AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de justice à PARIS, a rendu l'arrêt suivant :
Statuant sur le pourvoi formé par :
- X... Nizar,
- X...
X...,
- X... Khedija, épouse Y...,
- Z... Mourad,
- Z... Chelali,
- A... Hafsa,
parties civiles,
contre l'arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de LYON, en date du 20 mai 2003, qui a confirmé l'ordonnance du juge d'instruction refusant d'informer sur leur plainte des chefs d'arrestation, séquestration illégale, détention arbitraire, abstention volontaire de mettre fin à une détention arbitraire ;
La COUR, statuant après débats en l'audience publique du 9 décembre 2004 où étaient présents : M. Cotte président, M. Valat conseiller rapporteur, MM. Joly, Le Gall, Mmes Chanet, Anzani, M. Pelletier, Mme Ponroy, M. Arnould, Mme Koering-Joulin, MM. Beyer, Corneloup, Pometan, Mme Guirimand conseillers de la chambre, M. Sassoust, Mmes Caron, Guihal, M. Lemoine, Mme Ménotti conseillers référendaires ;
Avocat général : M. Fréchède ;
Greffier de chambre : Mme Daudé ;
Sur le rapport de M. le conseiller référendaire VALAT, les observations de la société civile professionnelle PIWNICA et MOLINIE, avocat en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général FRECHEDE ;
l'avocat des demandeurs ayant eu la parole en dernier ;
Vu l'article 575, alinéa 2, 1 et 7 , du Code de procédure pénale ;
Vu le mémoire produit, commun aux demandeurs ;
Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation de l'article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958, des résolutions n° 1368 du 12 septembre 2001 et n° 1373 du 28 septembre 2001 adoptées par le Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies, de l'article 51 de la Charte des Nations Unies, de la troisième Convention de Genève du 12 août 1949, des articles 9, 14, 15 du Pacte international de New-York sur la protection des droits civils et politiques, 3, 5, 6 et 7 de la Convention européenne des droits de l'homme, du principe de la légalité criminelle prévu aux articles 7 et 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, des articles 113-7, 122-4, 122-5, 224-1, 432-4 et 432-5 du Code pénal, 591, 593, 689 et suivants du Code de procédure pénale, ensemble violation des droits de la défense, contradiction et défaut de motifs, manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a prononcé un refus d'informer à la suite de la plainte avec constitution de partie civile des chefs d'actes attentatoires à la liberté individuelle, de séquestration arbitraire et d'abstention volontaire de mettre fin à une privation illégale de liberté commis au préjudice de Nizar X... et Mourad Z..., détenus français au camp de Guantanamo Bay ;
"aux motifs, d'une part, que les deux plaignants ont été arrêtés en Afghanistan et au Pakistan dans le cadre de l'intervention armée des Etats-Unis à l'encontre du régime Taliban et du réseau Al Qaïda tandis que l'intervention armée des Etats-Unis, consécutive aux attentats terroristes commis le 11 septembre 2001 sur le territoire américain, est en liaison avec, d'une part, les résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU en date du 12 septembre n° 1368 et du 28 septembre n° 1373, toutes deux adoptées à l'unanimité, appelant "tous les Etats à travailler ensemble, de toute urgence, pour traduire en justice les auteurs, organisateurs et commanditaires de ces attaques terroristes" et avec d'autre part, l'article 51 de la Charte des Nations Unies ;
"aux motifs, d'autre part, que l'acte attentatoire à la liberté ou l'arrestation des plaignants Nizar X... et Mourad Z... n'a rien d'arbitraire, eu égard aux résolutions ci-dessus visées du Conseil de sécurité qui prévalent sur l'article 432 du Code pénal français lequel n'a alors plus d'application à l'espèce ; qu'ainsi les faits dénoncés de ce chef ne peuvent légalement comporter de poursuite ni admettre une qualification pénale ;
"aux motifs, enfin, que si les plaignants dénoncent le refus par les Etats-Unis d'appliquer le statut de prisonniers de guerre aux personnes ainsi privées de liberté, - qui les considèrent comme des combattants illégaux - et revendiquent le bénéfice du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, il convient d'observer qu'aucune convention internationale ne donne compétence aux juridictions françaises pour connaître de la situation dont les parties civiles se plaignent, laquelle est le résultat, sous l'égide des Nations Unies, de riposte à des actes terroristes et qui ne saurait dès lors être régie par le seul droit français, les manquements dénoncés n'étant en outre énoncés par aucun pacte ou accord international, ni par la loi française ;
"1 ) alors que, ni la résolution n° 1368, ni la résolution n° 1373 du Conseil de sécurité de l'ONU adoptées respectivement les 12 septembre et 28 septembre 2001 n'ont autorisé l'intervention militaire des Etats-Unis en Afghanistan sur le fondement de l'article 42 de la Charte des Nations Unies ; qu'en énonçant que l'intervention militaire des Etats-Unis en Afghanistan en date du 7 octobre 2001 était en liaison avec ces deux résolutions et en affirmant que celles-ci primaient sur l'article 432 du Code pénal français, tandis qu'elles n'autorisaient aucunement le recours explicite à la force armée dans le cadre du chapitre VII de la Charte, les juges d'appel ont méconnu les énonciations claires et précises de ces résolutions et n'ont ainsi pas légalement justifié leur décision ;
"2 ) alors que, si le droit de légitime défense prévu par l'article 51 de la Charte des Nations Unies dans le seul cas d'agression armée peut justifier les représailles militaires des Etats-Unis d'Amérique contre les Talibans d'Afghanistan, il ne prive pas pour autant les personnes détenues à l'occasion de ces opérations, soit du droit de bénéficier du statut de prisonnier de guerre prévu par la troisième Convention de Genève du 12 août 1949 dès lors que le conflit est international, soit des dispositions protectrices des droits de l'homme prévues par les traités et le droit interne ; qu'en énonçant que la situation des français détenus à Guantanamo dont les parties civiles se plaignent échappe à la compétence des juridictions françaises parce qu'elle est le résultat, sous l'égide des Nations-Unies, d'une riposte à des actes terroristes et ne saurait être régie par le seul droit français, les juges d'appel ont faussement appliqué l'article 51 de la Charte des Nations Unies en lui donnant un sens qu'il n'a pas et ont ainsi violé les textes susvisés ;
"3 ) alors qu'à supposer que les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité des Nations Unies et notamment celle datée du 12 septembre 2001 appelant "tous les Etats à travailler ensemble de toute urgence pour traduire en justice les auteurs, les organisateurs et commanditaires des attaques terroristes du 11 septembre 2001" puissent justifier l'intervention militaire américaine en Afghanistan, aucune de leurs mentions ne prévoit que les Etats concernés sont désormais dispensés de respecter les règles protectrices des droits de l'homme prévues au Pacte de New-York et celles inscrites dans la législation interne qui incriminent les arrestations arbitraires commises en dehors de tout cadre judiciaire ou militaire, par des dépositaires de l'autorité publique ; que les résolutions n° 1368 et n° 1373 du Conseil de sécurité des Nations Unies ne sont donc ni contradictoires avec les dispositions du Code pénal ni avec celles du droit humanitaire international, en sorte que la question de la primauté de ces résolutions ne se pose pas ; qu'ainsi, toute arrestation dépourvue des garanties judiciaires ou militaires prévues par les dispositions internationales ou nationales présente un caractère arbitraire répondant aux incriminations des articles 432-4, 432-5 et 224-1 du Code pénal et qu'en énonçant le contraire, les juges d'appel ont violé les dispositions susvisées ;
"4 ) alors qu'à supposer même que les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies susvisées puissent justifier l'arrestation arbitraire de toute personne soupçonnée être en relation avec le réseau Al Qaïda, indépendamment des règles garantissant la liberté individuelle, les dispositions susvisées impliquent - pour être directement opposables aux ressortissants français -, qu'elles aient préalablement donné lieu à une transposition dans la législation interne par application du principe de la légalité criminelle prévu tant par les articles 7 et 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, par les articles 5, 6 et 7 de la Convention européenne des droits de l'homme que par les articles 9, 14 et 15 du Pacte relatif aux droits civils et politiques de New-York et de l'article 111-3 du Code pénal, principe qui exige que chaque citoyen soit informé des règles de procédure pénale applicables et des faits justificatifs pouvant écarter certaines qualifications pénales protectrices du droit des personnes à la liberté d'aller et venir ; qu'en l'espèce, aucune disposition législative interne n'a prévu une telle transposition en sorte que les résolutions de l'ONU ne peuvent être opposées aux personnes qui se sont constituées parties civiles des chefs d'actes attentatoires à la liberté, de crime d'arrestation arbitraire et d'abstention de mettre fin aux arrestations arbitraires ; qu'en se bornant à énoncer que les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies justifiaient l'arrestation et la détention des deux détenus français, sans constater que ces dispositions, à tout le moins les principes qui leur servent de fondement, avaient été transposées dans la législation interne, les juges d'appel ont violé le principe susvisé ;
"5 ) alors qu'en dernier lieu, aux termes des articles 113-7 du Code pénal et 689-1 et suivants du Code de procédure pénale, les juridictions françaises, appelées à connaître des infractions criminelles commises hors du territoire de la République à l'encontre de victimes françaises, doivent appliquer les conventions internationales et les dispositions répressives internes protégeant ses ressortissants, en sorte que les juges d'appel ne pouvaient refuser de se prononcer sur le refus d'application des stipulations de la troisième Convention de Genève sur le statut des prisonniers de guerre, sur celles du Pacte de New-York et sur les dispositions de droit interne, sans violer les textes susvisés et priver leur décision de base légale ;
"6 ) alors que la loi pénale française est applicable à tout crime, ainsi qu'à tout délit puni d'emprisonnement, commis par un Français ou par un étranger hors du territoire de la République lorsque la victime est de nationalité française au moment de l'infraction ; que les parties civiles dénonçaient des crimes et délits de séquestration, atteintes à la liberté individuelle et privation de liberté ; qu'en affirmant que les faits dénoncés ne peuvent légalement comporter de poursuite ni admettre de qualification pénale en raison des résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU qui prévalent sur l'article 432 du Code pénal français, la chambre de l'instruction a violé les textes susvisés ;
"7 ) alors qu'en affirmant qu'aucune convention internationale ne donne compétence aux juridictions françaises pour connaître de la situation dont les parties civiles se plaignent, qui ne saurait être régie par le seul droit français, la chambre de l'instruction a derechef violé les textes susvisés, la circonstance selon laquelle cette situation serait le résultat, sous l'égide des Nations-Unis, de riposte à des actes de terrorisme étant inopérante au regard de l'application de la loi française à un crime ou à un délit commis hors du territoire de République à l'encontre d'une victime française ;
"8 ) alors qu'en refusant d'informer sans constater que les actes dénoncés avaient été commis par des personnes agissant sur l'ordre de la loi ou le commandement de l'autorité légitime, ni constater que les actes n'étaient pas manifestement illégaux, la chambre de l'instruction, qui n'a pas davantage constaté l'état de légitime défense en ce qui concerne les infractions reprochées, a méconnu les textes susvisés" ;
Vu les articles 85 et 86 du Code de procédure pénale ;
Attendu que, selon ces textes, la juridiction d'instruction régulièrement saisie d'une plainte avec constitution de partie civile a le devoir d'instruire, quelles que soient les réquisitions du ministère public ;
que cette obligation ne cesse, suivant les dispositions de l'alinéa 4 de l'article 86, que si, pour des causes affectant l'action publique elle-même, les faits ne peuvent comporter légalement une poursuite ou si, à supposer les faits démontrés, ils ne peuvent admettre aucune qualification pénale ;
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que Nizar X... et Mourad Z..., ressortissants français alors détenus sur la base de Guantanamo, se sont constitués parties civiles pour arrestation illégale, détention arbitraire et abstention de mettre fin à une détention arbitraire ; qu'ils dénonçaient le fait, d'une part, d'avoir été illégalement arrêtés à la faveur des opérations armées menées en Afghanistan en riposte aux attentats perpétrés le 11 septembre 2001, d'autre part, d'avoir été arbitrairement maintenus en détention ;
Attendu que, pour confirmer l'ordonnance du juge d'instruction refusant d'informer sur ces faits, l'arrêt attaqué, après avoir rappelé le contexte dans lequel avait été opérée l'arrestation des plaignants, énonce que l'intervention armée des Etats-Unis d'Amérique "est en liaison", d'une part, avec les résolutions n° 1368 et n° 1373 adoptées à l'unanimité par le Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies, les 12 et 28 septembre 2001 et, d'autre part, avec l'article 51 de la Charte des Nations Unies ; que les juges retiennent qu'aucune convention internationale ne donne compétence aux juridictions françaises pour connaître de la situation dont les parties civiles se plaignent qui est le résultat, sous l'égide des Nations Unies, d'une riposte à des actes terroristes et qui ne saurait dès lors être régie par le seul droit français, les manquements dénoncés n'étant au surplus énoncés par aucun pacte ou accord international ou par la loi française ; qu'ils ajoutent qu'il n'appartient pas à la juridiction française de connaître du "décret militaire" signé le 13 novembre 2001 par le Président des Etats-Unis d'Amérique ;
Mais attendu qu'en décidant ainsi, par le seul examen abstrait de la plainte, sans rechercher, par une information préalable, si l'arrestation et les conditions de détention des plaignants, qu'elle devait analyser au regard, notamment, de la troisième Convention de Genève du 12 août 1949 et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 19 décembre 1966, n'entraient pas dans les prévisions de l'article 224-1 du Code pénal et, comme telles, en raison de la nationalité française desdits plaignants, ne relevaient pas de la compétence des lois et juridictions françaises, en application des articles 113-7 du Code pénal et 689 du Code de procédure pénale, la chambre de l'instruction n'a pas justifié sa décision ;
D'où il suit que la cassation est encourue ;
Par ces motifs,
CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Lyon, en date du 20 mai 2003, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi,
RENVOIE la cause et les parties devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
Vu l'article 609-1 du Code de procédure pénale ;
DIT que la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris devient compétente pour la poursuite de la procédure ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Lyon et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le quatre janvier deux mille cinq ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;