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20/06/2019 | FRANCE | N°18-13917

France | France, Cour de cassation, Chambre civile 2, 20 juin 2019, 18-13917


LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

Sur le moyen unique :

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Versailles, 18 janvier 2018), que U... R..., salarié en qualité d'ingénieur par la société Thales communications et security, aux droits de laquelle vient la société Thales Six GTS France (l'employeur), a mis fin à ses jours à son domicile, le 17 octobre 2013, alors qu'il était en arrêt de travail depuis le 9 octobre 2013 ; que la caisse primaire d'assurance maladie des Yvelines ayant refusé une prise en charge au titre de la législation

professionnelle, Mme R..., veuve de la victime, ainsi que ses enfants (les ...

LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

Sur le moyen unique :

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Versailles, 18 janvier 2018), que U... R..., salarié en qualité d'ingénieur par la société Thales communications et security, aux droits de laquelle vient la société Thales Six GTS France (l'employeur), a mis fin à ses jours à son domicile, le 17 octobre 2013, alors qu'il était en arrêt de travail depuis le 9 octobre 2013 ; que la caisse primaire d'assurance maladie des Yvelines ayant refusé une prise en charge au titre de la législation professionnelle, Mme R..., veuve de la victime, ainsi que ses enfants (les consorts R...), ont saisi d'un recours une juridiction de sécurité sociale aux fins de voir reconnaître le caractère professionnel du suicide ainsi que la faute inexcusable de l'employeur ;

Attendu que les consorts R... font grief à l'arrêt de dire que le décès par suicide de U... R... ne constitue pas un accident du travail, alors, selon le moyen :

1°/ que le suicide d'un salarié à son domicile survenu par le fait ou à l'occasion du travail constitue un accident de travail ; qu'en l'espèce, en décidant que le suicide du salarié, survenu à son domicile, ne constitue pas un accident du travail, après avoir pourtant relevé que celui-ci avait laissé une lettre dans laquelle il indiquait « J'ai fait des erreurs à mon boulot et aujourd'hui je pense l'avoir perdu. Je ne sais plus quoi faire pour remonter. Je suis seul et unique responsable mais c'est trop insupportable », de sorte qu'était apportée la preuve d'un lien entre ce suicide et le travail du salarié, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé l'article L. 411-1 du code de sécurité sociale ;

2°/ que lorsque l'accident s'est produit hors du temps et du lieu de travail, il constitue néanmoins un accident professionnel, dès lors que le salarié ou ses ayants droit établit qu'il est survenu par le fait ou à l'occasion du travail ; que le suicide du salarié est nécessairement en lien avec son travail, lorsque celui-ci a été exposé à cette occasion à des facteurs de risques psychosociaux, peu important l'absence de pressions particulières exercées à l'encontre du salarié ou l'absence de privation totale de ses moyens de travail ; qu'en l'espèce, après avoir relevé, d'une part, que le salarié a laissé au moment de son suicide une lettre indiquant des erreurs commises au travail, sa crainte d'avoir perdu son emploi et se sentir seul responsable de ses erreurs et, d'autre part, l'existence de facteurs de risques psychosociaux, liés essentiellement à l'isolement important du salarié, à ses désaccords avec son supérieur hiérarchique, lui demandant de modifier les résultats scientifiques d'une étude afin de satisfaire les attentes du client et à la restructuration de l'entreprise s'étant accompagnée de la décision de la direction de ne pas transférer le pot vibrant, outil essentiel de travail, autant de facteurs ayant entraîné pour le salarié une grande souffrance au travail, la cour d'appel ne pouvait décider que ce suicide ne constitue pas un accident du travail, en l'absence de pressions anormales de la part de l'employeur ou de privation totale des moyens de travail, sans violer l'article L. 411-1 du code de sécurité sociale ;

Mais attendu qu'appréciant souverainement les éléments de fait et de preuve soumis à son examen, la cour d'appel a pu en déduire, sans encourir les griefs du moyen, que la preuve n'était pas rapportée que le décès par suicide de U... R... était du à son travail, de sorte qu'il ne pouvait être pris en charge au titre de la législation professionnelle ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne Mme W... R..., M. B... R... et Mme O... R..., ayants droit de U... R..., aux dépens ;

Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt juin deux mille dix-neuf.

MOYEN ANNEXE au présent arrêt :

.

Moyen produit par la SCP Spinosi et Sureau, avocat aux Conseils, pour Mmes W... et O... R... et M. B... R...

Il est fait grief à l'arrêt infirmatif attaqué d'avoir décidé que le suicide de M. R... ne constitue pas un accident du travail et d'avoir en conséquence débouté les consorts R... de l'ensemble de leurs demandes ;

Aux motifs que « A l'appui de son appel, la société relève, tout d'abord, que la présomption d'imputabilité doit être écartée et que, dès lors, il appartient à celui qui invoque l'origine professionnelle de l'accident de le démontrer.
Dans cette perspective, la Société fait notamment valoir qu'aucun élément objectif n'est rapporté comme étant à l'origine du geste dramatique de U... R..., qui n'est pas intervenu au temps et au lieu de travail ; que la lettre d'adieu ne constitue pas une mise en cause de son employeur ; qu'il n'y a pas eu de continuité de soins ou de symptômes entre la dépression de 2012 et le suicide. La Société ajoute que préalablement à son décès, U... R... a eu un parcours professionnel ‘sans faille' au sein de Thalès ; qu'il n'existait aucune tension avec ses collègues ou avec sa hiérarchie ; qu'il ne s'est jamais plaint à son employeur d'une dégradation des conditions de travail ; que le médecin du travail l'a considéré apte lors de la visite médicale du 4 septembre 2013 ; que sa charge de travail n'était pas excessive, le ‘projet Balard' ne s'étant accompagné d'aucune augmentation de la charge de travail ; qu'aucun élément de preuve ne permet de relier le déménagement de site au suicide, d'autant qu'il n'est pas démontré que l'arrêt de travail de septembre 2012 soit lié à ce déménagement.
La Société souligne qu'il n'y a eu aucun événement soudain qui puisse expliquer le geste de U... R... ; qu'encore lors de son dernier entretien d'évaluation, le 23 septembre 2013, il avait émis le souhait d'être maintenu dans son poste de responsable de la simulation des essais. La Société indique, en outre, qu'elle a mis en place un dispositif d'alerte professionnelle dès 2001, réactualisé en 2012, concernant notamment les risques psychosociaux et que U... R... n'a jamais saisi le ‘responsable éthique'.
La Société rappelle, aussi, que U... R... était atteint d'un astrocytome cérébelleux et avait été opéré d'une tumeur au cerveau en 1999 et que, dès lors, il "ne peut être écarté, au regard des éléments médicaux du dossier, une pathologie préexistante, ayant peut être occasionné l'état de prostration de Monsieur R... du 8 octobre 2013 et son suicide".
Enfin, la Société invoque l'absence de "crédibilité du rapport CATEIS", demandé par le comité d'hygiène et de sécurité (CHSCT) de la Société après le suicide, relevant au demeurant qu'aux termes de ce rapport, "même les collègues de Monsieur R... qui le côtoyaient pourtant quotidiennement n'avaient pas conscience des difficultés qui pouvaient peser sur Monsieur R...".
A titre subsidiaire, la Société considère que, en tout état de cause, sa faute inexcusable n'est pas établie. Les consorts R... ne démontrent pas l'existence d'une telle faute et, de plus la Société, qui ne pouvait avoir conscience que son salarié était exposé à un quelconque danger, "avait pris les mesures pour identifier et prévenir (le risque de suicide), de sorte que sa responsabilité doit être écartée". Bien plus, même les salariés qui auraient observé que U... R... était "moins souriant, très préoccupé", "moins combatif", avait une attitude "plus sombre" n'avaient à aucun moment alerté qui que ce soit, le CHSCT n'avait adressé aucun signalement, ne serait-ce que concernant le service AEP.
La Société souligne, sur ce point que, contrairement à ce que suggérait le rapport CATEIS ou le jugement entrepris, il n'y avait pas eu de suppression de courriels par la Société, ainsi que le confirmait le rapport d'enquête de la police judiciaire.
En outre, les rapports du service médical entre 2010 et 2012 ne mentionnent pas une ‘montée en puissance des risques psychosociaux'.
La Société conclut que, en réalité, "personne dans l'entourage de Monsieur R... n'avait perçu la dégradation de son équilibre psychologique qui aurait présager de son suicide" (en gras et souligné dans l'original des conclusions).
La Société développe par ailleurs les "importantes mesures mises en place (...) pour préserver la santé et la sécurité des salariés" (en gras et souligné dans l'original), notamment les mesures d'accompagnement lors du déménagement du site de Colombes vers le site de Gennevilliers.

Les consorts R... soutiennent en particulier, pour leur part, que, à compter de 2011 et du déménagement sur le site de Gennevilliers, un ‘malaise' s'est instauré, le secrétaire du CHSCT allant jusqu'à invoquer un "grave problème dans la chaîne de management". U... R... s'était montré particulièrement préoccupé par le transfert du ‘pot vibrant'. Il "craignait légitimement, compte tenu de cette ultra-spécialisation, que l'absence de transfert de son matériel entraîne de facto sa mise au placard et, in fine, son licenciement".

Pour eux, l'acte suicidaire de U... R... est dans la continuité du syndrome dépressif constaté médicalement en 2012, déclenché le jour même du déménagement de la société qui a eu des conséquences importantes pour l'activité professionnelle du salarié.

Les consorts R... soutiennent que la disparition de 40% de sa charge de travail habituelle a été comblée par une mission qui lui a été confiée à la fois sortant de sa compétence habituelle, prioritaire, compliquée et sensible, sans les moyens habituels pour l'exécuter, dans une courte échéance à tenir. Le ‘projet Balard' était complexe, sensible. U... R... avait "subi d'importantes pressions pour modifier ses calculs qui' n'allaient apparemment pas dans le sens escompté par le client".

Les consorts R... ajoutent que les déclarations des collègues recueillies démontrent la persistance d'une attitude sombre et préoccupée tout au long de l'année 2013 ; que l'état de santé psychologiquement fragile de U... R... est confirmé par le malaise et l'état de choc constatés le 9 octobre 2013 intervenus quinze jours après l'évaluation, en temps et lieu du travail, qui ont conduit son médecin généraliste à envisager en urgence une prise en charge psychiatrique telle que suivie en 2012 ; qu'en revanche, au cours des enquêtes, il n'a pas été mis en évidence des troubles psychologiques préexistants à 2012 ou à des difficultés rencontrées par ce salarié à l'extérieur de l'entreprise.

Les consorts R... en concluent que ce geste désespéré est directement lié "à son stress professionnel et à ses conditions de travail" ; que c'est à bon droit que le caractère professionnel de l'accident a été reconnu par la commission de recours amiable le 6 août 2015 et par le TASS le 21 septembre 2016.

Sur ce

La cour estime utile de formuler deux observations préliminaires.

La première est que le fait qu'une personne se suicide provoque nécessairement une émotion légitime, laquelle peut être accrue par la circonstance que le suicide serait lié à l'activité professionnelle. Le fait de discuter des conditions dans lesquelles le suicide s'est produit, ce qui impose pour le juge de prendre la distance nécessaire, ne saurait en aucune manière être interprété comme une quelconque contestation de la souffrance éprouvée par l'auteur du suicide, par ses proches, par ses collègues.

La seconde est que l'ensemble des pièces et des arguments soumis à l'examen de la cour démontre que U... R... était un travailleur reconnu pour ses qualités professionnelles, ses compétences qui faisaient de lui un expert en son domaine, "exigeant et pédagogue" comme il a pu être écrit. Rien, dans ce qui suit, ne saurait être lu comme une quelconque remise en cause de ces qualités, indiscutables et incontestées et au demeurant, rien n'établit que la mission confiée dépassait, en quoi que ce soit, ses compétences.

Cela étant, il convient de rappeler que, aux termes de l'article L. 411-1 du code de la sécurité sociale : "Est considéré comme accident du travail, quelle qu'en soit la cause, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail à toute personne salariée, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d'entreprise".

Il en résulte que, quand bien même il s'agirait d'un suicide, il pourrait s'agir d'un accident, susceptible d'être pris en charge au titre de la législation professionnelle, dès lors qu'il serait survenu par le fait ou à l'occasion du travail.

En l'espèce, le suicide n'ayant été commis ni au temps ni au lieu du travail, il n'existe pas de présomption que, à en supposer le caractère accidentel, il soit en lien avec le travail.

Contrairement à ce que soutient la défense des consorts R..., le mot laissé par U... R... n'impute pas expressément au travail le geste fatal qu'il s'apprête à commettre.

Comme indiqué plus haut, dans ce mot, U... R... invoque des "erreurs" qu'il aurait commises, exprime sa crainte de perdre son travail, affirme être seul responsable des erreurs commises. A aucun moment, U... R... ne fait état de pressions, mêmes non dites, de sa hiérarchie, de l'insuffisance des moyens, matériels ou humains, dont il aurait disposé, des difficultés qu'aurait engendrées le non déménagement du ‘pot vibrant', encore moins de ce qu'on aurait exigé de lui de modifier ses calculs pour satisfaire à la demande du client de l'entreprise.

Il est faux pour la défense des consorts R... d'indiquer que des courriels auraient été supprimés qui empêcheraient de vérifier ces pressions, ces insuffisances, ces exigences : rien, dans le dossier, ne vient étayer cette affirmation péremptoire.

Il ne peut davantage être établi un lien entre l'arrêt de travail de 2012 et celui de 2013.
A cet égard, il convient tout d'abord d'indiquer qu'il est de notoriété publique que l'employeur n'est destinataire que d'un arrêt de travail ne mentionnant pas, pour des raisons évidentes de confidentialité, le motif de cet arrêt.
En l'occurrence, l'arrêt de travail du 24 septembre 2012 n'est pas produit : seul un bulletin de situation du bureau des admissions du CHI de Meulan est soumis à l'examen de la cour ; ce sont les documents de prolongation de l'arrêt de travail qui font état d'une ‘dépression'.
La cour souligne, sur ce point, que, contrairement à ce qui est suggéré par la défense des consorts R..., aucun de ces documents n'établit de lien entre la dépression et le travail.
Au total, U... R... aura cessé le travail du 24 septembre au 17 octobre 2012 inclus.
S'agissant plus généralement de l'état de santé de U... R..., s'il est exact que la Société n'apporte aucun élément de nature à permettre d'établir un lien entre la pathologie dont U... R... a souffert en 1999 et le suicide, il n'est pas suffisant de dire que l'opération pour une tumeur cérébrale effectuée n'a plus donné lieu à un suivi : il faut préciser que U... R... lui-même a pu se montrer inquiet de son état de santé à cet égard, puisqu'en janvier 2012, il fera pratiquer un examen tomodensitométrique pour des vertiges. Si l'examen n'a rien révélé, il demeure qu'il est ainsi établi que U... R... souffrait de vertiges qu'il ne pouvait expliquer

De plus, le médecin traitant de U... R... a pensé qu'il pouvait y avoir un lien entre l'antécédent d'astrocytome opéré en 1999 et l'"angoisse importante" avec "insomnie" qu'il constatait le 9 octobre 2013, puisqu'il prescrivait une IRM, fût-elle "de principe", ainsi qu'il résulte du certificat dressé à cette date.

Plus significativement, l'arrêt de travail délivré par le CHI de Meulan le 9 octobre 2013 ne fait pas état d'une dépression : il fait état de "Troubles mentaux".
C'est l'arrêt de travail de prolongation délivré par le médecin traitant, le 14 octobre 2013, qui mentionne un "stress aigu au travail".

Par ailleurs, le 4 septembre 2013, soit un peu plus d'un mois auparavant, U... R... avait été déclaré apte au travail, sans aucune réserve, par le médecin du travail.

Enfin, il est constant que, le 9 octobre 2013, U... R... a été non pas transporté, par les pompiers comme il a pu être écrit, mais conduit à l'infirmerie, où il a été laissé sous la surveillance de l'infirmière et du médecin du travail, et que c'est Mme W... R... qui viendra le chercher pour le raccompagner à son domicile.

C'est dans ces conditions médicales que s'est produit le suicide, le 17 octobre 2013, dont la Société ne sera informée que le 22 octobre 2013.

Le 29 octobre 2013, le secrétaire du CHSCT a écrit au président de ce comité pour solliciter une réunion extraordinaire. La réunion se tient le 6 novembre, la direction informe les membres du comité que la famille ne souhaite pas faire état des causes du décès.

Lors de cette réunion, comme lors des réunions suivantes et dans le rapport du CATEIS, il apparaît que le déménagement vers le site de Gennevilliers a pu être difficile pour de nombreux salariés, pas seulement ceux du service AEP, tandis que les membres de ce service se trouvaient, de par leur position dans la structure comme leur métier spécifique, un peu isolé de la communauté de travail. Le médecin du travail indiquera cependant que deux personnes (seulement) du service se sont rendues à l'infirmerie et que "(l)orsqu'on est ingénieur, et en particulier expert, on est dans la performance et c'est très difficile de parler de ses problèmes".

Il est juste de relever que la direction de la Société s'est montrée, pour le moins, réticente à la mise en place d'un groupe de travail restreint, à la mise en place d'une délégation d'enquête paritaire (elle ne le sera pas) puis à la demande d'un rapport d'expertise par un cabinet spécialisé, CATEIS, lequel déplorera, d'ailleurs, le peu de coopération de l'entreprise à certains égards.

Sur ce point, la cour souhaite indiquer que, quelle que soit la qualification que l'on puisse donner à un tel comportement, qui a pu être guidé par la réflexion faite par le médecin du travail qu'il fallait être très vigilant afin de pas créer une souffrance supplémentaire avec une expertise, "toujours traumatisante", il ne peut en être tiré aucun argument en faveur d'un accident à caractère professionnel.

Les consorts R... tendent cependant à considérer que cette attitude de l'entreprise est à mettre en relation avec les difficultés par U... R... sur le plan professionnel.
Sont ainsi évoquées : une situation d'isolement ; des désaccords avec M. A, supérieur hiérarchique de U... R... ; le non déménagement sur le site de Gennevilliers du ‘pot vibrant' et au-delà, le manque de moyens ; la surcharge de travail ; la pression au travail.

La cour ne peut que constater que, pour l'essentiel, tous ces reproches adressés à la Société résultent des seules déclarations de Mme W... R....

Les éléments soumis à la cour permettent d'établir ce qui suit.

S'agissant de l'isolement, il ne résulte pas d'une volonté délibéré de l'employeur, mais de la nature même du travail de l'équipe AEP, qui intervient dans un cadre à la fois très limité et très spécialisé. Au demeurant, si à l'occasion du déménagement sur le site de Gennevilliers, il a pu être envisagé de supprimer ce service, il n'en était plus question lorsque U... R... s'est suicidé.

S'agissant des désaccords avec le supérieur hiérarchique, malgré le peu d'éléments que la cour puisse trouver dans le dossier à cet égard, il faut les considérer comme ayant existé. Mais rien dans le dossier ne permet de considérer qu'ils auraient, en quoi que ce soit, excédé les désaccords susceptibles d'exister dans toute communauté de travail, a fortiori dans un domaine aussi éminemment technique que celui dans lequel intervenait U... R.... La cour trouve ainsi révélateur que l'un des désaccords le plus important, semble-t-il, tienne à des procédés ou des méthodes de calcul : quand bien même U... R... aurait-il eu entièrement raison sur ses choix, il demeure qu'il est du pouvoir de son supérieur hiérarchique de les contester et rien n'indique que cela se soit déroulé autrement que dans un cadre ordinaire.

S'agissant du non déménagement du ‘pot vibrant' sur le site de Gennevilliers, la cour peut entendre que cela ait contrarié U... R..., voire que cela ait pu rendre son travail un peu plus difficile, en termes de temps disponible.
Toutefois, il relève du pouvoir de l'employeur de déterminer les raisons du déplacement - ou non - d'un outil professionnel : il est établi que cela n'avait rien à voir avec U... R... et tout à voir avec une question de coûts.
De plus, si la manière particulière de travailler de U... R... (il ressort du rapport CATEIS que ses collègues le décrivent comme ayant une relation physique avec les éléments testés : il savait ‘sentir' ce qui n'allait pas, où ça n'allait pas) rend légitime son désagrément de ne plus avoir cet outil à portée de main, il demeure qu'il continuait de disposer de l'ensemble des moyens nécessaires à l'accomplissement de sa tâche.
Rien, dans le dossier, n'établit un quelconque manque de moyens matériels ou humains.

S'agissant de la surcharge de travail, les éléments soumis à la cour ne permettent en aucune manière de l'établir.

Il reste à examiner la question de la pression au travail. Le cabinet CATEIS a utilisé l'expression de "pressions invisibles". Cette expression est intéressante en elle-même en ce qu'elle tend à indiquer qu'il n'existait pas de pression visible. En tout état de cause, la cour ne trouve pas dans les éléments qui lui sont soumis de quoi établir, en quoi que ce soit, de telles pressions, qui dépasseraient ce que toute entité spécialisée, comme celle dont U... R... était responsable, doit affronter, s'agissant notamment de procéder à des tests ou des évaluations dont les conséquences peuvent être lourdes ou importantes.
D'où cette notion de ‘pressions invisibles'. Le rapport du cabinet CATEIS explique que le travail du service AEP repose à la fois sur des "hypothèses livrées la plupart du temps dans le cahier des charges qui leur sont remis" et sur des simulations, à partir de logiciels et des essais. Les experts d'AEP "consignent le fruit de leurs recherches dans des rapports qu'ils remettent à leur client. Ces rapports peuvent faire l'objet de discussions plus ou moins vives entre l'expert et son commanditaire". La cour relève que le rapport CATEIS indique que, du "point de vue du client interne, il est attendu des experts qu'ils disent la vérité même si elle n'est pas forcément agréable à attendre" (sic) et que les "experts ont intériorisé cette demande de ‘transparence technique'. Ils savent que les résultats de leurs travaux sont attendus. Ils mettent un point d'honneur à rendre des résultats fiables et justes. Il arrive que les analyses livrées par les experts ne sont pas toujours conformes aux attentes du demandeur" (sic). Le rapport ajoute qu'il existe aussi parfois des contraintes temporelles ou une ‘pression sur les résultats', lorsque le client exige que le rapport soit réécrit en bonne partie ; dans "ce cas, les experts peuvent rester fermes sur leurs positions ou exiger que leur nom soit ôté du rapport lorsqu'il est ‘réécrit' par le client".
Les salariés peuvent alors, dit le rapport, se trouver confronté à des situations de "souffrance éthique" et souligne que le "renoncement à ses propres valeurs éthiques n'est pas sans dommage pour la santé mentale. Il altère l'image et l'estime de soi. Il fait éprouver des sentiments de honte ou de culpabilité dont les conséquences peuvent être dramatiques (retournement du sentiment de honte contre soi-même" (en gras dans l'original du rapport).
Les rédacteurs du rapport considèrent que ce "conflit de valeur" a été un élément majeur dans le cheminement qui l'a conduit au geste fatal.
Ils concluent que U... R... est un "expert de haut niveau délogé de sa place".
La cour considère que ce rapport pêche cependant par manque d'objectivité et emploie des expressions fortes, imagées, qui n'ont pu que frapper l'esprit, déjà traumatisé par le suicide, des consorts R....
Ce qui frappe, en effet, est l'absence de données objectives dans le rapport et tout spécialement la non prise en compte de la chronologie.
Il ne paraît pas contestable que U... R... ait combattu pour que le ‘pot vibrant' soit déménagé sur le site de Gennevilliers. Mais la décision de ne pas effectuer ce transfert est prise dès 2012 et, à supposer que l'on considère qu'il y ait un lien avec l'arrêt pour dépression alors subi par U... R..., force est de constater que l'on se situe un an avant le suicide en cause ici.
Or rien, dans le rapport, ne vient combler ce vide, sinon des considérations générales sur l'évolution de la société en générale : U... R... a été confronté à des ingénieurs plus jeunes qui disposent de connaissances et de compétences différentes. La cour peut, évidemment, comprendre, que U... R... ait ressenti avec difficulté ce passage d'une expertise à dimension ‘humaine', si l'on peut écrire, mélange d'intuition, de passion et d'expérience, à une technique d'expertise plus abstraite, faite de calculs qu'au demeurant il n'approuve pas nécessairement.
Mais il n'y a là aucune remise en cause de ses compétences.

Au contraire, la confiance qu'on lui accorde est telle que c'est à lui que va être confiée le projet ‘Balard'. Le rapport CATEIS souligne qu'il s'agit d'une mission qui ‘sort de l'ordinaire' et "dont le degré de difficulté apparaît bien plus élevé que celui auquel U... R... était confronté habituellement".
Le rapport indique ensuite qu'il aurait été demandé à U... R... de refaire ses calculs, au retour de ses vacances d'été, puis qu'il y aurait eu "reddition de résultats qu'il ne valide pas", certains collègues se disant surpris que, lors d'une réunion du 7 octobre 2013, U... R... indique qu'il n'avait plus que la conclusion à terminer, alors que la situation du projet Balard s'était révélé très compliquée avant l'été.
Le rapport conclut que le suicide de U... R... est une "histoire de dépossession, de perte progressive de ce qui faisait autrefois sa grandeur", la "conséquence d'une immense solitude dans le travail".

La cour ne peut que constater que ce rapport ne fournit aucun élément objectif permettant de valider ses conclusions et oblige à retenir que l'appréciation subjective du salarié de sa situation ne correspondait pas à sa situation objective, que rien ne vient confirmer qu'il a été demandé à U... R... de falsifier ses calculs : c'est une chose différente qu'on ait pu lui demander de les refaire ; que le rapport CATEIS fait peu de cas de l'évaluation à laquelle il avait été procédé, quelques semaines auparavant, à l'occasion de laquelle U... R... n'a exprimé aucune doléance, à la différence de celle de 2012, lorsqu'il avait indiqué que l'année avait été difficile ‘humainement', ce qui montre qu'il pouvait faire part de ses difficultés éventuelles ; que ce rapport ne fait aucune mention de ce que, le 4 septembre 2013, U... R... a été déclaré apte au travail, sans aucune restriction, alors même que l'inspection du travail a souligné auprès de la Société qu'il y avait eu, en 2013, une "augmentation des restrictions d'aptitude médicales et psychiques" ; que ni le rapport CATEIS ni l'inspection du travail ne prennent en considération que les collègues directs de U... R... ont spontanément indiqué qu'ils n'avaient rien décelé qui leur aurait permis de laisser penser qu'il allait commettre un geste fatal, qu'au demeurant ses proches eux-mêmes n'ont en aucune manière envisagé ; que, ni le rapport CATEIS ni l'inspection du travail n'ont pris en considération la formulation du bulletin d'hospitalisation du 9 octobre 2013, laquelle semble n'avoir alerté quiconque malgré sa brutalité ; enfin, qu'il est constant que, la veille du suicide, le traitement médical ordonné à U... R... a été diminué, passant de un comprimé d'antidépresseur et trois comprimés d'anxiolytique par jour, à la moitié de ces doses, un troisième médicament étant supprimé.

De tout ce qui précède, la cour retiendra que c'est à tort que commission de recours amiable de la caisse primaire d'assurance maladie des Yvelines a reconnu le caractère professionnel du suicide de U... R... et que le tribunal des affaires de sécurité sociale des Yvelines a confirmé cette décision.

Par voie de conséquence, aucune faute inexcusable ne peut être ici retenue à l'encontre de la Société.

Le jugement sera infirmé en toutes ses dispositions.

La cour dira n'y avoir lieu à condamner l'une des parties à payer à l'autre partie une indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile » ;

Alors, d'une part, que le suicide d'un salarié à son domicile survenu par le fait ou à l'occasion du travail constitue un accident de travail ; qu'en l'espèce, en décidant que le suicide du salarié, survenu à son domicile, ne constitue pas un accident du travail, après avoir pourtant relevé que celui-ci avait laissé une lettre dans laquelle il indiquait « J'ai fait des erreurs à mon boulot et aujourd'hui je pense l'avoir perdu. Je ne sais plus quoi faire pour remonter. Je suis seul et unique responsable mais c'est trop insupportable », de sorte qu'était apportée la preuve d'un lien entre ce suicide et le travail du salarié, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé l'article L. 411-1 du code de sécurité sociale ;

Alors, d'autre part, que, lorsque l'accident s'est produit hors du temps et du lieu de travail, il constitue néanmoins un accident professionnel, dès lors que le salarié ou ses ayant-droits établit qu'il est survenu par le fait ou à l'occasion du travail ; que le suicide du salarié est nécessairement en lien avec son travail, lorsque celui-ci a été exposé à cette occasion à des facteurs de risques psychosociaux, peu important l'absence de pressions particulières exercées à l'encontre du salarié ou l'absence de privation totale de ses moyens de travail ; qu'en l'espèce, après avoir relevé, d'une part, que le salarié a laissé au moment de son suicide une lettre indiquant des erreurs commises au travail, sa crainte d'avoir perdu son emploi et se sentir seul responsable de ses erreurs et, d'autre part, l'existence de facteurs de risques psychosociaux, liés essentiellement à l'isolement important du salarié, à ses désaccords avec son supérieur hiérarchique, lui demandant de modifier les résultats scientifiques d'une étude afin de satisfaire les attentes du client et à la restructuration de l'entreprise s'étant accompagnée de la décision de la direction de ne pas transférer le pot vibrant, outil essentiel de travail, autant de facteurs ayant entraîné pour le salarié une grande souffrance au travail, la cour d'appel ne pouvait décider que ce suicide ne constitue pas un accident du travail, en l'absence de pressions anormales de la part de l'employeur ou de privation totale des moyens de travail, sans violer l'article L. 411-1 du code de sécurité sociale.


Synthèse
Formation : Chambre civile 2
Numéro d'arrêt : 18-13917
Date de la décision : 20/06/2019
Sens de l'arrêt : Rejet
Type d'affaire : Civile

Références :

Décision attaquée : Cour d'appel de Versailles, 18 janvier 2018


Publications
Proposition de citation : Cass. Civ. 2e, 20 jui. 2019, pourvoi n°18-13917


Composition du Tribunal
Président : Mme Flise (président)
Avocat(s) : SCP Célice, Soltner, Texidor et Périer, SCP Gatineau et Fattaccini, SCP Spinosi et Sureau

Origine de la décision
Date de l'import : 15/09/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CCASS:2019:18.13917
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