LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 2
CM
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 27 octobre 2022
Rejet
M. PIREYRE, président
Arrêt n° 1100 FS-B
Pourvoi n° K 21-12.881
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 27 OCTOBRE 2022
Le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI), dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° K 21-12.881 contre l'arrêt rendu le 3 décembre 2020 par la cour d'appel de Paris (pôle 2, chambre 4), dans le litige l'opposant à M. [L] [P], domicilié [Adresse 1], défendeur à la cassation.
M. [P] a formé un pourvoi incident éventuel contre le même arrêt.
Le demandeur au pourvoi principal invoque, à l'appui de son recours, les trois moyens de cassation annexés au présent arrêt.
Le demandeur au pourvoi incident éventuel invoque, à l'appui de son recours, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Martin, conseiller, les observations de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions, de la SCP Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat de M. [P], et l'avis de M. Grignon Dumoulin, avocat général, après débats en l'audience publique du 20 septembre 2022 où étaient présents M. Pireyre, président, M. Martin, conseiller rapporteur, Mme Leroy-Gissinger, conseiller doyen, M. Besson, Mme Isola, conseillers, MM. Ittah, Pradel, Mme Philippart, conseillers référendaires, M. Grignon Dumoulin, avocat général, et M. Carrasco, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 3 décembre 2020), le 24 novembre 2011, MM. [P] et [E] [T] ont été victimes d'un enlèvement revendiqué par un groupe terroriste. [E] [T] a été exécuté le 10 mars 2013 par ses ravisseurs. M. [P] a été libéré le 29 novembre 2014.
2. Le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (le FGTI) a versé plusieurs provisions à M. [P] et, après expertise, lui a présenté une offre d'indemnisation qu'il a refusée.
3. M. [P] a saisi un tribunal de grande instance pour obtenir l'indemnisation de son préjudice.
Examen des moyens
Sur le premier moyen du pourvoi principal
Enoncé du moyen
4. Le FGTI fait grief à l'arrêt de fixer à la somme de 262 918, 30 euros le poste des pertes de gains professionnels futurs, alors « que le préjudice doit être réparé intégralement, sans qu'il en résulte pour la victime une perte ou un profit ; qu'en jugeant, pour fixer à la somme de 262 918, 30 euros le poste des pertes de gains professionnels futurs subie par M. [P], que celui-ci subirait une "perte de gains professionnels futurs totale imputable au fait dommageable" cependant qu'il résultait de ses propres constatations que M. [P] était sans emploi à la date du fait dommageable, de sorte qu'il ne pouvait prétendre, avant comme après la consolidation, qu'à l'indemnisation d'une perte de chance d'exercer une activité professionnelle, la cour d'appel, qui a indemnisé M. [P] sur la base de revenus hypothétiques, a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil, ensemble le principe de la réparation intégrale. »
Réponse de la Cour
5. Après avoir constaté que l'année de son enlèvement, M. [P] avait travaillé jusqu'au 18 mars, puis bénéficié jusqu'au 31 octobre 2011 d'un contrat à durée déterminée, l'arrêt relève que ses revenus n'étaient pas réguliers de sorte qu'il convenait de se référer à la moyenne de ses salaires des quatre dernières années précédant son enlèvement pour déterminer le montant à prendre en considération pour le calcul de ses pertes de gains.
6. Il ajoute que M. [P] n'a pu travailler pendant plusieurs années en raison des faits eux-mêmes, sa détention ayant duré plus de trois ans, puis des troubles qu'il a présentés, en lien avec son enlèvement et sa détention, qui l'empêchent de pouvoir retravailler après la consolidation de son état de santé.
7. En l'état de ses constatations et énonciations, dont elle a déduit que M. [P] subissait une perte de gains professionnels futurs totale imputable au fait dommageable, c'est dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation de l'existence et de l'étendue de ce préjudice, peu important que M. [P] ait été sans emploi depuis quelques semaines au moment de son enlèvement, que la cour d'appel a statué comme elle l'a fait.
8. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.
Sur le deuxième moyen du pourvoi principal
Enoncé du moyen
9. Le FGTI fait grief à l'arrêt d'allouer à M. [P] une somme de 20 000 euros au titre de l'incidence professionnelle, alors « que le déficit fonctionnel permanent indemnise les troubles ressentis par la victime dans ses conditions d'existence personnelles, familiales et sociales ; qu'en allouant à M. [P] une somme de 20 000 euros au titre d'une incidence professionnelle réparant "l'état d'inactivité professionnelle dans lequel il se trouve, qui l'empêche de s'épanouir professionnellement et lui fait perdre une partie de son existence sociale", tout en lui allouant par ailleurs une somme de 82 000 euros au titre du déficit fonctionnel permanent, dont elle constatait elle-même qu'elle avait le même objet, la cour d'appel, qui a réparé deux fois le même préjudice, a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil, ensemble le principe de la réparation intégrale. »
Réponse de la Cour
10. L'arrêt, pour allouer à M. [P] une certaine somme au titre du poste de l'incidence professionnelle, énonce qu'il invoque à juste titre l'état d'inactivité professionnelle dans lequel il se trouve, qui l'empêche de s'épanouir professionnellement et lui fait perdre une partie de son existence sociale.
11. Pour lui allouer une autre somme au titre du déficit fonctionnel permanent, l'arrêt retient que les séquelles conservées par M. [P] après la consolidation de son état entraînent, non seulement des atteintes aux fonctions physiologiques, mais également une perte de la qualité de vie et des troubles dans les conditions d'existence personnelles, familiales et sociales.
12. Il résulte de ce qui précède que, malgré la référence commune à l'existence sociale de M. [P], la cour d'appel, qui a évalué les conséquences des séquelles qu'il présentait, d'une part, dans la sphère professionnelle liées à son exclusion définitive du monde du travail, d'autre part, en dehors de celle-ci, n'a pas réparé deux fois le même préjudice.
13. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.
Sur le troisième moyen du pourvoi principal
Énoncé du moyen
14. Le FGTI fait grief à l'arrêt d'allouer à M. [P] une somme de 500 000 euros au titre des souffrances, alors « que dans le dispositif de ses conclusions d'appel, M. [P] sollicitait l'octroi d'une somme de 80 000 euros au titre des souffrances endurées ; qu'en allouant à M. [P] la somme de 500 000 euros au titre de ce chef de préjudice, la cour d'appel a dénaturé les termes du litige et violé l'article 4 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
15. Après avoir rappelé que M. [P] demande, au titre du préjudice de souffrances endurées, la somme de 80 000 euros et considère avoir subi un préjudice spécifique situationnel d'angoisse autonome qui justifie l'octroi de la somme de 10 100 000 euros, l'arrêt énonce que le poste de préjudice temporaire des souffrances endurées regroupe toutes les souffrances de la victime, qu'elles soient physiques ou psychiques, et les troubles qui y sont associés, subies à compter de la survenance de l'événement à l'origine de ces souffrances et ce, quel que soit l'acte y ayant conduit.
16. L'arrêt retient ensuite que le préjudice de souffrances de M. [P] est constitué, notamment, par le traumatisme subi lors de son enlèvement sous la menace de l'arme des djihadistes, dont le canon était pointé sur sa tempe, les souffrances physiques subies pendant ses trois années de détention et l'angoisse dans laquelle il a vécu, confronté à de multiples reprises à la réalité de la mort par des simulacres d'exécution.
17. Il résulte de ce qui précède qu'en rejetant la demande de M. [P] au titre du préjudice situationnel d'angoisse et en lui allouant la somme de 500 000 euros au titre des souffrances endurées, la cour d'appel, qui n'a pas réparé deux fois le même préjudice ni accordé à la victime une indemnisation excédant la somme des demandes présentées de ces chefs, n'a pas modifié les termes du litige.
18. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.
Sur le pourvoi incident éventuel
19. Il n'y a pas lieu de statuer sur le pourvoi incident éventuel de M. [P], devenu sans objet par suite du rejet du pourvoi principal.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi principal.
DIT n'y avoir lieu de statuer sur le pourvoi incident éventuel formé par M. [P] ;
Laisse les dépens à la charge du Trésor public ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions et le condamne à payer à M. [P] la somme de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-sept octobre deux mille vingt-deux.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt :
Moyens produits au pourvoi principal par la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat aux Conseils, pour le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions
PREMIER MOYEN DE CASSATION :
Le FGTI fait grief à l'arrêt attaqué d'AVOIR fixé à la somme de 262 918,30 euros le poste des pertes de gains professionnels futurs ;
ALORS QUE le préjudice doit être réparé intégralement, sans qu'il en résulte pour la victime une perte ou un profit ; qu'en jugeant, pour fixer à la somme de 262 918,30 euros le poste des pertes de gains professionnels futurs subie par M. [P], que celui-ci subirait une « perte de gains professionnels futurs totale imputable au fait dommageable » (arrêt, p. 8, § 6) cependant qu'il résultait de ses propres constatations (arrêt, p. 6, § 4) que M. [P] était sans emploi à la date du fait dommageable, de sorte qu'il ne pouvait prétendre, avant comme après la consolidation, qu'à l'indemnisation d'une perte de chance d'exercer une activité professionnelle, la cour d'appel, qui a indemnisé M. [P] sur la base de revenus hypothétiques, a violé l'article 1382, devenu 1240 du code civil, ensemble le principe de la réparation intégrale.
DEUXIÈ
ME MOYEN DE CASSATION :
Le FGTI fait grief à l'arrêt attaqué d'AVOIR alloué à M. [P] une somme de 20 000 euros au titre de l'incidence professionnelle ;
ALORS QUE le déficit fonctionnel permanent indemnise les troubles ressentis par la victime dans ses conditions d'existence personnelles, familiales et sociales ; qu'en allouant à M. [P] une somme de 20 000 euros au titre d'une incidence professionnelle réparant « l'état d'inactivité professionnelle dans lequel il se trouve, qui l'empêche de s'épanouir professionnellement et lui fait perdre une partie de son existence sociale » (arrêt, p. 9, § 7), tout en lui allouant par ailleurs une somme de 82 000 euros au titre du déficit fonctionnel permanent, dont elle constatait elle-même qu'elle avait le même objet (arrêt, p. 11, § 3), la cour d'appel, qui a réparé deux fois le même préjudice, a violé l'article 1382, devenu 1240 du code civil, ensemble le principe de la réparation intégrale.
TROISIÈ
ME MOYEN DE CASSATION :
Le FGTI fait grief à l'arrêt attaqué d'AVOIR alloué à M. [P] une somme de 500 000 euros au titre des souffrances ;
ALORS QUE dans le dispositif de ses conclusions d'appel, M. [P] sollicitait l'octroi d'une somme de 80 000 euros au titre des souffrances endurées ; qu'en allouant à M. [P] la somme de 500 000 euros au titre de ce chef de préjudice, la cour d'appel a dénaturé les termes du litige et violé l'article 4 du code de procédure civile. Moyens produits au pourvoi incident éventuel par la SCP Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat aux Conseils, pour M. [P]
PREMIER MOYEN DE CASSATION :
Le moyen reproche à l'arrêt attaqué d'avoir débouté la victime directe d'actes de terrorisme (M. [P], l'exposant) de sa demande d'indemnisation au titre du préjudice situationnel d'angoisse ;
ALORS QUE le préjudice spécifique d'angoisse d'une victime directe d'actes de terrorisme a pour finalité l'indemnisation de ses souffrances psychiques spécifiques ressenties durant le cours même de l'événement traumatique, indépendamment de ses suites éventuelles (décès, souffrances physiques ou psychiques) ; qu'en l'espèce, l'arrêt attaqué a assimilé l'indemnisation du « préjudice situationnel d'angoisse » subi par la victime directe d'actes de terrorisme pendant le cours même de ces événements violents, indépendamment de leurs suites, à celle du préjudice « des souffrances endurées » regroupant « les souffrances (?) physiques ou psychiques » subies « à compter de la survenance de l'événement » violent ; qu'en statuant de la sorte, la cour d'appel a méconnu le principe de réparation intégrale sans perte ni profit, et l'article 1382 du code civil, devenu article 1240 du code civil.
SECOND MOYEN DE CASSATION :
Le moyen reproche à l'arrêt attaqué d'avoir accordé à la victime directe d'actes de terrorisme (M. [P], l'exposant) une indemnisation limitée à la somme de 735 000 euros au titre du préjudice de rétention, et d'avoir en conséquence condamné l'organisme ad hoc (le Fonds de garantie des victimes d'actes de terrorisme) à lui verser de ce chef cette seule somme ;
ALORS QUE l'indemnisation des victimes directes d'actes de terrorisme doit respecter le principe de la réparation intégrale ; qu'en l'espèce, pour déterminer le préjudice de rétention subi par l'exposant entre son enlèvement en novembre 2011 et sa libération en décembre 2014, l'arrêt attaqué, par motifs adoptés, a procédé à une évaluation différenciée de l'indemnité en fonction de chaque « année » de détention ; qu'en statuant de la sorte, sans indiquer sur quels éléments elle se serait fondée et justifier une telle méthode par une quelconque évolution dans les conditions de vie de la victime au cours de sa détention, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit et de l'article 1382 du code civil, devenu article 1240 du même code.