seaways, ainsi que l'avis de Mme Grivel, avocat général, après débats en l'audience publique du 20 mai 2025 où étaient présents M. Huglo, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Brinet, conseiller rapporteur, Mme Mariette, conseiller doyen, MM. Barincou, Seguy, Mmes Douxami, Panetta, conseillers, Mme Prieur, M. Carillon, Mme Maitral, M. Redon, conseillers référendaires, Mme Grivel, avocat général, et Mme Pontonnier, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Douai, 17 novembre 2022), à la suite du prononcé de la liquidation judiciaire de la société anonyme Seafrance, le 16 novembre 2011, qui exerçait l'activité de transport maritime sur le lien transmanche entre Calais et Douvres, par l'exploitation de trois navires, la SCOP Seafrance, constituée en 2011 par d'anciens salariés de la société anonyme Seafrance, et la société Groupe Eurotunnel ont présenté un projet commun d'acquisition des actifs de la société en liquidation.
2. Par ordonnance du 11 juin 2012, le juge-commissaire a autorisé la cession des navires Rodin, Berlioz et Nord - Pas-de-Calais et des autres éléments corporels et incorporels attachés à l'activité au profit de trois filiales de la société Groupe Eurotunnel, avec une mesure d'inaliénabilité des navires pour une durée de cinq ans, empêchant toute revente et mettant à la charge de cette société des obligations pour assurer, dans une perspective pérenne, le projet commun avec la SCOP Seafrance.
3. Les sociétés filiales de la société Groupe Eurotunnel ont alors chacune conclu avec la SCOP Seafrance, le 29 juin 2012, un contrat d'affrètement coque nue pour chacun des navires, pour trois ans renouvelables sauf dénonciation. Par contrat de sous-affrètement, la société Myferrylink, filiale détenue indirectement par la société Groupe Eurotunnel, s'est vu confier la commercialisation des traversées opérées par les trois navires et à laquelle la SCOP Seafrance facturait les traversées.
4. La société Groupe Eurotunnel a cependant annoncé dès le mois de janvier 2015 qu'elle envisageait de se désengager de l'exploitation du lien transmanche et de céder les navires. La SCOP Seafrance a alors demandé l'ouverture d'une procédure de sauvegarde judiciaire, qui est intervenue le 10 avril 2015. Par jugement du 11 juin 2015, le tribunal de commerce a prononcé le redressement judiciaire de la SCOP Seafrance, suite à la cessation, à effet au mois de juillet 2015, tant des contrats d'affrètement conclus avec les sociétés du groupe Eurotunnel que du contrat de sous-affrètement conclu avec la société Myferrylink.
5. La société DFDS A/S, après avoir participé à l'appel d'offre en vue de la cession de l'entreprise émis par les administrateurs judiciaires de la SCOP Seafrance désignés par le jugement d'ouverture du redressement judiciaire, a fait savoir que l'exploitation de deux des trois navires lui avait été confiée à compter du 2 juillet 2015 et qu'elle s'était irrévocablement engagée à acquérir ces navires au 11 juin 2017, fin de la période d'inaliénabilité.
6. Le 24 juin 2015, la société DFDS A/S a présenté une offre de plan de cession de l'entreprise de la SCOP Seafrance tendant à la reprise de l'activité de transport de passagers sur la ligne [Localité 5]-[Localité 6] par sa filiale DFDS Seaways.
7. L'offre de reprise des contrats de travail des salariés était assortie de conditions, notamment celle d'un entretien préalable. Les administrateurs judiciaires ayant notifié aux sociétés du groupe Eurotunnel et aux sociétés DFDS que, selon eux et en vertu des dispositions d'ordre public de l'article L. 1224-1 du code du travail, le transfert des contrats de travail ne pouvait pas être soumis à conditions, ils ont vainement sommé ces sociétés de se conformer à cette exigence.
8. Par jugement du 31 juillet 2015, le tribunal de commerce a prononcé la liquidation judiciaire de la SCOP Seafrance et a désigné M. [T], mandataire judiciaire, en qualité de liquidateur.
9. Le 26 mai 2017, le liquidateur de la SCOP Seafrance a assigné la société DFDS A/S devant le tribunal de commerce en paiement de dommages-intérêts, en réparation du coût des licenciements découlant du refus de cette société, qu'il estime fautif au regard de l'article L. 1224-1 du code du travail, de reprendre l'ensemble des salariés et de poursuivre leurs contrats de travail aux conditions contractuelles en vigueur.
10. Le liquidateur a appelé en intervention forcée la société DFDS Seaways, pour que celle-ci soit condamnée solidairement ou à défaut de la société DFDS A/S à l'indemniser de ce même préjudice.
11. L'Unédic, délégation AGS-CGEA d'Amiens (l'AGS), est intervenue volontairement.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en ses première et quatrième branches
Enoncé du moyen
12. Le liquidateur de la SCOP Seafrance fait grief à l'arrêt de dire n'y avoir lieu à application de l'article L. 1224-1 du code du travail et en conséquence de le débouter ainsi que l'AGS de l'ensemble de leurs demandes, alors :
« 1°/ que les dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail, interprété à la lumière de la directive n° 2001/23/CE du 12 mars 2001, sont applicables en cas de transfert d'une entité économique autonome, constituée par un ensemble organisé de personnes et d'éléments corporels ou incorporels poursuivant un objectif économique propre, qui conserve son identité et dont l'activité est poursuivie ou reprise ; que l'existence d'une entité économique autonome s'apprécie à la date du transfert ; qu'il résulte des constatations de l'arrêt que l'exploitation par la SCOP Seafrance de l'activité de transport maritime de passagers entre [Localité 5] et [Localité 6] sur les navires ''Rodin'' et ''Berlioz'' appartenant au groupe Eurotunnel, qui en constituaient le support essentiel, caractérisait une entité économique autonome, que le 27 mai 2015, le groupe Eurotunnel propriétaire des navires résiliait à effet du 1er juillet 2015, les contrats d'affrètement qui le liaient à la SCOP Seafrance et confiait à la société DFDS à effet du 2 juillet 2015 l'exploitation de ces mêmes navires, que dans le cadre du redressement judiciaire de la société SCOP Seafrance consécutif à la perte des navires nécessaires à son activité, la société DFDS présentait le 24 juin 2015 une offre de plan de cession de l'entreprise de la SCOP Seafrance tendant à la reprise de l'activité de transport de passagers sur la ligne [Localité 5]-[Localité 6] par sa filiale DFDS Seaways et d'une partie de ses salariés ; que pour exclure tout transfert d'une entité économique autonome de la SCOP Seafrance à la société DFDS, la cour d'appel a retenu que le 2 juillet 2015, l'entité économique exploitée par la SCOP Seafrance avait disparu du fait de la perte des navires, de sorte que la circonstance que le groupe DFDS utilise deux des mêmes navires pour l'activité de transport de passagers sur le lien transmanche ne pouvait s'analyser en la poursuite de l'activité d'une entité économique autonome de la SCOP Seafrance ; qu'en statuant ainsi, lorsqu'il résultait de ses propres constatations que le transfert des navires étant intervenu le 2 juillet 2015 au profit de la société DFDS, la SCOP Seafrance exploitait bien une entité économique autonome jusqu'au transfert de celle-ci à la société DFDS, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations en violation de l'article L. 1224-1 du code du travail ;
4°/ que la modification des modalités de fonctionnement de l'entité économique transférée décidée par le nouvel exploitant après le changement d'employeur ne peut suffire en elle-même à affecter l'identité de l'entité cédée ; que dès lors, en relevant, pour exclure tout transfert d'une entité économique autonome ayant conservé son identité, que le modèle d'exploitation mis en oeuvre par la SCOP Seafrance avec le concours de la société Myferrylink n'avait pas été repris par la société DFDS lorsque cette dernière avait exploité la liaison transmanche à compter du mois de février 2016, la cour d'appel, qui s'est déterminée par un motif inopérant, a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 1224-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 1224-1 du code du travail :
13. Aux termes de ce texte, lorsque survient une modification dans la situation juridique de l'employeur, notamment par succession, vente, fusion, transformation du fonds, mise en société de l'entreprise, tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l'entreprise.
14. Ce texte, interprété à la lumière de la directive n° 2001/23/CE du 12 mars 2001, s'applique en cas de transfert d'une entité économique autonome qui conserve son identité et dont l'activité est poursuivie ou reprise. Constitue une entité économique autonome un ensemble organisé de personnes et d'éléments corporels ou incorporels poursuivant un objectif économique propre. Le transfert d'une telle entité s'opère si des moyens corporels ou incorporels significatifs et nécessaires à l'exploitation de l'entité sont repris, directement ou indirectement, par un autre exploitant.
15. L'existence d'une entité autonome est indépendante des règles d'organisation, de fonctionnement et de gestion du service exerçant une activité économique.
16. Pour dire n'y avoir lieu à application de l'article L. 1224-1 du code du travail et en conséquence débouter le liquidateur de la SCOP Seafrance et l'AGS de l'ensemble de leurs demandes, l'arrêt retient d'abord que les navires n'étaient pas détenus en propre par la SCOP Seafrance au moment du transfert au groupe DFDS et que, dès le 2 juillet 2015, l'entité économique exploitée par la SCOP Seafrance à titre exclusivement de prestataire de service pour le groupe Eurotunnel n'existait plus, à cause de la perte non compensée de l'usage des navires qui en étaient les moyens d'exploitation nécessaires et que, dans ces conditions, la circonstance que le groupe DFDS utilise deux des mêmes navires pour l'activité de transport de passagers sur le lien transmanche ne peut donc pas s'analyser en la poursuite de l'activité d'une entité économique autonome de la SCOP Seafrance.
17. Il ajoute ensuite qu'aucun élément incorporel significatif ayant la nature d'une clientèle n'a été transmis au groupe DFDS, qu'en effet, non seulement la SCOP Seafrance n'avait qu'un seul client pour les traversées, à savoir la société Myferrylink qui a arrêté l'activité concernée sans qu'aucune autre entreprise intéressée par la commercialisation des traversées réalisées par la SCOP Seafrance soit apparue avec l'intention de lui succéder, et qu'il ne peut être retenu en l'espèce qu'une partie significative de la clientèle des traversées ait entretenu un lien spécifique avec l'un ou l'autre des navires Rodin et Berlioz.
18. En statuant ainsi, par des motifs inopérants, alors qu'elle constatait que l'activité de la SCOP Seafrance était, jusqu'au 1er juillet 2015, l'exploitation effective des navires, objets d'un contrat d'affrètement conclu avec les sociétés filiales d'Eurotunnel, pour assurer le transport de personnes sur le lien transmanche, en fournissant l'équipage à ces navires et la prestation de transport, peu important que la commercialisation des titres de transport fût assurée par la société Myferrylink, et que, dès le 2 juillet 2015, la société DFDS qui entendait reprendre l'activité de transport maritime de passagers exploitée par la société SCOP Seafrance s'était vu confier à cet effet, par un nouveau contrat d'affrètement conclu avec les sociétés filiales d'Eurotunnel, l'exploitation de ces navires, ce dont elle aurait dû déduire le transfert d'une entité économique autonome, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il constate la recevabilité de l'action de M. [T] en sa qualité de liquidateur de la SCOP Seafrance et dit recevable l'intervention accessoire de l'Unédic, délégation AGS-CGEA d'Amiens, l'arrêt rendu le 17 novembre 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Douai ;
Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Amiens ;
Condamne les sociétés DFDS A/S et DFDS Seaways aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par les sociétés DFDS A/S et DFDS Seaways et les condamne in solidum à payer à la société Perspectives, prise en sa qualité de liquidateur de la SCOP Seafrance, la somme de 3000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé publiquement le dix-huit juin deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.