AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, DEUXIEME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Lyon, 10 septembre 2003) que Mme X..., épouse Y..., née le 15 août 1905, a pris en location, à partir du 1er avril 1982, un appartement d'une résidence pour personnes âgées gérée par l'Association pour la gestion de la maison de retraite La Roseraie (l'association) ; que de janvier 1994 à novembre 1996, Mme Y... a signé 74 chèques, pour un montant total de 434 900 francs, au profit de Mme Z..., gardienne de la résidence, ou de ses proches, celle-ci lui ayant fait croire qu'elle risquait d'être renvoyée de l'établissement en raison de son âge et que, pour éviter cette mesure, elle dissimulait son dossier administratif ; que, par jugement du 14 juin 2000, un tribunal correctionnel a déclaré Mme Z... coupable d'abus de faiblesse au préjudice de Mme Y..., l'a condamnée à une peine d'emprisonnement et l'a condamnée à payer à la partie civile la somme de 434 900 francs en réparation du préjudice subi ;
que l'Union départementale des associations familiales de Sâone-et-Loire, en qualité de curateur de Mme Y..., a assigné l'association en réparation de son préjudice, sur le fondement de l'article 1384, alinéa 5, du Code civil ; qu'à la suite du décès de Mme Y..., le 28 août 2002, ses héritiers ont repris l'instance ;
Sur le moyen unique, pris en ses quatre premières branches :
Attendu que l'association fait grief à l'arrêt de l'avoir condamnée en qualité de commettant de Mme Z... à verser la somme de 48 202,67 euros aux héritiers de Mme Y... en réparation de leur préjudice, alors, selon le moyen :
1 / que le commettant s'exonère de sa responsabilité si le préposé a agi hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation et à des fins étrangères à ses attributions ; que, n'étant pas exclu du seul fait que les fonctions du préposé ont offert à celui-ci l'occasion de causer le préjudice, l'abus de fonctions implique que celui-ci n'a pas été causé alors que le préposé accomplissait bien, à l'égard de la victime un acte relevant objectivement de sa fonction ; que, gardienne de la résidence, Mme Z... a obtenu frauduleusement des chèques de l'une des pensionnaires en se proposant de dissimuler son dossier à l'administration ; qu'un tel comportement était totalement étranger à l'activité de gardiennage et ne pouvait être compris comme une exploitation -fut-elle abusive- des pouvoirs normalement octroyés à un gardien d'immeuble dépourvu de tout pouvoir administratif ou de gestion des fonds des résidents ; qu'en excluant néanmoins l'abus de fonction au seul motif que les fonctions de Mme Z... l'ont mise en relation avec la victime, le juge d'appel a violé l'article 1384, alinéa 5, du Code civil ;
2 / qu'abuse nécessairement de sa fonction et agit donc hors de celle-ci, le préposé condamné pénalement pour avoir intentionnellement commis, seul et à l'insu du commettant, une infraction ayant porté préjudice à un tiers ; que, par jugement du 14 juin 2000, le tribunal correctionnel de Bourg-en-Bresse a condamné Mme Z... à un an d'emprisonnement dont 10 mois avec sursis assorti d'un délai de mise à l'épreuve de trois ans pour avoir extorqué des fonds appartenant à Mme Y... ; que, constatant ces événements, le juge d'appel a lui-même relevé que l'Association pour la gestion de la maison de retraite La Roseraie n'a pas donné ordre à Mme Z... d'agir ainsi et que ces agissements ont été commis à son détriment ; qu'en excluant néanmoins l'abus de fonction, le juge d'appel n'a pas su tirer de ses constatations les conséquences légales s'en évinçant et a violé l'article 1384, alinéa 5, du Code civil ;
3 / que ne peut invoquer la responsabilité civile du commettant du fait de son préposé, la victime ayant eu conscience de l'abus de fonction de ce dernier, cette conscience étant opposable aux ayants cause de la victime ; que l'absence de conscience de l'abus de fonction ne peut être déduite ni de la seule crainte effectivement éprouvée du fait des pressions exercées par le préposé sur la victime ni de la seule croyance de celle-ci en l'habileté du préposé à lui obtenir certains avantages ; que, tant en première instance qu'en cause d'appel, l'Association pour la gestion de la résidence La Roseraie a fait état de la nécessaire conscience de l'abus de fonction par Mme Y... et a été suivie en cela par le premier juge ; qu'en se bornant à constater une "crainte chimérique" de renvoi et un "pouvoir imaginaire" conféré à Mme Z... faisant croire en son pouvoir d'assurer un maintien dans la résidence par dissimulation de dossier, le juge d'appel n'a pas établi l'absence de conscience de l'abus de fonction chez Mme Y... et a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1384, alinéa 5, du Code civil ;
4 / que le salarié occupant un logement de fonction dans les locaux de l'entreprise n'étant plus, en dehors du temps de travail, dans un lien de subordination découlant du contrat de travail, les actes dommageables commis à ce moment précis ne sont pas couverts par la responsabilité du commettant ; qu'en l'absence de preuve certaine que les faits dommageables se sont produits durant le temps de travail effectif, la responsabilité du commettant ne peut être engagée ; qu'un doute caractérisé demeure s'agissant des moments durant lesquels Mme Z... a usé de son influence et a obtenu les chèques, rien ne permettant d'exclure que ces événements se sont déroulés entre 8 heures et 20 heures ou au cours des périodes de repos, Mme Z... demeurant tout au long de la journée et de l'année sur les lieux, y compris les jours de repos ; qu'en affirmant de façon hypothétique et dubitative que l'ensemble des actes d'intimidation ont été accomplis durant les heures de garde au seul motif que Mme Z... était susceptible de passer dans les chambres (trente au total) en tout début et en toute fin de son service afin de distribuer des médicaments, le juge d'appel n'a pas constaté de façon certaine la réunion des conditions de la responsabilité du fait des préposés et notamment celle de la subordination et a privé de nouveau sa décision de base légale au regard de l'article 1384, alinéa 5, du Code civil ;
Mais attendu que l'arrêt retient que les fonctions de Mme Z... la mettaient régulièrement et quotidiennement au contact des pensionnaires, dans l'intimité de leurs chambres, que Mme Z... a donc pu, à l'occasion de l'exercice de ses fonctions, connaître l'incontinence nocturne dont souffrait Mme Y..., que Mme Z... a fait naître chez Mme Y... la crainte chimérique d'être renvoyée de la résidence, en raison de son trop grand âge et de son incontinence et s'est attribuée le pouvoir imaginaire d'empêcher le départ de la pensionnaire afin d'obtenir d'elle le tirage de chèques à son profit ou à celui de son entourage, que la circonstance que ce pouvoir aurait été exercé au détriment de l'employeur n'est pas de nature à faire de la tromperie dont les divers éléments sont indissociables un acte étranger à l'activité de Mme Z... laquelle, grâce à ses fonctions, a été mise en relation avec la victime, a pu connaître ses faiblesses psychologiques et physiques et lui faire croire à son pouvoir d'assurer son maintien dans la résidence ;
Que de ces constatations et énonciations, dont il résulte que Mme Y... se trouvait dans une situation de particulière vulnérabilité, la cour d'appel a pu décider, le délit d'abus de faiblesse imputable à Mme Z... n'impliquant pas nécessairement qu'elle ait agi hors du cadre de ses fonctions au sens de l'article 1384, alinéa 5, du Code civil, que Mme Z... n'avait pas agi hors des fonctions auxquelles elle était employée et que l'association ne s'exonérait pas de sa responsabilité ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
Sur le moyen unique, pris en sa cinquième branche :
Attendu que l'association fait grief à l'arrêt de l'avoir condamnée en qualité de commettant de Mme Z... à verser la somme de 48 202,67 euros aux héritiers de Mme Y... en réparation de leur préjudice, alors, selon le moyen, qu'en tout état de cause, soumis lui-même au principe du contradictoire, le juge du fond ne peut se fonder sur un fait non spécialement invoqué par les parties sans les inviter à présenter leurs observations ; qu'afin de tenter d'établir la réalité de contacts de Mme Z... avec les pensionnaires au cours des périodes de travail, Mme Y... et ses ayants cause n'ont jamais fait état des dires de Mme Z... lors de son interrogatoire de première comparution ; qu'en se fondant sur ces dires sans inviter l'Association pour la gestion de la maison de retraite La Roseraie à présenter ses observations sur cet élément précis, le juge 'appel a violé les articles 7, alinéa 2, et 16 u nouveau Code de procédure civile ;
Mais attendu que le procès-verbal de première comparution avait été régulièrement produit par Mme Y... en appel ; que la cour d'appel a pu fonder sa décision sur ce document sans violer le principe de la contradiction, dès lors que les faits qu'il relatait étaient dans le débat ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
Sur le moyen unique, pris en sa sixième branche :
Attendu que l'association fait grief à l'arrêt de l'avoir condamnée en qualité de commettant de Mme Z... à verser la somme de 48 202,67 euros aux héritiers de Mme Y... en réparation de leur préjudice, alors, selon le moyen, que si la responsabilité des commettants n'est pas subsidiaire à celle des préposés au sens où la victime peut actionner d'emblée le commettant sans agir d'abord contre le préposé en invoquant sa responsabilité personnelle et pouvant tout aussi bien actionner les deux simultanément afin d'obtenir leur condamnation solidaire, la victime ne peut agir d'abord contre le seul préposé, puis, ayant obtenu sa condamnation à titre personnel, s'abstenir d'exploiter son droit à paiement pour agir de nouveau à titre principal contre le commettant dans le cadre d'une instance distincte afin d'établir sa responsabilité pour autrui ; qu'ayant obtenu du tribunal correctionnel la condamnation de Mme Z... à titre personnel au paiement d'une somme équivalente au montant total des chèques signés par Mme Y..., celle-ci n'a pas cherché à obtenir les sommes pourtant déposées par Mme Z... auprès de la Trésorerie générale dès le début de la procédure ; que c'est en l'état d'une telle carence que Mme Y... a de nouveau agi, à titre principal et dans le cadre d'une instance nouvelle, à l'encontre du commettant ; qu'en refusant de considérer une telle façon d'agir au motif que la responsabilité des commettants n'est pas subsidiaire à celle des préposés au sens où le demandeur n'a pas à justifier de poursuites premières à l'encontre du préposé, faute pour le commettant de disposer d'un privilège de discussion, le juge d'appel a violé l'article 1384, alinéa 5, du Code civil et l'article 31 du nouveau Code de procédure civile ;
Mais attendu que les poursuites engagées contre l'association reposent sur un fondement différent de celles engagées contre Mme Z... ;
Et attendu que l'arrêt retient exactement que la responsabilité des commettants n'est pas subsidiaire à celle des préposés, que les demandeurs n'ont pas l'obligation de justifier de poursuites premières à l'encontre de Mme Z..., faute, pour le commettant, de disposer d'un privilège de discussion ; que les sommes versées par Mme Z... ont été déduites de la condamnation prononcée à l'encontre de l'association ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne l'Association pour la gestion de la maison de retraite La Roseraie aux dépens ;
Vu l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, rejette la demande de l'Association pour la gestion de la maison de retraite La Roseraie ; la condamne à payer à Mmes Y..., A... et B... la somme globale de 2 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du seize juin deux mille cinq.