LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
COMM.
DB
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 30 mars 2022
Cassation partielle
M. MOLLARD, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 225 F-D
Pourvoi n° K 20-18.466
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 30 MARS 2022
1°/ La société Dentressangle, société par actions simplifiée,
2°/ la société Norbert Dentressangle investissements, société par actions simplifiée,
ayant toutes deux leur siège [Adresse 1]
ont formé le pourvoi n° K 20-18.466 contre l'arrêt rendu le 4 juin 2020 par la cour d'appel de Lyon (1re chambre civile A), dans le litige les opposant à M. [X] [H], domicilié [Adresse 2], défendeur à la cassation.
Les demanderesses invoquent, à l'appui de leur pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Ducloz, conseiller, les observations de la SCP Duhamel-Rameix-Gury-Maitre, avocat des sociétés Dentressangle et Norbert Dentressangle investissements, de la SCP Alain Bénabent, avocat de M. [H], après débats en l'audience publique du 8 février 2022 où étaient présents M. Mollard, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Ducloz, conseiller rapporteur, M. Ponsot, conseiller, et Mme Fornarelli, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 4 juin 2020), rendu sur renvoi après cassation (chambre commerciale, financière et économique, 7 mai 2019, n° 17-16.675), et les productions, le 23 novembre 2006, M. [H] a cédé son fonds de commerce à la société Aquasolo Systems (la société Aquasolo), créée à cet effet, au capital de laquelle il est entré avec d'autres investisseurs, parmi lesquels la société financière Norbert Dentressangle (la société FND), aux droits de laquelle vient la société Dentressangle initiatives, depuis dénommée Dentressangle, et la société SAT immobilier, depuis dénommée Norbert Dentressangle investissements (la société NDI).
2. A la même date, un pacte d'associés a été signé entre, d'un côté, les sociétés FND et NDI, qualifiées de « groupe majoritaire » et, de l'autre, des personnes physiques, dont M. [H].
3. Cet acte stipulait, notamment, en son article III a), relatif à la promesse d'achat des actions de M. [H], faite à ce dernier par le « groupe majoritaire », que le prix des actions « sera ainsi calculé sur la base d'une valeur de la totalité des actions égale à une fois l'EBT retraité 2007 plus trois fois l'EBIT retraité 2008 le tout divisé par quatre puis multiplié par cinq puis diminué de la dette financière nette », et, en son article III b), relatif à la promesse de vente de ses actions consentie par M. [H] au profit du « groupe majoritaire », que le prix des actions « qui n'est pas plafonné sera ainsi calculé sur la base d'une valeur de la totalité des actions égale à quatre fois l'EBIT retraité 2008 multiplié par cinq puis diminué de la dette financière nette ».
4. Les 22 et 28 décembre 2006, un avenant a complété ce pacte, en précisant que les parties s'engageaient à ce que M. [H] conserve une participation d'au moins 25 % dans le capital de la société Aquasolo jusqu'à sa sortie du capital de cette société, notamment par l'exercice des promesses d'achat et de vente de ses titres prévues dans le pacte, la première pouvant être levée par M. [H] entre le 1er juillet et le 30 septembre 2009, la seconde pouvant l'être par le « groupe majoritaire » entre le 1er octobre et le 31 décembre 2009.
5. Le 13 octobre 2009, la société FND a résilié le pacte d'associés avec effet au 15 décembre 2009.
6. Le 7 décembre 2009, la société Aquasolo a informé M. [H] de la réduction à zéro du capital social par annulation de la totalité des actions suivie d'une augmentation du capital par émission d'actions nouvelles, à laquelle M. [H] n'a pas souscrit.
7. Considérant que l'opération de réduction à zéro du capital de la société Aquasolo, suivie de son augmentation, caractérisait la violation de la clause de non-dilution contenue dans le pacte d'actionnaires ainsi qu'un abus de majorité, M. [H] a assigné, notamment, les sociétés FND et NDI en réparation de son préjudice.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
8. Les sociétés Dentressangle et NDI font grief à l'arrêt de les condamner in solidum à payer à M. [H] la somme de 2 029 500 euros, outre les intérêts au taux légal à compter de la décision, avec capitalisation des intérêts, alors « que la formule de prix de la promesse de vente comprise dans le pacte d'associés du 23 novembre 2006 énonçait littéralement que l'EBIT ("earnings before interest and taxes", soit le bénéfice avant intérêts et impôts) serait à la fois multiplié par quatre et par cinq, tandis que ce type de formule ne comporte normalement qu'un multiple, usuellement d'un maximum de 7,5 dans les sociétés non cotées ; qu'en jugeant que cette indication cumulative de deux multiples, qui aboutissait à une multiplication par vingt, ne comportait pas d'erreur au motif inopérant qu'elle avait été déterminée par "le conseil de ces sociétés, rompues au monde des affaires", sans rechercher, ainsi qu'il lui était pourtant demandé, si cette méthode de calcul, qui aboutissait à la fixation d'un prix aberrant, l'application cumulative, dépourvue de la moindre logique, des multiplicateurs quatre et cinq aboutissant à multiplier par vingt, sans commune mesure avec la valeur des actions et les échanges précontractuels, était contraire à la volonté des parties, aux usages et à l'équilibre général du contrat, ce dont il résultait que l'application littérale de cette clause entachée d'une erreur manifeste devait être écartée et la volonté des parties recherchée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1134 du code civil dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, devenu les articles 1193 et 1194 du même code. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
9. M. [H] conteste la recevabilité du moyen. Il soutient que la juridiction de renvoi, qui a appliqué les stipulations contractuelles pour déterminer la valeur des actions et, par suite, le préjudice qu'il a subi, s'est conformée à l'arrêt de cassation.
10. Cependant, le moyen critique non pas l'application, par la juridiction de renvoi, des stipulations contractuelles, mais l'interprétation qu'elle en a retenue, et n'appelle ainsi pas la Cour de cassation à revenir sur ce qu'elle avait décidé dans son précédent arrêt.
11. Le moyen est donc recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016 :
12. Selon ce texte, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Lorsque les stipulations d'une convention sont ambiguës, il appartient au juge de déterminer quelle a été la commune intention des parties.
13. Pour condamner les sociétés Dentressangle et NDI à payer à M. [H] la somme de 2 029 500 euros, l'arrêt retient que le préjudice subi par ce dernier à raison des fautes contractuelles des sociétés consiste en la perte du prix de ses actions et que le prix avait été fixé dans le pacte d'associés, qui fait la loi des parties. L'arrêt retient encore que cet acte stipule que « ce prix qui n'est pas plafonné sera ainsi calculé sur la base d'une valeur de la totalité des actions égale à quatre fois l'EBIT retraité 2008 multiplié par cinq puis diminué de la dette financière nette » et que, contrairement à ce que soutiennent les sociétés Dentressangle et NDI, cette formule de prix ne recèle pas une erreur grossière et substantielle dès lors que c'est le conseil de ces sociétés rompues au monde des affaires qui a rédigé le pacte d'associés, que l'avenant des 22 et 28 décembre 2006 se réfère expressément à ce document et que, si une erreur avait été commise lors de l'établissement du pacte d'associés, le « groupe majoritaire » n'aurait pas manqué de la rectifier lors de la signature de l'avenant.
14. En se déterminant ainsi, sans rechercher, ainsi qu'il lui était demandé, s'il ne découlait pas du rapprochement de la clause litigieuse avec les autres stipulations du pacte d'associés, et notamment celle fixant le prix de vente des actions en cas de levée de la promesse d'achat, que cette clause était ambigüe et, à supposer qu'elle le soit, sans rechercher quelle avait été la commune intention des parties quant à la formule de calcul du prix de vente des actions, laquelle ne pouvait se déduire ni du constat que le conseil des sociétés Dentressangle et NDI était rompu au droit des affaires ni de la circonstance qu'un avenant au pacte d'associés avait été conclu, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce que, infirmant le jugement entrepris, il condamne in solidum les sociétés Dentressangle et Norbert Dentressangle investissements à payer à M. [H] la somme de 2 029 500 euros, outre intérêts au taux légal à compter de l'arrêt, et ordonne la capitalisation des intérêts dans les conditions de l'article 1343-2 du code civil, l'arrêt rendu le 4 juin 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Lyon ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon autrement composée ;
Condamne M. [H] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par M. [H] et le condamne à payer aux sociétés Dentressangle et Norbert Dentressangle investissements la somme globale de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du trente mars deux mille vingt-deux.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Duhamel-Rameix-Gury-Maitre, avocat aux Conseils, pour les sociétés Dentressangle et Norbert Dentressangle investissements.
Les sociétés Dentressangle Initiatives et Norbert Dentressangle Investissements font grief à l'arrêt infirmatif attaqué de les avoir condamnées in solidum à payer la somme de 2.059.500 euros à M. [H], outre les intérêts au taux légal à compter de la décision, avec capitalisation des intérêts ;
1°) ALORS QUE la formule de prix de la promesse de vente comprise dans le pacte d'associés du 23 novembre 2006 énonçait littéralement que l'EBIT (« earnings before interest and taxes », soit le bénéfice avant intérêts et impôts) serait à la fois multiplié par quatre et par cinq, tandis que ce type de formule ne comporte normalement qu'un multiple, usuellement d'un maximum de 7,5 dans les sociétés non cotées ; qu'en jugeant que cette indication cumulative de deux multiples, qui aboutissait à une multiplication par vingt, ne comportait pas d'erreur au motif inopérant qu'elle avait été déterminée par « le conseil de ces sociétés, rompues au monde des affaires » (arrêt, p. 7 § 10), sans rechercher, ainsi qu'il lui était pourtant demandé (concl., p. 31 et s.), si cette méthode de calcul, qui aboutissait à la fixation d'un prix aberrant, l'application cumulative, dépourvue de la moindre logique, des multiplicateurs quatre et cinq aboutissant à multiplier par vingt, sans commune mesure avec la valeur des actions et les échanges précontractuels, était contraire à la volonté des parties, aux usages et à l'équilibre général du contrat, ce dont il résultait que l'application littérale de cette clause entachée d'une erreur manifeste devait être écartée et la volonté des parties recherchée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1134 du code civil dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, devenu les articles 1193 et 1194 du même code ;
2°) ALORS QU' en jugeant également que la formule de prix prévue par le pacte d'associés du 23 novembre 2006 ne comportait pas d'erreur aux motifs que si cette formule avait été erronée, « le groupe majoritaire n'aurait pas manqué de la rectifier lors de la signature de l'avenant » des 22 et 28 décembre 2006 (arrêt, p. 7 § 11), tandis que celui-ci n'avait pas le même objet que la promesse de vente puisqu'il insérait une clause de non-dilution dans le pacte, la cour d'appel, qui s'est fondée sur des motifs hypothétiques, a violé l'article 455 du code de procédure civile.