LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° R 23-83.136 F-D
N° 00922
ODVS
10 SEPTEMBRE 2024
REJET
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 10 SEPTEMBRE 2024
Le Royaume du Maroc, partie civile, a formé un pourvoi contre l'arrêt n° 167 de la cour d'appel de Paris, chambre 2-7, en date du 12 avril 2023, qui, dans la procédure suivie notamment contre M. [N] [F], du chef de diffamation publique, a déclaré irrecevable sa constitution de partie civile.
Des mémoires ont été produits, en demande et en défense.
Sur le rapport de Mme Merloz, conseiller référendaire, les observations de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat du Royaume du Maroc, les observations de la SCP Spinosi, avocat de la société éditrice [1] et MM. [N] [F], [I] [D] et [E] [M], et les conclusions de Mme Caby, avocat général, après débats en l'audience publique du 11 juin 2024 où étaient présents M. Bonnal, président, Mme Merloz, conseiller rapporteur, Mme Labrousse, conseiller de la chambre, et Mme Dang Van Sung, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.
2. Le 29 juillet 2021, le Royaume du Maroc, représenté par son ambassadeur en France, a fait citer devant le tribunal correctionnel de Paris notamment M. [N] [F], en sa qualité de directeur de publication, du chef de diffamation publique envers un particulier, à la suite d'un article publié dans l'édition papier du journal [1] du 20 juillet 2021, intitulé « Pegasus: la surveillance en toute impunité », faisant état de ciblages, effectués par plusieurs Etats dont l'Etat marocain, des téléphones portables d'opposants, d'avocats, de journalistes et d'hommes politiques, notamment français, à travers l'utilisation du logiciel espion « Pegasus ».
3. Par jugement du 25 mars 2022, le tribunal correctionnel a rejeté l'exception prise de la nullité de la citation et déclaré irrecevable l'action engagée par le Royaume du Maroc du chef de diffamation publique envers un particulier.
4. Ce dernier a interjeté appel de cette décision.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa première branche
5. Par arrêt du 19 décembre 2023, la Cour de cassation a dit n'y avoir lieu de saisir le Conseil constitutionnel de la question prioritaire de constitutionnalité.
6. Il en résulte que le grief est devenu sans objet.
Sur le moyen, pris en ses autres branches
Enoncé du moyen
7. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré irrecevable l'action engagée par le Royaume du Maroc par voie de citation directe du chef de diffamation publique envers un particulier, alors :
« 2°/ qu'en affirmant que « l'article 32, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ne permet pas à un État, qui ne peut être assimilé à un particulier au sens de ce texte, d'engager une poursuite en diffamation sur le fondement de ce texte », quand un État étranger est recevable à agir au nom et pour le compte de l'une de ses administrations publiques dépourvue de la personnalité morale à qui sont imputés des faits portant atteinte à son honneur et à sa considération, la cour d'appel a violé les articles 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;
3°/ qu'en retenant qu'« il ne pouvait être soutenu que le Royaume du Maroc aurait agi au nom de ses services » et que « la citation [?] ne comport[ait] aucune mention permettant d'établir ou même de supposer que la partie civile aurait agi [?] au nom de ses services secrets », quand la citation poursuivait les propos par lesquels il était « imputé aux services de renseignements marocains, représentés par M. l'Ambassadeur du Roi du Royaume du Maroc », la commission d'infractions, relevait qu'« il [était] [?] affirmé de manière péremptoire que les services de renseignements marocains auraient mis en place un vaste système d'espionnage au préjudice, en particulier, de l'État français, ce qui porte évidemment atteinte à leur honneur et à leur considération » et soutenait que « le Royaume du Maroc, garant et représentant de son administration [était] donc bien fondé à agir de ce chef », ce dont il résultait au contraire qu'il agissait au nom et pour le compte des services secrets, dépourvus de la personnalité morale, la cour d'appel a violé les articles 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;
4°/ qu'en retenant, pour prétendre en déduire que le Royaume du Maroc n'agissait pas au nom et pour le compte de ses services secrets, qu'« il [était] fait référence dans la citation, en page six, au préjudice subi par le Royaume du Maroc à raison des propos poursuivis », quand l'atteinte à la réputation d'une administration publique dépourvue de la personnalité morale ne peut être réparée que dans le patrimoine de l'État dont elle dépend, la cour d'appel, qui s'est déterminée par un motif inopérant, a violé les articles 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 29, 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, 2 et 3 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
8. Pour déclarer irrecevable l'action en diffamation publique envers un particulier exercée par le Royaume du Maroc, l'arrêt attaqué énonce, par motifs propres et adoptés, que l'article 32, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ne permet pas à un Etat, qui ne peut être assimilé à un particulier au sens de ce texte, d'engager une poursuite en diffamation sur ce fondement, et que la citation directe fixe irrévocablement la nature et l'étendue de la poursuite.
9. Les juges observent que le tribunal correctionnel, qui a procédé à l'analyse détaillée de la citation, en a exactement déduit qu'il ne pouvait être soutenu que le Royaume du Maroc aurait agi au nom de ses services.
10. Ils relèvent à cet égard que la citation qui a été délivrée à la requête du « Royaume du Maroc, représenté par l'ambassadeur du Roi du Royaume du Maroc en France », ne comporte aucune mention permettant d'établir ou même de supposer que la partie civile aurait agi, comme elle le soutient dans ses conclusions de première instance et d'appel, au nom de ses services secrets ; qu'au contraire, la citation se réfère au préjudice subi par le Royaume du Maroc à raison des propos poursuivis et, s'il est mentionné qu'il est imputé aux services de renseignements marocains, « représentés par Monsieur l'Ambassadeur du Roi du Royaume du Maroc », d'avoir espionné des journalistes, cette mention ne saurait suffire à établir que le Royaume du Maroc a agi « en leur nom et pour leur compte ».
11. En prononçant ainsi, la cour d'appel a fait l'exacte application des textes visés au moyen.
12. En effet, un Etat étranger est irrecevable à agir en diffamation publique envers un particulier, que ce soit en son nom propre ou pour le compte de ses administrations publiques dépourvues de la personnalité morale.
13. Ainsi le moyen, dont les troisième et quatrième griefs sont par conséquent inopérants, doit être écarté.
14. Par ailleurs, l'arrêt est régulier en la forme.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
FIXE à 2 500 euros la somme globale que le Royaume du Maroc devra payer à M. [F] et à la société éditrice [1] en application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du dix septembre deux mille vingt-quatre.