LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
CF
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 14 novembre 2024
Cassation partielle sans renvoi
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 631 FS-B+R
Pourvoi n° R 23-50.016
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 20 NOVEMBRE 2024
Le procureur général près la cour d'appel de Paris, domicilié en son parquet général, [Adresse 2], [Localité 3], a formé le pourvoi n° R 23-50.016 contre l'arrêt rendu le 18 avril 2023 par la cour d'appel de Paris (pôle 3, chambre 5), dans le litige l'opposant à Mme [P] [S], domiciliée [Adresse 1], [Localité 4], défenderesse à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Fulchiron, conseiller, les observations écrites du parquet général près la cour d'appel de Paris, les observations écrites et orales de la SCP Françoise Fabiani - François Pinatel, avocat de Mme [S], et l'avis de Mme Caron-Déglise, avocat général, après débats en l'audience publique du 1er octobre 2024 où étaient présents Mme Champalaune, président, M. Fulchiron, conseiller rapporteur, Mme Auroy, conseiller doyen, Mmes Antoine, Poinseaux, Dard, Beauvois, Agostini, conseillers, M. Duval, Mme Azar, M. Buat-Ménard, Mmes Lion, Daniel, Marilly, Vanoni-Thiery, conseillers référendaires, Mme Caron-Déglise, avocat général, et Mme Layemar, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 18 avril 2023), une décision de la Cour suprême de la province de Colombie-Britannique (Canada) du 1er février 2021 dit que Mme [S] est le seul parent de l'enfant [E], né le 8 décembre 2019 à [Localité 5], en Colombie-Britannique (Canada), à la suite d'une convention de gestation pour autrui conclue entre Mme [S] et Mme [U], l'enfant étant conçu avec les gamètes de deux tiers donneurs, et que Mme [S] détiendra sa garde exclusive et l'ensemble des droits et responsabilités parentaux à son égard.
2. Agissant en son nom personnel et en qualité de représentante légale de l'enfant, Mme [S] a assigné le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris pour voir prononcer l'exequatur du jugement canadien et juger que celui-ci produirait les effets d'une adoption plénière.
Examen des moyens
Sur le premier moyen,
3. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le second moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
4. Le procureur général près la cour d'appel de Paris fait grief à l'arrêt de confirmer le jugement qui a déclaré exécutoire sur le territoire français l'ordonnance rendue le 1er février 2021 par la Cour suprême de la Province de la Colombie-Britannique (Canada) ayant établi la filiation de l'enfant [E] à l'égard de Mme [S] et de dire que la décision produira en France les effets d'une adoption plénière, alors « qu'aux termes de l'article 16-7 du code civil toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d'autrui est nulle ; qu'en déclarant exécutoire sur le territoire national une ordonnance consacrant la filiation d'un enfant né à la suite d'une convention de gestation pour autrui à l'égard d'une personne n'ayant aucun lien biologique avec l'enfant, la cour d'appel a violé l'article susvisé et contrevenu à l'ordre public international français. »
Réponse de la Cour
5. Aux termes de l'article 509 du code de procédure civile, les jugements rendus par les tribunaux étrangers et les actes reçus par les officiers étrangers sont exécutoires sur le territoire de la République de la manière et dans les cas prévus par la loi.
6. Les jugements étrangers relatifs à l'état des personnes, produisant de plein droit leurs effets en France sauf s'ils doivent donner lieu à une mesure d'exécution sur les biens ou de coercition sur les personnes, peuvent être mentionnés sur les registres français de l'état civil indépendamment de toute déclaration d'exequatur.
7. Leur régularité internationale est cependant contrôlée par le juge français lorsque celle-ci est contestée ou qu'il lui est demandé de la constater.
8. Pour accorder l'exequatur, le juge français doit, en l'absence de convention internationale, s'assurer que trois conditions sont remplies, à savoir la compétence indirecte du juge étranger, fondée sur le rattachement du litige au juge saisi, la conformité à l'ordre public international de fond et de procédure, ainsi que l'absence de fraude. Il lui est interdit de réviser au fond le jugement.
9. Le moyen pose la question de savoir si la demande d'exequatur d'un jugement étranger établissant la filiation d'un enfant, né à la suite d'une convention de gestation pour autrui, à l'égard d'une personne n'ayant aucun lien biologique avec l'enfant, se heurte à l'ordre public international français.
10. D'une part, l'ordre public international français inclut les droits reconnus par la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales que la France s'est engagée à garantir à toute personne relevant de sa juridiction.
11. Or, il résulte de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, tel qu'interprété par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH, avis consultatif du 10 avril 2019, n° 16-2018-001), qu'au regard de l'intérêt supérieur de l'enfant, la circonstance que la naissance d'un enfant à l'étranger ait pour origine une convention de gestation pour autrui, prohibée par les articles 16-7 et 16-9 du code civil, ne peut, à elle seule, sans porter une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de l'enfant, faire obstacle à la reconnaissance en France des liens de filiation établis à l'étranger tant à l'égard du parent biologique qu'à l'égard du parent d'intention (Ass. plén., 4 octobre 2019, pourvoi n°10-19.053, publié).
12. D'autre part, aucun principe essentiel du droit français n'interdit la reconnaissance en France d'une filiation établie à l'étranger qui ne correspondrait pas à la réalité biologique.
13. En effet, le droit français prévoit, au titre VII du Livre I du code civil, plusieurs modes d'établissement de la filiation qui, s'ils reposent sur la vraisemblance biologique, permettent que soient établies des filiations qui ne sont pas conformes à la réalité biologique, la preuve de celle-ci n'intervenant, en cas de conflit, que dans les conditions et dans les délais prévus par la loi.
14. Par ailleurs, rendue possible par les évolutions scientifiques, l'ouverture de l'assistance médicale à la procréation avec tiers donneur aux couples de sexe différent a conduit à admettre des liens de filiation sans rapport avec la réalité biologique.
15. Enfin, avec l'élargissement de l'assistance médicale à la procréation aux couples de femmes et l'établissement de la filiation de la femme qui n'a pas accouché par le biais d'une reconnaissance conjointe anticipée, la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique a consacré l'existence en droit français d'une filiation reposant sur l'engagement personnel de deux femmes qui ont construit un projet parental commun, en dehors de toute vraisemblance biologique.
16. Dès lors, l'ordre public international français ne saurait faire obstacle à l'exequatur d'une décision établissant la filiation d'un enfant né à l'étranger à l'issue d'un processus de gestation pour autrui à l'égard d'un parent qui n'aurait pas de lien biologique avec l'enfant, étant rappelé que compte tenu, d'une part, des risques de vulnérabilité des parties à la convention de gestation pour autrui et des dangers inhérents à ces pratiques, et, d'autre part, des droits fondamentaux en jeu, le juge doit être en mesure, à travers la motivation de la décision ou les documents de nature à servir d'équivalent qui lui sont fournis, d'identifier la qualité des personnes mentionnées qui ont participé au projet parental d'autrui et de s'assurer qu'il a été constaté que les parties à la convention de gestation pour autrui, en premier lieu la mère porteuse, ont consenti à cette convention, dans ses modalités comme dans ses effets sur leurs droits parentaux (1re Civ., 2 octobre 2024, pourvoi n°22-20.883, publié).
17. Après avoir retenu que le litige se rattachait de manière caractérisée à l'Etat canadien dont la juridiction avait été saisie, la cour d'appel, examinant la conformité de la décision à l'ordre public international, a relevé que, pour dire que Mme [S] était le seul parent de [E] et qu'elle détiendrait la garde exclusive de l'enfant ainsi que l'ensemble des droits et responsabilités parentaux, la Cour suprême de la province de Colombie-Britannique (Canada) avait retenu, d'abord, que la mère porteuse, Mme [U], n'était pas le parent biologique et légal de l'enfant, ensuite, qu'elle avait librement et volontairement donné son consentement et accepté que Mme [S] soit le seul parent légal de l'enfant en renonçant à tous ses droits parentaux à son profit, et lui avait transféré ces droits aux termes d'un consentement signé après la naissance de l'enfant, et, enfin, que dans l'intérêt supérieur de l'enfant, la donneuse d'ovocyte anonyme et le donneur de sperme anonyme n'étaient pas les parents légaux de [E].
18. Elle a estimé que la circonstance que la décision canadienne établisse la filiation d'un enfant ne présentant aucun lien biologique avec la mère porteuse et la mère d'intention ne suffisait pas à caractériser l'existence d'une fraude à l'adoption internationale dont il n'était pas précisé quelles règles auraient été contournées.
19. Elle en a exactement déduit que les conditions de l'exequatur étaient réunies.
20. Le moyen n'est donc pas fondé.
Mais sur le second moyen, pris en sa seconde branche
Enoncé du moyen
21. Le procureur général près la cour d'appel de Paris fait grief à l'arrêt de faire produire à l'ordonnance rendue le 1er février 2021 par la Cour suprême de la province de Colombie-Britannique (Canada) les effets d'une adoption plénière sur le territoire français, alors « qu'en application de l'article 509 du code de procédure civile, pour accorder l'exequatur hors de toute convention internationale, le juge français doit vérifier la régularité internationale de la décision étrangère en s'assurant que celle-ci remplit les conditions de compétence indirecte du juge étranger fondée sur le rattachement du litige au for saisi, de conformité à l'ordre public international de fond et de procédure et d'absence de fraude : que s'agissant des effets de l'exequatur d'un jugement étranger, le juge peut procéder à la traduction d'une institution étrangère dans les catégories du for afin d'assurer son intégration dans cet ordre juridique pourvu qu'il ne procède pas à une révision de la décision transposée dans l'ordre interne; qu'en l'espèce en considérant que l'exequatur de l'ordonnance rendue le 1er février 2021 par la Cour suprême de la Province de Colombie Britannique produira en France les effets d'une adoption plénière, la cour d'appel a procédé à une révision prohibée de la décision étrangère et violé l'article susvisé. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 509 du code de procédure civile :
22. Lorsque, sans prononcer d'adoption, un jugement étranger établissant la filiation d'un enfant né d'une gestation pour autrui, est revêtu de l'exequatur, cette filiation est reconnue en tant que telle en France et produit les effets qui lui sont attachés conformément à la loi applicable à chacun de ces effets.
23. Après avoir confirmé l'ordonnance déférée en ce qu'elle avait déclaré exécutoire sur le territoire français la décision du 1er février 2021 instituant une filiation entre l'enfant [E] et Mme [S], l'arrêt décide que cette décision produira en France les effets d'une adoption plénière.
24. En statuant ainsi, alors que la décision revêtue de l'exequatur n'était pas un jugement d'adoption, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Portée et conséquence de la cassation
25. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.
26. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond.
27. Le jugement rendu le 1er février 2021 par la Cour suprême de la province de Colombie-Britannique (Canada) établissant la filiation entre l'enfant [E], né d'une gestation pour autrui le 8 décembre 2019 à [Localité 5] au Canada et Mme [S], qui n'est pas un jugement d'adoption, a été revêtu de l'exequatur par une décision du premier juge confirmée en appel.
28. Cette filiation est reconnue en tant que telle en France et produit les effets qui lui sont attachés conformément à la loi applicable à chacun de ces effets.
29. Il y a donc lieu, infirmant le jugement de ce chef, de rejeter la demande de Mme [S] tendant à voir juger que le jugement du 1er février 2021 produira en France les effets d'une adoption plénière.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit que l'ordonnance rendue le 1er février 2021 par la Cour suprême de la Province de la Colombie-Britannique (Canada) produira en France les effets d'une adoption plénière et en ses dispositions relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 17 janvier 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi ;
Infirme de ce chef le jugement rendu le 9 mars 2022 par le tribunal judiciaire de Paris (RG n°21/04640) ;
Rejette la demande de Mme [S] tendant à voir juger que le jugement rendu le 1er février 2021 par la Cour suprême de la Province de la Colombie-Britannique (Canada) produira en France les effets d'une adoption plénière, ainsi que celle au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Laisse à chacune des parties la charge des dépens par elle exposés, en ce compris ceux exposés devant la cour d'appel ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du quatorze novembre deux mille vingt-quatre et signé par lui, Mme Auroy, conseiller doyen, en remplacement du conseiller rapporteur empêché et Mme Ben Belkacem, greffier, qui a assisté au prononcé de l'arrêt, conformément aux dispositions des articles 452 et 456 du code de procédure civile.