LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
IK
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 24 juin 2020
Cassation
Mme BATUT, président
Arrêt n° 371 F-D
Pourvoi n° Y 19-17.071
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 24 JUIN 2020
M. W... P..., domicilié [...] , a formé le pourvoi n° Y 19-17.071 contre l'arrêt rendu le 28 février 2019 par la cour d'appel de Bordeaux (1re chambre civile), dans le litige l'opposant :
1°/ à l'Agent judiciaire de l'Etat, domicilié [...] ,
2°/ à l'Etat au titre de ses services de police judiciaire, dont le siège est [...] , représenté par son ministre de l'intérieur,
3°/ à la Caisse d'assurance maladie des industries électriques et gazières (CAMIEG), dont le siège est [...] ,
4°/ à la caisse primaire d'assurance maladie de la Gironde, dont le siège est [...] ,
défendeurs à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Gargoullaud, conseiller référendaire, les observations de la SCP Spinosi et Sureau, avocat de M. P..., de la SCP Foussard et Froger, avocat de l'Agent judiciaire de l'Etat, et l'avis de M. Sassoust, avocat général, après débats en l'audience publique du 12 mai 2020 où étaient présentes Mme Batut, président, Mme Gargoullaud, conseiller référendaire rapporteur, Mme Auroy, conseiller doyen, et Mme Berthomier, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Bordeaux, 28 février 2019), le 29 juillet 2010, M. P..., qui circulait sur un cycle neuf de type VTT acheté la veille, a été victime d'un accident dans des circonstances que l'enquête de police puis l'information judiciaire ouverte sur plainte avec constitution de partie civile de la victime, clôturée par une ordonnance de non-lieu, n'ont pas permis de déterminer. Le VTT accidenté, qui avait été consigné au commissariat de police, a disparu à une date et dans des circonstances inconnues.
2. Invoquant un fonctionnement défectueux du service public de la justice sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, M. P... a assigné l'agent judiciaire de l'Etat, la caisse primaire d'assurance maladie de la Gironde (la Caisse) et la Caisse d'assurance maladie des industries électrique et gazière (la CAMIEG) en réparation du préjudice résultant d'une perte de chance sérieuse d'établir les circonstances de l'accident et de diligenter un recours contre le vendeur, le fabricant ou le Fonds de garantie.
Examen du moyen
Sur le moyen unique, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
3. M. P... fait grief à l'arrêt de rejeter les demandes en réparation de son préjudice corporel, alors « que toute perte de chance ouvre droit à réparation ; qu'en déboutant M. P... de sa demande de réparation du préjudice corporel qu'il a subi, aux motifs expressément adoptés que « si la faute lourde n'a pas permis d'expertiser le VTT, la preuve n'est pas pour autant rapportée que M. P... a subi un préjudice en perdant une chance de connaître les circonstances de l'accident et de se faire indemniser », quand la disparition d'une éventualité favorable constitue en elle-même un préjudice réparable, la cour d'appel a violé l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, ensemble le principe de la réparation intégrale. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, ensemble le principe de la réparation intégrale du préjudice :
4. Pour rejeter les demandes en réparation de M. P..., l'arrêt retient que la preuve n'est pas rapportée qu'il a subi un préjudice en perdant une chance de connaître les circonstances de l'accident et donc de faire indemniser les conséquences de celui-ci.
5. En statuant ainsi, alors que toute perte de chance ouvre droit à réparation, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre branche du moyen, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 28 février 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Bordeaux ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Toulouse ;
Condamne l'Agent judiciaire de l'Etat aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-quatre juin deux mille vingt.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Spinosi et Sureau, avocat aux Conseils, pour M. P...
Il est reproché à l'arrêt attaqué d'avoir débouté M. P... de ses demandes en réparation de son préjudice corporel ;
Aux motifs que « c'est par des motifs pertinents, qui ne sont pas remis en cause par les débats en appel et que la cour adopte, que le premier juge, après avoir relevé que la disparition du VTT litigieux au sein des locaux du commissariat de police devait être regardée comme constitutive d'une faute lourde du service public de la justice, a observé que preuve n'était pas rapportée de ce que M. P... avait subi un préjudice en perdant une chance de connaître les circonstances de l'accident et donc de faire indemniser les conséquences de cet accident, puisque les policiers ont procédé à des constatations détaillées sur le cycle avant qu'il ne soit déplacé au commissariat, lesquelles constatations n'ont mis en évidence aucun dommage ni aucune trace de l'intervention d'un tiers, étant rappelé qu'un témoin auditif avait déclaré avoir entendu le seul bruit de la chute de M. P....
La cour ajoute que le seul préjudice dont l'appelant pourrait demander ici réparation est celui qui serait généré par la perte de chance de connaître les circonstances de l'accident et non la réparation intégrale de son préjudice corporel telle que M. P... en forme la demande » ;
Et aux motifs adoptés que « l'action en responsabilité pour dysfonctionnement de la justice contre l'ETAT suppose un acte ou une abstention fautifs, commis dans le cadre de l'exercice du service public de la justice, par les personnes physiques, autorités ou services suivants, soit les magistrats, professionnels ou non, les intervenants du service de la justice (greffe, services de police judiciaire) ;
Qu' aussi l'action intentée par Monsieur W... P... s'analyse en une action en responsabilité pour fonctionnement défectueux du service de la justice ;
Attendu que Monsieur W... P... soutient que l'administration a commis une faute lourde en raison du prétendu vol de son VTT dans les locaux de l'hôtel de police de BORDEAUX lui faisant ainsi perdre une chance réelle et sérieuse de déterminer précisément les circonstances de l'accident dont il a été victime par une expertise de son VTT et d'obtenir l'indemnisation des très graves conséquences qu'il a subies que ce soit le vendeur du vélo s'il présentait un défaut mécanique voire de montage ou le FOND DE GARANTIE s'il existait la d'un choc avec un tiers ou un animal ; qu'il met en avant le manque de surveillance du service de consigne, le vélo étant pourtant répertorié, classifié et placé à un endroit par définition surveillé ;
Qu'il estime que pour se dédouaner I'AJE ne peut tirer argument de la mention de l'absence de dégâts apposé sur le constat d'accident, puisqu'il n'est qu'apparent, de la localisation de ses blessures puisqu' il a pu projeté sans contact avec un véhicule ou un animal, de l' absence de débris de verres ou de morceaux de plastique du VTT sur les lieux du choc, puisque ces derniers ne sont pas obligatoires en cas de choc et que le vélo a été déplacé avant l' arrivée des agents de police, étant précisé que le débris d'un réflecteur a été ramassé le lendemain à l'endroit de l' accident dont le lien avec son VTT n' a pu être fait en raison de sa disparition ; qu'il rappelle qu'aucune infraction ne peut lui être reprochée puisqu'il ressort de l'enquête qu'il circulait normalement sur la chaussée, sans être sous l'emprise de l'alcool ni de stupéfiant et que la route était plate et la surface normale ; qu'il fait enfin valoir le caractère succinct des investigations menées aucune photographie n' ayant été prise, aucune information n' ayant été donnée à son épouse sur la disparition de son VTT, l' interrogatoire plus de deux ans après les faits du témoin "sonore" et encore dans le cadre de sa plainte avec constitution de partie civile ne permettant pas d' exclure l' absence de choc avec un animal ou un tiers ;
Que Monsieur W... P... sollicite la réparation intégrale de son préjudice corporel en se fondant sur l'expertise du Docteur O... Q... du 26 novembre 2012 et du Docteur J... du 15 avril 2013 et de son préjudice matériel d'un montant 849 euros correspondant au prix d'acquisition de son vélo ;
Que l'AJE conteste avoir commis une faute lourde et affirme que si la disparition de la bicyclette dans des circonstances non élucidées est constitutive d'une faute lourde de surveillance, l'institution judiciaire s'est attachée dès sa saisine à faire diligenter une enquête sur les conditions dans lesquelles l' accident a pu se produire et aussi bien le parquet que le juge d'instruction n'ont pu l'élucider ; que la disparition du VTT dont l'état a été dressé juste après l' accident sans altération et mis en circulation depuis 24 heures ne peut constituer perte sérieuse de chance d'établir les circonstances de l' accident ;
Qu'en réponse à l'argumentation de Monsieur W... P..., il indique, s'agissant des constatations techniques sur le VTT et du caractère succinct de l'enquête, que les policiers ont dès leur intervention sur les lieux procédé à plusieurs actes de vérification, afin de déterminer les circonstances de l'infraction en établissant des fiches de renseignement, sur le vélo du blessé et sur le témoin sonore, et en procédant aux vérifications relatives à la présence d'alcool ou de stupéfiant sur la victime après avoir requis les secours pour prise en charge médicale ; qu' il ajoute que les éléments recueillis ont permis de relever le caractère indéterminé des circonstances de l'accident après que l' absence de dégâts sur le VTT a été constaté et que le témoin sonore a exclu la présence d'un autre véhicule ; qu' il met en doute l'utilité de la mesure d' expertise du vélo, ce modèle acheté la veille ne faisant l'objet d' aucun signalement concernant le défaut de sur les forums de discussion ; que s' agissant de l' absence de choc avec un véhicule tiers ou un animal, il souligne que la localisation des blessures ne permettent pas de démontrer de contact avec un tiers ou un animal ;
Que l'AJE conteste l'indemnisation du préjudice corporel sollicité par Monsieur W... P..., la disparition du vélo ne présentant aucun lien de causalité avec la survenance de l'accident et les préjudices qui en résultent, et offre en revanche de l'indemniser de son préjudice matériel à hauteur de 849 euros, correspondant au prix d' achat du vélo ;
Mais attendu qu'il est constant que le VTT de Monsieur W... P... a été consigné au commissariat de police de BORDEAUX par les agents de police intervenus sur place et a disparu dans des circonstances indéterminées ; que sa disparition dans des circonstances indéterminées au sein même du commissariat de BORDEAUX chargé de le surveiller est constitutive d'une faute lourde puisqu' elle caractérise un défaut de surveillance ainsi l' inaptitude de l'administration à remplir la mission dont elle était investit
Que s'agissant en revanche du préjudice allégué par Monsieur W... P... consistant en une perte de chance, il est constamment admis que seule constitue une perte de chance la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable ;
Qu'en l'espèce, si la faute lourde n' a pas permis d'expertiser le VTT, la preuve n'est pas pour autant rapportée que Monsieur W... P... a subi un préjudice en perdant une chance de connaître les circonstances de l'accident et de se faire indemniser ;
Que contrairement aux allégations de Monsieur W... P..., les investigations complètes qui ont réalisées n'ont pas permis d'établir les circonstances de l' accident ni de déterminer l'intervention d'un tiers ou d'un animal ;
Que les pièces versées aux débats, montrent que les enquêteurs ont procédé aux constatations sur le vélo, pourtant déplacé avant leur arrivée, sans constater de dommages et l'ont consigné, ont entendu dès le 27 août 2010 dans le cadre de l'enquête préliminaire, soit 1 mois après l' accident du 29 juillet 2010, Madame M... K..., qui avait quitté les lieux et n'avait pu l'être le jour des faits, laquelle a déclaré ne pas connaître les circonstances de l' accident tout en soulignant être certaine que la victime a chuté seule, ont procédé à un dépistage d' alcoolémie et de stupéfiant sur Monsieur W... P... lesquels se sont révélés négatifs et ont réalisé un croquis de l'accident ;
Que dans le cadre de l'information judiciaire, aucune investigation supplémentaire, notamment, la nouvelle audition de Madame M... K... ainsi que celle de son fils, 2 ans après les faits, n'ont permis d'obtenir d'éléments nouveaux ;
Que les conclusions de l'enquête préliminaire et de l'information judiciaire n'ont pas permis d'établir les circonstances de l'accident, en l'absence de témoin visuel, de dégât apparent sur le VTT et de souvenir de la victime ; qu'il n'est pas démontré que l'expertise du VTT qui ne présentait aucun dommage apparent aurait permis de les connaître, notamment d'établir l'existence d'un choc ou d'un vice caché, Monsieur W... P... ne rapportant pas la preuve sur ce dernier point dans la littérature que ce type de VTT en était pourvu s'agissant, en outre, d'un cycle acquis la veille ;
Qu'aussi, s'il a été établi que l'ETAT a commis une faute lourde, Monsieur W... P... ne rapporte pas, pour autant, la preuve d'un préjudice et qu'elle a eu pour effet d'entraîner la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable, en l'espèce, lui a fait perdre une chance de connaître les circonstances de l'accident lui permettant d' être indemnisé de son préjudice corporel ; qu'il sera dès lors débouté de ce chef de demande ;
Que s'agissant de l'évaluation du préjudice, il a été démontré que Monsieur W... P... ne rapportait pas la preuve d'un préjudice causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice justifiant l'indemnisation de son préjudice corporel ; qu'en l'absence de préjudice, il sera en conséquence débouté de ce chef de demande » ;
Alors, d'une part, que toute perte de chance ouvre droit à réparation ; qu'en déboutant M. P... de sa demande de réparation du préjudice corporel qu'il a subi, aux motifs expressément adoptés que « si la faute lourde n'a pas permis d'expertiser le VTT, la preuve n'est pas pour autant rapportée que Monsieur W... P... a subi un préjudice en perdant une chance de connaître les circonstances de l'accident et de se faire indemniser » (jugement, p. 8, § 5), quand la disparition d'une éventualité favorable constitue en elle-même un préjudice réparable, la cour d'appel a violé l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, ensemble le principe de la réparation intégrale ;
Alors, d'autre part, qu'en déboutant M. P... de sa demande d'indemnisation au motif inopérant que la preuve n'est pas rapportée qu'il a subi un préjudice, quand elle relevait d'une part que le service public de la justice a commis une faute lourde à son égard, et, d'autre part, qu'une telle faute lui a fait perdre une chance de connaître les circonstances de l'accident et donc de se voir indemniser du fait des conséquences de cet accident, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences de ses propres constatations, violant ainsi l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, ensemble le principe de la réparation intégrale.