LA COUR DE CASSATION, statuant en CHAMBRE MIXTE, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le pourvoi formé par :
1°) la société à responsabilité limitée CARL A..., dont le siège est à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), 109 Colline de Saint-Cloud,
2°) la Fondation CARL ZEISS, dont le siège est à Heindenheim (R.F.A.), représentée par le Ministre des Affaires Culturelles du Gouvernement du Land de Bade-Wurtemberg, Chef de l'Administration de la Fondation,
3°) la Firme CARL A..., dont le siège est à Heidenheim (R.F.A.), représentée par son directoire composé de M. Y... HORT SKODUDEK, M. Y... Gerd LITTMANN et M. Z... Jobst HERMANN,
demanderesses au pourvoi principal et défenderesses au pourvoi incident,
en cassation d'un arrêt rendu le 13 mars 1980 par la Cour d'appel d'Orléans (Chambre civile), au profit :
1°) de la Firme V.E.B. CARL A... IENA, dont le siège est à X... (R.D.A.),
2°) de la CARL ZEISS STIFTUNG ou FONDATION CARL ZEISS, dont le siège est à X... (R.D.A.),
défenderesses au pourvoi principal et demanderesses au pourvoi incident.
La Fondation Carl Zeiss, la Firme Carl A... et la S.A.R.L. Carl A... se sont pourvues en cassation contre l'arrêt de la Cour d'appel d'Orléans en date du 13 mars 1980.
M. le Premier Président a, par ordonnance du 6 avril 1983, renvoyé l'examen du recours devant une Chambre mixte composée des première et deuxième chambres civiles ainsi que de la Chambre commerciale.
Les demanderesses au pourvoi principal invoquent, à l'appui de celui-ci, dix moyens de cassation dont les troisième, quatrième et sixième sont ainsi conçus :
Attendu que, par arrêt du 2 avril 1963, devenu irrévocable, la Cour d'appel de Paris a décidé que la Firme Carl A..., ayant son siège à Heidenheim (République Fédérale d'Allemagne), était l'ayant-droit de l'ancien titulaire des marques de fabrique comportant la dénomination
A...
, déposées en France de 1926 à 1944, lesquelles, après avoir été placées sous séquestre de l'Administration des Domaines, avaient été confisquées au profit de l'Etat Français, et qu'en application de la loi du 4 janvier 1955, ladite firme était en droit d'en obtenir rétrocession, à l'exclusion de la Fondation Carl Zeiss d'Heidenheim elle-même ;
que, se prévalant de cette décision, la Fondation Carl Zeiss et la Firme Carl A... (organismes d'Heidenheim), ainsi que la société Carl A... ayant son siège en France, estimant que la Volks Eigener Betrieb Carl A... (V.E.B. Carl A...) et la Carl Zeiss Stiftung, ayant l'une et l'autre leur siège à X... (République Démocratique d'Allemagne) (organismes d'X...), avaient, d'une part, commercialisé en France du matériel fabriqué à X... sous les marques "Carl A...
X..." et "Umbral" et, d'autre part, fait usage de la dénomination "Carl A..." ainsi que d'un dessin, déposé comme marque, représentant deux lentilles en doublet, les ont assignés en contrefaçon et en concurrence déloyale ; que les premiers juges ont, d'une part, retenu que les organismes d'X..., ainsi que les sociétés françaises revendant leurs produits, avaient commis des actes de contrefaçon et leur ont fait défense de faire usage en France des marques rétrocédées, parmi lesquelles figurait le dessin des deux lentilles accolées, et ont, d'autre part, déclaré que tant les organismes d'Heidenheim que ceux d'X... avaient vocation à l'usage de la dénomination "Carl A...", mais, afin d'éviter toute confusion sur l'origine de leurs produits respectifs, ont décidé qu'ils devraient faire suivre ce nom de la mention Heidenheim ou X... ; que l'arrêt attaqué, rendu par la Cour d'appel d'Orléans, le 13 mars 1980, sur renvoi après cassation, statuant sur l'action en contrefaçon, a décidé que les organismes d'X... avaient commis des faits de contrefaçon des marques "Carl A...
X..." et "Umbral", a déclaré que la Firme "Carl A..." d'Heidenheim était déchue, pour défaut d'exploitation, du droit à la première de ces marques, et a fait défense aux organismes d'X... de vendre et d'exposer en France tous appareils ou objets portant la marque "Umbral" ; que, statuant sur l'action en concurrence déloyale, l'arrêt a décidé, comme les premiers juges, que toutes les parties avaient droit sur le territoire français à l'usage de la dénomination "Carl A...", mais à charge pour elles, afin d'éviter toute confusion de provenance de leurs produits, de faire suivre ce nom de la mention Heidenheim ou X... ;
Sur le pourvoi incident, formé seulement pour le cas de cassation sur le pourvoi principal, et d'abord, sur ses deux premiers moyens, pris en leurs diverses branches, ainsi que sur la première branche du troisième moyen :
Attendu que, par le premier moyen, les organismes d'X... font grief à la Cour d'appel de renvoi d'avoir dit la Fondation Carl Zeiss de Heidenheim recevable à agir en contrefaçon des marques de fabrique rétrocédées à la firme de même nom en vertu de l'arrêt irrévocable précité de la Cour d'appel de Paris en date du 2 avril 1963, alors que, d'abord, la Cour d'appel, qui aurait relevé que la Fondation n'est pas propriétaire des marques, n'aurait pu lui reconnaître qualité pour agir en contrefaçon desdites marques, fût-ce sous le nom de sa firme, sans violer les articles 31 et 32 du Nouveau Code de procédure civile ;
alors que, ensuite, elle aurait ainsi méconnu l'autorité de chose jugée attachée à l'arrêt précité du 2 avril 1963, qui aurait refusé à la Fondation la qualité d'ayant-droit de l'ancien titulaire des marques ; et alors que, enfin, elle aurait légalement, méconnu l'autorité de la chose jugée attachée à l'arrêt de la Cour de Cassation en date du 5 janvier 1977, qui a saisi la Cour d'appel de renvoi, et qui aurait définitivement jugé que la Fondation, fût-ce sous le nom de sa firme, était irrecevable à agir en contrefaçon des marques pour n'en être pas propriétaire ;
Attendu que, par le deuxième moyen, il est fait grief à l'arrêt d'avoir dit que la Firme Carl A... de Heidenheim a droit, sur le territoire français, à l'usage du nom Carl A... à des fins commerciales, alors que, constatant que la firme n'est en droit allemand que le nom sous lequel un commerçant exerce ses activités commerciales et donne sa signature, la Cour d'appel aurait dû en déduire que, n'ayant pas la personnalité juridique, la firme est irrecevable à exercer un droit, et alors que la Cour d'appel n'a pas répondu aux conclusions prises sur ces points par les organismes d'X... ;
Attendu que, par le troisième moyen pris en sa première branche, il est reproché à la Cour d'appel d'avoir dit que la Fondation et la firme de Heidenheim, ainsi que la S.A.R.L. Carl A... de Saint-Cloud, ont droit à l'usage en France du nom commercial Carl A..., alors que ce droit ne pourrait être justifié par le droit de la Fondation sur les marques, qui lui aurait été définitivement refusé par l'arrêt précité du 2 avril 1963 ;
Mais attendu que l'arrêt de la Cour de Cassation du 5 janvier 1977, rejetant la première branche du premier moyen et accueillant la seconde, a cassé l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 9 juillet 1975 en tant qu'il a déclaré la Fondation Carl Zeiss de Heidenheim seule habilitée et bien fondée à exercer l'action en contrefaçon des marques ; que ledit arrêt de la Cour d'appel de Paris avait dit cette Fondation "recevable à agir tant sous son nom que sous le nom de sa firme" ; qu'il résulte de la cassation partielle intervenue et de la disposition maintenue de l'arrêt de 1975, que la Fondation, qui ne pouvait agir sous son seul nom, pouvait agir sous le nom de sa firme ; que le moyen n'est donc pas recevable à critiquer des chefs de la décision de la Cour d'appel d'Orléans qui n'ont fait qu'appliquer une décision antérieure devenue sur ce point irrévocable ; que les deux premiers moyens et la première branche du troisième doivent donc être rejetés ;
Sur le troisième moyen du pourvoi incident, pris en ses deuxième et troisième branches :
Attendu qu'il est fait grief à la Cour d'appel de n'avoir pas répondu aux conclusions par lesquelles les organismes d'X... soutenaient que, ayant fait usage en France du nom commercial Carl A... avant l'usage de ce même nom en France par les organismes de Heidenheim et avant le dépôt par ceux-ci en France de la marque Carl A..., les organismes d'X... devaient seuls avoir droit de faire usage en France du nom commercial Carl A... ;
Mais attendu que, chacun des organismes rivaux prétendant être l'ayant-cause exclusif de la Fondation qui existait en Allemagne avant l'occupation de ce pays, la question du droit à l'usage du nom commercial en France ne pouvait être tranchée qu'en déterminant lequel de ces organismes pouvait y être considéré comme l'ayant-cause de l'ancien titulaire du nom, et non en fonction d'une priorité d'usage limitée à la France ; que, dès lors, la Cour d'appel n'était pas tenue de répondre à des conclusions inopérantes ; d'où il suit qu'en aucune de ses deux dernières branches, le troisième moyen ne peut être accueilli ;
Sur le quatrième moyen du même pourvoi, pris en ses trois branches :
Attendu qu'il est encore reproché à la Cour d'appel d'avoir admis la régularité du transfert du siège social à Heidenheim, sous la seule autorisation du gouvernement du pays d'Allemagne Fédérale où se trouve cette ville, alors que, d'une part, la loi du siège social, donc de la République démocratique allemande, aurait été seule compétente pour régir le transfert ou la modification du siège social situé à X..., alors, d'autre part, qu'il n'aurait pas été répondu aux conclusions des organismes d'X... selon lesquelles la modification du siège social était subordonnée par la loi de la République démocratique allemande à une décision des autorités de ce pays, et alors, enfin, qu'il n'aurait pas été davantage répondu à des conclusions des organismes d'X... soutenant que ce transfert du siège social était interdit par les statuts ;
Mais attendu que, par son arrêt irrévocable du 2 avril 1963, rendu à propos de la rétrocession des marques, mais dont la portée ne pouvait être limitée à ce seul point, la Cour d'appel de Paris avait décidé que la Firme Carl A... de Heidenheim devait être considérée comme l'ancien titulaire de la marque ; que l'autorité de la chose jugée interdisait donc toute discussion sur la régularité du transfert du siège social et rendait inopérantes les conclusions prétendument négligées ; d'où il suit qu'en aucune de ses branches, le quatrième moyen n'est mieux fondé que les précédents ;
Rejette le pourvoi incident ;
Sur le pourvoi principal,
Et d'abord, sur le troisième moyen, et, en premier lieu, sur sa recevabilité, contestée par la défense :
Attendu que les organismes d'X... font observer que le moyen tiré de ce que l'interdiction faite par les premiers juges d'utiliser une marque prêtant à confusion sur l'origine des produits justifiait le défaut d'exploitation de la marque Carl A...
X... ne figure pas dans les conclusions d'appel des organismes de Heidenheim ;
Mais attendu que si ce moyen formulé tel quel ne figurait pas dans les écritures des organismes de Heidenheim, la défense faite par le jugement entrepris était incluse dans le débat, que l'arrêt l'a relevée ainsi que la fonction localisante du mot X... au sein de la marque complexe "Carl A...
X..., que dès lors, le moyen, qui n'est pas nouveau, est recevable ;
Sur la troisième branche de ce moyen :
Vu l'article 11, alinéa 1er, de la loi du 31 décembre 1964 sur les marques de fabrique, de commerce ou de service ;
Attendu qu'aux termes de ce texte, est déchu de ses droits le propriétaire d'une marque qui, sauf excuse légitime, ne l'a pas exploitée ou fait exploiter de façon publique et non équivoque pendant les cinq années précédant la demande en déchéance ;
Attendu qu'à la demande des organismes d'X... en déchéance pour non exploitation en France de la marque "Carl A...
X..." appartenant aux organismes de Heidenheim, ces derniers ont opposé une exception faisant valoir, à titre d'excuse légitime au sens de ce texte, que, s'ils avaient mis en vente en France, sous cette marque, des marchandises fabriquées à Heidenheim, ils auraient risqué de créer, dans l'esprit de la clientèle, une confusion entre des produits de provenances différentes, et que c'est en raison de l'impossibilité de courir un tel risque qu'ils n'ont commercialisé en France certains de leurs produits que sous la seule marque "Carl A...", vocable qui reproduit, selon eux, l'élément essentiel de la marque "Carl A...
X..." ;
Attendu que pour rejeter cette exception, la Cour d'appel énonce que "le mot X... qui fait partie intégrante de la marque en cause, en est un élément essentiel en ce qu'il permet de déterminer à coup sur l'origine du produit offert à la vente" tout en retenant que la preuve n'était pas rapportée "que le risque de confusion de marchandises d'origines différentes était tel qui'il rendait impossible la commercialisation en France de la marque litigieuse ;
Attendu qu'en décidant, par ces motifs, que les organismes d'Heidenheim ne pouvaient se prévaloir de l'excuse légitime prévue par le texte susvisé, la Cour d'appel n'a pas tiré de ses constatations les conséquences légales qui en résultaient et a ainsi violé ce texte ;
Sur le quatrième moyen, pris en sa deuxième branche :
Vu l'article 146, alinéa 2, du Nouveau Code de procédure civile ;
Attendu qu'aux termes de ce texte, une mesure d'instruction ne peut être ordonnée en vue de suppléer la carence de la partie dans l'administration de la preuve ;
Attendu que les organismes de Heidenheim ont saisi la Cour d'appel de conclusions tendant à ce que soit maintenue l'expertise ordonnée par les premiers juges pour évaluer l'étendue du préjudice résultant des fautes retenues ;
Attendu que pour refuser la mesure sollicitée, la Cour d'appel se borne à énoncer, d'une part, que les organismes d'Heidenheim ne fournissent aucun document de nature à établir d'autres faits de contrefaçon que ceux résultant des procès-verbaux de saisie descriptive et à justifier de la réalité d'un préjudice causé par les actes de contrefaçon prouvés en l'état et, d'autre part, qu'ils ne démontrent pas avoir été dans l'impossibilité de se procurer des pièces comptables, douanières ou autres justifiant au moins pour partie leurs affirmations quant à la réalité et à l'importance de leur préjudice ;
Attendu cependant que, la preuve de la contrefaçon alléguée étant rapportée, l'étendue du dommage résultant de l'atteinte aux marques ne pouvait être établie par les organismes de Heidenheim, mais seulement par des recherches de pièces, notamment dans la comptabilité des organismes de X..., auxquelles les organismes de Heidenheim ne pouvaient procéder eux-mêmes ; qu'il ne pouvait donc y avoir carence de la part de ceux-ci et qu'il s'ensuit qu'en refusant d'ordonner l'expertise demandée aux fins d'établir cette étendue, la Cour d'appel a violé par fausse application le texte susvisé ;
Et sur le sixième moyen, pris en sa troisième branche :
Vu l'article 1351 du Code civil ;
Attendu que l'arrêt attaqué a décidé que les organismes de Heidenheim et ceux d'X... avaient également droit d'user en France du nom commercial de Carl A... qui était le leur dans leurs pays d'origine respectifs ;
Attendu, cependant, que l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 2 avril 1963, dont la portée doit être appréciée en fonction de la loi en vigueur à l'époque où il a été rendu, et qui a dit, dans son dispositif, qu'au sens de la loi du 4 janvier 1955 et pour la rétrocession des marques ayant appartenu à la fondation et aux entreprises ayant eu leur siège à X... depuis 1889, la firme Carl A... de Heidenheim "doit être considérée comme l'ancien titulaire", a, en des motifs qui en sont le soutien nécessaire et qui ont une portée générale, retenu que la Fondation, dont le centre d'exploitation s'est déplacé par suite d'événements indépendants de sa volonté, a pu recevoir un nouveau siège sans perdre son identité de personne juridique et que les firmes reconstituées en Allemagne occidentale sont identiques à celles d'avant-guerre ;
Attendu qu'en ne tirant pas les conséquences, quant au problème qui lui était soumis, de la décision ainsi rendue entre les mêmes parties, la Cour d'appel a méconnu l'autorité de la chose jugée et violé le texte susvisé ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le premier et le deuxième moyens du pourvoi principal, sur les première, deuxième, quatrième et cinquième branches du troisième moyen et les première et troisième branches du quatrième moyen, ni sur le cinquième moyen, ni sur les deux premières et les deux dernières branches du sixième moyen, ni enfin sur les septième, huitième, neuvième moyens et sur le moyen additionnel :
CASSE et ANNULE 1°) en ce qu'il a dit la firme Carl A... de Heidenheim déchue du droit à la marque Carl A...
X..., 2°) en ce qu'il a dit n'y avoir lieu à expertise sur l'étendue du préjudice subi par la firme Carl A... de Heidenheim par suite de la contrefaçon de la marque Carl A...
X..., 3°) en ce qu'il a dit que la Carl Zeiss Stiftung et la V.E.B. Carl A...
X..., d'X..., ont droit à l'usage sur le territoire français du nom commercial Carl A..., 4°) en ce qu'il a aménagé l'usage de ce nom pour la Fondation Carl Zeiss et la firme Carl A... de Heidenheim et la société à responsabilité limitée Carl A... France, l'arrêt rendu le 13 mars 1980, entre les parties, par la Cour d'appel d'Orléans ; remet, en conséquence, la cause et les parties au même et semblable état où elles étaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Paris composée autrement que lors de son arrêt du 9 juillet 1975 ;