LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° T 20-84.023 FS-D
N° 00006
RB5
4 JANVIER 2022
ANNULATION PARTIELLE
M. SOULARD président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 4 JANVIER 2022
Mmes [AT] [A], [NI] [U], [E] [J], épouse [GR], [GI] [X], [NA] [VV] [V], [NR] [US] [I], [UF] [OH], [VM] [NM], [H] [GM], [GZ] [P], [UN] [D], épouse [F], MM. [NE] [MW], [NZ] [VI], [HH] [G], [S] [K], [T] [VR], [VA] [N], [VE] [M], [Z] [Y], [UW] [C], [HD] [C], [T] [L], [MJ] [W], [MS] [GE], [GV] [O], parties civiles, ont formé des pourvois contre l'arrêt n° 65 de la cour d'appel de Paris, chambre 5-13, en date du 19 juin 2020, qui, sur renvoi après cassation (Crim., 18 septembre 2018, n° 13-88.631), les a déboutés de leurs demandes après relaxe de M. [B] [GA] et de la société [1] du chef de complicité de travail dissimulé.
Les pourvois sont joints en raison de la connexité.
Un mémoire, commun aux demandeurs, et des mémoires en défense, ainsi que des observations complémentaires ont été produits.
Sur le rapport de M. Barbier, conseiller référendaire, les observations de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de Mmes [AT] [A], [NI] [U], [E] [J], épouse [GR], [GI] [X], [NA] [VV] [V], [NR] [US] [I], [UF] [OH], [VM] [NM], [H] [GM], [GZ] [P], [UN] [D], épouse [F], MM. [NE] [MW], [NZ] [VI], [HH] [G], [S] [K], [T] [VR], [VA] [N], [VE] [M], [Z] [Y], [UW] [C], [HD] [C], [T] [L], [MJ] [W], [MS] [GE], [GV] [O], les observations de Me Le Prado, avocat de la société [1], les observations de la SCP Foussard et Froger, avocat de M. [B] [GA] et les conclusions de M. Croizier, avocat général, après débats en l'audience publique du 9 novembre 2021 où étaient présents M. Soulard, président, M. Barbier, conseiller rapporteur, M. Bonnal, Mme Ménotti, M. Maziau, Mme Labrousse, MM. Seys, Dary, Mme Thomas, conseillers de la chambre, Mme de Lamarzelle, MM. Violeau, Michon, conseillers référendaires, M. Croizier, avocat général, et Mme Boudalia, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. La [5], [2] (la société [2]), société de nationalité irlandaise et ayant son siège social à Dublin, devenue filiale de la société [1] en 2000, a exercé une activité de transport aérien de personnes sur les aéroports de [4] et [Localité 3], où elle avait immatriculé un établissement, depuis 2002.
3. A la suite de plusieurs contrôles de l'inspection du travail, portant notamment sur la nature de l'activité et le statut des personnels au sol, navigants, commerciaux et techniques, ayant donné lieu à des procès-verbaux d'infractions de travail dissimulé à Roissy et à Orly, la société précitée a été poursuivie devant le tribunal correctionnel du chef de travail dissimulé notamment pour n'avoir pas procédé aux déclarations devant être faites aux organismes de protection sociale ou à l'administration fiscale.
4. Au cours de l'année 2011, vingt-cinq salariés de la société [2], ont fait citer directement la société [1] ainsi que son directeur général, M. [GA], devant le tribunal correctionnel sur le fondement des articles L. 8221-3 et L. 8221-5 du code du travail, pour travail dissimulé.
5. Le tribunal correctionnel saisi n'a pas joint les deux poursuites cependant que l'entier dossier de procédure visant la société [2] a été communiqué à la société [1] et à M. [GA].
6. Par jugement du 10 avril 2012, après qu'a été rendue la décision déclarant la société [2] coupable des faits reprochés, les premiers juges, requalifiant les faits en complicité de travail dissimulé, ont retenu la culpabilité de la société [1] et de M. [GA]. Les prévenus, le ministère public et les parties civiles ont relevé appel de cette décision.
Sur le moyen unique
Enoncé du moyen
7. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a infirmé le jugement rendu par le tribunal correctionnel de Bobigny le 10 avril 2012 et relaxé la société [1] et M. [GA] des fins de la poursuite de travail dissimulé et a débouté les parties civiles de leurs demandes en raison de la relaxe prononcée, alors :
« 1°/ qu'aux termes de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, l'article 11, paragraphe 1, sous a), l'article 12 bis, point 2, sous a) et point 4, sous a) du règlement n° 574/72 ainsi que l'article 19, paragraphe 2, du règlement n° 987/2009 doivent être interprétés en ce sens qu'un certificat E 101, délivré par l'institution d'un État membre, au titre de l'article 14, point 1, sous a), ou de l'article 14, point 2, sous b), du règlement n° 1408/71, à des travailleurs exerçant leurs activités sur le territoire d'un autre État membre, et un certificat A 1, délivré par cette institution, au titre de l'article 12, paragraphe 1, ou de l'article 13, paragraphe 1, du règlement n° 883/2004, à de tels travailleurs, s'imposent aux juridictions de ce dernier État membre uniquement en matière de sécurité sociale ; que ces certificats ne produisent pas d'effet contraignant à l'égard des obligations imposées par le droit national dans les autres matières, telles que, notamment, celles relatives à la relation de travail entre employeurs et travailleurs, en particulier, les conditions d'emploi et de travail de ces derniers ; qu'en retenant en l'espèce, pour renvoyer la société prévenue des fins de la poursuite, qu' en l'absence de respect de la procédure, l'existence des certificats E 101 fait obstacle à la constitution du délit de travail dissimulé" et en énonçant que la déclaration préalable à l'embauche a pour unique objet d'assurer l'affiliation des travailleurs concernés à un régime de sécurité sociale, affiliation établie par les certificats E 101", quand ladite déclaration, dont l'absence constitue l'élément matériel de l'infraction de travail dissimulé, est au contraire sans rapport avec l'affiliation des salariés au régime de sécurité sociale français et ne vise qu'à permettre aux services de contrôle de détecter des situations de fraude au droit du travail, la cour d'appel a méconnu les articles 12 et 14 du règlement n° 1408/71 du Conseil du 14 juin 1971 et 13 du règlement n° 883/2004 du Parlement et du Conseil du 29 avril 2004, ainsi que les articles L. 8224-5, L. 8234-1, alinéa 1, L. 362-6 du code du travail et l'article 593 du code de procédure pénal ;
2°/ qu'il incombe au défendeur de prouver la réalité de la cause de justification, d'excuse ou d'irresponsabilité qu'il invoque et au ministère public de prouver la culpabilité du prévenu ; qu'en retenant qu'il ne pouvait être tiré argument de l'absence de production par la société [2] des certificats E 101, en ce que ce n'[était] pas à cette dernière qu'il appartenait, dans le cadre d'une procédure pénale, de produire ces certificats mais à l'accusation", la cour d'appel a méconnu les règles de répartition de la charge probatoire en matière pénale et les articles 12, et 14 du règlement n° 1408/71 du Conseil du 14 juin 1971 et 13 du règlement n° 883/2004 du Parlement et du Conseil du 29 avril 2004, ainsi que les articles L. 8224-5, L. 8234-1, alinéa 1, L. 362-6 du code du travail et l'article 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
Sur le moyen pris en sa seconde branche
8. Pour écarter l'argumentation des parties civiles qui faisaient valoir que la société [2] n'a pas produit les certificats E 101 dont les prévenus se prévalent, l'arrêt retient que parmi les pièces du dossier figurent des exemplaires de ce certificat délivrés par l'autorité compétente en Irlande, comme en fait foi la mention « IRL », qu'il ressort de l'audition des personnels navigants entendus lors de l'enquête que le certificat E 101 leur avait été délivré, que parmi les parties civiles poursuivantes, Mmes [U], [X], [NM] et [E] [R], et M. [MW], ont déclaré avoir reçu le formulaire E 101, que M. [VR] a indiqué ne pas l'avoir reçu mais qu'il y avait moyen de l'imprimer sur le site de City Jet, que M. [K] a indiqué ne pas savoir si le certificat avait été établi, et qu'à l'inverse Mme [J] et M. [GE] ont déclaré ne jamais l'avoir reçu.
9. Les juges ajoutent que figure encore parmi les pièces de la procédure, un courrier du centre des liaisons européennes et internationales de sécurité sociale (CLEISS) en date du 26 février 2008, en réponse à une réquisition des enquêteurs, duquel il ressort que cet organisme a été informé de la délivrance par les instances irlandaises, du formulaire E 101 à un certain nombre de salariés de [2] qui exercent leur activité en lien avec la France, que ces formulaires ont été émis, non pas sur la base de l'article 14, § 1, sous a) du règlement 1408/71 mais sur la base de l'article 14, § 2, sous a), de ce même règlement concernant les personnels navigants des entreprises de transport, ce qui est le cas des parties civiles poursuivantes, et que les formulaires pourront être remis en cause, dès lors que les personnels sont rattachés à un établissement en France où ils exercent leur activité prépondérante.
10. Ils précisent qu'à ce courrier est jointe une liste des personnes auxquelles a été délivré un certificat E 101 au titre de l'article 14, § 1, sous a) parmi lesquelles figurent deux des parties civiles poursuivantes, M. [K] et Mme [VV] [V].
11. L'arrêt relève encore que si aucune liste des titulaires des certificats E 101 émis sur la base de l'article 14, § 2, sous a) n'est jointe à ce courrier, les certificats E 101 ont été débattus devant les premiers juges, qui les ont écartés.
12. La cour conclut que leur existence ne saurait être sérieusement contestée.
13. Elle ajoute qu'il ne saurait être tiré argument de leur absence de production par la société [2], à laquelle il n'appartenait pas, dans le cadre d'une procédure pénale, de produire ces certificats mais à l'accusation, et qu'il suffit au terme du droit de l'Union qu'ils soient invoqués.
14. Il suit que le grief, qui revient, sous couvert de la critique d'un motif surabondant, à remettre en question l'appréciation souveraine par les juges du fond, des faits et circonstances de la cause, ainsi que des éléments de preuve contradictoirement débattus, ne saurait être accueilli.
Mais sur le moyen pris en sa première branche
Recevabilité du grief
15. Le grief qui critique la décision par laquelle la juridiction s'est conformée à la doctrine de l'arrêt de cassation qui l'avait saisie est recevable dès lors qu'est invoqué un changement de norme intervenu postérieurement à cet arrêt, et aussi longtemps qu'un recours est ouvert contre la décision dont pourvoi (Ass. plén., 2 avril 2021, pourvoi n° 19-18.814, publié au Bulletin).
Bien fondé du grief
Vu les articles L. 8221-1 et L. 8221-3, 2°, du code du travail, dans leur version applicable à la date des faits :
16. Il résulte de ces textes, interprétés à la lumière de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 14 mai 2020 (Bouygues travaux publics, C-17/19) que les certificats E 101, devenus A 1, délivrés par l'institution compétente d'un Etat membre, qui créent une présomption de régularité de l'affiliation du travailleur concerné au régime de sécurité sociale de cet État, ne s'imposent aux juridictions de l'Etat sur le territoire duquel les travailleurs exercent leurs activités qu'en matière de sécurité sociale.
17. En conséquence, le délit de travail dissimulé tant par dissimulation de salariés que par dissimulation d'activité peut être établi, nonobstant la production de certificats E 101 ou A 1, lorsque les obligations déclaratives qui ont été omises ne sont pas seulement celles afférentes aux organismes de protection sociale (article L. 8221-3, 2°, du code du travail) ou aux salaires ou aux cotisations sociales (article L. 8221-5, 3°, du code du travail). En effet, ce délit est défini de façon unitaire par l'article L. 8221-1, 1°, du code du travail.
18. Pour relaxer les prévenus, l'arrêt relève qu'il résulte de la jurisprudence de la chambre criminelle (Crim., 18 septembre 2018, pourvoi n° 13-88.631, Bull. crim. 2018, n° 160), rendue au visa de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 8 février 2018 (C-359/16, Altun), que le juge ne peut écarter les certificats E 101 sans avoir recherché si l'institution émettrice a été saisie d'une demande de réexamen ou de retrait de ceux-ci sur la base des éléments concrets recueillis dans le cadre de l'enquête judiciaire permettant, le cas échéant, de constater que ces certificats ont été obtenus ou invoqués de manière frauduleuse et que l'institution émettrice s'est abstenue, dans un délai raisonnable, de les prendre en considération aux fins de réexamen du bien-fondé de la délivrance desdits certificats.
19. Les juges ajoutent qu'aucune des pièces du dossier soumis au tribunal correctionnel ne fait état de la prise en compte par le ministère public des certificats E 101 dont la Cour de cassation a rappelé qu'ils instauraient une présomption de régularité de l'affiliation des salariés à un régime de sécurité sociale et que faute de respect de la procédure, l'existence des certificats E 101 fait obstacle à la constitution du délit de travail dissimulé par dissimulation d'activité pour ne pas avoir procédé aux déclarations devant être faites aux organismes de protection sociale.
20. En l'état de ces énonciations, l'arrêt encourt l'annulation.
21. En effet, la chambre criminelle est en mesure de s'assurer, par l'examen des pièces de procédure, que les prévenus ont été poursuivis, notamment, en raison du défaut d'accomplissement des déclarations devant être faites, outre aux organismes de protection sociale, à l'administration fiscale, ce qui constitue un manquement étranger à la matière de la sécurité sociale.
22. Cette solution s'impose nonobstant le caractère, le cas échéant, plus sévère de l'évolution de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, lorsque ne sont plus en débat que les intérêts civils.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
ANNULE, l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Paris, en date du 19 juin 2020,
mais en ses seules dispositions civiles, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
Et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi, dans les limites de l'annulation ainsi prononcé ;
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Paris, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Paris et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le quatre janvier deux mille vingt-deux.